La Réserve : Livraison du 22 novembre 2015
L’origine logique du mot maxime
Initialement paru dans : Logique et littérature à la Renaissance, éd. Marie-Luce Demonet et André Tournon, Paris, Champion, 1994, p. 27-49 (Actes d’un colloque tenu en 1991). Le texte ci-après a été revu, et augmenté d’une longue citation de Marc Fumaroli.
Texte intégral
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1 Bloch et Wartburg, s. v. maxime. – Voir la Bibliographie en fin d’article p...
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2 Canaye (1551 ?-1610), L’Organe…, p. 457 et 519 (paraphrase d’Aristote, Topi...
1Les dictionnaires répètent après Littré que maxime vient du latin juridique : « maxima (sous-entendu sententia), littéralement “sentence la plus grande”, d’où “générale”1. » Sans être fausse, cette étymologie ne remonte pas assez haut. Il faut aller jusqu’à Boèce (480-525), lequel invente le concept de maxima propositio. Comme Boèce est lui-même aux fondements de la logique médiévale, et que celle-ci ne s’arrête pas soudain en 1500, le sens logique de maxime n’est pas perdu de vue au XVIe siècle. C’est ainsi par ce mot non-aristotélicien que Philippe Canaye résume en 1589 le mouvement des Topiques d’Aristote : « nous prendrons des Conséquents et Antécédents généraux, dont nous ferons des Maximes, lesquelles nous montreront tout ce qu’on peut dire de vraisemblable en toute matière. » Canaye tout comme Boèce appelle maxime une proposition du type « Ce qui convient plus ou moins convient aussi simplement2. »
2La survivance du sens logique est du reste moins surprenante qu’il n’y paraîtrait à première vue : elle est liée à la vitalité de la scolastique, que les humanistes n’ont pas enterrée, il s’en faut de beaucoup. Dès lors, ce qui est plutôt surprenant, c’est tout à l’inverse que le mot maxime ait quitté le domaine logique, au point de nous paraître naturel. Quel intérêt le tournant des XVIe et XVIIe siècles a-t-il pu trouver à un mot aussi technique ?
3Pour rendre compte de ce succès, mon hypothèse générale est que le mot conserve jusqu’au bout sa valeur logique, comme un halo ou une aura – un peu à la manière dont aujourd’hui le mot paradigme garde son aura linguistique, lors même qu’on a perdu de vue sa discipline-mère. Une première partie considérera la maxime ; une deuxième, les maximes. Vue isolément, la maxime est un axiome. Vues ensemble, en recueil, les maximes forment une axiomatique. Une troisième partie nous ramènera à l’emploi juridique : le modèle implicite est celui du Digeste, l’axiomatique se révèle être une axiologie. Enfin, face au problème que pose le désordre relatif du Digeste, la réponse est la prudentia, qui n’a pas « l’esprit de système » que condamnera le XVIIIe siècle, mais l’Esprit du système.
1. La maxime (l’axiome)
4Voici l’une des définitions de Boèce, qui assimile explicitement maxime et lieu aristotélicien :
<Ce que j’appelle> maximes, c’est-à-dire ces propositions universelles et très connues d’où descend la conclusion des syllogismes, <c’est ce que> les Topiques d’Aristote appellent des lieux.
3 Boèce, In topica…, p. 1051D.
Maximas, i.e universales ac notissimas propositiones ex quibus syllogismorum conclusio descendit, in Topicis ab Aristotele conscriptis locos appellatos esse perspeximus3.
5Sous la plume de Boèce, propositio, tout court, signifie « majeure d’un syllogisme », avec pour dire la « mineure » le mot assumptio. Ce sont le vocabulaire et les catégories du De l’invention de Cicéron. La scolastique du Moyen Âge préfèrera ensuite major et minor (sous-entendu, propositio), la « majeure » et la « mineure » du syllogisme, mais ces mots-là seront dénoncés par les humanistes, à partir du XVIe siècle, comme du latin barbare, non attesté chez Cicéron, et les humanistes reviendront à propositio et assumptio – Ramus dans sa Dialectique de 1555 dit par exemple « proposition » et « assomption ».
6L’opposition de majeure et mineure est peut-être barbare, mais plus utile pour rendre compte de maxima. Maximus étant le superlatif de l’adjectif magnus, et major le comparatif de supériorité, on a une hiérarchie très claire. Maxima, major, minor. La maxime est à la majeure ce que cette dernière est à la conclusion d’un syllogisme. La maxime en effet est elle-même la majeure d’un premier syllogisme, dit classiquement un « prosyllogisme ». La conclusion de celui-ci devient à son tour la majeure du syllogisme suivant.
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4 Melanchthon, Erotemata dialectices, col. 683.
7Deux exemples de Melanchthon suffiront pour illustrer cette hiérarchie. Soit ce syllogisme réduit4 : « L’œil est détruit. Donc on ne voit plus. » On pourrait l’analyser comme un enthymème dont la majeure serait supprimée :
Majeure : Toutes les fois que l’œil est détruit, on ne voit plus.
mineure : Or, l’œil est détruit.
conclusion : Donc, on ne voit plus.
8Melanchthon, lui, préfère remonter immédiatement à la maxime « Pas d’accidents sans sujet », d’où il se déduit cette autre maxime « quand le sujet est détruit, les accidents le sont aussi ». Or, la vision est un accident qui a pour « sujet » ou support l’œil. Donc, toutes les fois que l’œil est détruit, etc. Autrement dit, la majeure omise est elle-même la conclusion d’un premier syllogisme ou prosyllogisme, qui a pour majeure la maxime « quand le sujet est détruit », etc.
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5 Ibid., col. 698.
9Le second exemple de Melanchthon est un peu moins aride. Cette fois, la majeure n’est pas omise5 :
Majeure : L’amour chasse la crainte.
mineure : Or, Abraham aime Dieu.
conclusion : Donc, Abraham ne craint pas Dieu.
10Cette conclusion dangereuse ne tient pas. Non valet consequentia : c’est l’ensemble du syllogisme qui n’est pas valide. Car la conclusion des syllogismes, dit Boèce, « descend des maximes », ce sont elles qui donnent validité à la conclusion ultime. En l’espèce, il faudrait pour maxime « Des passions contraires ne peuvent se trouver simultanément dans le même sujet ». Selon Melanchthon, il n’en est rien. Il ajoute en effet : « Des passions contraires peuvent être co-présentes, mais en conflit », et cette maxime dépend elle-même d’une autre, qui est encore plus générale, qui se dit « universaliter » : « Des qualités contraires peuvent se trouver ensemble luttant dans un même sujet, à des degrés intermédiaires ». Ainsi le chaud et le froid ne s’excluent pas nécessairement : il en va de même pour l’amour et la crainte. En rétablissant la « bonne » maxime, on détruit donc la « mauvaise » majeure, et par là-même la conclusion – le geste est typique de Melanchthon. Celui-ci procède de même par exemple pour montrer que, de la charité comme principe, ne se déduit pas en toute situation la non-violence. Le pacifisme est donc exclu, et la guerre chrétienne possible, sous certaines conditions.
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6 Montaigne souligne que tout tourne autour du « consentement et approbation ...
11En termes de hiérarchie, la maxime rappelle à l’ordre la majeure, elle casse les décisions de cette juridiction subalterne. Le rapport hiérarchique est celui qui va d’un jugement en seconde instance à un jugement en première instance. Quand on casse ou rappelle à l’ordre, à la manière de Melanchthon, cela rappelle la façon moderne de critiquer un présupposé. Si vous comprenez que le précepte évangélique de tendre l’autre joue implique un pacifisme absolu, je débusque le présupposé qui fonde votre conclusion. Comme l’indique son préfixe, le présupposé est placé « avant », logiquement et hiérarchiquement6.
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7 « Si l’on ôte des quantités égales à deux quantités égales, les restes eux-...
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8 Lodovico Carbone, De oratoria…, p. 86, avec auparavant une définition nette...
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9 Furetière, s. v. maxime.
12Une telle description revient évidemment à faire de la maxime une sorte d’axiome, ou pour parler comme Montaigne un « principe présupposé ». Boèce lui-même a fait le rapprochement. Il traduit une fois le grec axiôma d’Aristote (Topiques, 155b) par maxima propositio ; inversement, l’exemple qu’il donne pour illustrer sa définition de la maxime est l’un de ceux d’Aristote pour l’axiome7. En 1589, donc la même année que Canaye, Lodovico Carbone fait lui aussi l’assimilation explicite entre maxime et axiome. Il précise de plus la valeur d’emploi des deux termes. « Quam [sous-entendu sententiam ou propositionem] dialectici, maximam vocant ; latine, axioma8 ». Autrement dit, axiome est du bon latin, alors que maxime est du jargon, c’est de nouveau le latin barbare des logiciens et de la scolastique, tout comme majeure et mineure. De fait, le grec axiôma est attesté, une fois latinisé en axioma, chez des auteurs tardifs mais respectés comme Donat ou Apulée. Sans être du latin classique, celui de Cicéron, axioma est donc plus supportable pour un « cicéronien » que l’adjectif substantivé maxima. Bref, « [c]e mot [maxime] vient de maxima, qu’on a dit dans la basse latinité9. »
13Au-delà du purisme, le concept d’axiome étant bien connu, il nous permet aussitôt de déduire deux caractères de la maxime. Comme l’axiome, on peut en effet considérer celle-ci selon deux points de vue : en descendant ou en montant l’échelle hiérarchique.
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10 Du latin ecclésiastique hierarchia, venant lui-même du grec ecclésiastique...
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11 Ces étiquettes sont ce que Boèce appelle la « differentia » des maximes, o...
