La Réserve : Livraison du 22 novembre 2015

Francis Goyet

Abito et magnanimità dans le Courtisan de Castiglione : l’incivilité de la vertu

Initialement paru dans : Literatur und Moral, V. Kapp et D. Scholl éd., Berlin, Duncker & Humblot (Schriften zur Literaturwissenchaft, 34), 2011, p. 37-64

Texte intégral

  • 1 Le buone e le cattive maniere. Letteratura e galateo nel Cinquecento, Bolog...

  • 2 L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 1980, 89-91.

1Le Courtisan est traversé par un dialogue ou débat assez vif entre Platon et Aristote. Son livre IV et dernier est ainsi bipartite : il commence par des considérations très purement aristotéliciennes et s’achève sur une vision tout aussi purement platonicienne ou plutôt néo-platonicienne, celle d’Amour chanté par Bembo. Les critiques se sont eux-mêmes divisés en deux camps. Une tendance rattache sans hésiter le Courtisan au néo-platonisme florentin : elle va de Jakob Burckhardt à Carlo Ossola en passant par Anthony Blunt. L’autre tendance considère que le débat tourne à l’avantage d’Aristote, à partir d’Alfred Menut qui montrait dès 1943 la présence dans le Courtisan de l’Éthique à Nicomaque (désormais abrégée en EN). Pour ma part, c’est dans ce camp-là que je me placerai. Le Courtisan me paraît un livre très « profondément aristotélicien » , selon l’expression d’Eduardo Saccone,1 même si, bien entendu, la forme du dialogue implique une réconciliation « cicéronienne » des points de vue, comme l’avait indiqué fortement Marc Fumaroli.2

2De façon générale, deux traits frappent dans le Courtisan, la dimension de philosophie morale et la séduction intense de l’écriture – on pourrait en dire autant des Essais de Montaigne. D’un côté, on est confronté à un certain nombre de formules et problèmes philosophiques, le plus notable étant la question majeure de savoir si la vertu morale peut être enseignée : non, disent les platoniciens ; oui, répondent les aristotéliciens. De l’autre côté, la séduction tient à cet air si raffiné qu’on y respire, avec comme sommet la sprezzatura justement célèbre, ce négligé ou absence d’affectation à l’élégance toute aristocratique. Philosophie et séduction, le problème est de faire tenir ensemble ces deux côtés. Car la philosophie à la Cour, cela ne va pas de soi, surtout dans une cour aussi idéalement policée qu’Urbino au début du XVIe siècle – Castiglione, né en 1478, entre au service du duc en 1504 et publie le Courtisan en 1528, un an avant sa mort en 1529. Platon à Urbino, passe encore, le néo-platonisme était et reste très chic. Mais Aristote, l’affreux prince de la scolastique et des professeurs ou « pédants » ? Où est l’urgence, l’enjeu, l’actualité ?

  • 3 Penser les formes du plaisir littéraire à la Renaissance, Paris, Éditions c...

3Pour faire le lien entre ces deux aspects du Courtisan, je regarderai deux concepts. Le premier se dit par un mot dont l’intérêt sauf erreur n’a guère été repéré, sinon par Ullrich Langer dans quelques pages denses et limpides.3 C’est abito ou « habitude » , lequel désigne l’hexis ou habitus, concept dont a besoin la théorie aristotélicienne pour pouvoir soutenir que la vertu s’enseigne. L’analyse nous fera déboucher sur un deuxième concept, bien plus connu, la magnanimité ou grandeur d’âme. Le peu qu’en dit explicitement Castiglione passe inaperçu. En revanche, ses portraits implicites de magnanimes nous permettront de répondre à la question de l’enjeu. La tension qui anime le Courtisan est celle d’une lutte contre l’incivilité de la vertu, ce qui passe par une redéfinition de sa visibilité.

I. Les cinq occurrences d’abito au sens philosophique d’habitus

4L’italien abito a les deux grands sens du latin habitus, lequel est sur habere, « se tenir » (plutôt que « avoir » ) : « l’aspect, la manière d’être, l’air extérieur » ; et comme sens dérivé « le vêtement, l’habit » . C’est d’ailleurs la même dérivation pour l’italien costume, qui vient du latin consuetudo et qui désigne à la fois la coutume et le costume. Ce fait lexicographique souligne à lui tout seul la synonymie profonde entre habitude et coutume, même si le passage par Aristote nous amènera à dissimiler les deux mots.

5Abito ou son pluriel abiti apparaissent dix-huit fois dans l’édition du Courtisan publiée en 1528. De façon prévisible, la répartition des occurrences correspond aux deux grands sens évoqués.

  • 4 Dédicace, 2 ; livre I, chapitre 1 ; livre II, 8, 11, 26-27-28 (l’habit du c...

  • 5 Le parfait courtisan, trad. G. Chappuis, Lyon, Louis Cloquemin, 1580, 35 (s...

6Dans la majorité des occurrences, abito désigne l’habit, l’habillement : douze sur dix-huit, du livre I au livre III.4 Le même mot abito signifie une fois, et de façon vague, la manière d’être. C’est au livre I, chapitre 24 : « ha da compagnare l’operazion sue, i gesti, gli abiti, in somma ogni suo movimento con la grazia » , ce que la traduction moderne d’Alain Pons rend par « le Courtisan doit accompagner ses actions, ses gestes, ses manières, en somme tous ses mouvements, de grâce » . Gabriel Chappuis rendait, en 1580, par « …ses actions, gestes, habits… »5 

7À partir de ce sens vague de « manière d’être » , habituelle ou non, abito a ensuite cinq fois le sens proprement aristotélicien d’habitus : I, 47 ; II, 14 ; IV, 12, 13 et 46. Pour ainsi dire, de I, 24 à IV, 46, abito est de plus en plus aristotélicien. Cela est conforme à la façon qu’a Aristote de prendre un mot de la langue courante et de l’élaborer pour lui donner un sens philosophique. De ce point de vue, mon bref relevé est instructif. D’une part, le sens aristotélicien prend toute son ampleur dans le livre IV, c’est-à-dire au moment où la doctrine tirée d’EN s’affirme de la façon la plus nette. D’autre part et inversement, le sens usuel d’habit disparaît de ce même livre IV. En somme, tout se passe comme si on allait d’un sens à un autre, du sens usuel au sens philosophique, ou encore comme si on remontait du sens dérivé, l’habillement, au sens premier, la manière d’être et plus encore l’habitus.

8Venons-en maintenant aux cinq occurrences d’abito au sens d’Aristote, dans l’ordre où elles apparaissent, car cet ordre est lui-même instructif.

Occurrence 1

  • 6 Je soulignerai chaque fois les mots abito ou habitude. Le texte italien que...

9La première occurrence est dans un contexte apparemment fort éloigné de la philosophie. La discussion porte sur la question de savoir si la musique est nécessaire au bon courtisan, ou non. Dans ce chapitre I, 47, le Comte commence par affirmer que la musique est un repos louable, et qu’il est bon que le courtisan sache non seulement lire une partition, mais jouer de divers instruments. Objection, par le seigneur Gasparo : non, la musique est une vanité, c’est le propre de courtisans efféminés. Réponse : « Platon et Aristote veulent que l’homme bien instruit soit aussi musicien » . Même les lois sévères de Lycurgue étaient de cet avis, et toute l’Antiquité a considéré que la musique adoucit les mœurs. C’est entre la mention de Platon et Aristote et celle de Lycurgue qu’est nommé l’abito :6

  • 7 La Seconda redazione a deux variantes (je souligne) : «ma per essere suffic...

[n° 1, I, 47] doversi necessariamente imparar da puerizia ; non tanto per quella superficial melodia che si sente, ma per esser sufficiente ad indur in noi un novo abito bono ed un costume tendente alla virtú,7 il qual fa l’animo piú capace di felicità, secondo che lo esercizio corporale fa il corpo piú gagliardo.

[Trad. Pons] on doit nécessairement l’apprendre [la musique] dès l’enfance, non pas tant à cause de cette mélodie superficielle que l’on entend, que parce qu’elle suffit à faire naître en nous une nouvelle et bonne habitude et une manière de faire tendant à la vertu, ce qui rend l’esprit plus capable de félicité, de la même façon que l’exercice corporel rend le corps plus gaillard.

[Trad. Chappuis, 128] …que pour être suffisante à induire en nous une nouvelle et bonne habitude, et une manière de faire tendant à la vertu…

10Le mot abito appelle nécessairement une note, même si de façon intéressante il est aussitôt glosé par costume. Maier (dans sa note 15 à ce chapitre) définit assez clairement l’habitus : « Una buona disposizione spirituale, che si volge in ‘virtuoso’ costume di vita » . De même, Barberis (sa propre note 15) : « Una inclinazione dell’animo ben coltivata si trasforma in un atteggiamento abituale » .

  • 8 «Habitum autem appellamus animi aut corporis constantem et absolutam aliqua...

  • 9 EN VI, 5, 4 (1140b5), idem à la fin du § 6 (1140b20) ; traduction de Pierre...

11Un des livres scolaires fondamentaux du Moyen Âge nous donne une définition que connaît certainement Castiglione. Le De l’invention de Cicéron qualifie l’habitus de perfectio constante et définitive, qui n’est pas innée mais acquise, et acquise par un travail acharné.8 En amont de Cicéron, le mot d’habitus rend le hexis aristotélicien, mot lui aussi formé sur le grec ekhein, qui comme le latin habere signifie en ce cas « se tenir, être dans telle disposition » . L’hexis est le mot qui permet à Aristote de définir toute vertu. Par exemple, la phronèsis (latin prudentia, français prudence) est « une disposition pratique, hexis praktikè, accompagnée de règle vraie, meta logou alèthè, concernant ce qui est bon et mauvais pour l’homme » .9 Dans le cas de la musique, ce sera une hexis poiètikè, une disposition non pas « pratique » mais « poétique » , visant non la praxis mais la poièsis, la fabrication d’une œuvre extérieure à l’agent, à l’ouvrier. Qu’il soit pratique ou poétique, l’habitus est une disposition stable, définitive, acquise à force de travail. Une fois qu’on est ou violoniste ou « prudent » au sens de la phronèsis, on l’est pour toujours. Le cas du violoniste suggère que cette stabilité est celle qui caractérise le professionnel. Dans le cas des vertus morales, c’est la stabilité de qui a atteint la perfection ou qui s’en approche assez : une fois qu’on est pleinement courageux ou « prudent » on le reste avec constance, ad vitam.

  • 10 Institutio oratoria, X, 1, 1. Sur tout ceci, je me permets de renvoyer à m...

  • 11 Il me semble que le «facilmente» de Castiglione, appliqué au Prince (IV, 4...

12Par rapport à la question de savoir si la vertu morale s’enseigne ou non, le concept d’habitus est donc le concept qui permet de répondre par l’affirmative. Résultat d’un travail sur soi, d’un entraînement intense, l’habitus n’est pas un inné, mais un acquis : « non natura datam, sed studio et industria partam » . Sans exercice, sans travail, l’apprenant n’aboutira pas à la perfection désirée. Cette dernière est la « firma facilitas » , selon la formule qu’utilise Quintilien pour dire habitus : une capacité à faire aisément (facilitas, sur facere), acquise définitivement (firma).10 Le mot de facilitas a un double sens, le faisable et le facile. L’utiliser pour l’habitus est décrire celui-ci comme une seconde nature : ce que fait l’habitus est difficile pour ceux qui ne l’ont pas, mais faisable pour qui l’a, et même faisable facilement.11 Qui est parvenu à cette suprême aisance et seconde nature n’est pas très loin de la fameuse sprezzatura de I, 26. Ceux qui admirent la grâce des gestes qui en découlent se répartissent en trois catégories : le peuple qui croit que pareille facilité est innée, naturelle, par opposition à l’élite qui sait que la seconde nature ne ressemble qu’extérieureurement à la première ; et parmi l’élite des initiés, les platoniciens qui attribuent l’extraordinaire de la facilité à un don du ciel, par opposition aux aristotéliciens qui y voient le résultat d’un travail acharné. Ces derniers se vivent comme l’élite de l’élite, parvenus au stade ultime de l’initiation – quand les platoniciens les méprisent comme des besogneux n’ayant aucun sens du divin et du sublime.

13L’exemple de la musique amène ainsi dans la discussion le vocabulaire et la problématique de l’habitus, de façon incidente – c’est-à-dire habile –, à propos d’un sujet apparemment mineur. Aussitôt c’est la victoire de l’acquis sur l’inné, donc la victoire de la thèse aristotélicienne sur la platonicienne : la virtuosité du musicien s’enseigne, tout comme la vertu du virtuosus. On notera que cet exemple du musicien est celui-là même d’Aristote. De celui-ci nous avons retenu le motto selon lequel « fit fabricando faber » , c’est en forgeant qu’on devient forgeron. Mais Aristote dit plutôt que c’est en jouant d’un instrument qu’on devient instrumentiste, dans le passage célèbre du tout début d’EN II : « c’est en bâtissant que l’on devient architecte, en jouant de la cithare que l’on devient citharède » (II, 1, 4, 1103a35). Aristote citait déjà la cithare au tout début d’EN. De même que l’on distingue entre le joueur de cithare et le bon joueur de cithare (I, 7, 14, 1098a10, « bon » rendant spoudaios), de même on distingue entre l’homme quelconque et le vertueux. Être vertueux et être virtuose d’un instrument, c’est de ce point de vue une seule et même chose. Pour arriver à la perfectio ou accomplissement désiré, pour être un courtisan ou un instrumentiste accompli, il faut cet entraînement acharné dont la pratique d’un instrument donne sans doute pour commencer la meilleure image intuitive. Du violon, oui, mais huit heures par jour minimum.

