La Réserve : Livraison du 22 novembre 2015
Les Cahiers d’Henri de Régnier, ou le laboratoire du songe
Initialement Les journaux d’écrivains : enjeux génériques et éditoriaux, Cécile Meynard (dir.), Berne, Peter Lang, 2012, p. 163-177
Texte intégral
1Je voudrais donner le ton des Cahiers par deux extraits contradictoires, qui témoignent des droits imprescriptibles de l’écriture du journal, puisque celui-ci détient le privilège de ne pas avoir à rendre de comptes et de n’être tenu à aucune forme de cohérence au fil du temps :
1 Toutes les références aux Cahiers renvoient à l’édition de David J. Niedera...
Je profiterai de deux mois de campagne pour mettre en ordre ces nombreux cahiers. J’en reporterai la matière, selon son espèce, chacune sur des livrets particuliers et je laisserai subsister l’amas originel, parce que rien ne vaudrait pour moi la sensation de vie vécue qu’il me donne. J’en aime la mauvaise écriture même et la pauvre rédaction. Ce peu, c’est mon répertoire à tristesse, la nette maison de mon âme construite de mes heures et de mes jours1.
2Et quelque 40 ans plus tard : « Il faudrait être un homme bien intéressant pour écrire chaque jour son journal. » (mardi 26 juillet 1932, ibid., p. 854)
3D’un côté l’affirmation de la valeur du journal en l’état, du moins pour celui qui écrit, ce qui revient à affirmer sa légitimité ; de l’autre la mise en cause du principe même du journal, qui conduit de manière logique à sa raréfaction et potentiellement à l’arrêt de l’activité diariste : ce qui revient à nier sa légitimité. Ce sont là peut-être les deux postulations de tout auteur de journal, et particulièrement celles de Régnier.
4Cela étant dit, proposer quelques réflexions sur Les Cahiers de Régnier ne va pas sans difficultés. Celles-ci sont d’abord d’ordre général : comment parler du journal d’un écrivain en premier lieu pour lui-même, et non en rapport avec l’œuvre (ou la biographie de l’écrivain, l’histoire littéraire, etc.) ? comment donner – ne serait-ce qu’un aperçu – de près d’un millier de pages dans le cadre restreint d’une communication ? Ces difficultés sont ensuite d’ordre particulier, puisqu’il s’agit de rendre compte d’un journal très peu connu, et de publication encore toute récente (2002) : celui d’un écrivain très important en son temps (des années 1880 aux années 1930), mais bien oublié et qu’on commence peut-être seulement à redécouvrir (la publication des Cahiers participant de cette redécouverte éditoriale).
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2 Voir Françoise Simonet-Tenant, Le Journal intime, genre littéraire et écrit...
5Ma présentation se voudra donc une simple entrée en matière. Il faut signaler d’abord qu’il s’agit d’un journal non destiné à être divulgué ni publié, inédit du vivant de l’auteur et voué à le rester, au moins en tant que tel. Or ce journal a été publié – sans autorisation testamentaire – près de 70 ans après la mort de l’auteur. De ce point de vue, Régnier se singularise par rapport aux écrivains de sa génération et parfois proches (notamment Gide2). Mais plus généralement, quatre questions se posent, qui valent à vrai dire à des degrés divers pour tout journal, et qui s’inscrivent dans une dialectique de la singularité inclassable et de la potentielle appartenance à un genre :
61° Qu’est-ce que cet objet, dans sa double configuration matérielle et intellectuelle ? Ce sera l’occasion de suggérer quelques paradoxes touchant à la contingence ou la nécessité du journal, à son caractère ordinaire et/ou littéraire.
72° Quel est son projet, et plus précisément – question déjà esquissée – quelle est sa légitimité pour son auteur ? Sur ce double aspect, il faudra situer l’entreprise de Régnier et aborder le paradoxe de l’intime qui lui est propre.
83° Quel est son intérêt (humain, anecdotique, historique, d’histoire littéraire) ? Faute de pouvoir embrasser toute la matière du journal, je me contenterai d’examiner ce qui concerne le moi (mélancolique) de l’auteur et son imaginaire, en relation avec le métadiscours sur le journal lui-même, quitte à sacrifier presque tout le reste : la part de témoignage sur l’époque et les contemporains (notamment écrivains et artistes), les esquisses et projets littéraires, les journaux de voyage, les descriptions et récits touchant à des souvenirs, les récits de rêves, ou encore les nombreuses maximes et les bons mots qui émaillent le journal.