14En descendant, vue pour ainsi dire d’en haut, la maxime est au sommet de l’échelle ou de la pyramide des syllogismes. Elle est donc un principe premier, si l’on ose pareille tautologie : c’est ce qu’Aristote appelle, d’un mot bien connu, arkhè. L’arkhè est à la fois un commencement et un commandement – arkhè est le mot qui est derrière hiérarchie10. Comme le dit Boèce, les maximes sont « supremae, principales », elles n’ont pas besoin d’être prouvées par un principe antérieur. Sommet suprême de la pyramide, elles contiennent donc les autres propositions comme, dit encore Boèce, des lieux contiennent des corps. Ce sont là deux images de la hiérarchie. Ou bien la pyramide à degrés, l’échelle ou l’escalier : les autres propositions « descendent » de la maxime, « descendunt ex ». Ou bien l’emboîtement du contenant et du contenu, les poupées russes : la maxime est la plus grosse des poupées, l’englobant ultime. Dans les deux cas, même si Boèce arrive à dégager un élément encore supérieur à la maxime, cela ne remet pas en cause la primauté de celle-ci. Car l’élément qui coiffe l’englobant ultime n’est plus une proposition, c’est simplement une étiquette, le nom qu’on colle dessus. Par exemple, pour les deux syllogismes de Melanchthon, l’étiquette est la « matière » pour l’œil et la vision détruits, et les « contraires » pour l’amour et la crainte de Dieu11. L’axiome ou maxime ne se connaît donc pas de supérieur. Il est roi. Plus exactement, et pour suivre le sens non philosophique d’axiôma, c’est un dignitaire, il a une dignité élevée. Dignitas est en effet le mot latin par lequel les scolastiques traduisaient le grec axiôma, ce qui est fidèle à l’étymologie. L’adjectif grec axios, « qui a du poids, de la valeur », a pour équivalent latin dignus ; de même, le verbe axioô signifie « évaluer, juger digne », et le substantif a pour sens généraux « valeur, qualité ; honneur ; haut rang, dignité » (hoi en axiômati, « les dignitaires »).
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12 Pour citer ici la traduction de Canaye, p. 538.
15Inversement, vue maintenant d’en bas, en remontant, la maxime représente le dernier degré d’un mouvement d’abstraction. De proche en proche, d’échelon en échelon, on remonte du particulier à l’universel, du plus concret au plus abstrait, par exemple d’Abraham à la formule régissant les contraires relatifs. Ce mouvement de remontée est au cœur même de l’entreprise des Topiques d’Aristote. Il faut en citer le livre III, qui énumère les lieux-maximes dits « du préférable ». Ce livre III est le moins abstrait des Topiques, et par là-même le plus lisible, avec des maximes du genre « Ce qui est superflu est meilleur que le strict nécessaire » (III, 2, 118a), d’où l’on fonde la conclusion que « bien vivre est meilleur que vivre ». Mais Aristote est bien conscient de la généralité limitée de ces maximes, qui sont plutôt des majeures, et à son chapitre 5 (119a) il conseille de généraliser autant que possible, en modifiant la formulation. C’est ce qu’il pratique lui-même constamment. Ainsi de la majeure « ce qu’on ne peut avoir par un autre, vaut mieux que ce qu’on peut avoir par un autre » (118a : la justice est donc préférable au courage) on passe aussitôt à « si ceci est désirable sans cela, et cela n’est point désirable sans ceci, certes ceci vaut mieux que cela12 ». Le mouvement d’abstraction passe par une formulation abstraite. Que celle-ci soit fort peu plaisante ou littéraire est plutôt une qualité qu’un défaut : c’est le signe que l’on a remonté jusqu’au principe vraiment premier. C’est la sévérité de l’universel. On ne plaisante pas avec les principes, pas plus qu’avec le Prince.
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13 Le débat est ouvert chez les historiens de la logique médiévale pour savoi...
16Descente ou remontée vers l’universel : pour l’instant, nous n’avons décrit qu’Aristote et Boèce. Après Boèce, la maxime a au Moyen Âge une double vie. Elle intéresse les logiciens, évidemment, mais aussi les juristes. Pour les premiers, le livre cité de Green-Pedersen est d’une remarquable limpidité. Aux XIIe et XIIIe siècles, l’intérêt se porte sur le mouvement ascendant : la remontée vers l’universel intègre les Topiques dans le débat sur les universaux – dans quelle mesure a-t-on le droit d’abstraire ? Aux XIVe et XVe siècles, l’intérêt se déplace vers le mouvement descendant : les Topiques sont prises dans les interrogations si fécondes sur la validité formelle de la consequentia, c’est-à-dire de ce qui donne force, dans le syllogisme, à l’enchaînement des propositions13.
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14 Stein, Regulae juris…, p. 155. – Je remercie Anthony Grafton de m’avoir si...
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15 Cité par Stein, p. 158, et tiré de la Gl. decursio, licet prima ejus ad Au...
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16 Stein, p. 159 : « The word ‘maxim’ was doubtless introduced in the proceed...
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17 « A proposition to be of all men confessed and granted without proofe, arg...
17Cette direction formaliste éloignera radicalement la logique de la rhétorique. La rhétorique, elle, va garder de façon plus ouverte le sens du « probable », c’est-à-dire de ce qui peut ou doit être approuvé, accordé par le public ; autrement dit, le sens de la discussion, en faveur de laquelle Montaigne plaide si fortement. Mais c’est au moment même de cet éloignement entre logique et rhétorique que le mot maxime est repris par les juristes, c’est-à-dire aux XIVe et XVe siècles. L’ouvrage limpide est ici celui de Peter Stein, Regulae juris. Dès 1311, un procès voit par exemple Bereford, Chief Justice of the Court of Common Pleas, employer maxime en un sens assez lâche. Il objecte (en français) « Votre maxime est trop large » à l’avocat affirmant « de chose qui peut être triée [jugée] par pays, la loi ne doit être reçue14 ». L’équivalence stricte entre maxime boécienne et règle de droit est posée explicitement par Accurse : « maximae sive regulae appellantur in Dialectica15. » Il n’est pas douteux que le rapprochement avec la scolastique ait été fait en toute conscience16. Il n’est pas douteux non plus que cette proximité de la logique et du juridique se maintiendra jusqu’au XVIIe siècle. Citons Edward Coke, qui en 1628 définit la maxime juridique « une proposition accordée par tous sans preuve, argument ou discours » et qui explique nettement le mot lui-même par le sens tout hiérarchique du superlatif : « ainsi appelée parce que sa dignité est maximale et que tous l’approuvent au maximum17 ».
18La troisième partie de ce chapitre dira tout ce qu’apporte l’assimilation de la maxime avec la règle de droit. Pour l’instant, nous pouvons conclure cette première partie en racontant les aventures du mot même de maxime au XVIe siècle. Cela commence mal, et finit bien. Au début du siècle, Agricola rejette le mot et la chose « maxime », en même temps que la scolastique. À la fin du siècle, le retour en force du mot ne renvoie plus tout à fait à la chose de Boèce : c’est d’abord comme un rejet d’Agricola, ou de Ramus. Parler de maxime permet de les oublier plutôt que de les critiquer, sans que ce soit pour autant un simple retour en arrière. On a complété la scolastique par le juridique, comme pour intégrer la critique d’Agricola.
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18 Dans sa « Conclusio libri, et de maximis quas singulis locis Boëtius addid...
19Agricola critique le concept de maxime selon Boèce tout à la fin du premier livre de son De l’invention dialectique (publié en 1515)18. Il vient d’exposer une « nouvelle » topique, qui met en avant les lieux-différences et non les lieux-maximes : ce que j’ai appelé les étiquettes (les Topiques de Cicéron), et non les propositions (les Topiques d’Aristote). En fait de mouvement ascendant, ce qui intéresse Agricola est non pas l’abstraction la plus grande mais la compréhension la plus grande : or, en termes de contenant, les lieux-étiquettes englobent les maximes, on l’a vu. En sens inverse, Agricola fait partir le mouvement descendant de la majeure et non de la maxime. Pour prouver que Caelius doit être condamné, il suffit d’amplifier par copia la majeure : « Tout empoisonneur doit être condamné » ; or Caelius a empoisonné, donc etc. Prise pour ainsi dire en sandwich, la maxime n’a pas de place dans ce système plus cicéronien qu’aristotélicien. Elle est tantôt trop abstraite (face à la majeure) et tantôt pas assez (face aux lieux-différences, aux étiquettes). Aussi pouvons-nous comprendre l’incompréhension d’Agricola, qui décrète les maximes inutiles, « in nullum […] usum ».
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19 La Dialectique, p. 55 (de l’éd. 1555) ; p. 84 (dans l’éd. Dassonville).
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20 Érasme, Ecclesiastes, cité longuement par Alard dans son commentaire à cet...
20Cette critique radicale aura un effet très net chez ceux qui se réclament d’Agricola : ils évitent soigneusement le mot maxime. Mais ils n’évitent pas la chose. Ramus emploie d’abord « axiome », dans sa Dialectique de 1555, puis le stoïcien « énonciation » dans celle (posthume) de 1576, ou même, incidemment, « loi » : sa « loi du plus au moins » est un des lieux d’Aristote19. L’éditeur d’Agricola en 1539, Alard d’Amsterdam, rappelle dans son commentaire la critique d’Agricola par Érasme, lequel reconnaît aux maximes boéciennes l’utilité d’un aide-mémoire20. Melanchthon, surtout, est intéressant. Dans ses Erotemata dialectices que j’ai cités, et comme Alard, il appelle les maximes des « règles, regulae ». Mais pour le reste, il répond directement aux deux reproches explicites d’Agricola. Boèce ne donne qu’une maxime par lieu-étiquette, et souvent pas pertinente ? Melanchthon fournit chaque fois plusieurs maximes : quatre pour le lieu materia, jusqu’à treize pour le lieu de la cause efficiente. Les maximes de Boèce sont « nécessaires » et non « probables », ou si l’on veut relèvent des sciences exactes, en oubliant les emplois en sciences humaines ? Qu’à cela ne tienne : Melanchthon multiplie les exemples rhétoriques, il cite plus d’Abraham rebelles que d’yeux détruits. Comme ensuite la Logique de Port-Royal, ces règles pour bien penser n’oublient pas la vie civile. La logique se réconcilie avec la rhétorique.