Occurrence 2

  • 12 La Seconda redazione n’a pas ici de variante notable.

14La deuxième occurrence d’abito est de nouveau à propos de la musique. Il s’agit cette fois d’ôter aux vieillards le plaisir de jouer d’un instrument. Messire Federico leur conseille de ne plus en jouer en public (à rapprocher de la fin de IV, 46) :12

[n° 2, II, 14] E se bene non la eserciteranno [la musica], per aver fattone già nell’animo un certo abito la gustaran molto piú udendola, che chi non ne avesse cognizione ; perché, sí come spesso le braccia d’un fabro, debile nel resto, per esser piú esercitate sono piú gagliarde che quelle de un altro omo robusto, ma non assueto a faticar le braccia, cosí le orecchie esercitate nell’armonia molto meglio e piú presto la discerneno e con molto maggior piacere la giudicano […].

[Trad. Pons] Et même s’ils ne l’exercent pas [la musique], s’ils en ont déjà une certaine habitude imprimée dans l’esprit, ils la goûteront bien davantage en l’écoutant que ne ferait celui qui n’en aurait aucune connaissance ; car tout ainsi que souvent les bras d’un forgeron dont le reste du corps est devenu débile, parce qu’ils ont été plus exercés, sont plus vigoureux que ceux d’un autre homme robuste, mais non encore accoutumé à travailler des bras, ainsi les oreilles exercées à l’harmonie la discernent beaucoup mieux et plus tôt, et savent en juger avec davantage de plaisir que ne font les autres […].

[Trad. Chappuis, 183] Et combien qu’ils ne l’exercent, si est-ce que pour l’avoir certainement imprimée en l’esprit, ils y prendront beaucoup plus de goût […].

15Ici, Maier et Barberis ne sentent pas le besoin de mettre une note à abito. Nous retrouvons pourtant exactement le même sens philosophique, et la même problématique de l’exercice acharné que précédemment, raccrochée cette fois de façon explicite au motto fit fabricando faber. D’une part, l’adjectif « certo » devant abito dérive du latin certus, « déterminé, sûr » (Chappuis : « certainement imprimée » ). L’adjectif correspond au « firma » que nous avons vu chez Quintilien dans firma facilitas. L’habitus est, comme l’ajoute Chappuis, « imprimé » , c’est-à-dire profondément gravé, indélébile. C’est une stabilité indéracinable. D’autre part, nous retrouvons le lien entre exercice et vigueur : ici, les « piú esercitate sono piú gagliarde » , et précédemment (n° 1) « lo esercizio corporale fa il corpo piú gagliardo » . Plus on s’entraîne, plus on est fort.

16Le vieillard représente le point ultime du raisonnement. Même s’il ne s’exerce plus, il garde l’essentiel de la technique ou ars, à savoir le bon jugement, acquis lui-même à force d’exercice (EN X, 9, 20, 1181a20 : le jugement droit est l’essentiel, « comme par exemple en musique » ). Nous retrouvons ainsi l’opposition qu’Aristote dresse au tout début d’EN entre hexis et energeia, la même qu’entre la possession (ktèsis) et l’usage (khrèsis). Avoir un habitus ou une disposition stable est une chose, la mettre en pratique ou exercice en est une autre (I, 8, 9, 1098a30). L’exemple donné par Aristote est alors la différence, aux Jeux Olympiques, entre les plus forts et ceux qui ont pris part aux compétitions : il ne suffit pas d’être le plus fort pour être déclaré vainqueur. C’est un peu l’équivalent ici. Le vieillard bien entraîné dans un instrument est comme un champion vieilli qui assiste aux compétitions, et qui peut les savourer en connaisseur. Virtuosité du musicien ou athlétisme du sportif disent à quel point tout cela parle de sommet, de perfectio : ce sommet que vise le Courtisan, qui cherche précisément à former un « parfait » courtisan. Cet homme de cour accompli sera ce que nous appelons aujourd’hui un champion.

  • 13 Exploit vient de l’ancien français esploitier, lui-même sur le latin popul...

17Ces deux premières occurrences d’abito au sens d’Aristote ne sont, on le voit, que des hors d’œuvre. Elles ont, comme dans EN, une valeur introductive dont il faudra nous souvenir : une au livre I, l’autre au livre II. C’est peu, sans doute. Mais comme première saisie intuitive, c’est déjà beaucoup. Ce l’est d’autant plus que les deux occurrences résonnent fortement avec un mot qui est, lui, très fréquent depuis le tout début, celui d’operazione. L’«  opération » n’est pas un mot quelconque, et il me semble même que c’est un mot technique. Il décrit précisément l’exercice, le fait de mettre en œuvre, autrement dit l’energeia d’Aristote : en + ergon, comme en + œuvre. De même que le champion sportif prouve sa valeur en prenant part à une compétition, de même le noble prouve sa valeur ou « vertu » en passant à l’acte, à l’opera. Dans la première traduction française du Courtisan, l’operazione de IV, 46 (plus bas, n° 5) est d’ailleurs rendu par exploit, à une époque où justement ce mot passe de son sens ancien et neutre, « action accomplie, menée à bien » , à son sens moderne et spécialisé, « action d’éclat » , en particulier à la guerre.13 L’opera ou œuvre est toujours à comprendre dans ce registre héroïque, y compris et même par excellence les bonnes œuvres religieuses.

  • 14 «Voglio adunque che questo nostro cortegiano sia nato nobile e di generosa...

  • 15 Son opposant, Gasparo, venait de dire, sans jargon, qu’il fallait juger le...

18Le mot d’operazione, à lui tout seul, dit donc déjà que le débat entre l’inné et l’acquis est tranché en faveur de l’acquis, du passage par l’exercice acharné. La vertu s’acquiert, ou inversement pas de vertu sans sa mise en œuvre, voilà le credo aristotélicien, anti-platonicien (ou anti-stoïcien, pour le XVIe siècle comme pour le Plutarque du De virtuti morali). De ce point de vue, ce n’est pas un hasard si le premier emploi d’operazione est avec virtuose, dans une langue qui confine au jargon.14 Le fait que ce soit un mot technique est net à II, 28, où messire Federico introduit par là la distinction aristotélicienne entre poièsis et praxis, entre « les opérations qui demeurent après qu’elles sont faites, comme édifier, écrire » (la poièsis) et celles qui « ne demeurent point », comme « marcher, rire, regarder et autres choses semblables » (la praxis).15

  • 16 Article cité, 314. Des critiques plus récents emploient le mot d’habitus, ...

19Pas de vertu sans operazioni ou œuvres : on reconnaît aussi, dans ces années 1520, le credo catholique contre la Réforme – Luther et Melanchthon récusent à l’inverse toute idée de perfectionnement de soi par habitus. Aux yeux des catholiques, sans « œuvres » de charité, la charité ne saurait devenir un habitus et donc une vertu, tout comme, chez Aristote, sans pratiquer le courage ou la justice, on ne saurait être courageux ou juste (EN II, 1, 4, 1103b1). Comme le disait déjà très simplement Menut en 1943, « Plato held the virtues to be innate, while Aristotle took pains to explain to the contrary that these directive agents of human character are acquired only by a long and difficult discipline of the will, becoming in their ultimate perfected state fixed habits of action. » Fixed habits of action, autrement dit habitus.16

20Les deux premières occurrences d’abito au sens d’habitus sont ainsi prises, on le voit, dans un tissu de banalités immédiatement reconnaissables pour qui a lu l’Éthique à Nicomaque, laquelle était alors la vulgate en matière d’éthique. Nous pouvons maintenant passer aux trois occurrences du livre IV, dont les deux premières coup sur coup. On a là le plein exposé de la doctrine de l’habitus, qui va nous contraindre à distinguer fermement abito de ses voisins costume et consuetudine. Castiglione ne les confond pas, alors que son traducteur moderne les rend tous, à un moment ou un autre, par habitude.

Occurrences 3 et 4

21Au tout début du livre IV, Gasparo raille le seigneur Ottaviano. Pendant que l’un danse, l’autre s’est retiré toute la journée pour réfléchir mûrement à son exposé du soir ; sans doute, voyez le besogneux, pour retrouver quelques passages clés de l’Éthique à Nicomaque. Ottaviano commence son exposé et le livre IV en expliquant ce qu’est selon lui la fin ultime du parfait courtisan, lui-même parfaite antithèse du flatteur : enseigner la vertu à son Prince, lui dire la vérité en tout (IV, 10). Enseigner la vertu ? Voilà qui est pour Gasparo a priori impossible ; c’est ce même Gasparo qui trouvait que la musique est une vanité pour efféminés. Cet opposant habituel se lance alors dans un vibrant exposé pour nier à Ottaviano que ces vertus « que vous voulez que le Courtisan enseigne à son seigneur puissent s’apprendre » (IV, 11, tout début). C’est redire une dernière fois le credo platonicien : les vertus « ne s’apprennent point, mais sont naturelles » (fin exacte de 11). L’objection a l’avantage de nous faire progresser dans notre compréhension de l’idée d’habitus. L’exercice acharné ne suffit pas. Ce n’est pas seulement en forgeant qu’on devient forgeron, ou en jouant du violon qu’on devient un violoniste virtuose. Le moment est venu, pour Castiglione, d’ajouter un dernier élément, qui est essentiel : il faut aussi un maître.

  • 17 Maier et Barberis renvoient à la théorie platonicienne de la réminiscence....

22La paideia reposait en effet classiquement sur trois éléments, qui sont en latin : natura, ars (ou doctrina), usus. Les trois éléments forment un tout dialectique, comme dans la devise de la République française : natura et ars sont antinomiques, comme l’égalité et la liberté, mais le troisième terme rend possible la coexistence harmonieuse des deux premiers. Il faut donc comme point de départ la natura, il faut être bien né, pas de violoniste sans talent musical inné, sans dons. Il faut aussi l’usus, l’exercice, la mise en pratique, l’entraînement qui vous stabilise dans votre perfection. Mais entre les deux, la médiation est celle de la théorie c’est-à-dire du maître : médiation à la fois logique et chronologique. L’inné est du côté de l’enfant. La seconde nature qui caractérise le virtuose est quant à elle du côté de l’adulte accompli, voire du vieillard. Entre les deux est le moment de la pédagogie, de la transmission de savoirs par un maître. C’est le moment de l’ars et non de la nature, que celle-ci soit nature première ou seconde nature. L’objection de Gasparo a ainsi le mérite de nous montrer où se situe ce qui scandalise les platoniciens, et que va expliciter la réponse d’Ottaviano. Le scandale est le fait que, « comme dans les autres arts, il est également nécessaire dans les vertus d’avoir un maître » (IV, 13, tout début). Ce maître « par sa science et ses bons conseils [doctrina : « il qual con dottrina e boni ricordi » ] suscite et réveille en nous ces vertus morales dont nous avons la semence incluse et ensevelie en notre âme [natura] » .17

  • 18 La Seconda redazione n’a pas ici de variante notable.

23Dans sa réponse à Gasparo, Ottaviano emploie deux fois abito. Ses deux chapitres ou paragraphes successifs (IV, 12 et 13) sont en fait une paraphrase continue du tout début du livre II de l’Éthique à Nicomaque. Le chapitre 12 redit ce que nous avons vu avec les deux premières occurrences, c’est-à-dire la nécessité de la pratique. Donc, dit Ottaviano, « les vertus peuvent s’apprendre » :18

[n° 3, IV, 12] si fa l’abito con la consuetudine, di modo che prima operiamo le virtú o i vicii, poi siam virtuosi o viciosi.

[Trad. Pons] L’habitude s’établit en nous, par l’effet de la coutume, de façon que d’abord nous mettons en œuvre les vertus ou les vices, et qu’ensuite nous sommes vertueux ou vicieux.

[Trad. Chappuis, 540] Et pourtant avons-nous de l’un et de l’autre [de la vertu et du vice], par usage, telle habitude, que nous mettons en œuvre premièrement les vertus, ou les vices, et puis nous sommes vertueux ou vicieux.

  • 19 Maier, n. 5 : «Dall’educazione, ovvero se le nostre virtù ‘potenziali’ non...

  • 20 Maier, n. 6 : «La consuetudine perfezionata dall’arte dell’educazione, dal...

  • 21 Maier, n. 7 : «È questa une proposizione cara a Socrate, secondo cui il ma...

[n° 4, IV, 13] la radice di queste virtú potenzialmente ingenite negli animi nostri, se non è aiutata dalla disciplina19, spesso si risolve in nulla ; perché se si deve ridurre in atto ed all’abito suo perfetto, non si contenta, come s’è detto, della natura sola, ma ha bisogno della artificiosa consuetudine20 e della ragione, la quale purifichi e dilucidi quell’anima, levandole il tenebroso velo della ignoranzia, dalla qual quasi tutti gli errori degli omini procedono21 […].