94° Quelle est enfin sa valeur (littéraire ou non) ? Plus précisément, l’objet livré au lecteur est-il une œuvre, puisque, par son refus de publication comme par les réflexions consignées dans les Cahiers, Régnier leur refuse cette prétention ?
Un objet forcément singulier
10On partira d’une description toute factuelle de l’objet « journal » en fonction d’un certain nombre de critères obligés, qu’on déclinera comme suit :
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Présentation matérielle - 11 volumes reliés – 7 à la BnF et 4 autres à la Bibliothèque de l’Institut, et sur des supports divers :
Mercredi 25 décembre [1912]
Noël Voici l’année qui s’achève. Je n’écrirai plus grand-chose sur ce registre. Il n’est vraiment pas maniable. Il est trop gros. Il ne provoque pas la confidence. J’écrirai désormais, comme jadis, ces notes sur des feuilles séparées, volantes, comme les jours mêmes. (p. 657)
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3 Voir annexe à la fin de l’article. Celle-ci fait voir le soin avec lequel R...
Appellation : d’abord « Journal », pour définir le genre et l’objet, puis, entre autres désignations, « Cahiers » pour marquer les subdivisions internes puis, par métonymie, le journal lui-même ; Annales psychiques et oculaires en titre (fin des années 1880, années 18903)
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Taille : 2500 feuillets manuscrits ; un volume publié comportant 822 pages pour le seul journal
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État du journal : presque complet (manquent notamment les trois premiers Cahiers (1885-février 1887)
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Période et fréquence d’écriture : 50 ans (1885-1936) ; plus prolixe pendant les années de formation (1887-1895), la dernière date étant celle du mariage de Régnier avec Marie de Heredia)
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Aspect de l’écriture : épaisseur de plume et encre diverses ; écriture de premier jet, « sans rature » (mais difficile à déchiffrer) ; évolutive au fil des années (trouve son dessin et son allure, aisément reconnaissables, vers 1892)
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Entrées : parfois jour et date, parfois seulement jour, voire mois
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Organisation des entrées : parfois de simples annotations (phrases nominales), quelquefois des paragraphes (composés d’un ou plusieurs alinéas) qui se suivent sans lien (au fil des pensées) ; mais aussi passages plus liés, manifestement écrits, voire composés et nettement structurés ; blancs entre les paragraphes d’une même entrée, marqués aussi par un petit trait horizontal ou une arabesque
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4 « Rien de ce cahier ni des quatorze qui le précèdent ne doit être publié. »...
Circonstances de publication : refus de Régnier de publier4, non respecté par l’éditeur pour des raisons défendables, mais qui peuvent être discutées ; édition rendue possible (2002) grâce à l’autorisation de l’Académie française, ayant droit de l’œuvre, avant que l’œuvre de Régnier ne tombe dans le domaine public (2006), clause qui ne s’applique pas aux œuvres non publiées.
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11En ce qui concerne enfin la fréquence et la taille des entrées, il ressort de la consultation des Cahiers que Régnier est comme beaucoup un diariste irrégulier, mais malgré tout fidèle dans la longue durée, et très assidu dans ses années de jeunesse, pendant lesquelles le journal est davantage consacré à la nécessité d’être « Soi » :
Résolution : vivre le plus possible en soi-même et ne livrer aux relations amicales que son extériorité, sa main, son cœur si on veut, mais ne jamais dire un mot de l’intime et du sacré de Soi. (Vendredi 27 juillet [1888])
12Le « Soi », avec une grande capitale, représente la part inaliénable du sujet, également dévolue à la Poésie ou au Songe, et c’est aussi le pôle qui aimante le journal dans les années de jeunesse. Il y répond à la nécessité vitale de trouver un équilibre moral et spirituel. Dans les dernières années de la vie, le journal semble changer de fonction : il devient davantage une discipline d’écriture (au moins souhaitée) et une façon peut-être de conjurer la vieillesse et la mort, qui deviennent des préoccupations constantes. Il n’empêche que la nécessité du journal n’est jamais acquise.
Un journal en mal de légitimation
On peut tenir un journal. Ce qui est plus grave, c’est de le recopier et de le mettre en style. Où il n’y eut d’abord qu’une humeur prend place un calcul. ([Novembre 1891], p. 272)
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5 François Broche file la métaphore des « inavouables amours ancillaires » ou...