21Mais la descendance d’Agricola n’est pas toute la logique. On aurait au XVIe siècle comme une réaction en chaîne. Boèce est critiqué par Agricola, puis réintégré par les successeurs de ce dernier. Eux-mêmes seraient à la fois critiqués et intégrés par la génération suivante. C’est en tout cas le sentiment que peut donner la réapparition en force du mot maxime à partir des années 1570-1580. Il est clair que ce retour du mot n’est pas simple retour de la chose boécienne. La réaction est aussi une évolution. Je ne sais pas si elle dérive de la violente polémique contre Ramus. En tout état de cause, cette évolution met en avant l’idée de « prudence » c’est-à-dire de prudentia. Si en effet tout repose sur les axiomes, encore faut-il être assez « prudent » ou prudens pour identifier les axiomes valides, et construire une axiomatique qui se tienne. Pour être un « prudent », un politique, il faut faire la synthèse de la logique et du droit. Il faut aussi savoir passer du singulier au pluriel, de la maxime aux maximes.
2. Les maximes (l’axiomatique)
22Le pluriel renvoie à un objet qui nous est encore familier, grâce à La Rochefoucauld : le recueil de maximes. Mais le mot et l’idée même de recueil s’inscrivent dans une tradition intellectuelle qui est moins familière, oubliée parce que méprisée : celle de l’empirisme inductif, à l’œuvre par exemple dans la jurisprudence. Voilà quant à l’idée générale. Le plan sera le même que pour la première partie de ce chapitre. Nous verrons d’abord le mouvement descendant, hiérarchique, qui est chez Ramus la « méthode de nature » : c’est l’ordre déductif. Nous examinerons ensuite le mouvement ascendant, d’abstraction : la « méthode de prudence », qui est l’ordre inductif. Tout le poids de l’exposé portera sur ce second point. Car c’est l’induction qui donne sa dignité à l’idée de recueil. Cela nous mènera à la troisième partie du chapitre, c’est-à-dire à cette « prudence » dont le modèle est la jurisprudence.
23Le premier point revient à généraliser ce que nous avons déjà vu de l’enchaînement qui mène de la maxime à la majeure. Les maximes elles-mêmes peuvent être subordonnées les unes aux autres, comme dans l’Éthique de Spinoza, « more geometrico », à la manière d’Euclide, par enchaînement des axiomes, des théorèmes et des corollaires. L’axiomatique ainsi obtenue enchaîne une série d’enchaînements. Elle démultiplie la démultiplication : non seulement maxime M > majeure m, mais maxime M1 > M2 > M3... > majeure m. Pour parler le langage de la hiérarchie militaire, c’est une pyramide d’états-majors : d’armée, de division, enfin de régiment. La majeure ne sera guère que le commandant de bataillon, ou même le sous-officier qui donne ses ordres directement au soldat de base. Voilà à peu près tout ce que l’on peut dire sur l’ordre descendant. Pareille démultiplication n’apporte en effet rien d’essentiel à ce qui a déjà été dit de la déduction. Cela permet seulement d’en préciser deux aspects. L’un est que l’ordre hiérarchique sert à donner, justement, des ordres : toute maxime commande, son imperium procède de celui de l’imperator. L’autre aspect est que la finalité ultime est de commander la base, d’aboutir à des conclusions particulières, celles du syllogisme pratique : c’est à des « minimes » que commande la maxime. La conjonction de ces deux aspects explicite le sens de la hiérarchie. Si axiomatique il y a, elle relève de la raison pratique, pas de la contemplation spéculative. L’image militaire s’achève dans la vision bien ordonnée du camp romain, dont la finalité n’est évidemment pas celle du monastère.
24Ici, un seul exemple suffira, parce qu’il est rare que le recueil de maximes s’organise comme une axiomatique – rareté d’ailleurs significative. Il s’agit des Maximes morales et chrétiennes de 1649, livret anonyme de seize pages et douze maximes. La première est dite « comme la base et le fondement de toutes les autres » : c’est « le respect que l’on doit au Roi », car il est « d’institution divine ». La maxime II commence par : « De cette première maxime vient la seconde qui est l’obéissance que l’on doit au Roi, non pas aveugle [...] mais conformément aux Lois de Dieu, aux Règles de l’Évangile », etc. La maxime III en déduit que l’obéissance n’est pas due aux Ministres, même d’État. Voilà qui nous éclaire : ce sera une mazarinade. Mais c’est en toute rigueur qu’on est parvenu à cette première conclusion, par enchaînement d’axiomes. L’auteur en vient alors logiquement à distinguer entre maximes « générales » et maximes « particulières » : « De toutes ces maximes générales, Chrétiennes et Évangeliques, S’ensuit cette particulière comme une conséquence de plusieurs antécédents ; que non seulement Paris, mais toute la France est obligée en conscience de prendre les armes contre le Cardinal Mazarin, pour la conservation de la personne du Roi, le repos et la tranquillité de son État » (maxime XI).
25Le concept paradoxal de « maxime particuliere » est un résultat intéressant. Une formule comme « prendre les armes contre Mazarin » nous paraîtrait plutôt une mineure : une proposition particulière, particularisée par le nom Mazarin. En fait, c’est une majeure, à l’intérieur du syllogisme pratique que voici : toute la France doit prendre les armes, or je suis Français, donc. Baptiser cette majeure « maxime », c’est souligner qu’elle est ici vue comme la dernière d’une longue série de maximes subalternes : elle est l’officier qui commande directement le soldat de base. Voilà qui suffit à illustrer les deux aspects que j’indiquais. D’une part, toute maxime commande, et de ce point de vue, la majeure est encore une maxime, quoique particulière : sa légitimité vient de sa place dans une hiérarchie. D’autre part, la visée finale de l’axiomatique est l’action, l’action particulière d’un particulier. Au total, nous sommes bien dans le domaine de la raison pratique.
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21 Histoire de Louis XI, p. 588. J’abrège la dernière remarque, qui s’étend s...
26On peut conclure ce premier point en soulignant un corollaire. Il faut s’attendre à voir baptisées « maximes » des majeures, en entendant par là des propositions à faible valeur générale. Par exemple, dans l’édition Pierre Matthieu (1610) de l’Histoire de Louis XI par Commynes, un superbe catalogue de « Maximes Politiques » donne d’affilée, à la rubrique « Villes, Nations »21 :
De tous les peuples du monde celui d’Angleterre est le plus enclin aux batailles.
Han et Bohain sont places très fortes.
Les Allemagnes sont si grandes et puissantes qu’il est presque incroyable.
Les choses vont bien à la longue [Les choses prennent longtemps] en Angleterre pour faire la guerre, car le Roi ne peut entreprendre une telle œuvre sans assembler son Parlement, qui vaut autant comme les trois États […].
27Tout cela ne rappelle guère ce que nous reconnaissons intuitivement comme maxime. Ce qui nous est familier, c’est plutôt une formule du genre « Les Princes ont quelquefois besoin de ceux qu’ils ont méprisés », que l’on trouve un peu auparavant sous la rubrique « Princes »22. Mais il n’empêche que sont bien des maximes et les généralisations sur l’Angleterre ou les Allemagnes, et la remarque sur les forteresses de la frontière du Nord, remarque qui n’est même pas une généralisation. Dans l’échelle hiérarchique, ce sont sans doute des majeures. Mais elles aussi commandent la conclusion d’un syllogisme pratique, elles dictent une conduite, précisément militaire en l’occurrence23.
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24 Même les Maximes morales et chrétiennes de 1649, si déductives comme nous ...
28Cet exemple nous amène à mon second point : le problème de l’ordre inductif ou « méthode de prudence ». Chez Matthieu, et à la différence de la mazarinade, on voit que le collage de citations ne s’embarrasse pas d’ordre ou d’enchaînement hiérarchique, il met tout sur le même plan. Cette absence d’ordre est la situation la plus fréquente des recueils. Elle peut nous paraître une faiblesse. C’est en fait une force. Car il n’est pas dit que l’époque privilégie comme nous l’ordre déductif24.
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25 Le premier titre est publié à Paris, A. de Sommaville, 1657 (où les maxime...
29Pour en avoir un premier soupçon, il suffirait presque d’être sensible au mot extrait ou tiré de dans une série de titres25 :
Les Maximes du Palais, tirées des arrêts de M. Louet ;
Maximes de la morale des Jésuites, prouvées par les extraits de leurs livres déposés au Greffe du Parlement ;
Maximes avec des exemples tirés de l’histoire sainte et profane, ancienne et moderne pour l’instruction du roi.
30Le simple fait de souligner comme je viens de le faire extrait ou tiré de nous rappelle la technique des Provinciales, précisément contre les jésuites. Pascal procède lui aussi à un collage de citations, pour démasquer la et les maximes : isoler chaque principe puis retrouver la logique implicite qui les organise. Néanmoins, cela n’est guère qu’un indice. Le problème est de donner une dignité intellectuelle aux mots extrait ou tiré de : une véritable dignitas, qui s’ajouterait à la dignitas propre de l’axiome-maxime isolée. La solution du problème se trouve dans deux mots équivalents à extrait, mais qui prennent la première place et deviennent le titre même de l’ouvrage : Esprit et Digeste.
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26 Édités respectivement à Paris (Soubron), Berlin (de Bourdeaux), « à Neuchâ...
31Le titre d’Esprit fait florès à partir des années 1650, et se perpétue jusqu’à la Révolution26 :
Esprit de Sénèque, ou les plus belles pensées de ce grand philosophe, 1658 ;
L’Esprit de Montaigne, ou les maximes, pensées, jugements et réflexions de cet auteur, rédigé par ordre de matières, 1759 puis 1767 ;
Esprit, maximes et principes de M. Jean-Jacques Rousseau, de Genève, 1764 ;
Esprit des esprits ou pensées choisies, pour servir de suite aux Maximes de La Rochefoucault, 1777.