[Trad. Pons] la racine de ces vertus, qui sont en puissance de façon innée dans nos âmes, ne produit rien, si elle n’est pas aidée par l’éducation ; car si on doit l’amener à l’acte et à son habitude parfaite, il ne faut pas se contenter, comme on l’a dit, de la nature seule, mais on a besoin de l’usage créé par artifice et de la raison, pour purifier et éclairer cette âme, en lui enlevant le voile ténébreux de l’ignorance, dont presque toutes les fautes des hommes procèdent.

[Trad. Chappuis, 541] la racine de ces vertus, par puissance incorporée en nos esprits, n’étant aidée par la doctrine [latin doctrina], souvent se résout en rien : car si on la doit réduire et amener à l’action, et à son habitude parfaite, elle n’est pas contente, comme j’ai dit, de la nature seule, mais a besoin de l’usage artificiel et de la raison, laquelle purifie et éclaircisse cette âme, en lui levant le ténébreux voile d’ignorance de laquelle quasi toutes le fautes des hommes procèdent.

24Les deux fois, l’abito n’est pas la même chose que la consuetudine, mot qui lui-même varie assuefare un peu plus haut. Le raisonnement est simple. L’abito ou habitus est un résultat, c’est le terme d’un parcours. On y parvient grâce à ce que Chappuis en 1580 nomme soit « l’usage » (n° 3) soit « l’usage artificiel » (n° 4), en évitant soigneusement le mot de coutume qu’emploie ici le traducteur moderne. Chappuis a raison. Son mot usage est un renvoi précis et précieux à l’idée d’usus.

  • 22 C’est la différence fondamentale avec l’habitus selon Bourdieu : l’ouvrier...

25Dans la trilogie natura, ars (ou doctrina), usus, le dernier terme pourrait être rendu par « entraînement » . Nous sommes bien en effet dans le vocabulaire propre aux champions, ou à l’héroïsme. L’entraînement a une finalité, et il se fait sous la direction d’un maître, qui explicite ou objective les consignes. C’est une pratique tendue explicitement vers un but d’amélioration, alors que la coutume n’a pas un tel but, ou même n’a pas de but. L’emploi que nous avons vu de costume le confirme (n° 1). Apprendre la musique dès l’enfance induit « un novo abito bono ed un costume tendente alla virtú » , ce que Chappuis rend par « une nouvelle et bonne habitude, et une manière de faire tendant à la vertu » . La coutume est un entraînement si et seulement si elle « tend » , si elle a une finalité. Cette précision signifie à l’inverse que la coutume en soi ne tend nulle part. Lorsqu’elle nous mène quand même quelque part, c’est à son insu, sans y penser et sans notre participation active. Cela justifie alors la dénonciation violente de la coutume chez Montaigne, pour qui sa tyrannie est l’inverse même de la vertu : devenir vertueux insensiblement est impensable.22 L’entraînement ou « usage » nous fait devenir vertueux de façon graduelle, comme la coutume, mais en toute conscience et volonté. Le champion ne devient pas champion sans s’en rendre compte ; il en va de même pour le héros. Nous retrouvons ici l’idée que ses œuvres sont des exploits, ou en latin des labores. Les labeurs guerriers ne sont pas un travail au sens moderne, ce sont des épreuves qui prouvent notre vertu. Du reste, épreuves est aussi le mot employé pour désigner les compétitions sportives.

  • 23 Politiques, VII, 15, 7, 1334a6-12, avec phusis, logos, ethos (trad. Leonar...

  • 24 Latin exercitium ou exercitatio, et esercizio chez Castiglione. Askèsis a ...

  • 25 Politiques, VII, 15, 7, 1334a6-12 (trad. J. Aubonnet, Paris, Les Belles Le...

26Nous comprenons alors mieux la formule étrange mais précise de Castiglione, l’«  artificiosa consuetudine e la ragione » . Elle est non moins étrange chez Chappuis, l’«  usage artificiel et la raison » . En revenant à Aristote, nous la comprendrons encore mieux, de façon cette fois conceptuelle. Chez ce dernier, la trilogie se dit en effet phusis (pour natura), logos ou didakhè (pour ars ou doctrina), et enfin, pour usus, ethos, avec un epsilon à l’initiale, à ne pas confondre avec l’èthos rhétorique, qui commence par un èta.23 Ce mot ethos est régulièrement rendu par habitude dans les traductions modernes d’Aristote, et par consuetudo ou assuetudo dans les traductions latines ; Aristote lui-même varie ethos par askèsis, l’«  entraînement » de l’athlète.24 L’«  artificiosa consuetudine e la ragione » est donc un entraînement guidé de façon active par un maître ou par une théorie qui en objective les principes, et le plus souvent par les deux. C’est un usus ou consuetudo accompagné par une ars (grec tekhnè) ou une doctrina (grec didakhè), ou encore par une ratio (grec logos) qui est, d’abord, la parole du maître avant d’être celle de la Raison. L’accompagnement par le logos reprend le « avec logos » (meta logou) de la définition aristotélicienne de la vertu, qui dit déjà que c’est l’entraînement accompagné de raison qui produit l’habitus. Le syntagme d’«  usage artificiel » affiche qu’est indispensable l’union intime des deux – pas de pratique sans théorie, pas de théorie sans pratique –, union qu’Aristote nomme une « symphonie » .25

  • 26 Les Regrets (1558), sonnet 31, 3. Par contraste, le narrateur fait un voya...

27Bref, Chappuis traduit en identifiant derrière le consuetudine de Castiglione l’ethos d’Aristote, et en identifiant ce dernier à l’usus de la trilogie latine. D’où son usage. Chappuis n’a d’ailleurs peut-être pas fait un tel raisonnement. Il a pu simplement se laisser guider par le français de son temps. Un seul témoignage suffira, celui de Du Bellay et de son fameux sonnet, « Heureux qui comme Ulysse… » Jason a conquis la toison, il s’est aguerri, a vieilli sous les armes, dans les labeurs et exploits guerriers. Ayant donc désormais acquis l’habitus du guerrier et celui du chef, courage et prudentia, il rentre au domicile paternel « plein d’usage et raison », c’est-à-dire riche d’usus et d’ars, d’ethos et de logos, l’un non séparé de l’autre. Même chose pour Ulysse de retour à Ithaque.26

  • 27 Thomas d’Aquin : voir son commentaire-paraphrase, cité dans l’éd. Tricot d...

28Comme Ottaviano paraphrase ici le premier chapitre d’EN II, le texte grec d’Aristote permet de préciser encore. L’ethos qui a donné éthique n’est ni la coutume, ni l’habitus, mais, entre les deux pour ainsi dire, l’entraînement. Celui-ci instaure la dimension du temps, et permet d’expliquer que les vertus ne naissent pas en nous de façon naturelle et qu’en même temps elles ne sont pas en nous contre nature. La vertu morale est « produite par l’entraînement » , « èthikè ex ethous » (EN II, 1, 1, 1103a15). Les vertus ne sont donc « en nous ni par un effet de la nature, ni contrairement à la nature » , ou dans la paraphrase de Thomas d’Aquin, « non sunt in nobis a natura, neque sunt nobis contra naturam » ; nous sommes « naturellement prédisposés à acquérir les vertus morales, à condition de les perfectionner par l’entraînement » (ethos ; EN II, 1, 3).27 Suit le passage sur la pratique, c’est en bâtissant qu’on devient architecte, « c’est à force de pratiquer la justice que nous devenons justes » (II, 1, 4, pratiquer rendant prattontes, la praxis). De même, c’est par les bonnes habitudes ou entraînements (ethos) que les lois forment les citoyens à la vertu. EN, II, 1, 7 : « S’il n’en était pas ainsi, on n’aurait pas le moins du monde besoin des leçons d’un maître, et l’on serait de naissance bon ou mauvais spécialiste. Il en va de même des vertus. » C’est chez Ottaviano le tout début de IV, 13.

29Ce qu’Ottaviano ajoute à ce premier chapitre d’EN II, c’est le mot et l’idée mêmes d’habitus, d’abito. « D’abord nous mettons en œuvre les vertus » (ou les vices) : c’est l’entraînement, l’usage répété. « Ensuite nous sommes vertueux » (ou vicieux) : c’est l’habitus. Être vertueux, c’est donc être parvenu au terme du parcours, de l’entraînement. À ce moment-là, le vertueux, en courage ou en justice, n’a plus besoin de maître, parce qu’il a atteint la stabilité parfaite de l’habitus. Il est passé maître, maître en courage ou en justice. Il est donc parvenu « all’abito suo perfetto » , à la perfection ou accomplissement de son habitus. Mais avant d’en arriver à ce sommet, il lui faut impérativement un maître, un pédagogue, ou les lois qui en tiennent lieu. Tout cela est de bonne doctrine aristotélicienne, mais marque aussi, à l’évidence, qu’Aristote a été repensé pour ainsi dire « de l’intérieur » .

Occurrence 4 bis

30Ottaviano a signalé dans l’emploi n° 3, de façon incidente, que son descriptif de l’habitus valait aussi pour les vices : « nous mettons en œuvre premièrement les vertus, ou les vices, et puis nous sommes vertueux ou vicieux. » Il n’en dira pas plus sur l’habitus dans le mal, et sa répugnance est elle aussi très typiquement aristotélicienne. Le champion dans le mal n’est pas au programme. Mais Castiglione avait évoqué ce cas avant l’édition de 1528. Ce sera pour nous une occurrence supplémentaire d’abito, également éclairante. L’édition de 1528 évoque, à IV, 9, les princes d’aujourd’hui qui sont corrompus « dalle male consuetudini » ( « par les mauvaises habitudes » , trad. Pons ; « par les mauvaises coutumes » , trad. Chappuis, 532). Auparavant, dans la Seconda redazione, Castiglione allait plus loin de ce côté.

31Les actuels chapitres IV, 25-26 y étaient remplacés par un seul chapitre 25. Là on parle de l’habitus dans le mal des princes de notre temps, et il faut mesurer l’extrême violence qu’ajoute alors l’emploi d’abito. C’est une chose de dire que les princes ont de mauvaises habitudes, ethos ou usus (consuetudini). C’en est une autre de dire que cet usus a produit un habitus, un champion ou héros négatif. On vient de parler de la question de savoir si le Prince doit préférer la vie contemplative à la vie active (210-211, l. 4-14 ; ma traduction) :

[n° 4 bis, IV, 25] gli principi de’ nostri tempi hanno fatto così fermo abito nel male, che sono alla condizione degli ptisici inveterati, e così come molti infermi fuggono tutti gli cibi salutiferi per la lor sanità et amano gli contrarii, così essi aborriscono tutti gli ragionamenti, ricordi, admonizioni, conversazioni, per le quali potessero sanarsi dalle infirmitati dell’animo et appetiscono il contrario ; e per fuggire totalmente ogni buon consiglio stanno rinchiusi in compagnia di scelerati uomini inventori di disonesti pliaceri, et in ciò pongono ogni suo studio e cura : e questa è la lor vita contemplativa, la qual poi riducono in atto publicamente e senza vergogna.

  • 28 Littéralement «ont fait» , voir plus bas (n° 5) « farne abito « : je tradu...

Les princes de notre temps ont acquis28 un habitus si ferme dans le mal, qu’ils sont comme les phtisiques invétérés : de même que beaucoup de malades fuient toutes les nourritures salutaires et aiment leurs contraires, de même ces princes abhorrent tous les raisonnements, rappels, admonitions, conversations, par lesquels on pourrait les guérir de leur maladie de l’âme et ils ont appétit du contraire ; et pour fuir totalement toute espèce de bon conseil ils s’enferment avec une seule compagnie, celle de scélérats qui leur inventent des plaisirs malhonnêtes, ce qui absorbe toute leur attention, tous leurs soins : et cela, c’est leur « vie contemplative » à eux, laquelle ensuite se manifeste au grand jour par des actes dont ils n’ont aucune vergogne.

  • 29 La suppression de ce passage en 1528 s’explique sans doute par la volonté ...

32La fin du passage est d’une ironie amère, on nous décrit une sorte de retraite spirituelle dont tous les signes sont inversés. Nous sommes bien face à un habitus et pas seulement à une consuetudine, puisque cet abito est « ferme » ( « fermo » , c’est le « firma » vu chez Quintilien). Le Prince n’écoute pas les bons ricordi, mais les mauvais : nous avons aussi vu ce mot, c’est celui par lequel Ottaviano décrit à IV, 13 le bon maître qui réveille en nous les vertus morales « par sa science et ses bons conseils » , « con dottrina e boni ricordi » . En lieu et place du bon maître, le Prince a de mauvais maîtres, ces scélérats qui l’enferment dans une vie contemplative à leur manière, un gymnase ou couvent où le Prince est reclus (rinchiuso) et s’entraîne assidûment au mal. Entraînement réussi, puisque, à terme, le Prince a acquis l’habitus du vice, et cela de façon « invétérée » . L’adjectif est terrible, car nul retour en arrière n’est possible. Mais il dit aussi très exactement la temporalité ou chronologie générale : de l’enfance à la vieillesse ou âge adulte, en passant par l’âge des maîtres (bons ou mauvais).29

Occurrence 5

33La dernière occurrence, toujours dans la bouche d’Ottaviano, revient à plus d’optimisme, et au héros positif. Elle confirme ce que nous avons compris nous-mêmes : le chemin qui va de la consuetudine à l’abito, qui va donc de l’ethos ou usus à l’habitus. Consuetudine se dit d’ailleurs ici uso ( « mettere in uso » ). La fin de IV, 45 pose qu’«  (i)l y a donc beaucoup de princes qui seraient bons, si leurs esprits étaient bien cultivés » , c’est-à-dire si idéalement ils avaient pour maître le Courtisan lui-même idéal envisagé par Ottaviano. Ce dernier poursuit :

  • 30 Ni Meier ni Barberis ne disent où cela a déjà été dit ; la Seconda redazio...