13Le journal est donc à la fois l’objet d’une fidélité et d’un dénigrement, comme s’il s’agissait d’un amour irrépressible et un peu honteux5. Mais, réciproquement, si telle la noblesse l’œuvre littéraire oblige, telle la roture le journal donne licence. On peut noter aussi qu’il y a dans la dépréciation du journal en tant qu’écriture de soi un sentiment aristocratique très marqué ; d’où, par contre coup, le goût affirmé pour les mémoires, de Saint-Simon entre autres. C’est que le journal appartient davantage à l’ère et à la mentalité bourgeoises. Régnier diariste se sent donc en porte à faux avec une conception de l’écriture par ailleurs résolument non autobiographique. Du moins évite-t-il de se commettre avec la publication comme le font selon lui les Goncourt.
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6 « Délibération » [Tel Quel, 1979], in Œuvres complètes, t. V, (1980), Seuil...
14Selon les éditeurs, Les Cahiers de Régnier sont « à ses yeux tout sauf un Journal, un vrai Journal, au double sens intime et littéraire du mot » (p. 14) : il s’agit non pas tant de rendre compte de sa vie de manière détaillée comme Stendhal que de parvenir à « être soi » (27 juin 1888). L’enjeu en est donc existentiel plutôt que littéraire. À cet égard, Régnier n’en tient jamais pour une conception « romantique » du journal en tant qu’objet potentiellement littéraire. Je pense, par contraste, à celle que Barthes défend de façon tout à fait exemplaire dans « Délibération », disqualifiant pour finir l’écriture du journal au nom de l’absolu de l’œuvre6. Ce n’est pas le cas de Régnier, qui note pour sa part : « Le peu que j’inscris aux pages de ce cahier est bien l’image du peu qu’est ma vie. » ([Mai 1888], p. 128)
15Si, d’une façon générale, le journal appartient statutairement à ce que Genette, dans Fiction et Diction, nomme « la littérature conditionnelle », aux yeux de Régnier sa légitimité est à la fois paradoxale – il lui suffit d’être à l’image de la médiocrité de la vie – et précaire : cette médiocrité, de façon contradictoire, va à l’encontre de la nécessité d’écrire. Quoi qu’il en soit, le journal ne s’inscrit pas dans un projet littéraire. On comprend que Régnier proscrive toute divulgation et a fortiori toute publication. D’où son exécration des journaux publiés, notamment celui des Goncourt. On peut lire par exemple en novembre 1891 :
7 Voir aussi plus loin : « De la nécessité d’un Goncourt. Un homme qui tient ...
La sottise de cette dernière série du Journal de Goncourt, l’insignifiance des détails et le manque d’intérêt de ces notes induisent à penser qu’il vaudrait mieux passer chaque soir une heure à se faire les ongles qu’à écrire ainsi. ([Novembre 1891], p. 2727)
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8 Régnier essaie de s’appréhender, tout en ayant conscience de l’impossibilit...
16Dans une perspective anti-Goncourt, il s’agit donc de n’écrire que pour soi, dans la solitude, afin de se défaire des aliénations sociales, de se saisir et se comprendre soi-même autant que possible8, mais aussi de se construire (notamment durant les années de formation). Ainsi, ce que la retraite offre au contemplatif, l’écriture du journal l’offre doublement à l’écrivain, comme une hygiène morale et une ascèse spirituelle. Avec l’âge, la relation au journal deviendra de plus en plus ambivalente : entre dépréciation, sentiment d’inutilité et besoin impérieux quand même. Et au cœur de la question jamais tranchée de sa légitimité, réside celle du statut de l’intime. « Les choses les plus intimes sur moi-même, je les ai dites à des indifférents en des causeries de hasard. « ([Avril 1889], p 179) Et on peut lire encore, en mai 1913 :
À quoi bon ce journal puisqu’une pudeur immuable me retient d’y avouer mes tourments et mes amertumes, puisque je n’y écris rien de mes douleurs secrètes, de mes joies cachées ? À quoi bon tenir le compte de mes dîners en ville […] ? ([Mai 1913], p. 679)
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9 « De nos jours, une femme qui n’a qu’un amant est remarquable et celle qui ...