32Ce relevé rapide confirme le lien avec le genre de la maxime. Esprit désigne autre chose que le titre de Pensées, rendu célèbre par les éditeurs de Pascal et que l’on retrouve dans ces titres (« Esprit ou pensées »). Le mot esprit met l’accent sur le travail d’extraction. Il est en effet à prendre dans son sens chimique, esprit-de-sel ou esprit-de-vin. C’est une distillation par laquelle isoler l’alcool pur. L’auteur d’un Esprit est alors, littéralement, un abstracteur de quintessence. Nous sommes dans ce mouvement qui remonte du particulier au général : l’induction est une forme d’abstraction, ou plutôt d’extraction. Il s’agit de dégager de la masse des données et des textes un condensé qui résume l’ensemble. Mais ce résumé n’a pas seulement l’avantage d’être plus maniable, d’être quelque chose comme the portable Montaigne. Il exprime le suc de l’ensemble, et, comme tous les spiritueux, il faut le déguster à petites doses. Par là même, le sens chimique rejoint évidemment le sens habituel de « pensée ».
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27 Esprit de saint François de Sales, p. xi. La formule est sous la plume de ...
33L’Esprit de saint François de Sales (1726) joue ainsi sur les deux tableaux. D’un côté, c’est un extrait, et même un extrait d’extrait, un « esprit d’esprit ». Car Jean-Pierre Camus en avait déjà écrit un, mais beaucoup trop copieux, d’où a été tiré celui-ci27 :
Quoique ce recueil porte le même nom que celui de M. de Belley [Camus], d’où il a été tiré, ce n’en est toutefois qu’un extrait : extrait qui exprime tout l’esprit de S. François de Sales.
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28 Fin de l’épître « aux Dames religieuses », signée des initiales de l’auteu...
34D’un autre côté, recueillir les pensées vise à retrouver la pensée même du saint. Cette pensée est toujours vivante chez les « Dames de la Visitation de Sainte-Marie » à qui en 1726 le livre est dédié28 :
depuis la naissance de cet ordre <fondé par le saint> jusqu’à nos jours [...] c’est l’esprit de S. François de Sales qui vous anime, mes révérendes mères ; ce sont ses maximes qui vous règlent ; ce sont presque les propres termes dont il se servait, qui font le langage que vous parlez dans vos monastères.
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29 C’est Dieu qui a (ibid., p. vij) « inspiré à son serviteur » François de S...
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30 Voir les belles pages de Jean-Luc Marion sur Denys l’Aréopagite (L’idole e...
35Ayant conservé vivant l’esprit, ces Dames n’ont pas besoin de l’extrait. Celui-ci s’adresse à tous les autres, qui pourront eux aussi retrouver le spirit, le souffle ou spiritus qui anime les religieuses. La hiérarchie est nette. Elle va de Dieu au saint, du saint aux religieuses, et enfin aux laïcs29. Du Très Haut aux très petits, la hiérarchie se dit ici transmission proprement spirituelle, ou encore traditio : Dieu transmet un don, non un ordre30.
36Il est clair que le titre d’Esprit confère au banal recueil une indéniable dignité. Mais on pourrait encore penser que, en dernière analyse, celle-ci dérive essentiellement du contenu, de la dignité de chaque maxime. Il nous reste donc à montrer le plus difficile à admettre : que le contenant lui-même a de la dignitas ; que le simple collage de citations a un statut intellectuel, voire philosophique. La démonstration s’appuiera sur un autre mot-titre, celui de Digeste.
3. Le modèle du Digeste (l’axiologie)
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31 J’ai développé ce point dans « Montaigne et les recueils de lieux dits com...
37Le verbe digérer suffit à décrire la méthode des lieux communs selon Melanchthon et bien d’autres. Digérer signifie « classer », ranger chaque citation dans sa rubrique ou lieu, dans sa case : on les di/gère comme on dis/patche les morceaux du patchwork. En général, digestus est au XVIe siècle un mot à l’intérieur d’un titre, c’est un adjectif apparemment tout aussi secondaire que extrait ou tiré de. Les Adages d’Erasme sont ainsi refondus en 1599 selon un ordre raisonné, ou raisonnable : « Juxta Locos Communes Digestae », ils sont « classés par ordre (alphabétique) des matières ». Le verbe digérer se maintiendra en ce sens jusqu’au XVIIIe siècle. Diderot écrit dans l’article « Encyclopédie » de l’Encyclopédie : il faut « rassembler tout ce qui s’est publié sur chaque matière, le digérer, <puis> serrer cette matière... » C’est là décrire la tripartition qui mène classiquement de la science extensive à la science intensive : la collecte (« rassembler ») ; le classement (« digérer ») ; la synthèse (« serrer »)31.
38Mais tout cela ne nous dit encore rien sur l’importance du mot digérer. Pour la percevoir, il faut y reconnaître un titre. En l’occurrence, un seul livre donne substance au substantif digestus. Ce serait peu si ce livre n’était le Digeste lui-même. Tout comme la Bible est le Livre, le Digeste est par excellence le Classé, le grand Jurisclasseur de la jurisprudence. Ce titre désigne l’immense compilation des décisions des jurisconsultes romains, entreprise au VIe siècle sur ordre de l’empereur Justinien : compilation classée, « digérée » par grandes rubriques. Pour notre propos, le rapprochement présente un double intérêt. Sur le fond, le dernier titre du Digeste recueille précisément tout ce qui pouvait ressembler à des règles de droit, donc à des maximes : c’est le De regulis juris antiqui (D. 50. l7 ; « D. » est l’abréviation de Digeste). Sur la forme, le Digeste est pendant les XVIe et XVIIe siècles au cœur d’un vaste débat de méthode : le Classé est mal classé, il défie la réorganisation. Fond et forme se mêlent au point que le défi n’est pas seulement matériel. Ce qui gêne est moins l’ampleur du corpus que son autorité morale, sa dignitas. Le reclasser serait presque comme de vouloir remanier la Bible.
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32 Voir les références à Leibniz dans Lalande, s. v. empirisme.
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33 Lalande : « Empirisme est le nom générique de toutes les doctrines philoso...
39De fond comme de forme, ces deux aspects nous renvoient au problème de l’induction ou abstraction. C’est aussi la question de l’empirisme. Ce dernier mot est sans doute renvoyé par Leibniz à Sextus Empiricus, qui lui-même renvoie au débat des IIe et IIIe siècles entre médecins « empiriques » et médecins rationalistes, « logikoi »32. Mais au XVIe siècle, le modèle qui sous-tend la réflexion méthodique est peut-être moins la médecine que le droit, et particulièrement le droit romain. Or, celui-ci est empirique de part en part, aussi bien pour dégager une maxime que des maximes, une regula ou un recueil. La regula est trouvée après coup ; les regulae elles-mêmes ne sont pas hiérarchisées. Autrement dit, le droit romain n’est ni a prioriste, ni systématique33.
40De cette masse, tentons une description en deux paragraphes, l’un théorique et l’autre historique. Elle nous amènera à distinguer avec Bacon deux sortes d’empiristes : les fourmis et les abeilles.
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34 Je viens de résumer l’exemple de Quintilien (Institution oratoire, VII, 8,...
41Pour avoir une théorie, il suffit de reconstituer la pyramide à partir du sol. Dans le monde juridique, tout part en effet d’une donnée empirique de base, le casus ou « cas » à régler. Celui-ci est une nouveauté qui ne cadre pas avec les lois existantes. Pour le régler, il n’est pas immédiatement besoin de règle, regula ou maxime. Trois possibilités se présentent. La première serait de modifier la loi, ou d’en créer une ad hoc. C’est évidemment interdit par le principe sacré de l’antériorité de la loi. L’interdiction ne laisse au jurisconsulte que l’interprétation des lois existantes. Il lui reste donc deux possibilités, deux formes de raisonnement : elles correspondent à la majeure et à la maxime. Dans la première, le raisonnement se nomme syllogismus ou ratiocinatio. La loi châtie qui a tué son père, « Qui patrem occiderit » : peut-on châtier de même l’assassin de sa mère ? Pour inférer la proposition « Qui matrem... », il faudrait dégager une loi d’un rang supérieur, majeure ou règle d’inférence du type « Par “père” on entend “père et mère” »34. Dégager est bien extraire. Le jurisconsulte découvre un sens supposé latent, il extrait l’esprit de la loi, la sententia legis. Cependant cet esprit n’est qu’une majeure, ce n’est pas encore la regula juris. La majeure deviendrait une regula si on se mettait à l’appliquer à d’autres cas. Ici l’exemple du parricide repris à Quintilien devient sans doute éminemment fantaisiste ou plutôt hypothétique : la majeure « “père” inclut “mère” » ne peut nullement être généralisée, le père romain a des droits que la mère n’a pas. Mais cette fantaisie ou hypothèse est éclairante. Elle permet de souligner que la majeure a pour ainsi dire un mandat limité. Si l’avis du jurisconsulte est suivi, il l’est sous réserve que la règle d’inférence ne vaille que pour cette inférence-là. En revanche, dès que la règle est un tant soit peu généralisée, elle devient une regula. À l’intérieur des regulae, on pourra alors décrire la gradation déjà vue entre maximes particulières et maximes générales. On arrivera ainsi au sommet de la pyramide, à des maximes universelles.
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35 Stein, p. 64, qui cite Fessus ; le latin regula rend le grec kanôn. Trois ...
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36 Stein, p. 33 et 67 : la réflexion de Labéon porte sur la regula Catoniana....
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37 C’est l’adage « nul n’est censé ignorer la loi ». Mais Paul d’énumérer aus...
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38 Trad. Roland et Boyer (Adages…, p. 254), qui ajoutent : « le simple projet...