  • 31 Maier, n. 1 : «Attegiamenti e abitudini insieme» . Barberis, n. 1 : «I com...

  • 32 Maier, n. 2 : «È un concetto aristotelico : cfr., per es., Politica, lib. ...

  • 33 Peut-être au sens de la facilitas dont parle Quintilien : voir supra. Non ...

  • 34 Voici le texte correspondant de la Seconda redazione (217 ; elle passe dir...

[n° 5, IV, 46, tout début] E perché, come già avemo detto30, tali si fanno gli abiti31 in noi quali sono le nostre operazioni, e nell’operar consiste la virtú32, non è impossibil né maraviglia che ’l cortegiano indrizzi il principe a molte virtú, come la giustizia, la liberalità, la magnanimità, le operazion delle quali esso per la grandezza sua facilmente33 po mettere in uso e farne abito ; il che non po il cortegiano, per non aver modo d’operarle ; e cosí il principe, indutto alla virtú dal cortegiano, po divenir piú virtuoso che ’l cortegiano34.

[Trad. Pons] Et parce que, comme déjà nous avons dit, nos habitudes sont ce que sont nos opérations, et que la vertu consiste dans l’opération, il n’est pas impossible ni étonnant que le Courtisan entraîne le Prince à de nombreuses vertus, comme la justice, la libéralité, la magnanimité, que grâce à sa grandeur il peut aisément mettre en pratique jusqu’à en prendre l’habitude, ce que ne peut le Courtisan, parce qu’il n’a pas le moyen de les mettre en œuvre. C’est ainsi que le Prince, amené à la vertu par le Courtisan, peut devenir plus vertueux que le Courtisan.

[Trad. Chappuis, 601] Et pource (comme déjà nous avons dit) que nous prenons habitude telle que sont nos œuvres et actions, et qu’en l’action ou œuvre consiste la vertu […] lesquelles, au moyen de sa grandeur, il peut aisément pratiquer, mettre en usage et s’en acquérir l’habitude : ce que ne peut le Courtisan, pour ce qu’il n’a le moyen de les mettre en œuvre ou les employer.

34Nous retrouvons ce qu’Ottaviano avait en effet dit supra, à IV, 12 : « prima operiamo le virtú, poi siam virtuosi » (n° 3), et ici « tali si fanno gli abiti in noi quali sono le nostre operazioni » . Nous retrouvons aussi le « èthikè ex ethous » d’Aristote (EN II, 1, 1, 1103a15). La formule « nos habitus sont ce que sont nos opérations » a le même style maxime ou mnémotechnique que celle d’Aristote. Toutes deux tiennent du motto, du credo, de la phrase-culte du professeur. D’abord l’usus, l’operazione. Ensuite l’habitus. D’abord « mettere in uso » , « mettre en usage » (Chappuis). Ensuite « farne abito » , « s’en acquérir l’habitude » .

35On mesure à quel point, dans cette dernière occurrence, on atteint à force de densité le comble du jargon. Ce n’est compréhensible que pour qui a suivi le raisonnement philosophique propre à la doctrine aristotélicienne de l’habitus. Mais ce comble est aussi un sommet. Le parfait Courtisan sera ce pédagogue qui formera le Prince lui-même parfait. L’élève surpassera le maître, il doit même impérativement le surpasser. La réponse est là encore dans cette idée préalable de mise en œuvre, d’opération, d’entraînement. L’exemple de la libéralité est ici particulièrement éclairant. Selon Aristote, ne peut être libéral que celui qui dispose d’une immense fortune à distribuer. Le courtisan moyen ne saurait donc pratiquer la libéralité, s’y entraîner et a fortiori en acquérir l’habitus. Sans consuetudine pas d’abito. Le processus pour lui est enrayé dès le début. Le fait que cet inférieur en vertu soit quand même le maître de son supérieur pourrait apparaître, à ce point ultime, comme une contradiction invalidant tout le raisonnement. Mais une réponse rapide est dans l’image des Jeux olympiques qu’a employée Aristote. Grâce à la théorie de l’habitus, le maître comprend de l’intérieur comment le Prince peut accéder à ce sommet pour lui inaccessible, et ce dernier peut donc, comme les champions sportifs, avoir un maître ou entraîneur qui serait bien incapable de monter sur le podium.

36Ces cinq ou six occurrences d’abito au sens d’habitus nous ont ainsi fait parcourir le Courtisan, en restituant son passage en somme étrange du mineur au majeur : de la musique et autres arts d’agréments aux plus grandes vertus morales ; de la vulgate ou vademecum aristotélicien pour honnête homme à une discussion technique compréhensible par les seuls initiés. Or, si l’habitus est chez Aristote le cœur de la définition de la vertu morale, le concept a quelque chance de nous faire parvenir au cœur de la pensée de Castiglione. De ce point de vue, la chute de notre cinquième occurrence d’abito sur la magnanimità ou grandeur d’âme me paraît riche de signification : le Prince peut acquérir l’habitus de « la justice, de la libéralité, de la magnanimité » . Il me semble qu’avec ce mot, l’auteur lève un lièvre, qu’il nous donne comme un indice sur ce qui est l’enjeu du livre, sur sa dimension polémique.

II. La magnanimité : grandeur et visibilité de la vertu

37Après avoir donné la parole à Ottaviano et Federico, il nous faut maintenant restituer dans sa dignité le point de vue de Gasparo. Les affirmations du Courtisan étant une réponse à ce point de vue préalable, on ne peut voir la portée polémique de la réponse si on ne détermine pas exactement ce que pense l’adversaire.

38Pour Gasparo la grandeur de la vertu ne va pas sans sa visibilité éclatante, et cette position très classique fait consensus (1). Le dissensus porte sur le mépris des autres que cela implique (2). Le problème étant ainsi posé, en réponse la solution de Federico est de défaire le lien entre grandeur et éclat (3). Sa proposition de lier grandeur et absence d’éclat est entièrement nouvelle ; elle est évidemment scandaleuse pour Gasparo. Le point essentiel pour nous est que Federico la déduit de la théorie même de l’habitus. De là (4), nous en viendrons à la sorte de visibilité pour happy few, elle-même nouvelle, que permet une telle application de la théorie.

1.

39Le consensus porte sur l’éminente valeur du courage à la guerre, qui est le critère incontournable de toute morale aristocratique. Le seigneur Gasparo est le type du capitaine pour qui la vertu est, d’abord, le courage du guerrier face à la mort, emblème simple de l’héroïsme lui-même simple. Tous les nobles qui entourent Gasparo en font, comme lui, l’emblème de la vertu. « La première profession du Courtisan » ne peut être que celle des armes, c’est ce que dit le Comte puis Federico lui-même (I, 17 et II, 8), sinon nous serions chez les petits marquis du Misanthrope. Quand le livre III veut montrer quelle Dame parfaite correspond au Courtisan parfait, et que les dames sont en vertu et héroïsme les égales des gentilshommes, il lui suffit de rappeler que bien des Lucrèce ont été prêtes à mourir pour leur honneur (III, 18).

40C’est à ce moment-là que Castiglione donne la définition de la magnanimità, de façon là encore très consensuelle. Il suit de près Aristote : grandeur et éclat. Grandeur à EN IV, 3, 14, 1123b30 : « La grandeur dans chaque vertu pourrait bien, semble-t-il, caractériser la grandeur d’âme » . Même chose à propos des Lucrèce. L’hommage à leur vertu passe par la définition non pas du courage ordinaire mais du courage extraordinaire, autrement dit de la grandeur de courage, propre aux « grands hommes » ( « grand’omini » ). La peur de la mort ne suffit pas à la définition. Il faut encore affronter la mort avec le plus grand sang-froid, lequel s’explique lui-même par le fait d’estimer l’honneur et le devoir plus que tous les dangers. La grandeur dans la vertu de courage caractérise ainsi « la vera magnanimità » . Cette grandeur à son tour ne saurait aller sans éclat, elle se donne à voir et à louer. La grandeur n’est pas faite pour rester cachée. Tout au contraire, elle doit éclater aux yeux de tous, et être payée en retour de louanges. La Lucrèce qui a fait preuve de vraie magnanimité a « montré de la grandeur d’âme » ( « mostrato grandezza d’animo » ), et l’a montrée aux yeux du monde, par « des actions dignes de louange infinie » .

  • 35 EN, IV, 3, 15 ; dit par Federico à II, 8. 

  • 36 «L’héroïsme cornélien et l’éthique de la magnanimité» , Héros et orateurs....

41Le modèle est, on le voit, très simple. Les honneurs ou les éloges sont le salaire de la vertu35, et réciproquement la vertu réalise des exploits pour obtenir honneurs et éloges. C’est le système des Jeux Olympiques, dont la simplicité fait la robustesse. La vertu paie, elle est rentable, les efforts des champions sont payés de retour. Comme le dit au XVIIe siècle un des jésuites italiens cités par Fumaroli, « l’œuvre et la gloire sont inséparables » .36 On est aux antipodes de toute idée de dissimulation, ou même de sobriété dans les apparences. La robustesse du système fait que les apparences ici ne sauraient être trompeuses. La magnanimité est ce moment où la vertu est si grande qu’elle éclate, qu’elle ne peut plus se cacher. Tout alors respire l’air de sa grandeur. Cela resplendit, on est dans le registre de l’évidence triomphale, au sens même du latin euidentia ou du grec enargeia. L’union de la grandeur et de l’éclat définit ainsi le grandiose.

  • 37 Voir en dernier lieu sur ce thème Martino Menghi, L’etica della temperanza...

42C’est là l’antique morale aristocratique ou héroïque, qui est tout aussi bien aristotélicienne que platonicienne.37 Les apparences ne sauraient y être trompeuses, car tout repose sur une éthique et à la fois une esthétique de la sincérité absolue.

2.

  • 38 Voici les occurrences de magnanimità et de magnanimo (quand c’est l’adject...

43Une telle description du magnanime ne va pourtant pas sans poser problème. Après le consensus nous pouvons venir maintenant au dissensus. Les jésuites auxquels recourt Fumaroli ont tellement christianisé Aristote qu’ils passent un peu vite sur ce sombre côté. Castiglione est plus âpre, plus critique, mais comme il l’est à sa manière éminemment discrète, nous risquons fort de ne pas le voir.38

44Le magnanime est en effet l’homme du mépris : mépris de la mort, mais aussi mépris des autres, le tout avec la plus grande sincérité ou franchise. Aristote fait un portrait radical. Le magnanime « n’exerce son mépris qu’à bon escient, car son opinion est conforme à la vérité » (EN, IV, 3, 22, 1124b5). Il s’estime lui-même à sa juste valeur. Les honneurs qu’on pourrait lui donner, il les accepte mais n’en est que modérément touché, car « ils lui reviennent de droit et restent inférieurs à sa valeur, il ne saurait exister de marques d’estime dignes de sa parfaite vertu » (§ 17, 1124a5). De proche en proche, cet être hors du commun voit le monde entier du haut de sa grandeur, « les gens de cette sorte semblent regarder tout de haut » (fin du § 19, 1124a20). Le magnanime est foncièrement hautain, superbus.

  • 39 Voir déjà à II, 30 la description de «certains qui semblent mépriser le mo...

45Les livres I et II du Courtisan soulignent, par la moquerie, ce qu’il y a là de profondément asocial. Il faut attendre II, 38 pour apercevoir le portrait en pied du magnanime, le mot même de magnanimo étant soigneusement évité.39 Le portrait est d’abord positif : « Et pour conclure, je dis qu’il serait bon que le Courtisan sût parfaitement ce que nous avons dit lui convenir, de sorte que toutes les choses possibles lui fussent faciles » (c’est ce sommet qu’est la facilitas), « et que chacun s’émerveillât de lui, et lui de personne » (ce qui identifie le magnanime). Suit le portrait par la négative :

étant entendu néanmoins que chez lui on ne doit pas trouver cette froideur superbe (« durezza superba » ) et inhumaine qu’ont certains, qui font montre de ne s’émerveiller jamais des choses que font les autres, parce qu’ils présument les pouvoir mieux faire ; en se taisant, ils les méprisent comme indignes que l’on en parle, et ils veulent en quelque sorte signifier qu’il n’y a personne, je ne dirai pas qui les égale, mais même qui soit capable de comprendre la profondeur de leur savoir.