17Pour les « tourments », « amertumes » et « douleurs », comprenons ceux surtout liés aux déboires conjugaux de Régnier et aux infidélités multiples de Marie (épousée malgré elle et dont il n’a jamais pu se faire aimer). « Il y des choses qui ne s’écrivent pas » ([Fin 1910], p. 630), note-t-il. J’ajouterai : sinon sous forme de généralités, de maximes sur les femmes9, de mots et d’allusions dont l’écho personnel est manifeste. Ainsi, le mercredi 23 novembre 1910, après que le dramaturge Henri Bernstein est devenu l’amant de Marie et qu’elle le lui a dit, Régnier note deux dates, celle de ses fiançailles et celle de la nouvelle apprise la veille : « 14 juillet 1895 – 22 novembre 1910 » (p. 630). En revanche, il confie abondamment à son journal ses pensées, ses sentiments, ses états d’âme en général qui touchent son besoin d’amour et ses dilemmes d’écrivain.
18Mais qu’est-ce que l’intime : des faits, ou bien des pensées et des sentiments ? Ce que Régnier confie d’intime, ce sont justement ses pensées, ses désirs, ses peurs, mais jamais les événements de sa vie privée, notamment conjugale (et pas davantage ses quelques liaisons). Le journal est muet entre fin août 1895 et février 1896, alors que Régnier s’est marié le 15 octobre 1895. Au delà des nécessités de la vie mondaine, il y va d’une position résolument antiréaliste (ou antinaturaliste) qui se retrouve jusque dans le journal :
J’ai voulu régulariser ce journal, le faire exact et détaillé, mais j’en ai reconnu à temps l’inutilité. Les faits de la vie importent peu. L’impression qui en résulte peut se noter en deux mots. C’est là tout le vice du réalisme. […] (Novembre [1891], p. 271)
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10 Le journal et la vie ont également leurs nécessités propres : à peine quel...
19Si donc le journal traduit des impressions toujours vives, Régnier s’abstient de les corréler aux événements de sa vie extérieure. Pour le dire autrement, Régnier n’y raconte pas sa vie (notamment sentimentale) : l’intimité véritable se situe sans doute pour lui sur le plan de la vie intérieure qui regarde ce que, d’une certaine façon, il ne partage pas. Mais en transposant les choses sur le plan poétique, on dira qu’il s’agit, à l’instar de Mallarmé, de « nommer non la chose, mais l’effet qu’elle produit ». « Les faits de la vie importent peu »… à dire en eux-mêmes : Régnier ne croit donc pas à ce qui fait la définition commune du « journal ». Ce qui compte, c’est le songe, comprenons ce que l’âme révèle des choses, ou plutôt ce qu’elle restitue de leur mystère. Or il n’est pas d’autre raison d’être à ses yeux de la poésie10. On aboutit donc à ce paradoxe selon lequel l’intime tend vers l’universel, consacré par la formule de Hugo dans la préface des Contemplations – « Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » –… si ce n’est bien sûr qu’il n’y a pas chez Régnier de formule et encore moins d’adresse à un lecteur. Mais on voit bien là comment, malgré qu’il en ait, la littérature peut se frayer une voie.
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11 Op. cit., p. 137.
20Françoise Simonet-Tenant fait justement remarquer que « le lecteur posthume [d’un journal] éprouve, parfois jusqu’au malaise, l’impression d’entrer par effraction dans une intimité11 » Or ce sentiment est absent pour les Cahiers de Régnier, ce qui tient précisément à sa conception de l’intime. L’auteur ne dit rien sur lui qui pourrait heurter le lecteur, placé malgré lui en position de voyeur, voire choquer la décence. Bien plutôt, le journal s’écrit le plus souvent à son insu selon une dialectique du singulier – il n’y a que Régnier qui puisse réfléchir et écrire sa vie ainsi – et de l’universel : le lecteur est potentiellement intéressé à ce qui est dit, il peut le comprendre, voire le faire sien, se l’approprier. Et c’est la mélancolie qui donne le ton général des Cahiers.
Un « répertoire à tristesse » ?