42Après la théorie, nous pouvons en venir à l’histoire, que j’extrais moi-même du livre cité de Peter Stein. Elle est aussi lente que la théorie peut se permettre d’être rapide. La remontée du plus particulier au plus universel ne se produit pas du jour au lendemain, mais du Ier au Vle siècle, puis du Vle au XIIIe. Le premier à avoir recouru au concept de regula est sous Auguste le grand jurisconsulte Labéon. Celui-ci s’inspire du débat entre grammairiens analogistes et grammairiens anomalistes. Les analogistes autorisent ce que les seconds refusent, à savoir l’innovation selon une règle. Les analogistes invoquent une ratio, les anomalistes la coutume ou consuetudo. Labéon lui-même est, en fait de grammaire, un analogiste, puisqu’il autorise un singulier penas à partir du pluriel penates, forgé par analogie avec optimas / optimates35. Si l’analogie grammaticale est fondée en raison et non sur la coutume, de même, la règle de droit est « rationaliste », elle est contre l’usage, puisqu’elle dépasse le fait pour créer une norme. Mais au début du Ier siècle, cette norme est très limitée, c’est dans mes termes une majeure, ou une maxime particulière36. A la fin du IIe siècle, regula a déjà une portée bien plus large chez les jurisconsultes Paul et Ulpien. Paul nomme par exemple regula la proposition « juris ignorantiam cuique nocere, facti vero ignorantiam non nocere » : l’ignorance du droit fait du tort a chacun, mais non l’ignorance du fait37. À ce niveau de généralité, il n’est pas surprenant de voir apparaître sous la plume du même Paul le terme de « regula generalis », pour désigner le principe en effet très général que la charge de la preuve incombe au demandeur. Au VIe siècle, l’évolution se parachève, vers la plus grande généralité. Les compilateurs du Digeste recherchent délibérément la forme maxime. En cinq pages denses (118-122), Stein explique les manipulations de ces abstracteurs de quintessence pour parvenir aux deux cent onze règles du De regulis juris antiqui. Quand la maxime existe déjà, on élargit son champ en supprimant les restrictions : ainsi du nonnunquam, « parfois », qui, à D. 35. 1. 52, limitait le Expressa nocent, non expressa non nocent repris dans le De regulis (D. 50. 17. 195) : « ce qui est exprimé nuit, ce qui est inexprimé ne nuit pas »38, enfin, « parfois ». Quand la maxime n’existe pas, on la crée en tirant une simple explication de son contexte : ainsi le semper in dubiis benigniora praeferenda sunt (D. 50. 17. 56) signifiait au départ « plus favorable au légataire » ; ce n’est qu’ensuite qu’elle est élargie. Autrement dit, les compilateurs tentent désormais d’aller toujours plus loin.
43Ainsi brièvement décrite, l’histoire semble corroborer la théorie. On pourrait croire en effet que le foisonnement de départ cède du terrain devant la marche triomphale vers la simplicité des axiomes premiers. A la fin du XVIIe siècle, Domat clôturerait le débat en proposant enfin une législation rationnelle et déductive. Mais ce n’est pas si simple. C’est vrai qu’il y a une montée en puissance de la maxime : en reprenant le mot aux logiciens, les juristes du Moyen Âge montrent bien qu’ils rêvent de clarification, de principes premiers. En revanche, il serait erroné de s’en tenir à l’alternative entre empirisme et rationalisme. Une fois repris par les juristes, le mot de maxime prend une coloration distincte, qui enrichit l’idée même de logique. On se retrouve à mi-chemin entre empirisme et rationalisme.
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39 « Empiricos enim formicae more congerere tantum est uti ; Rationales autem...
44Ce mi-chemin est un juste milieu, ainsi décrit par Bacon39 :
Les empiriques, à la manière des fourmis, se bornent à entasser [congerere] et à consommer, tandis que les rationnels, à la manière des araignées, fabriquent des toiles à partir de leur propre substance. Or la méthode de l’abeille tient le milieu : elle tire sa matière des fleurs des jardins et des champs, puis par une faculté qui lui est propre la transforme et la digère [vertat et digerat].
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40 Aristote et Cardan dans Bacon, Production virile du siècle, chap. 2 (Rombi...
45Bacon donne ailleurs, comme exemples de penseurs « araignées », Aristote lui-même et Jérôme Cardan, ou encore les « philosophes scolastiques » : « les toiles d’araignée qu’ils nous ont fabriquées » sont « admirables par le tissu et la subtilité du fil, mais impropres à l’usage et dépourvues d’intérêt40. » L’application de la fable est pour nous aisée. Les juristes fourmis ne quittent pas le sol, la base de la pyramide. Les juristes araignées inventent de toutes pièces une axiomatique, à la manière des logiciens modernes : une pyramide en l’air, suspendue par la tête. Les juristes abeilles évitent ces deux extrêmes. Au contraire des fourmis, ils osent dégager des règles. Au contraire des araignées, ils tiennent compte du monde tel qu’il est.
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41 « Les abeilles et les araignées », p. 216-218, avec traduction intégrale d...
46Ce texte de Bacon est ainsi commenté par Marc Fumaroli41 :
On peut interpréter cet emblème [c’est l’interprétation de Bacon lui-même] comme une apologie de la science baconienne, qui associe théorie et expérience, de préférence à la science cartésienne, à son rationalisme dogmatique et à sa foi mathématique. Mais il faut y voir aussi un acte de fidélité à la « sagesse des Anciens » (dont Bacon comme Montaigne se réclamaient) qui se laisse guider par l’expérience et qui tient compte de la jurisprudence fournie par les historiens et les poètes pour dire « ce qui convient », plutôt que de se conduire selon des principes et des axiomes. Surtout, il faut y discerner une poétique générale, […] une invention nourrie aux sources de la meilleure tradition littéraire, et dont la « digestion » toute personnelle donne lieu à des œuvres qui réunissent l’utile du contenu au dulce de la forme, des œuvres qui savent « persuader » en profondeur maintenant et toujours. Avec le symbole des araignées, Swift faisait valoir par contraste la face d’ombre d’une modernité à la fois rationaliste, dogmatique et narcissique : atrophie de la mémoire, négation des richesses héritées, violence toute cérébrale et prédatrice infligée à la Nature et à l’Humanité sous couleur d’objectivité positive, stérilité funeste voilée sous la surabondance trompeuse des réussites et des productions de la technique.
47C’est là retrouver les accents de Montaigne dans l’Apologie de Raimond Sebond, contre ce que Fumaroli nomme ensuite, pour finir son essai, « l’orgueilleuse raison humaine » (p. 218). Ou plutôt contre l’orgueil du rationalisme des Modernes, car les abeilles aussi sont rationnelles. Elles le sont même éminemment, supérieurement.
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42 « Je m’étonne, monsieur [c’est-à-dire : Locke], que vous tourniez contre l...
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43 Essais, II, 12, p. 540/305, dans le passage cité plus haut, à la n. 6. La ...
48Pour revenir au Droit romain, si la tripartition de Bacon s’y applique sans difficulté, c’est sans doute parce que ce dernier en fournit un des modèles. On peut alors la croiser avec une autre tripartition, que suggère une phrase chez Leibniz sur les « principes supposés gratis42. » Il y a des principes a) gratuits, b) non gratuits (nécessaires), c) ni gratuits ni nécessaires. Un extrême est l’axiomatique « gratuite » : comme on pose les règles d’un jeu, ou un programme d’informatique. L’autre extrême est l’axiomatique « nécessaire » : tel le scientifique découvrant des lois du monde physique. Entre ces deux extrêmes, le Droit ou la politique se fondent sur des principes qui ne sont ni gratuits ni nécessaires. Autrement dit, l’habitude du Droit romain permet de réintégrer le logique dans le champ du rhétorique. On passe d’une axiomatique à une axiologie, d’un système de vérités à un système de valeurs. Le « nécessaire » ou scientifique cède devant le « probable » c’est-à-dire l’approuvable, ce à quoi on donne, comme dit Montaigne, « consentement et approbation »43, au vu de « preuves » (au sens ancien du terme). L’approuvable ou recevable à son tour ne se confond pas avec le gratuit, il a ses propres règles et méthodologie. Le suffixe -able suffit à indiquer que ce n’est pas le règne du n’importe quoi, de l’opinion à tête légère. Le juge donne son approbation à ce qui est digne d’être approuvé ou reçu, après mûre réflexion et une méthodologie appropriée.
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44 Je reprends l’expression à Bernard Vonglis, La lettre et l’esprit de la lo...
49Autrement dit encore, ce que nous a appris la présentation historique est ce que savent d’instinct les juristes. L’essentiel est la lenteur même. Celle-ci signe la résistance coriace au more geometrico. Il y a un refus social de généraliser. Voilà la réalité à laquelle ne s’affrontent pas les aériennes araignées. Le réel qui résiste est ici l’opinion commune, la doxa. Si donc le droit romain n’atteint pas la systématisation, ce n’est évidemment pas par incapacité logique ou intellectuelle. Reconstituer les majeures implicites n’est pas difficile, mais dangereux. L’empirisme des fourmis est une forme de conservatisme. De leur point de vue, l’activité des jurisconsultes abeilles est sous haute surveillance. Elle est sentie à juste titre comme une tentative de création législative. À l’interprétation selon l’esprit s’oppose très fortement « le fétichisme de la lettre44. » De ce que la loi n’a nommé que le père, il ne s’ensuit pas automatiquement qu’elle ait pensé aussi à la mère ; le Décalogue par exemple précise bien « Ton père et mère honoreras ». Et nous n’en sommes qu’à la majeure. Contre Labéon et sa regula, Sabinus et son école refusent aussitôt d’aller trop loin : « Non ex regula jus sumatur, sed ex jure quod est regula fiat » (D. 50. 17. 1), la loi n’est pas dérivée de la règle, c’est au contraire la règle qui dérive de la loi existante.
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45 Et non de ce qui doit être (la narratio est un simple statement of facts) ...
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46 S. v. maxime. Cette difficulté était bien sûr déjà signalée par Aristote, ...