  • 40 On pourrait bien sûr appliquer à ce passage de Castiglione la distinction ...

46Toutes ces « manières odieuses » rappellent Aristote : le « magnanime ne parle pas d’autrui » , il « n’est pas complimenteur » (§ 31, 1125a5). Il est donc peu fait pour la dissimulation, honnête ou pas, que prône un Federico : « c’est une nécessité pour lui de montrer ouvertement ses haines et ses amitiés ; la dissimulation [to lanthanein] indiquerait la lâcheté. Il se préoccupe plus de la vérité que de l’opinion ; il parle et agit toujours à découvert. Sa franchise [la parrhèsia] vient de son dédain » (§28, 1124b25).40

  • 41 Pour reprendre I, 8. Le jeu qu’y propose Cesare Gonzaga est que chacun dis...

  • 42 Au livre I : 27, 44 ; au livre II : 6, 7, 8, 15, 22.

  • 43 Car «qui se sent habile homme, quand il voit que par ses œuvres il n’est p...

47À défaut de parler des autres, le magnanime parle de lui, au moins chez Castiglione. Sa franchise l’amène à se louer lui-même, avec une ingénuité qui prête là aussi le flanc à la moquerie. La première fois que le Courtisan nous peint un vaillant capitaine à la Gasparo, aussitôt une fine dame le raille, parce qu’il refuse de danser, au motif que son métier est, dit-il laconiquement, « combattre » (I, 17). Laconiquement c’est-à-dire avec hauteur, en magnanime peu soucieux d’accommodement. Sa grandeur est incommode, ses exploits de géant l’empêchent d’être poli. Son mot est en fait une « étincelle de folie » qu’on voit sortir de lui, étincelle qui le juge, qui révèle à quel point son âme frise l’hubris.41 Ce courtisan, et nombre d’autres,42 pratiquent sans y penser ce qui est nommé ici « l’impudente louange de soi-même » . Mais Gasparo, précisément, justifie aussitôt l’auto-éloge : « les gens qui excellent en quelque chose que ce soit » , c’est-à-dire les magnanimes, « se louent eux-mêmes » , pour ne pas être frustrés de l’honneur qui leur revient.43 Leur grandeur de superbi éclate dans la moindre de leurs paroles, comme, sur le champ de bataille, dans leurs actions d’éclat. Ils se moquent des autres, mais très sincèrement, en méprisant leurs réactions, tout occupés qu’ils sont à la pure affirmation de leur propre valeur.

48Ce mépris grandiose se retrouve jusque dans la fameuse questione della lingua, absente des premières rédactions du Courtisan. La question générale est de savoir si l’italien moderne doit suivre un modèle, et si oui, lequel. Ceux qui ne veulent pas entendre parler d’imitation y mettent en avant que les très grands écrivains ou artistes, Homère ou Michel-Ange, n’ont jamais imité personne, ou à tout prendre n’ont imité qu’eux-mêmes. « Nombreux sont ceux qui n’imitent personne et qui néanmoins parviennent au souverain degré de l’excellence » (I, 37). Ne pas imiter est de nouveau affaire de « hardiesse » et de « mépris » (I, 30, fin). C’est encore un réflexe de magnanime. Moi, imiter ? Mais pour qui me prend-on ? Le magnanime ne se reconnaît pas de maître.

49Pour la théorie bien simple de l’héroïsme, la Cour devient alors un lieu compliqué, car elle est peuplée de magnanimes. Ce qui complique, ce sont les autres. Le romantisme ingénu de la magnanimité pourrait au total se redire de façon très économique avec les catégories de René Girard. Affirmer avec hauteur sa propre grandeur est forcément heurter les autres nobles, qui ont le même désir. Le début du Courtisan évoque une crise radicale, où la concurrence des égos règne en maître, dans une compétition féroce pour la première place. Le magnanime y est le « médiateur interne » , à la fois modèle et obstacle de ses rivaux, et la sortie de la crise passera par ce « médiateur externe » qu’est le Prince idéal du livre IV, le seul qu’on puisse imiter sans se détruire, en imitant non ses exploits mais son habitus.

50Les livres I et II dressent ainsi, « en creux » , un portrait moqueur, en se gardant bien de nommer la magnanimité, de façon typiquement habile, avec clin d’œil complice aux initiés. Ne pouvant attaquer le mépris face à la mort, la moquerie attaque le point faible, le mépris des autres.

3.

51Mais Federico n’en reste pas à la moquerie. Face au problème posé, il a une réponse plus philosophique. Il prône une grandeur sans éclat, sobre, qui défasse le lien entre grandeur et visibilité éclatante – mais non entre grandeur et visibilité.

52Certes, dit Federico, « les œuvres louables parlent » , mais elles parlent bien plus haut si la valeur « se tait sur elle-même » , si elle ne pratique pas l’auto-éloge (II, 22). En identifiant visibilité et parole, Federico souligne que les œuvres s’adressent à un destinataire, il fait surgir les « assistants » (les « circunstanti » de I, 28). Comme on dit aujourd’hui, toute parole est « adressée » , et, de même, toute visibilité. Pas de visibilité sans public. Les assistants sont les grands absents de la théorie si simple de l’héroïsme grandiose. Or, si Federico attire notre attention vers les spectateurs présents dans la salle, c’est pour distinguer deux types de public, le grand et le petit.

53Le héros grandiose s’adresse à une foule indistincte. Il parle par ses exploits, mais il ne se soucie pas des circonstances, du decorum, c’est-à-dire de savoir à qui et quand et comment il parle. La scénographie dans laquelle il se place instinctivement ressemble à celle des Jeux Olympiques. Les spectateurs sont constitués comme une masse, une multitude, qu’il va impressionner par des exploits retentissants. Les apparences y ont l’autorité d’une apparition, voire d’une théophanie. Un être hors du commun se montre au commun des mortels, il donne à voir ce qu’il a d’exceptionnel. Se vivant comme sortant du lot, il voit le reste du monde comme un bloc. Dans le vocabulaire d’Aristote, il nous voit comme des polloi, tous confondus dans une indistinction fondamentale. En fait de public, il nous constitue comme le grand public.

54Federico propose pour la Cour une autre scénographie. La parole s’y adressera à un public choisi, restreint. Comme le dit Saccone (51-52) dans un développement remarquable, la sprezzatura a besoin d’un « club degli happy few » , c’est un clin d’œil complice qui « fa appello a chi sa vedere » . Ce qui marche avec le grand public ne marche pas avec le club, et réciproquement. Face à des spectateurs choisis, distingués et non indistincts, le spectaculaire ne saurait être le même. Il relève de l’élégance c’est-à-dire du choix, latin eligere ou electio : la distinction des manières s’adresse à ces personnes « distinguées » que sont les « personnes de qualité » .

55Les apparences dans un cas relèvent de l’évidence triomphale, et dans l’autre de l’évidence discrète. Tonnerre d’un côté, murmure de l’autre. S’il y a spectateurs et spectateurs, il y a donc aussi spectaculaire et spectaculaire. Au grand public, le spectaculaire avec éclat, c’est-à-dire à proprement parler ce que nous appelons aujourd’hui spectaculaire. Au public restreint, un spectaculaire sans éclat, moins aisé à concevoir.

56Pourquoi faudrait-il préférer le public restreint au grand public ? La description de la Cour comme un club select est en soi très satisfaisante, elle répond à l’intuition pour ainsi dire sociologique sur ce type de groupes. L’assimilation de la sprezzatura à l’understatement de l’aristocratie anglaise va dans le même sens : club, et club anglais, réservé aux few. Mais ce constat de fait n’est pas un argument, et en tant que tel il prête lui aussi le flanc à la critique, qui moquera les réflexes de groupe d’une coterie de privilégiés, sur le thème de l’asinus asinum fricat. Federico doit donc fournir une raison philosophique de préférer le petit nombre au grand public.

  • 44 Les grands livres d’éthique, I, 25, 1192a1, traduction Catherine Dalimier,...

57Cette raison, c’est la théorie de l’habitus qui la lui donne. Car la restriction au petit nombre correspond exactement au cercle herméneutique que suppose l’habitus. On est dans une scénographie semblable. Pour bien juger par exemple de la prudentia, il faut soi-même être un maître en prudentia, un prudens. Pour bien juger du courage, il faut soi-même être un courageux ; etc. Ce cercle herméneutique se retrouve à propos de la magnanimité. L’honneur recherché, dit Aristote dans les Magna moralia,44

n’est pas l’honneur qu’on recherche auprès de la foule [polloi] mais celui qu’on recherche auprès des hommes vertueux […]. En effet, sur la foi de leur savoir et de leur discernement, les gens vertueux [spoudaioi] accordent leur estime de façon correcte. On voudra donc de préférence être estimé par ceux qui savent avec nous qu’on est digne d’estime.

58Federico donne la même description de l’exploit militaire, qui cherche un public restreint (II, 8) :

Par notre règle [celle qu’il a posée des « circonstances » ], on pourra aussi comprendre que le Courtisan, quand il se trouve dans une escarmouche, un assaut, ou une bataille rangée […] doit sagement tâcher de se séparer de la multitude, pour faire en la moindre compagnie qu’il pourra les choses signalées et hardies qu’il a à faire, et à la vue de tous les hommes les plus nobles et les plus excellents qui soient dans l’armée, principalement en la présence et, s’il est possible, sous les yeux mêmes de son roi […].

59Cette séparation d’avec la multitude ou polloi revient à changer de public, même à la guerre, et pas seulement à la Cour. 

  • 45 «J’écris mon livre à peu d’hommes» (Essais, III, 9, 982 dans l’éd. Paris, ...

60Pareille séparation est le geste préconisé par le Courtisan. Le cercle herméneutique s’incarne en un cercle concret d’initiés, et lui donne son bien-fondé, sa justification. Si Montaigne s’adresse lui aussi aux few ou en latin aux pauci, la raison qui justifie cet élitisme est la même : il veut être estimé par ceux qu’il estime.45 Du point de vue des initiés à l’habitus, la théorie grandiose de l’héroïsme s’adresse un peu trop au grand public. Elle revient à « nous » traiter en polloi, en multitude. Elle veut en imposer à notre jugement, le priver de sa liberté. C’est une offense impardonnable. À force de vouloir prouver sa valeur, de rappeler ses exploits quasi-divins, le vaillant capitaine nous traite comme si nous faisions partie du commun des mortels, nous qui nous vivons comme le club select, le seul apte à juger de la vraie valeur.

4.

61À partir de ce distinguo généralisé – deux sortes de spectacles, de spectateurs et de spectaculaire –, Federico en vient à définir un type nouveau de spectaculaire, ainsi qu’un nouveau régime des apparences.

62Le critère qui fonde le distinguo est donc la connaissance ou non de l’habitus. La multitude des polloi est aussi la multitude des profanes. N’étant pas initiés à l’habitus, ils ne sont pas du métier, ou pour le dire en latin ils ne sont pas des docti. Ce qui les impressionne, ce sont les « morceaux de bravoure » si bien nommés. Ce qui impressionne les gens du métier, c’est ce qu’il a fallu d’entraînement acharné pour arriver à la perfection. Eux sont sensibles aux moments de grâce, moins bruyants, où rien ne se voit, où tout disparaît discrètement dans l’aisance suprême. La grâce des gestes les plus simples, du bon danseur ou du bon cavalier, leur donne non pas à voir mais à entrevoir la merveille quasi divine de la firma facilitas, d’une maîtrise telle que les choses difficiles paraissent faciles.

  • 46 Sprezzare signifie «mépriser, déprécier» ; Chappuis rend sprezzatura par «...

63Armé de cette idée nouvelle – défaire le lien entre grandeur et éclat –, le Courtisan invente des spectacles nouveaux, et même un mot nouveau et affiché comme nouveauté, sprezzatura ( « una nova parola » , I, 26). À public choisi, grâces exquises. Ce sont la sprezzatura et autres tromperies louables, qui s’adressent seulement « à qui sait voir » . La grâce discrète est ainsi spectaculaire, mais d’une manière entièrement paradoxale. C’est du spectaculaire sobre, pour les seuls initiés. C’est un éclat voilé, avec effet de sourdine. La sobriété et la sourdine sont « adressées » , elles font toute leur place aux spectateurs, à leur jugement de juges distingués. Loin d’être un signe de modestie, elles sont élitistes dans leur principe. Elles invitent les élus, et eux seulement, à remonter du visible à l’invisible, selon le principe sublime du per visibilia ad inuisibilia. Le mot de sprezzatura ne peut d’ailleurs que faire plaisir aux magnanimes à qui elles s’adressent, puisqu’il parle par son étymologie de mépris sublime, ici celui des règles.46

64Federico crée ainsi un nouveau régime des apparences, autre nouveauté si frappante du Courtisan. Gasparo ne s’y fait pas, il restera jusqu’au bout l’homme de l’ancien régime. Il ne voit que « tromperie » dans la dissimulation honnête que vante Federico, et que celui-ci définit comme un « art » ou artifice accompagné de bon jugement ( « arte […] compagnata da bon giudicio » , II, 39, fin). Or pour Gasparo un homme de bien ne saurait tromper. Federico a beau lui répondre qu’en ce cas c’est une tromperie louable, on sent que Gasparo n’est pas convaincu par cet oxymore, et que pour lui un artifice ne peut être qu’artificiel. Hors du système simple de l’héroïsme, les apparences ne peuvent être que trompeuses. Non pas superficialité mais supercherie. Tout à son éthique et esthétique de la sincérité absolue, l’ancien régime des apparences identifie sincérité et nature, et donc art et insincérité.