21À l’instar de tout journal, celui de Régnier tient à sa manière (au fil des jours) la chronique des humeurs – chez lui sombres – et du temps qu’il fait :
Oh ! la mauvaise journée, rebelle au travail et énervée de l’impossibilité de rien faire qui vaille ! Et chaque heure qui passe est si longue qu’elle donne la sensation de beaucoup de temps perdu, et ces heures d’ennui angoissées coulent devant une fenêtre qui s’ouvre sur un ciel gris de neige, et que déchiquette un horizon denticulé de toits gras, avec des plaques de neige blanche. Et rien, en cette vision même, ne détourne de l’enragement contre soi-même. (Vendredi [11 mars 1887], p. 69)
22On lit ainsi dans Les Cahiers une chronique du spleen et de l’impuissance, l’expression d’un sentiment de solitude profonde, qui en fait un journal de mélancolie, où abondent les jugements dépréciatifs sur soi et des éléments d’autoportraits disséminé. Ainsi, en octobre, 1891, ce constat : « Au fond, je suis triste » (p. 270).
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12 Ainsi « des airs populaires de Grieg » entendus au piano (p. 245), et plus...
23Mais le journal n’est pas que ce « répertoire à tristesse » plus ou moins névrotique : il est aussi le lieu de la jouissance mélancolique, qui est celle de l’imagination ou de la mémoire. L’imagination est par exemple éveillée par la musique, qui suscite des images belles et tristes selon la conception baudelairienne de la beauté12. Ou bien Régnier se complaît au jeu des « si », dans des projections irréelles où la mélancolie de l’imagination se redouble dans son objet même :
Si je possédais une maison, ce serait pour le plaisir de la laisser tomber en ruines, s’effriter pierre à pierre, tuile à tuile. Si j’avais un jardin, ce serait pour y laisser pousser ce qui voudrait y venir : les eaux bues s’y tariraient à l’aise. Et il serait doux, peut-être, de mourir en même temps que la demeure et le paysage. » (Dimanche 11 juin [1893], p. 341)
24Même l’absence d’un être suscite une « jouissance morose » (juillet 1893, p. 343) pour celui qui déclare ailleurs : « Ce que j’emporte des lieux parcourus, je le dois à une mémoire inconsciente et très développée. Je ne jouis pas d’une chose présente, et ne jouis jamais qu’en souvenir. (Lundi [25 avril 1887], p. 78) ». Ce qui existe, pour ce contemplatif disciple de Mallarmé, c’est donc bien l’irréel, c’est-à-dire le songe ou la poésie, lesquelles vivent de l’absence même de l’objet qu’elles visent :
Toutes les belles et douces choses que nous aimions existent encore : la lumière, les fleurs, la musique, les yeux des femmes, la grâce des vieilles pierres, l’eau et ses reflets. Mais elles ont quelque chose d’inaccessible, de lointain, elles sont comme les rêves d’un autre monde. (Jeudi 25 mai [1916], p. 714)
25Tout ici consonne avec l’ensemble de l’œuvre, à commencer par cette couleur mélancolique qui représente une humeur transfigurée esthétiquement et reconnaissable entre toutes, indépendamment de toute donnée référentielle. Or celle-ci entretient une relation particulière avec le journal, qu’elle nourrit également : non seulement parce qu’elle se retrouve dans les énoncés, mais parce qu’elle fonde son énonciation. D’où la mélancolie du métadiscours sur Les Cahiers. Il faut en effet relever un autre paradoxe : contrairement à ce qu’on peut attendre d’un journal, celui de Régnier n’est pas le lieu d’une coïncidence avec soi au présent (pas plus que ne l’est chez lui l’écriture en général) : « L’écriture ne note rien au présent. Elle n’est bonne qu’aux arrière-vibrations de sentiments ou de sensations. Elle retient ce qui va s’évanouir mieux que ce qui apparaît C’est comme l’ombre des êtres sur le sable qu’on dessinerait d’un trait ! » ([Juillet-août 1891], p. 261). Le paradoxe se décline ainsi sous différentes formes : « Le journal intime est peut-être fait surtout de ce qu’on n’a pas vécu. (5 mars [1889], p. 165) ». Ou encore :
Un journal quotidien a l’inconvénient qu’il fragmente l’action et divise la pensée. Il faudrait absolument écrire certains points de soi-même qui méritent d’être notés, mais alors l’habitude n’y est point et on laisse passer ces moments sans avoir soin de les fixer. Cela vaut peut-être mieux. Tout cela forme ces nuées qui font dans le passé des images confuses et belles. Tout homme laisse derrière lui son occident. (Novembre 1910, p. 464)
26Si « il ne faut raconter que ce qui n’a pas été » (p. 274), symétriquement, un journal est fait de silences, de non-dits qui le rendent précieux. Même le journal s’apprécie sous le signe de la perte, et une fois encore, du songe, ce qui amène à reposer pour finir la question de son statut.