50Cette phrase signifie bien l’induction, puisque la règle est extraite ex, elle est tirée de la loi et non l’inverse. Mais au-delà, ce que refuse Sabinus est la menace d’un ordre déductif, de cette rationalisation more geometrico que souhaitait déjà Cicéron. Les sabiniens réduisent la dangereuse regula à une inoffensive definitio, c‘est-à-dire à une « description de l’état présent de la loi, à portée limitée [...] regula = definitio = rerum narratio, exposé de ce qui est45. » Le mot d’ordre des sabiniens est alors d’un empirisme de fourmis. « Omnis definitio in jure civili periculosa est » (D. 50. 17. 202), toute généralisation juridique est périlleuse, car elle ne peut pas recouvrir tous les cas. Il n’en est point que l’on ne puisse ébranler par des exceptions : « parum est enim ut non subverti posset ». Ou, comme le paraphrase Furetière : « On a de la peine à établir des maximes générales, qui servent de règle partout46. »
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47 Exemple de résistance dans un cas apparemment sans difficulté : refus par ...
51Dans ces conditions, la remontée de la pyramide devient un parcours d’obstacles, où chaque passage à l’échelon supérieur représente une difficulté de plus en plus grande. Ce parcours d’obstacles a un nom : la jurisprudence. Tout avis d’un jurisconsulte n’est pas automatiquement suivi ; et quand il l’est, la décision nouvelle n’est pas non plus automatiquement reprise dans d’autres cas47. La réponse au « periculosa » est alors la prudentia. Quoi que pense la fourmi Sabinus, la lente remontée n’est pas le prélude à une redescente axiomatique. On ne quitte pas l’ordre inductif, qui est une lente extraction ou décantation. Simplement, la défense de déduire posée par Sabinus est interprétée par les abeilles comme un encouragement à extraire, à tirer ex jure regula(m). Ces abeilles seules capables de tirer le miel nommé jurisprudence sont bien des empiristes, mais d’une autre envergure intellectuelle. Elles suivent à peu près ce que Ramus appelle « la méthode de prudence ».
4. La prudentia et la construction d’ensemble : l’Esprit du système
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48 Paris, Garnier, 2009.
52Le concept de « prudence » c’est-à-dire en latin prudentia est peut-être le concept majeur des années Montaigne, comme je l’ai rappelé dans Les Audaces de la prudence48. C’est par excellence un concept architectonique, selon un adjectif cher à Aristote. La prudentia est la vertu du Prince et en général du dirigeant, de l’homme d’État. Le prudens a par définition l’esprit de synthèse, le sens de la construction d’ensemble. Le dirigeant a donc comme l’architecte une visée « architectonique », qui voit le tout de tout. Or, en termes de construction et de cohérence d’ensemble, le désordre d’un recueil axiomatique comme le Digeste n’est pas un défaut, mais tout au contraire le signe de sa valeur éminente.
53Pour notre problème, la prudentia suffit à exprimer l’apport de la regula juris à la maxima propositio, c’est-à-dire l’apport de la culture juridique à la culture logique. Le formalisme logique est souverain, il peut se permettre de poser une axiomatique sans contrainte extérieure, de définir une règle du jeu sans l’avis des joueurs. En revanche, modifier la loi en l’interprétant est une affaire de trop de conséquence. L’abstracteur de quintessence ne peut pas être le premier venu, il doit être à la fois juge et prudent, ou plutôt prudens. Juge par l’esprit critique, la capacité d’analyse. Prudens par l’esprit politique, la capacité de synthèse. Mais le jurisconsulte lui-même n’est pas seul. Il est le conseiller du préteur, et tous deux travaillent prudemment à une évolution lente du droit : lente c’est-à-dire acceptable et acceptée, recevable et reçue, « probable » (approuvable) et approuvée, bref conforme à la doxa. Au XVIe siècle, ce tandem législatif a une équivalence claire. C’est celle du Prince et de son conseiller écouté, réunis par la même prudentia et perpétuant le tandem impérial d’un Justinien secondé par ses compilateurs.
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49 Canaye annonce par exemple au titre de son livre qu’il est « Conseiller de...
54Il n’est donc pas indifférent que le retour en force du mot maxime ait pour premier contexte, à la fin du XVIe siècle, la « maxime politique ». La figure moderne du jurisconsulte impérial est alors le Conseiller49. Son recueil de maximes est nécessairement dédié au Roi. L’esprit de l’entreprise est éminemment « politique », à tous les sens que prend alors le mot de politique. Le bon conseiller est celui qui sait extraire les bonnes maximes. Son modèle et son rival est évidemment Machiavel, ou encore les jésuites, eux aussi habiles et secrets, capables de pénétrer les ressorts cachés de la machine sociale et politique. Et plutôt que Machiavel, l’ennemi véritable du bon conseiller est l’araignée imprudente et impudente, celle qui veut d’un coup réformer, ou dans les termes de Montaigne « raviser les mœurs du monde » de manière utopiste, irréaliste. L’axiomatique est vue comme un dogmatisme, un a priorisme insupportable. Si donc l’abeille est conservatrice autant que la fourmi, elle l’est d’une tout autre manière. La tripartition de Bacon annonce en effet la fameuse distinction pascalienne : les habiles sont les abeilles ; les demi-habiles, les araignées ; le peuple, les fourmis. Les demi-habiles sont des imprudents. Ils ont l’esprit critique, mais non l’esprit de synthèse, ils isolent quelques règles mais sont incapables de les replacer dans une vision d’ensemble de la société. Chez Pascal, les habiles, eux, sont en fait d’accord avec le peuple, par dessus les demi-habiles.
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50 Le mos italicus désigne la méthode traditionnelle d’interprétation juridiq...
55Nous pouvons alors revenir sur l’idée même de recueil, et par là sur le problème de la construction d’un ensemble. L’alternative n’est pas entre système et absence de système, entre certitudes « scientifiques » et incertitudes « littéraires », entre mos geometricus et mos italicus. Le débat de méthode sur le Digeste ne s’épuise pas entre un cartésien comme Domat et un Italien comme Alciat, qui ne voit dans le Digeste qu’un centon. Entre l’esprit de système et la charmante varietas, il y a place pour le mos gallicus d’un Français comme Cujas50. Celui-ci dégage non l’esprit particulier de lois particulières, mais l’Esprit des lois. Il ne descend pas, il remonte. Il ne crée pas comme plus tard Domat un droit rationnel obéissant à une logique déductive. Il retrouve par induction la logique implicite d’un système qui lui préexiste, et par là-même il ne détruit pas le système – alors que Domat est le début de la fin du Digeste. Appliquée à la médecine, la voie tracée par Cujas retrouve sans doute la profession de foi des empiristes, qui inventèrent le concept d’« idiosyncrasie ». Plus précisément appliquée à la politique ou en général à l’ordre du monde, cette voie est un modèle non moins pertinent. Le recueil de maximes doit reconstituer non les pensées mais la pensée qui gouverne l’incompréhensible varietas du monde, politique ou physique. L’esprit de système doit servir à retrouver l’Esprit du système.
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51 Paratitla, in Opera omnia, Paris, Fabrot, 1658, t. I, p. 717 (cité dans An...
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52 Laurent Thirouin, Le hasard et les règles, p. 89 (n. 2) et p. 93, après un...
56De Bodin à Montesquieu, il faut donc dire hautement que le mos gallicus est lui aussi une forme de rationalité, plutôt incarnée aujourd’hui par l’empirisme anglo-saxon. Cette rationalité prétendait de plus ne pas être inférieure à la rationalité rigoureuse des sciences exactes, voire lui être supérieure, s’il est plus difficile de rendre compte du mouvant que du fixe. Il lui faut donc mettre à jour la ratio par une ratiocinatio, par un raisonnement. Non seulement ratio de la loi, mais ratio des lois, ce que nous modernes appelons aussi, précisément, une « logique ». Cujas51 : « j’ai mis le plus grand soin à établir la continuité des titres <du Digeste> […] de façon que la cohérence, la concordance de leur série pour ainsi dire ininterrompue en rende manifeste la logique [ratio]. » C’est par le même mot de raison, et par la même démarche, que Pascal dégage ce qu’il appelle « la raison des effets ». Comme l’a montré Laurent Thirouin, ce concept « désigne la présence malgré tout d’une causalité, là où initialement on était prêt à ne voir qu’aberration ». Par exemple, les risques courus par un armateur sont incompréhensibles aussi longtemps qu’on n’a pas mis à jour leur logique implicite, qui est « la règle des partis » ou des probabilités. « Pascal reproche à saint Augustin et à Montaigne de s’être laissés arrêter par l’apparence paradoxale des effets, sans découvrir leur logique profonde52. » S’arrêter aux effets, c’est d’un demi-habile ; retrouver leur raison, leur logique profonde, d’un habile. L’invention même du calcul des probabilités suffirait à rappeler la supériorité rationnelle de pareille habileté.
57Dans ce contexte, l’absence d’ordre n’est nullement péjoratif : c’est plutôt un indice de qualité. L’absence d’ordre signe la modestie du prudens, modestie qui est, dans la problématique « orgueilleuse » de la prudentia, une supériorité, une façon de se démarquer des demi-habiles. C’est la supériorité des abeilles sur les araignées.
58Ou bien le compilateur de maximes n’a pas la tête très synthétique. Il est alors une fourmi qui se contente d’extraire empiriquement les maximes, celles qu’elle trouve dans Sénèque, Tacite ou Montaigne. Mais du moins la fourmi ne joue-t-elle pas au demi-habile, à reconstituer un système dont la logique lui échappe. Elle se contente, comme les compilateurs du Digeste, d’une grossière mise en ordre par grandes rubriques, par « lieux communs ».
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53 « I have avoided to do so […] for we see all the ancient wisdom and scienc...
59Ou bien le prudens a la tête synthétique, comme un Pascal, un Bodin ou un Montesquieu. Mais même en ce cas, l’habile abeille ne prétend pas tout dominer, elle ne se prend ni pour le Prince ni pour Dieu. Par exemple, lorsque Francis Bacon dédie à la reine Élizabeth un recueil manuscrit de vingt-cinq Maxims of the Law (1597), il précise avoir délibérément évité un ordre systématique : « car nous voyons que toute la sagesse et la science des Anciens était habituellement transmise sous cette forme, et particulièrement le droit civil53. »
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54 La formule est de 1583, sous la plume de Tabourot (lui-même avocat à Dijon...