65Pour Federico, ce n’est plus là simplicité mais simplisme. Première thèse : l’art n’est pas antinomique de la nature. Seconde thèse : les apparences travaillées par l’art ne sont pas antinomiques de la sincérité. Les arguments en faveur de la première thèse sont classiques. L’art, comme la grâce, ne contredit pas la nature, il l’accomplit, il la parachève, selon le sens propre du latin perfectio. Il n’est pas un moins, mais un plus. Les arguments en faveur de la seconde thèse étaient aussi classiques, même s’ils sont moins connus aujourd’hui. Federico les rappelle à Gasparo avec un mot dont nous ne percevons plus la portée, celui d’ornement.

66La dissimulation honnête « est plutôt un ornement » ( « ornamento » , II, 40, début). Federico développe l’analogie avec le travail de l’orfèvre qui « ajout(e) grâce et ornement » à une pierre précieuse, en la sertissant. L’ornement, ici la sertissure, est fondamentalement double. Il est l’interface entre le monde intérieur et le monde extérieur, entre moi et les autres. L’explication de Federico va de l’intérieur à l’extérieur. La pierre est belle d’elle-même : sa pureté et beauté sont du côté de l’intériorité, de la nature profonde, elle est de la plus belle eau. Le travail de l’orfèvre est du côté de l’extériorité, il présente la pierre aux autres sous son plus beau jour. En mettant en valeur sa valeur intrinsèque, il ne la déforme pas. Elle était belle avant lui, elle l’est encore plus après. L’orfèvre a embelli ce qui était déjà beau, magnifié ce qui était déjà grand. L’ornement est un faire-valoir, il transforme le beau en magnifique. Le travail de l’artiste n’a donc pas pour but de masquer un défaut, mais de rendre encore plus visible une qualité déjà là. Là encore, c’est un plus, pas un moins.

67Voilà de quoi contenter Gasparo. Mais l’interface étant double, nous pouvons doubler l’explication de Federico par son inverse, qui est pour ainsi dire le revers de la médaille. Le premier mouvement, de l’intérieur à l’extérieur, revient à s’exprimer, ex disant la sortie de soi. Mais de la sorte on s’expose, on livre son moi aux autres. En se donnant à voir, on se donne aussi à examiner. La pierre une fois sertie attire l’attention, elle entre dans un marché, elle est passée au crible d’un jugement, et alors gare à elle si elle présente un défaut qu’on n’avait pas vu au départ, et que les connaisseurs verront. De l’extérieur vers l’intérieur, la sincérité est nécessaire pour passer l’examen avec succès. Il en allait ainsi dans l’idée ancienne du théâtre des exploits. Le roi et les nobles qui assistent à vos prouesses verront clair en celles-ci, et sauront distinguer entre ce qui relève du vrai courage et ce qui témoigne ou de votre vain désir de paraître ou de votre témérité. De l’extérieur vers l’intérieur, la sincérité est la transparence de ce qui s’expose. De l’intérieur vers l’extérieur, elle est la pureté de ce qui s’exprime. Dans tous les cas, c’est affaire de sincérité. Travailler par l’art les apparences ne les rend pas trompeuses, mais plus visibles et plus lisibles.

  • 47 EN IV, 3, 16, 1124a1 : «kosmos tôn aretôn» (Argyropoulos : ornamentum virt...

68De la belle eau de la pierre à la belle sertissure, tout coule ainsi de source, de façon naturelle c’est-à-dire sincère, transparente. Il en va de même pour cette sertissure qu’est, si l’on peut dire, la sprezzature. Le nouveau régime des apparences reste dans la continuité naturelle entre l’être et l’apparaître, dans la sincérité générale souhaitée par Gasparo. Le passage sur la sprezzatura ou absence d’affectation le dit pour sa part avec l’image de la source ou fons. L’absence d’affectation est en effet décrite comme « la vraie fontaine d’où découle la grâce » ( « il vero fonte donde deriva la grazia » , I, 28), la grâce étant dite aussitôt après un « ornement » . Or l’absence d’affectation à son tour découle de la magnanimité, de la grandeur de la vertu. Poursuivons ce mouvement de remontée à la source ultime, ad fontes. La magnanimité elle aussi est un ornement, elle découle de la vertu elle-même. C’est ce que dit Aristote : la grandeur est « comme un ornement des vertus » , de chaque vertu.47 En amont, la vertu se définit par l’habitus qui découle, nous l’avons vu, de l’entraînement acharné sous la direction d’un maître, puis sans maître mais avec raison. En amont encore, l’entraînement découle du désir d’atteindre les sommets, désir qui définit la noblesse. Voilà l’origine d’où tout découle de façon continue et naturelle, sans tromperie. Le désir engendre l’entraînement, d’où naît l’habitus ou vertu, d’où naît la magnanimité, d’où naît l’absence d’affectation, d’où naît la grâce des gestes ( « onde nasca » , I, 26). Avec une telle série de médiations, on est aux antipodes du simplisme.

69De remontée en remontée, nous sommes aussi allés du plus extérieur au plus intérieur, du plus visible au plus invisible. Ad fontes, ad inuisibilia. La source est par définition naturelle. Elle est aussi discrète, parce qu’elle ne se donne pas à voir au premier venu, à la multitude, mais seulement « à qui sait voir » . Comme la fontaine naturelle dont le doux murmure apaise le locus amoenus, la source est la puissance vive et cachée de ce qui fait surgir tant de fleurs et de fruits. Une telle perception est réservée aux initiés, les nymphes des fontaines fuient se cacher quand vient le commun des mortels. Et même pour les initiés, le caché reste caché. Ils peuvent au mieux espérer apercevoir, entr’apercevoir, et certainement pas voir face à face la divinité, la nymphe dans tout l’éclat de sa nudité.

  • 48 «Gracián raisonne ainsi : Dieu a créé la splendeur resplendie avec la sple...

70C’est dire que, tout comme Gasparo et plus tard Gracián, Federico « prend l’apparence au sérieux » , pour citer Vladimir Jankélévitch.48 Ce qui le distingue de Gasparo mais non de Gracián, c’est qu’il prend aussi au sérieux les autres, ceux à qui s’adressent les apparences. La sincérité intérieure, qui relève de la nature voire du divin, doit être complétée par l’art, si humain ; la grâce divine parachèvera le tout, elle non plus ne contredit pas la nature. L’art auquel renvoient les circonstances et le decorum chers à Federico, c’est en particulier la rhétorique, qui soigne les apparences par souci du public, ce qui ne veut pas dire tromperie. C’est un surcroît de positif, pas une négativité. La sprezzatura et autres tromperies louables magnifient par leur art la magnanimité, qui elle-même magnifie la vertu. Elles sont donc l’ornement d’un ornement, comme la pierre précieuse orne la couronne royale, laquelle orne la tête du Prince.

  • 49 À I, 28, la sprezzatura «en accompagnant n’importe quelle action humaine, ...

71Au total, l’«  œuvre et la gloire » restent inséparables. Même dissociée d’avec l’éclat, la grandeur continue à être visible. Son absence d’éclat la rend invisible aux profanes, tout en la rendant plus grande encore aux yeux des initiés. Dire moins, c’est ici dire plus, selon le principe de l’emphasis rhétorique.49 La sobriété de l’éclat rend la grandeur civile, et non plus incivile, car moins occupée à se louer elle-même de façon tonitruante. L’expression de soi par les œuvres ou exploits y concilie intériorité et extériorité, au lieu de les opposer ingénument comme l’authentique et l’inauthentique.

72Nous comprenons ainsi mieux le passage étrange qui mène le Courtisan du mineur au majeur. La magnanimité est l’ornement des grandes vertus morales, celles de la praxis, tout comme la virtuosité est l’ornement des vertus « poétiques » . Cette ressemblance structurelle permet au livre I de prendre pour commencer l’exemple de vertus « poétiques » en elles-mêmes mineures pour un gentilhomme, musique, danse, voire jeu de paume, notre tennis. L’essentiel n’est pas le contenu sur lequel portera le jugement des connaisseurs. L’essentiel est de constituer en tribunal du bon goût le club select qui va juger. L’essentiel est donc de former le jugement, ce qui est aussi l’essentiel pour toute ars. Une fois le club constitué, les connaisseurs pourront même exercer leur jugement sur des objets encore plus bas hiérarchiquement. Federico généralise l’opération à l’ensemble des gestes, et même à… l’abito, cette fois au sens d’habit du courtisan. Car les moindres apparences permettent de juger, d’exercer son jugement : « les choses extérieures souvent portent témoignage des choses intérieures » , donc le courtisan au moment de s’habiller « doit réfléchir à ce qu’il veut paraître » (II, 27) ; de même, « marcher, rire […] tout cela du dehors donne souvent connaissance de ce qui est dedans » (II, 28). On reste, sur un mode très mineur, dans l’idée du per visibilia ad inuisibilia, ou du « scopra » qu’utilisait Gasparo à I, 18 (le magnanime doit « découvrir » sa valeur par l’auto-éloge), mot déjà repris pour la sprezzatura (I, 28). Le moindre geste fait signe, discrètement, pour le club des initiés qui cherche à découvrir ce que vaut l’âme de qui a grandeur d’âme.

Conclusion

73Si le but général est de civiliser la vertu incommode du magnanime, nous pouvons pour conclure situer le sentiment de séduction que j’évoquais en commençant.

74Plus on avance dans la lecture du Courtisan, plus on entre dans le cercle des initiés, et plus on se civilise soi-même. Ce schéma très simple de l’initiation au mystère est aussi celui de la paideia antique. Castiglione affronte des résistances qu’il connaît pertinemment, et il ménage une progression habile pour les vaincre, la première habileté étant de ne pas trop expliciter les résistances. Son livre suit une démarche elle-même pédagogique, c’est une œuvre de paideia. Le Courtisan parfait a pour finalité ultime de mener son Prince à la perfection de la vertu. L’auteur du Courtisan a pour finalité de mener ses lecteurs, les courtisans de son temps, à la compréhension de cette même vertu parfaite.

75Quand donc l’auteur explique comment le Courtisan doit conduire son Prince « par le rude chemin de la vertu » (IV, 10, début), il décrit aussi ce qu’il fait dans son livre. Ce rude chemin, on doit commencer par l’«  orner » , précisément ( « adornandola » ) : « en l’ornant pour ainsi dire de rameaux ombreux et en le jonchant de belles fleurs, pour tempérer l’ennui de la route pénible à celui qui n’a que de faibles forces » . Le locus amoenus initial sera meublé « tantôt par le moyen de la musique, tantôt par celui des armes et des chevaux, tantôt par celui des vers, tantôt par les propos d’amour et par toutes les manières dont ont parlé ces seigneurs » . Cela confirme que les considérations sur la musique du livre I, ou sur la danse, relevaient bien de l’ornement, de la séduction ; il en va de même, de façon éminente, pour la sprezzatura. Celle-ci est l’ornement de l’ouvrage, ou plutôt, comme la pierre précieuse sur la couronne royale, l’ornement de l’ornement. Elle est ce qui condense tout et attire tous les regards, au risque de l’hypnose. Elle est là pour produire sur le lecteur une première impression favorable, cette première impression dont Castiglione a dit l’importance (I, 16). Celle-ci s’adresse d’abord au grand public, elle est spectaculaire, elle parle à nos sens et à notre sensibilité, vu l’état post-lapsaire qui fait que nous n’avons pas d’autre accès à la réalité. Mais petit à petit « nous » membres du club discernons mieux la source secrète d’où découle sa beauté, et qui est l’habitus. 

  • 50 124, à partir du mot anempodistos, «l’excellence vécue sans entraves « (Ar...

76Il est donc essentiel de ne pas couper les ornements du début des beautés plus solides du livre IV, c’est-à-dire d’oublier ce qu’ornement voulait dire. Une telle coupure dénaturerait le projet même de Castiglione. L’euphorie que suscitent les pages sur la grâce et la sprezzatura est un avant-goût de paradis, comme les fleurs annoncent les fruits. C’est un avant-goût visible de ce que peut être la maîtrise invisible, dans les grandes vertus morales. Fruits et paradis seront au terme du cheminement, au livre IV : le bon Prince, puis la description non moins sublime d’Amour par Bembo. Décrivant la danse gracieuse du courtisan, dans des pages elles-mêmes euphorisantes, Langer écrit ainsi que c’est « une visualisation, une anticipation de ce plaisir plus noble qu’est l’exercice de la vertu : elle ne s’y oppose pas, elle la prépare » .50 Visualiser, anticiper, préparer, tous ces verbes relèvent du vocabulaire de la paideia, de cette continuité progressive qui a pour horizon le sublime de la perfection. Avant d’atteindre la perfection de la maîtrise, dans les grandes choses, on peut déjà la goûter, l’admirer et même la pratiquer, dans les petites. Le pédagogue qui mène à la grandeur d’âme ou megalopsukhè est un psychagogue.