Texte ou avant-texte ?
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13 Présentation, p. 12.
27Pour François Broche, Les Cahiers sont « d’abord un brouillon » – puisque Régnier y puisera certains éléments pour l’œuvre – et en même temps « tout autre chose, bien plus qu’un brouillon13 », par l’importance qu’ils revêtent malgré tout aux yeux de leur auteur, qui les a tenus et conservés pendant un demi-siècle. Mais l’argument ne suffit pas : qu’en est-il de la nature des Cahiers eux-mêmes ? En somme, s’agit-il d’un texte, ou d’un avant-texte ? Car même si certains éléments ont été réutilisés, tout vaut également dans son contexte d’origine (comme on a vu que Régnier lui-même y insistait). À quoi il faut ajouter que s’y trouvent beaucoup de choses – notamment des projets d’écriture – qui resteront sans suite. En ce sens, il s’agit bien d’un texte de plein droit. Au cœur de l’activité diariste représentée sous toutes ses facettes, on trouve ainsi nombre de proses narratives ou descriptives d’une belle venue (dans leur contexte et en dehors de lui), comme des esquisses qui ne seraient préparatoires à aucun tableau futur. J’en relève deux entre cent possibles, qui tendent vers le poème en prose (par leur autonomie et les marges de blanc qui les entourent) :
J’ai une certaine amitié pour ces petites mites. Elles voltigent si doucement dans la chambre. Elles sont d’un peu d’or soyeux, leurs corps sont d’une poudre colorée. Elles semblent nées d’un rayon du soleil de l’été dans les poussières de l’hiver. Elles adorent les chambres closes, l’absence, les étoffes ployées dans les tiroirs où elles oublient la forme du corps, les vêtements pendus en plis mortuaires aux portemanteaux. Ce sont les mouches de la solitude. Elles sont d’or, comme on dit que le silence l’est aussi. (Dimanche 16 juillet [1893], p. 343)
L’été, dans une chambre, les persiennes mi-closes, le soleil au-dehors. La mort doit être cela, ce crépuscule, avec le sentiment d’une clarté extérieure et tiède. (Avril [1894], p. 382)
28Les deux exemples mériteraient un commentaire littéraire ; ils peuvent d’ailleurs être rapprochés, et l’être encore de maint autre passage. Je me contente ici de les sauver d’un oubli probable, tout en récusant l’idée que Les Cahiers pourraient donner lieu à un recueil de « morceaux choisis », puisque Régnier était opposé à toute idée de publication, y compris partielle, de ses Cahiers sous la forme d’un journal. En la matière, je me risquerai à dire que la perspective anthologique devrait être idéalement une affaire de lecteur, non d’éditeur.
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14 Henri de Régnier, « Monsieur d’Amercœur », La Canne de jaspe ; Mercure de ...
29Quoi qu’il en soit, Les Cahiers sont bien à mon sens un texte littéraire, parce que s’y manifeste à vif la sensibilité créatrice d’un écrivain. S’ils sont nécessairement inégaux, l’ensemble fait sens et se montre assez riche et dense pour imposer sa valeur propre, tout en complétant l’œuvre qu’il prolonge ou à laquelle il fait écho. Il est même en parfaite cohérence avec la conception de Régnier du refus de l’écriture de soi en tant que récit de vie ou autobiographie14 : comme si de soi on ne devait rien dire que les songes. C’est donc en artiste que Régnier fait preuve d’une extrême acuité esthétique à ce qu’il perçoit par tous les sens. Et il ne cesse, selon le mot de l’esthétique proustienne, de « percevoir une chose dans une autre ». Qu’il s’agisse de personnes, de paysages, d’objets naturels ou de l’art, Régnier fait image de tout. Ainsi de la belle Mme de Bonnières contemplée pendant un concert, allégorie à la fois aquatique et sculpturale de la Beauté, à l’instar des compositions placées au centre des pièces d’eau que Régnier affectionne tant. La comparaison est rude pour les autres auditrices, et ne perd pas tout à fait le fil de la métaphore :
Mme de Bonnières a une coiffure belle comme une fontaine de Versailles ; au sommet des volutes de ses cheveux, scintille un diamant monté sur une tige qui tremble. Je la regarde pendant la musique. C’est une fontaine : le col est d’une grâce de jet d’eau ; les paupières baissées ont la courbe de deux petites vasques ; elle est si l’on peut dire, un miracle de grâce architecturale. À côté, Mme de La Gandara, perdue dans l’enfarinement de sa maladive figure, les seins voilés de gaze noire, avec les boucles comme défaites de la chevelure dédorée. Mlle Deslandes, dénudée, cambre des grâces de tritonne nerveuse. […] (Janvier [1895], p. 416 )
30Et pour rester sur une image de sensibilité et de sensualité heureuses :
Différence du bruit du vent dans les arbres. Les mille feuilles d’un peuplier le divisent en petits bruits particuliers, qui s’unissent entre eux presque sans se confondre. Il y avait, dans le jardin de Paray, un grand acacia qui produisait un murmure délicieux de soie mouillée. (Septembre 1901, p. 472)
31La métaphore finale laisse penser qu’il y aurait peut-être plus à dire. Mais elle suffit, car elle est pour Régnier une invitation au songe, de soi à soi. Et sur le lecteur, même s’il n’a pas été invité, elle peut exercer le même pouvoir, qui est celui de la suggestion poétique.