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55 Voir Philipe Papin, « État et religion à la fin du XVIe siècle… » Furetièr...
60Il me semble ainsi que le désordre relatif du Digeste renvoie au sentiment esthétique de l’harmonie qu’a un Bodin. Dégager peu à peu les règles cachées de l’ordre du monde, c’est approcher du mystère d’un « ordre sans ordre »54, d’un système qui se perpétue sans livrer les clés de son fonctionnement. Ce sentiment est commun à Bodin, Montaigne, Pascal, ou encore au Bacon du Novum Organum. Leur conservatisme est assez particulier. C’est celui des « Politiques » à la fin des guerres de religion. Est un Politique celui qui, par delà les désaccords religieux, au-delà même de la personne du roi, veut d’abord conserver le royaume en l’état : en l’État55. Tout comme le médecin veut préserver le corps de son client, et le juriste le Corpus du Droit romain – deux formes d’idiosyncrasies lentement constituées.
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56 Un juriste du mos gallicus, François Hotman, compare les lois à des notes ...
61L’ordre sans ordre est le mystère d’une harmonie qui intègre les désaccords56. Cette formule de la concordia discors vaut pour le Droit, pour la Cité, pour le Monde, voire pour l’Univers. Serait près de Dieu qui pourrait prétendre détenir l’axiome des axiomes, la maxime universelle.
Conclusion
62Pour conclure, je me placerai un peu plus tard que le tournant des XVIe et XVIIe siècles étudié ici, en regardant une des dernières phrases de la préface des Caractères.
63La Bruyère se défend d’avoir voulu écrire « des maximes » : « elles sont comme des lois dans la morale, et j’avoue que je n’ai ni assez d’autorité ni assez de génie pour faire le législateur. » Autorité et génie sont des termes particulièrement appropriés. Le premier décrit le mouvement déductif, l’imperium de la maxime s’impose à ses subordonnés. Le « génie » décrit, lui, le mouvement inductif de remontée, l’ingenium est nécessaire à l’abstracteur de quintessence pour retrouver les bonnes maximes. Mais le reste de la citation cadre moins avec ma présentation. L’abstracteur ne se confond pas avec le législateur, ni les maximes avec les lois, à moins que La Bruyère ne sous-entende ici « lois fondamentales ». Toute loi a sans doute deux caractéristiques de la maxime : elle commande l’action, et à tous indistinctement, ou, comme disent les juristes, generaliter. Pour autant, cette généralité-là est celle très limitée de la majeure d’un syllogisme pratique, elle signifie simplement que la loi s’applique à tout individu, « pour tout x » : la loi est que tout homme est mortel, or Socrate est un homme, donc il doit mourir. Réduire les maximes à des sortes de lois, c’est perdre l’idée même qu’apportait le contexte logique du mot : l’idée de hiérarchie, d’empilement ordonné de syllogismes. Si la maxime est une loi, c’est, selon l’expression de Montaigne, une « loi des lois », c’est-à-dire une loi fondamentale, en amont des lois particulières, au fondement de tout l’édifice législatif.
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57 Mon conditionnel de 1994 appelait de ses vœux un supplément d’enquête, men...
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58 Par exemple, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen mentionne ...
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59 Absence de constitution écrite (à la manière actuelle) ne signifiait pas a...
64Il se pourrait donc que La Bruyère écrive à un moment où le mot maxime tombe dans le domaine public, où s’affaiblit le lien qui le rattachait à sa double origine, logique et juridique. Autrement dit, le mot ne serait plus porteur d’une réflexion vivante, comme il l’a été au tournant des XVIe et XVIIe siècles57. La même réflexion se poursuivra, mais il lui faudra pour cela s’emparer désormais d’autres termes. Dans l’étude du monde physique, ce sera le mot de lois, justement : les « lois » (fondamentales) de la nature sont à retrouver par induction, la figure du grand savant remplace celle du Conseiller d’État. Dans l’étude du monde politique, c’est plutôt le mot de constitution, à la fois juridique et médical. L’égal du grand savant à la Newton est alors, en politique, le penseur qui comme Montesquieu est capable de formuler les grands principes constitutionnels, ou les juristes de la Révolution qui font la liste des droits de l’homme, pour citer deux formes d’axiomatique, de système de grands principes58. Assurément, c’est là une autre histoire. La France d’Ancien Régime se passait d’une constitution écrite, comme l’Angleterre encore aujourd’hui, et sans doute pour les motifs que j’ai développés ici59. La prudentia était une forme de rationalité, mais son empirisme très raisonné ne correspondant plus aux formes modernes de la rationalité, il en devient nécessairement inaudible.
Notes
1 Bloch et Wartburg, s. v. maxime. – Voir la Bibliographie en fin d’article pour les ouvrages cités ici en note.
2 Canaye (1551 ?-1610), L’Organe…, p. 457 et 519 (paraphrase d’Aristote, Topiques, II, 11, 115b). Exemple de Canaye pour illustrer cette maxime : « Si la guerre civile est plus sainte que la paix avec les Huguenots, il faut donc que la guerre soit sainte. » Sur Canaye, voir la communication de Marie-Luce Demonet dans Logique et littérature à la Renaissance ; L’Organe… est publié en 1589, mais avec un privilège daté de 1574.
3 Boèce, In topica…, p. 1051D.
4 Melanchthon, Erotemata dialectices, col. 683.
5 Ibid., col. 698.
6 Montaigne souligne que tout tourne autour du « consentement et approbation » donnés aux principes (Essais, II, 12, p. 540/305, graphies modernisées) : « Il est bien aisé, sur des fondements avoués [admis], de bâtir ce qu’on veut : car selon la loi et ordonnance de ce commencement, le reste des pièces du bâtiment se conduit aisément, sans se démentir. Par cette voie nous trouvons notre raison bien fondée, et discourons à boule vue [à coup sûr] : car nos maîtres [les professeurs d’Université] préoccupent et gagnent avant main, autant de lieu en notre créance, qu’il leur en faut pour conclure après ce qu’ils veulent, à la mode des Géométriens [ou géomètres – cf. le more geometrico] par leurs demandes avouées : le consentement et approbation que nous leur prêtons, leur donnant de quoi nous traîner à gauche et à dextre [à droite], et nous pirouetter à leur volonté. Quiconque est cru de ses présuppositions, il est notre maître et notre Dieu : il prendra le plant de ses fondements si ample et si aisé [il plantera ses fondations si larges], que par iceux il nous pourra monter, s’il veut, jusques aux nues. »
7 « Si l’on ôte des quantités égales à deux quantités égales, les restes eux-mêmes sont égaux. » Voir l’analyse de Niels J. Green-Pedersen, The Tradition of the Topics…, p. 60-61.
8 Lodovico Carbone, De oratoria…, p. 86, avec auparavant une définition nette de la maxime, « formule ou proposition employée chez tout le monde, et reçue de tous ». Voici sa phrase au complet : « sententia, sive propositio, apud omnes usurpata, et ab omnibus recepta : quam dialectici, maximam vocant ; latine, axioma ». Pour la valeur de recepta, voir un peu plus bas la formule « la loi ne doit être reçue », et en latin « quod maxime omnibus probetur ». Nous disons encore d’un argument qu’il est « recevable ».
9 Furetière, s. v. maxime.
10 Du latin ecclésiastique hierarchia, venant lui-même du grec ecclésiastique hierarkhia, de hieros « sacré » et arkhia « commandement » (Bloch et Wartburg, s. v. hiérarchie).
11 Ces étiquettes sont ce que Boèce appelle la « differentia » des maximes, ou encore le « locus differentia » par opposition au « locus maxima ». Boèce répercute ainsi la ligne de partage entre les Topiques d’Aristote et celles de Cicéron. Le premier nomme lieux ou topoi des propositions générales, qu’il énumère ; le second, des mots comme « les contraires » qui classent ce type de propositions, lesquelles il ne donne qu’en gros.
12 Pour citer ici la traduction de Canaye, p. 538.
13 Le débat est ouvert chez les historiens de la logique médiévale pour savoir si les Topiques sont à l’origine des théories de la consequentia, ou si au contraire elles sont dépassées d’emblée. Dans le premier cas, c’est un renouveau de vitalité ; dans le second, un dépérissement.
14 Stein, Regulae juris…, p. 155. – Je remercie Anthony Grafton de m’avoir signalé cet ouvrage.
15 Cité par Stein, p. 158, et tiré de la Gl. decursio, licet prima ejus ad Authenticum, 4. 18. 1 ( = Nov. 39).
16 Stein, p. 159 : « The word ‘maxim’ was doubtless introduced in the proceedings of the common law courts by the ecclesiastical judges, who formed a substantial element on the bench even at the beginning of the fourteenth century. »
17 « A proposition to be of all men confessed and granted without proofe, argument or discourse […] so called quia maxima est ejus dignitas et certissima authoritas, atque quod maxime omnibus probetur » (Coke, Commentary on Littleton, cité par Stein, p. 161 ; je traduis et souligne – Coke défend vigoureusement l’idée de « common law »). À noter l’emploi de propositio, et non de sententia. Voir chez Montaigne le tout début de « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons » (Essais, I, 14, p. 50/177) : « Les hommes (dit une sentence Grecque ancienne) sont tourmentés par les opinions qu’ils ont des choses, non par les choses mêmes. Il y aurait un grand point gagné pour le soulagement de notre misérable condition humaine, qui pourrait établir cette proposition vraie tout partout [c’est-à-dire : universellement]. »
18 Dans sa « Conclusio libri, et de maximis quas singulis locis Boëtius addidit » (éd. Alard, p. 175-176 ; éd. L. Mundt, p. 186-190).
19 La Dialectique, p. 55 (de l’éd. 1555) ; p. 84 (dans l’éd. Dassonville).
20 Érasme, Ecclesiastes, cité longuement par Alard dans son commentaire à cette fin du livre I du De l’invention dialectique, p. 177. En 1528, Phrissemius éditant le même Agricola se contente d’approuver ce dernier.