77La séduction à l’œuvre est en somme aussi honnête que la dissimulation vantée par Federico. « En compagnie de ces invitations alléchantes » (IV, 10), il faut imprimer néanmoins « quelque habitude vertueuse » , laquelle ne saurait être encore l’habitus c’est-à-dire la fin du parcours, mais déjà l’ethos ou usus : « qualche costume virtuoso » , costume et non abito. Au total, la séduction honnête est « une tromperie salutaire » ( « inganno salutifero » ), avec l’image classique du médecin qui donne aux petits enfants le médicament amer mêlé « de quelque douce liqueur » .

78Pareille séduction, honnête et habile, est tout aussi importante que la philosophie. Castiglione a besoin des deux pour mener à bien son projet, dans cette concorde parfaite qu’Aristote nommerait symphonie. Son livre n’est pas un traité, mais une initiation à une forme de sagesse ; un livre non pas pour philosophes, mais pour gentilshommes. Le dispositif reste d’une grande fragilité. C’est la fragilité de tout cercle ou club select, et en particulier de la complicité et de l’understatement aristocratiques. Le Courtisan choisit ses lecteurs, et nous n’en sommes peut-être pas. Ce n’est en tout cas qu’une lecture superficielle qui croit que le superficiel y est superficiel, et que les grandes vertus ne sont pas au programme, au motif que Federico nous dit de soigner les apparences, c’est-à-dire de songer aussi à qui nous nous adressons.

Notes

1 Le buone e le cattive maniere. Letteratura e galateo nel Cinquecento, Bologne, Il Mulino, 1992, 74 (à propos du livre IV du Courtisan). Saccone (72) rappelle la «generica dipendenza degli argomenti di Castiglione dall’etica aristotelica» , avec renvoi à l’article pionnier d’Alfred D. Menut, «Castiglione and the Nicomachean Ethics» , PMLA, LVIII, n° 2, 1943, 309-321. Auparavant (36-37), il discute Blunt et son article «A Grace beyond the Reach of Art» , Journal of the History of Ideas, V, 2, avril 1944, 131-150 : pour Blunt, la grâce selon Castiglione est un don du ciel, et pourtant suppose un bon jugement (Saccone : «la logica dell’argomentazione certo mi sfugge» ). Ossola pose comme une évidence le néo-platonisme du Courtisan, au motif que l’ouvrage dit viser « l’idée « du parfait courtisan (Miroirs sans visage. Du courtisan à l’homme de la rue, Paris, Le Seuil, 1997, chap. 3, traduction de Dal «Cortegiano» all’» Uomo di mondo» , Turin, Einaudi, 1987). À la différence d’Ossola, Antonio Gagliardi nomme l’aristotélisme, mais soutient que Castiglione en retravaille le vocabulaire pour le rendre adaptable au platonisme, qui dominerait (La misura e la grazia : Sul «Libro del Cortegiano» , Turin, Tirrenia, 1989, en particulier 125-128). Sont du côté aristotélicien, outre la riche réflexion de Saccone : Lawrence V. Ryan, « Book Four of Castiglione’s Courtier : Climax or Afterthought ? «, Studies in the Renaissance, XIX, 1972, 156-179 (l’actuel livre IV a été très retravaillé, quand on le compare à sa rédaction antérieure : c’est donc un climax de l’ouvrage, pas un afterthought) ; John R. Woodhouse, Baldesar Castiglione : a reassessment of «The Courtier» , Edinburgh, Edinburgh University Press, 1978 ( «it is the contention of the present monograph that Castiglione’s work has more of Aristotle’s empirical approach than Plato’s idealist theories» , 137).

2 L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 1980, 89-91.

3 Penser les formes du plaisir littéraire à la Renaissance, Paris, Éditions classiques Garnier, 2009, 113-127 (sur la sprezzatura, mais surtout sur le plaisir qui accompagne l’exercice de la vertu).

4 Dédicace, 2 ; livre I, chapitre 1 ; livre II, 8, 11, 26-27-28 (l’habit du courtisan), 77 (l’habit du moine), 78 ; livre III, 2, 8 (l’habit de la dame de palais), 32.

5 Le parfait courtisan, trad. G. Chappuis, Lyon, Louis Cloquemin, 1580, 35 (sur Google ; je modernise les graphies mais conserve majuscules et ponctuation). Cette traduction sert de base à celle d’Alain Pons, Le livre du courtisan, Paris, Garnier-Flammarion, 1991 (qui a une annotation très succincte). – Langer (115, n. 1) pense qu’ici à I, 24, abito signifie habitus au sens d’Aristote.

6 Je soulignerai chaque fois les mots abito ou habitude. Le texte italien que suivent toutes les éditions modernes est celui de l’édition de 1528, la seule du vivant de Castiglione, établi par Bruno Maier (Turin, UTET, 1964 ; désormais abrégé en «Maier» ). Celui-ci a des notes solides, reprises et amplifiées par Walter Barberis dans sa propre édition du Cortegiano (Turin, Einaudi, 1998 ; désormais abrégé en «Barberis» ). Ghino Ghinassi a publié La Seconda redazione del «Cortegiano» (Florence, Sansoni, 1968 ; désormais abrégée en «Seconda redazione» ) : cette deuxième rédaction manuscrite du Courtisan est antérieure à la version publiée en 1528, et n’a que trois livres, son troisième étant à peu près le quatrième actuel. La première rédaction, elle, serait de 1515 ou 1516.

7 La Seconda redazione a deux variantes (je souligne) : «ma per essere sufficiente indur in noi un nuovo abito degno et uno costume tendente più alla virtù» (65, l. 36-38).

8 «Habitum autem appellamus animi aut corporis constantem et absolutam aliqua in re perfectionem […] non natura datam, sed studio et industria partam, Nous appelons façon d’être, habitus, une qualité morale ou physique constante et définitive, dans un certain domaine, comme la possession d’une vertu ou d’un métier, ou une science, quelle qu’elle soit, ou encore une aptitude corporelle, qui n’ait pas été donnée par la nature mais obtenue grâce à l’application et au travail» (Inv., I, 36, voir aussi II, 30).

9 EN VI, 5, 4 (1140b5), idem à la fin du § 6 (1140b20) ; traduction de Pierre Aubenque, qui la commente longuement (La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963, 34). Traduction de 1610 : la prudence est «une habitude intellectuelle active recherchant avec une vraie raison le bien et utilité humaine» (Scipion Dupleix, L’éthique ou philosophie morale, VI, 7, Paris, Fayard, 1994, 379). – Pour EN, je donne les chapitres, paragraphes et lignes (5 par 5, «1140b20» et pas «1140b22» ) que donne l’éd. H. Rackham (Harvard UP, coll. Loeb, 19261), et je reprends en général la traduction française de Jean Voilquin (Paris, Garnier-Flammarion, 1965), en la modifiant parfois.

10 Institutio oratoria, X, 1, 1. Sur tout ceci, je me permets de renvoyer à mon livre, Les audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Éditions classiques Garnier, 2009, en particulier le chap. 6, «Habitude chez Montaigne, c’est-à-dire habitus» , 237-259.

11 Il me semble que le «facilmente» de Castiglione, appliqué au Prince (IV, 46, mon n° 5), est à lier à ce facilitas au sens d’habitus : faisabilité facile de ce qui est, en soi, très difficile. Cf. Langer (125, ses italiques), à propos de IV, 17 : «Une fois le comportement méritoire du prince devenu ‘abito’, la vertu se pratique facilement, malgré les difficultés du gouvernement» . Le chapitre IV, 17 décrit l’egkrateia aristotélicienne (Les audaces de la prudence, 75-76 ; déjà signalé par Woodhouse, 154). – «Consuetudo est secunda natura» : saint Augustin.

12 La Seconda redazione n’a pas ici de variante notable.

13 Exploit vient de l’ancien français esploitier, lui-même sur le latin populaire *explicitum, neutre pris substantivement de l’adjectif explicitum, au sens de «d’une exécution facile» . La traduction est celle de Jacques Colin : «Telles se font en nous les habitudes quelz sont noz exploictz. Et que vertu consiste en exploicter. Il nest pas impossible ne merueille que le Courtisan adresse le Prince a plusieurs vertus. Comme iustice / liberalite / & magnanimite / les exploitz / desquelz ilz [sic] peult mettre facilement en vsaige pour sa grandeur / & en faire habitude. Ce que ne peult faire le Courtisan pour non auoir moyen de les exploicter» (Les Quatre livres du Courtisan, Lyon, Denys de Harsy, 1537, XXXv° du livre IV, chaque livre ayant sa pagination propre ; visible sur bsb-muenchen-digital.de, où l’on trouve aussi l’autre traduction française de 1537, Le Courtisan, Paris, Iehan Longis). 

14 «Voglio adunque che questo nostro cortegiano sia nato nobile e di generosa famiglia ; perché molto men si disdice ad un ignobile mancar di far operazioni virtuose, che ad uno nobile, il qual se desvia dal camino dei sui antecessori, macula il nome della famiglia» (I, 14, début). Maier et Barberis ne mettent pas de note à operazioni. Pons esquive : «Je veux donc que notre Courtisan soit né noble et de bonne famille, car on reproche moins à un roturier de manquer de vertu qu’à un noble, qui, en se détournant du chemin suivi par ses ancêtres, souille le nom de sa famille» . Chappuis (35) : «…il est moins reprochable à un roturier faillir d’exercer œuvres vertueuses qu’à un noble…» 

15 Son opposant, Gasparo, venait de dire, sans jargon, qu’il fallait juger les hommes non d’après leurs habits, mais d’après «les paroles et les œuvres» ( «alle parole ed alle opere» ). – Pour Muret, le latin operatio est du latin scolastique, pas de la belle langue classique, et il fait tout pour l’éviter. De même, quand Montaigne recourt au proverbe «à l’œuvre on voit l’ouvrier» , il emploie opération, mais il corrigera le terme quand il se relira ( «Mes opérations» , Essais, III, 2, 813 dans l’éd. des PUF, devient après 1588 «Mes actions» ; «mon opération» , III, 2, 814, devient «mon ouvrage» ). De même encore, Montaigne comme messire Federico (à II, 7 : voir le début de II, 8) évite le terme scolastique et donc professoral de circonstances. Voir Les audaces de la prudence, 240 (pour opération) et 380 (pour circonstances).

16 Article cité, 314. Des critiques plus récents emploient le mot d’habitus, en italiques, à propos de Castiglione, mais dans le sens vague de «manière d’être « (ou peut-être au sens qu’a habitus chez Bourdieu), alors qu’ils prennent désormais très au sérieux la présence aristotélicienne dans le Courtisan. C’est l’indice que le concept même d’hexis ne leur dit rien, qu’ils n’en voient pas l’importance. Ainsi d’Amedeo Quondam : le Courtisan est un livre «che ne propone l’acquisto come compiuto habitus « ( «Questo povero Cortegiano» . Castiglione, il Libro, la Storia, Roma, Bulzoni, 2000, 312) ; ou de Marianna Villa : «l’autore generalmente nasconde i propri modelli in ossequio all’habitus della sprezzatura, dal momento che l’erudizione è sentita come affettazione» (Moderni e antichi nel I libro del «Cortegiano» , Milan, Il Filarete, 2007, 167). 

17 Maier et Barberis renvoient à la théorie platonicienne de la réminiscence. Mais cf. EN X, 9, 6, 1179b20 : «il faut cultiver, au moyen d’habitudes (ethos), l’âme de l’auditeur, comme pour une terre appelée à faire fructifier la semence» , ce qui ne vaut que pour l’auditeur bien né.

18 La Seconda redazione n’a pas ici de variante notable.

19 Maier, n. 5 : «Dall’educazione, ovvero se le nostre virtù ‘potenziali’ non sono messe in atto.» Barberis, n. 2 : «Educazione.» 

20 Maier, n. 6 : «La consuetudine perfezionata dall’arte dell’educazione, dall’applicazione.» Barberis, n. 3 : «artificiosa consuetudine. Esercizio.» 

21 Maier, n. 7 : «È questa une proposizione cara a Socrate, secondo cui il male procederebbe dall’ignoranza del bene» avec divers renvois à Platon (Barberis ajoute Xénophon). Gagliardi (126) en tire parti pour affirmer que le passage inféode Aristote à Platon : «A questo punto la posizione aristotelica è completamente rovesciata e l’intellettualismo socratico-platonico divento l’elemento determinante dell’etica progettata dal Fregoso.» À mon sens, c’est exactement l’inverse.

22 C’est la différence fondamentale avec l’habitus selon Bourdieu : l’ouvrier qui passe contre-maître change de comportement (d’» habitus» ), mais sans s’en rendre compte. Ce n’est pas vertu héroïque, mais asservissement ; non pas exploit, mais exploitation.