32Je conclurai brièvement sur le paradoxe des Cahiers, littéraires quand même, bien que Régnier n’y prétende pas à la littérature, – et littéraires pour plusieurs raisons :
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il s’agit du journal d’un écrivain qui parle beaucoup littérature (et arts) : la sienne et celle (ceux) des autres
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c’est un journal qui, sans se projeter comme œuvre, s’essaye quand même à la littérature : l’écriture a beau être de premier jet, elle manifeste le souci de l’écriture en tant que telle – elle tente de dire juste et bien –, et elle y parvient en créant un univers propre, où l’on perçoit ce que Proust – toujours lui – appelle « le vernis des maîtres »
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15 Henri de Régnier, « Le Trèfle noir », dans La Canne de jaspe, op. cit., p....
en dépit du caractère en soi discontinu du journal, cette écriture est en accord avec ce que Régnier conçoit ici et ailleurs comme littérature : il y va d’un rapport au monde et à soi fondamentalement esthétique et dont l’imaginaire permet au lecteur de Régnier de se retrouver en territoire familier : « Rien n’est qu’à travers un songe », écrit-il ailleurs15, et ce songe est celui de la poésie ou de l’art.
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33Les Cahiers ne dépareraient donc pas dans une édition des œuvres complètes de Régnier qui ne verra sans doute jamais le jour. Mais – et cela vaut peut-être mieux –, il peuvent figurer au moins dans celle – imaginaire – de l’amateur de Régnier, lequel n’eût sûrement pas souhaité d’autre destin post mortem.
Notes
1 Toutes les références aux Cahiers renvoient à l’édition de David J. Niederauer et François Broche, Les Cahiers inédits 1887-1936, Pygmalion-Gérard Watelet, 2002.
2 Voir Françoise Simonet-Tenant, Le Journal intime, genre littéraire et écriture ordinaire [Nathan « 128 », 2001], nouvelle édition revue et augmentée, Téraèdre, 2010, p. 87-88.
3 Voir annexe à la fin de l’article. Celle-ci fait voir le soin avec lequel Régnier tient ses Cahiers au début de sa vie, et la façon dont il les ordonne, au moins pour lui-même, comme une œuvre virtuelle, ce qui contredit passablement les déclarations des Cahiers eux-mêmes.
4 « Rien de ce cahier ni des quatorze qui le précèdent ne doit être publié. » (1er décembre [1891], p. 274). Ou encore : « Lu les Cahiers de Barrès, bien décevants. Pourquoi publier ces paperasses, ces matériaux, ces rognures d’un écrivain qui, dans ses quarante volumes, a dit tout ce qu’il avait à dire ? […] Moi aussi, j’ai mes Cahiers, mais on ne les publiera pas. (Mardi 26 novembre [1929], p. 830) ». Et enfin ce repentir, qui n’autorise pas davantage une publication intégrale, ni par d’autres soins que les siens : « Revoir mes vieux cahiers de notes et en tirer ce qui peut être conservé. Le premier date, je crois, de 1886. » (Lundi 31 décembre [1934], p. 872)
5 François Broche file la métaphore des « inavouables amours ancillaires » ou de la « vieille maîtresse » dans la « Présentation » de l’édition, p. 12.
6 « Délibération » [Tel Quel, 1979], in Œuvres complètes, t. V, (1980), Seuil, 2002, p. 668-681. Voir aussi le commentaire de Françoise Simonet-Tenant, op. cit., p. 151-153 et Gérard Genette, dans Figures IV, Seuil, « Poétique », 1999, p. 333-345.
7 Voir aussi plus loin : « De la nécessité d’un Goncourt. Un homme qui tient journal est aussi nécessaire à son époque que la police ou le bordel. » (ibid.)
8 Régnier essaie de s’appréhender, tout en ayant conscience de l’impossibilité de la tâche, « la vérité sur soi-même [étant] plus difficile que sur autrui » (p. 132) : « Il y a en moi quelque chose que je ne peux ressaisir, comme une nuée d’âme dissoute et qui tarde à se reformer – et c’est cela qui arrête mon travail et le paralyse. » (1888, p. 141)
9 « De nos jours, une femme qui n’a qu’un amant est remarquable et celle qui n’en a pas est remarquée » (« Vendredi 3 mai » 1907, p. 588). Et on lit dans l’entrée suivante, le « 18 juin » : « Beaucoup de femmes prennent un amant plutôt qu’elles ne le choisissent. (ibid.)
10 Le journal et la vie ont également leurs nécessités propres : à peine quelques lignes sur le voyage en Italie d’octobre 1899 (29 décembre, p. 459), qui fut pourtant la révélation décisive de la rencontre avec Venise. Il faut remarquer par ailleurs que la réserve sur soi va de pair avec une absence totale de pruderie : Régnier est très libre sur tout ce qui touche à la sexualité en général.
11 Op. cit., p. 137.
12 Ainsi « des airs populaires de Grieg » entendus au piano (p. 245), et plus encore peut-être les flûtes si chères à Régnier, qui « ont l’air d’avoir séjourné au fond de l’eau féerique où, sous la lune, nagent les ondines du Nord » (p. 350).
13 Présentation, p. 12.
14 Henri de Régnier, « Monsieur d’Amercœur », La Canne de jaspe ; Mercure de France, 1897, p. 17-19.
15 Henri de Régnier, « Le Trèfle noir », dans La Canne de jaspe, op. cit., p. 146.
16 On s’essaye ici à une transcription semi-diplomatique et partielle d’extraits significatifs de pages de titre des premiers Cahiers. Celles-ci permettent à Régnier d’assembler, de numéroter et de dater les feuillets du journal pour les subdiviser en « Cahiers » : d’où l’appellation retenue par l’éditeur. Mais celui-ci, pour de probables raisons de taille et de coût, a supprimé tout effet de ponctuation d’ensemble, de construction, de rythme et presque de respiration en présentant un volume d’un seul tenant. Régnier pourtant a eu soin de marquer des divisions en signalant chaque commencement d’un nouveau Cahier, puis chaque regroupement d’un ensemble de plusieurs Cahiers. La démarche suppose donc une mise en ordre rétrospective de la part de l’écrivain, et elle manifeste un souci de conservation et de classement que le volume édité efface. C’est dire aussi que, quoi qu’il y écrive par ailleurs, non content de tenir un journal, Régnier tient à son journal, ce qui n’exclut pas l’humour : l’emphase de l’expression « Annales psychiques et oculaires » – dont l’allure positiviste ne saurait être que parodique – est également contredite par la mention « journal […] plus connu sous le nom » qui renvoie à un titre absolument original et, on peut le supposer, connu du seul Régnier. En somme, tout en tenant son journal sérieusement, Régnier joue à le présenter comme une œuvre.
17 Les italiques signalent des passages ajoutés après coup.
Annexes
Exemple de mise en ordre rétrospective des premiers Cahiers16
Pages de titre autographes
-
Fonds de la BnF, site Richelieu : Henri de Régnier, Journal 1887-1889, sous la cote NAF 14974
[Sur un premier feuillet]
Cahiers IV à XI février 1887 à août 1889
[Sur un deuxième feuillet]
Henri de Régnier
Journal
Cahier IV
De Février 1887 à Avril 1887
[Au début du Cahier suivant]
Henri de Régnier poète lyrique Journal
Cahier n° 5 – V-
Du 23 avril au 1er Octobre
Commencé en Avril 1887
[Ou encore, trois Cahiers plus loin]
Henri de Régnier
Journal
Cahier N° 8
Du 2 Août 88 au 1er Décembre 188917
Plus connu sous le nom de
Annales psychiques
et oculaires
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Bertrand Vibert
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts - ÉCRIRE