23 Politiques, VII, 15, 7, 1334a6-12, avec phusis, logos, ethos (trad. Leonardo Aretino, dans l’éd. des Opera, Lyon, J. Frellon, 1549 : natura, ratio, mos puis mores). Dans EN I, 9, 1-3, 1099b5 : mathèton pour logos, ethiston et askèton pour ethos ; puis le couple mathèsis et askèsis (dans la même éd., où la trad. d’EN est par J. Argyropoulos, Byzantin émigré à Florence au XVe siècle) : disciplina, assuetudo, exercitium, puis disciplina et exercitatio). Dans EN X, 9, 6, 1179b22 : phusis, didakhè, ethos ; et aussitôt après «logos et didakhè» (Argyropoulos : natura, doctrina, consuetudo, puis «verba autem, praeceptionesve» ).

24 Latin exercitium ou exercitatio, et esercizio chez Castiglione. Askèsis a signifié aussi, justement, «profession» ; dans Pol. VII, 14, 1333b39, Aristote emploie askèsis pour dire l’entraînement à la guerre. – L’index des Opera omnia d’Aristote (Paris, Firmin-Didot, 1830) n’a pas l’entrée assuetudo, mais seulement consuetudo, qui rend dans cette traduction latine tantôt ethos et tantôt sunèthes.

25 Politiques, VII, 15, 7, 1334a6-12 (trad. J. Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, C. U. F., 1986) : ethos et logos «doivent s’unir dans la plus parfaite harmonie [sumphônein sumphônian] car il se peut que la raison aussi ait fait erreur sur le principe fondamental le meilleur, et qu’on ait été pareillement induit en erreur par ses habitudes [ethos, au pluriel].» 

26 Les Regrets (1558), sonnet 31, 3. Par contraste, le narrateur fait un voyage qui ne lui apporte aucun progrès, qui n’est pas formateur. Loin de s’aguerrir, exilé à Rome il «(s’)enrichi(t) d’ennui, de vieillesse, et de soin» (sonnet 32, 10). Il fait donc l’expérience amère que toute expérience n’est pas progression, alors que l’usus ou «usage» mène quelque part, étant par définition utile. C’est ce que dit Ottaviano avec son contraste entre la pierre et le faucon (IV, 12) : on peut jeter la pierre en l’air dix mille fois, elle ne volera pas (EN II, 1, 2), alors que le fauconnier petit à petit apprend à l’oiseau à lui obéir, dans un apprentissage lui-même noble, héroïque.

27 Thomas d’Aquin : voir son commentaire-paraphrase, cité dans l’éd. Tricot d’EN (Paris, Vrin, 1990, 88, n. 2) : «Perficiuntur autem [virtutes morales] in nobis per assuetudinem» .

28 Littéralement «ont fait» , voir plus bas (n° 5) « farne abito « : je traduis donc comme Chappuis. Le verbe fare à lui tout seul renvoie au processus qui part de consuetudini mauvaises (d’ethos), avec lesquelles ces Princes «ont fait» , se sont fabriqué ou acquis un habitus dans le mal.

29 La suppression de ce passage en 1528 s’explique sans doute par la volonté d’éviter toute confusion avec le point de vue de la Réforme. Car un Melanchthon, en augustinien, ne conçoit que l’habitus dans le mal ou invétération, qu’il compare à la gangrène : «Magis igitur in vitiis intelligi potest pravos adfectus, tempore confirmatos, deinde habitus esse, quam in virtutibus» (déclamation «An virtutes sint habitus ?» , Opera, dans Corpus Reformatorum, éd. C. G. Bretschneider, Halle, Schwetschke, 1844, XII, 329). Voir aussi sa quaestio academica «An virtus sit habitus voluntatis crebris actionibus comparatus ?» (id., 1840, X, 877-879). Pour Melanchthon, la vertu selon Aristote n’est que « l’ombre de la vertu «, comparée à la vertu du vrai chrétien qui reconnaît sa faiblesse post-lapsaire et ne se fie qu’en Dieu. Melanchthon cite avec bonheur le mot de Sénèque, «Nulla magna virtus sine Deo est» , tout en reliant la question au motto platonicien plus général, que la vertu ne peut s’enseigner.

30 Ni Meier ni Barberis ne disent où cela a déjà été dit ; la Seconda redazione, elle, n’a pas cette incise.

31 Maier, n. 1 : «Attegiamenti e abitudini insieme» . Barberis, n. 1 : «I comportamenti abituali, i modi di fare e di attergiarsi.» 

32 Maier, n. 2 : «È un concetto aristotelico : cfr., per es., Politica, lib. VII, cap. III ; ed Etica Nicomachea, lib. VI, cap. II e passim.» Idem chez Barberis, n. 2, qui donne le texte de Pol. VII, 3, 1325a, «La felicità è l’attività e le azioni degli uomini giusti e temperanti riescono a molti e nobili risultati.» 

33 Peut-être au sens de la facilitas dont parle Quintilien : voir supra. Non pas «aisément» , mais «avec une suprême aisance» , alors même que le juste milieu de la justice ou de la libéralité est suprêmement difficile à déterminer.

34 Voici le texte correspondant de la Seconda redazione (217 ; elle passe directement de IV, 30 à l’actuel IV, 46) : «indrizi el principe e lo innamori alla virtù, le operazioni della quale esso poi per la grandeza sua facilmente ponga in uso e ne faccia abito, il che non potria il cortegiano ; et in tal modo el principe, indutto alla virtù dal cortigiano, diviene più virtuoso che ’l cortigiano.» 

35 EN, IV, 3, 15 ; dit par Federico à II, 8. 

36 «L’héroïsme cornélien et l’éthique de la magnanimité» , Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 19962, 323-349, ici 339. Fumaroli commençant son enquête en 1560 avec Muret, il ne cite pas le Courtisan ; mais il a une note fournie sur Le Prince de Machiavel, «exégèse» continue de la magnanimité non légitimiste (336, n. 97).

37 Voir en dernier lieu sur ce thème Martino Menghi, L’etica della temperanza : fortuna di un ideale nella società antica, Milano, Vita e Pensiero, 2009 (dans la lignée de Mario Vegetti, L’etica degli antichi, Roma et Bari, Laterza, 1989). La tempérance aristotélicienne lutte elle-même contre ce que j’appelle ici l’incivilité de la vertu : c’est la métriopathie, valeur éminente des passions et nécessité de les tempérer. La nouveauté de Castiglione me semble être d’appliquer ce schéma à la visibilité elle-même : il faut tempérer l’éclat.

38 Voici les occurrences de magnanimità et de magnanimo (quand c’est l’adjectif, je l’indique entre parenthèses) : dédicace, 1 (Fregoso est magnanimo) ; livre II, 2 et 73 (deux mentions très mineures) ; livre III, 5, 7, 9, 10, 18, 30 (magnanime donne), 31 (le magnanimo fatto de Cicéron que fut la découverte de la conjuration de Catilina a eu pour origine une femme) 35 (fin), 44 ; livre IV, 5, 18, 37 (Hercule magnanimo, pour avoir tué des tyrans), 38, 39 (le Prince magnanimo), 42 (idem), 46 (mon n° 5). – La première occurrence (Fregoso) met magnanimo en tête dans la liste des vertus : idem dans IV, 18 et 39, à propos du Prince.

39 Voir déjà à II, 30 la description de «certains qui semblent mépriser le monde et veulent, par une certaine austérité fâcheuse, faire la loi à chacun, […] ce qui est une chose fort odieuse.» 

40 On pourrait bien sûr appliquer à ce passage de Castiglione la distinction cicéronienne que reprend Fumaroli, entre bonne magnanimité et mauvaise : d’un côté, la bonne magnanimitas, conservatrice ou légitimiste, des optimates ; de l’autre, la mauvaise magnitudo animi, révolutionnaire, des populares (Catilina dans la lignée d’Alcibiade). Le Courtisan décrit ici relèverait de la bonne tant qu’il n’aurait pas des manières odieuses. Il me semble pourtant que ce serait là résoudre un peu vite la tension palpable, et surtout passer sous silence ce qui intéresse Castiglione : convertir le défaut en qualité, et l’asocial en être social.

41 Pour reprendre I, 8. Le jeu qu’y propose Cesare Gonzaga est que chacun dise sa folie, pour s’en corriger. «En admettant que je doive devenir fou de façon déclarée, de quelle sorte de folie pense-t-on que je doive être atteint, et à propos de quoi, en jugeant du résultat d’après les étincelles de folie que l’on voit journellement sortir de moi.» Mais le jeu de la vérité ici proposé est sagement écarté, il serait bien trop dangereux.

42 Au livre I : 27, 44 ; au livre II : 6, 7, 8, 15, 22.

43 Car «qui se sent habile homme, quand il voit que par ses œuvres il n’est pas connu des ignorants, est fâché que sa valeur demeure ensevelie et cachée, et il est nécessaire qu’il la découvre [scopra] en quelque façon pour n’être pas frustré de l’honneur qui lui appartient, et qui est la vraie récompense des vertueux travaux» ; «c’est pourquoi chez les anciens auteurs, l’homme de grande valeur s’abstient rarement de se louer soi-même» (I, 18). Cf. Plutarque, De laude ipsius ou Comment se louer soi-même sans exciter l’envie, dont le début fait le lien avec le magnanime (§ 4-6, 540C-541E, aux exemples repris par Montaigne, Essais, I, 1). Cf. Ronsard : «il ne faut aussi que le volage lecteur me blâme de trop me louer» (préface des Odes, éd. Laumonier des Œuvres complètes, Paris, STFM, I, 1914, 47) ; et Du Bellay, «Si en mes poésies je me loue quelquefois, ce n’est pas sans l’imitation des anciens» (préface de l’Olive augmentée, éd. Millet des Œuvres complètes, Paris, Champion, II, 2003, 155).

44 Les grands livres d’éthique, I, 25, 1192a1, traduction Catherine Dalimier, Paris, Arléa (diffusion Le Seuil), 1995, p. 100. 

45 «J’écris mon livre à peu d’hommes» (Essais, III, 9, 982 dans l’éd. Paris, PUF, 1965 ; cité dans Les audaces de la prudence, 319-321), «J’aime à contester et à discourir, mais c’est avec peu d’hommes» (III, 8, 923).

46 Sprezzare signifie «mépriser, déprécier» ; Chappuis rend sprezzatura par «mépris et nonchalance» (Colin en 1537 par «nonchalance» seulement). Il me semble qu’un bon candidat pour mener à ce néologisme serait, chez Aristote, oligôria, l’un de ses mots pour dire le mépris du magnanime, et qui est traduit en latin par neglectus. Par exemple, «Neglectus enim propria maxime affectio magnanimi elucet» pour «to oligôron tou megalopsukhou malist’einai pathos idion» (Éthique à Eudème, III, 5, 7 ; trad. Leonardo Aretino, dans l’éd. citée des Opera). Formé sur ôra, «soin, souci» (c’est-à-dire la diligentia), l’oligôria est le fait de négliger, ou, comme le traduit Henri Estienne, «Negligentia, Incuria, vel etiam Neglectus, Contemptus» (Thesaurus Graecae Linguae, Paris, Firmin Didot, 1842-1846, entrée oligôria).

47 EN IV, 3, 16, 1124a1 : «kosmos tôn aretôn» (Argyropoulos : ornamentum virtutum). Et d’expliquer : «elle les rend plus grandes et ne peut exister sans elles» (meizous autas poiei ; majores efficit ipsas). C’est-à-dire : elle rend chaque vertu plus grande, par exemple le courage et la justice évoqués juste avant. Ottaviano paraphrase et explicite à IV, 18 (Maier et Barberis ne renvoient pas ici à EN) : «la magnanimité vient à la suite de ces vertus [force et justice], et les rend toutes plus grandes, mais elle ne peut exister seule, parce que celui qui n’a pas d’autre vertu ne peut être magnanime» . La magnanimité n’est donc pas une vertu en elle-même. Elle est, pour chaque vertu, le passage à la grandeur, au sommet, c’est-à-dire ce qui proprement magnifie, «fait grand» .

48 «Gracián raisonne ainsi : Dieu a créé la splendeur resplendie avec la splendeur resplendissante, l’apparence avec l’essence : il faut donc prendre l’apparence au sérieux. L’apparaître ne serait pas sans l’être» (Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978, 226, à propos du coucher de soleil, de la rose et du paon, exemples chéris de Gracián). 

49 À I, 28, la sprezzatura «en accompagnant n’importe quelle action humaine, si petite soit-elle, non seulement découvre [ «scopre» ] aussitôt le savoir de celui qui la fait, mais souvent le fait estimer beaucoup plus grand qu’il n’est en réalité ; car il imprime dans les cœurs des assistants l’opinion que celui qui si aisément fait bien, sait beaucoup plus que ce qu’il fait, et que s’il mettait de la peine et du soin à ce qu’il fait, il pourrait le faire beaucoup mieux» .

50 124, à partir du mot anempodistos, «l’excellence vécue sans entraves « (Aristote, Pol. IV, 11, 1295a36-37).

Pour citer ce document

Francis Goyet, «Abito et magnanimità dans le Courtisan de Castiglione : l’incivilité de la vertu», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 22 novembre 2015, mis à jour le : 22/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/251-abito-et-magnanimita-dans-le-courtisan-de-castiglione-l-incivilite-de-la-vertu.

Quelques mots à propos de :  Francis  Goyet

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution

Du même auteur

Archives en open access dans La Réserve