21 Histoire de Louis XI, p. 588. J’abrège la dernière remarque, qui s’étend sur dix lignes.
22 Ibid., p. 577.
23 Citons un autre cas où la subordination des maximes dicte justement la conduite d’un subordonné militaire : Melanchthon sur la cause finale (Erotemata…, col. 684). Première « regula », « Tout a une finalité » ; seconde, « Une même chose peut avoir plusieurs finalités, mais subordonnées ou si l’on préfère voisines [sed subordinati seu vicini] ». Par exemple, le soldat combat « principaliter » pour obéir à Dieu, et ce même sans primes – « principalement », c’est-à-dire à la fois en premier lieu et par principe. Il combat « secundo » pour aider à défendre les siens, et « tertio » pour recevoir une solde. « Ainsi une seule action a-t-elle plusieurs fins, mais les unes sont plus puissantes que les autres [sed tamen alios aliis potiores]. »
24 Même les Maximes morales et chrétiennes de 1649, si déductives comme nous l’avons vu, en viennent à caractériser leur maxime X comme « l’extrait et l’esprit de toutes les autres ». Il faut dire que cette maxime – la personne des rois est la chose la plus sacrée après celles de la religion – ressemble de fort près à la première, le respect dû au roi.
25 Le premier titre est publié à Paris, A. de Sommaville, 1657 (où les maximes sont données par ordre alphabétique) ; le second, s. l. n. d. ; le troisième, par l’abbé de Bellegarde, Paris, 1718).
26 Édités respectivement à Paris (Soubron), Berlin (de Bourdeaux), « à Neuchâtel et en Europe » (« chez les libraires associés ») ; Londres (Ruault). L’Esprit de Rousseau est la contrefaçon du recueil de Prault intitulé Les Pensées de J. J. Rousseau. [Ce relevé date de 1991, c’est-à-dire du tout premier catalogue informatisé de la BnF : on pourrait assurément l’amplifier sans peine aujourd’hui, grâce aux métacatalogues du type KVK.]
27 Esprit de saint François de Sales, p. xi. La formule est sous la plume de l’éditeur de 1821, qui ajoute : « Comme ce sont tous morceaux détachés, et qui n’ont point de liaison nécessaire, on n’a pas cru devoir s’éloigner de la méthode de l’auteur, qui n’a point d’ordre marqué ». L’auteur de cet Esprit est du reste anonyme, « P. C. »
28 Fin de l’épître « aux Dames religieuses », signée des initiales de l’auteur anonyme, « P. C. ».
29 C’est Dieu qui a (ibid., p. vij) « inspiré à son serviteur » François de Sales l’idée de créer l’ordre de la Visitation. Inspiré étant sur spiritus, l’esprit du saint procède lui-même de l’Esprit de Dieu, du Saint-Esprit.
30 Voir les belles pages de Jean-Luc Marion sur Denys l’Aréopagite (L’idole et la distance, p. 206) : « La transmission ne transmet aucun objet, quoiqu’elle transmette infiniment plus. […] Le don se transmet, ou mieux se propage d’un homme à l’autre […]. Chacun devient l’interprète (et non le livreur) du don, le transmet à la mesure où il l’accueille, et l’accueille à la mesure où il se fait lui-même don. »
31 J’ai développé ce point dans « Montaigne et les recueils de lieux dits communs » : la tripartition est reprise à François Dagognet.
32 Voir les références à Leibniz dans Lalande, s. v. empirisme.
33 Lalande : « Empirisme est le nom générique de toutes les doctrines philosophiques qui nient l’existence d’axiomes en tant que principes de connaissance logiquement distincts de l’expérience. » Cette absence d’axiomes implique a fortiori l’absence d’enchaînement d’axiomes. Ou du moins, il faut que l’enchaînement sorte lui-même de l’expérience.
34 Je viens de résumer l’exemple de Quintilien (Institution oratoire, VII, 8, 6) pour ce qu’il nomme le syllogismus : « comme on parvient à cette conclusion par le raisonnement, cet état de cause est appelé état de cause de raisonnement [ratiocinativus] » (VII, 8, 3). Le terme de ratiocinatio est dans Cicéron (Inv. II, 148-149), et ailleurs chez Quintilien.
35 Stein, p. 64, qui cite Fessus ; le latin regula rend le grec kanôn. Trois cas suffisent ici à dégager la règle : optimas, primas, Antias.
36 Stein, p. 33 et 67 : la réflexion de Labéon porte sur la regula Catoniana. Caton a posé qu’un legs ne peut en aucun cas être validé lorsqu’il est suivi de la mort immédiate du légateur. La généralité de cette règle est, on le voit, passablement limitée.
37 C’est l’adage « nul n’est censé ignorer la loi ». Mais Paul d’énumérer aussitôt les cas où la règle s’applique et ceux où elle ne s’applique pas. En effet, pareille règle n’est pas tenable « without considerable qualification » (Stein, p. 105), il faudrait donc la déterminer. Comme le précisent Henri Roland et Laurent Boyer, « [l]e principe n’est intransigeant que pour les textes qui édictent une pénalité, une déchéance, une sanction. [...] [L]orsqu’il s’agit de droits subjectifs, [...] la jurisprudence <admet> la nullité pour vice du consentement au titre de l’erreur de droit comme au titre de l’erreur de fait. » (Locutions latines…, t. 3, p. 177, adage Ignorantia juris). – Plus les juristes généralisent, plus ils sont confrontés à la nécessité de limiter le domaine d’application d’une maxime. Un exemple très éclairant est l’histoire de la célèbre « Nemo auditur propriam turpidutinem allegans », promue au XIIIe siècle par le pape Innocent III (« Personne ne peut alléguer sa propre turpitude », il est interdit d’invoquer devant les juges un acte immoral pour s’en faire un principe d’action) : « À l’usage, on prit conscience que la maxime Nemo auditur pouvait aboutir à des résultats choquants, entrant en contradiction absolue avec la finalité de morale et de justice qu’elle poursuivait » (Roland et Boyer, Adages…, p. 489).
38 Trad. Roland et Boyer (Adages…, p. 254), qui ajoutent : « le simple projet délictueux ne suffit pas à constituer l’infraction », ou encore « l’absence d’un corps du délit (non expressa) met à l’abri des poursuites (non nocent) ».
39 « Empiricos enim formicae more congerere tantum est uti ; Rationales autem aranearum more telas ex se conficere. Apis vero rationem mediam esse, quae materiam ex floribus tam horti quam agri eliciat, sed eam propria facultate vertat et digerat », Pensées et vues…, XVII, p. 204 (trad. Rombi et Deleule modifiée ; p. 616 de l’éd. J. Spedding, The Works of Francis Bacon, t. III ; formulation quasi identique dans la Récusation des doctrines philosophiques, Rombi et Deleule p. 138-139, Spedding III p. 583). C’est l’aphorisme 94 du Novum Organum, I, cité par Edmond Ortigues dans un article très riche de l’Encyclopaedia Universalis (Supplément, t. 1, 1990, s. v. empirisme). – Sur l’opposition congerere / digerere, je me permets de renvoyer à Le sublime du « lieu commun ».
40 Aristote et Cardan dans Bacon, Production virile du siècle, chap. 2 (Rombi et Deleule p. 56-57, Spedding III p. 530) ; les « scolastiques » dans sa Récusation… (Rombi et Deleule p. 112-113, Spedding III p. 572).
41 « Les abeilles et les araignées », p. 216-218, avec traduction intégrale de l’aphorisme 94 du Novum Organum, et renvoi avec éloge au commentaire de Paolo Rossi dans M. Fattori, Francis Bacon…, p. 245-260, ainsi qu’à Ésope. La mention de Swift renvoie à sa Bataille entre les livres anciens et modernes de 1697, donné ensuite dans le volume où se trouve l’essai de Fumaroli (avec p. 420-424 l’antagonisme entre l’araignée et l’abeille ; voir en Pléiade l’éd. Émile Pons des Œuvres de Swift, Paris, Gallimard, 1965, p. 537-563). Voir aussi, chez Diderot, la référence très baconienne au « travail de l’abeille », dans les Pensées…, VIII-X (p. 66-67 ; avec, p. 132-133, citation par l’éditeur de l’aphorisme 94, dans une autre traduction, celle de M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Novum Organum, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 156-157).
42 « Je m’étonne, monsieur [c’est-à-dire : Locke], que vous tourniez contre les maximes, c’est-à-dire contre les principes évidents, ce qu’on peut et doit dire contre les principes supposés gratis » (Nouveaux Essais, IV, 12, 6, cité par Lalande, s. v. maxime).
43 Essais, II, 12, p. 540/305, dans le passage cité plus haut, à la n. 6. La formule rappelle celle de Cicéron, elle-même traduisant en deux mots la sugkatathesis stoïcienne : « de adsensione atque adprobatione, quam Graeci sugkatathesin uocant » (Ac., 2, 37, analysé par John Glucker, « Probabile, Veri Simile… », p. 141).
44 Je reprends l’expression à Bernard Vonglis, La lettre et l’esprit de la loi… L’objet du livre de Vonglis est limité à la sententia legis, problème déjà bien assez épineux. Vonglis ne mentionne même pas les regulae juris. Il conclut sans doute (p. 197) : « l’interprète peut choisir plus ou moins librement la maxime non expresse à appliquer au casus envisagé. » Mais cette « maxime non expresse » est dans mes termes la majeure, elle aussi non exprimée et qui elle aussi doit être retrouvée « par un processus de pensée inductif ».
45 Et non de ce qui doit être (la narratio est un simple statement of facts) : Stein, p. 66-68, commentant la troisième phrase de D. 50. 17. 1. En cas de désaccord avec les faits, la regula n’a pour Sabinus aucune validité.
46 S. v. maxime. Cette difficulté était bien sûr déjà signalée par Aristote, en particulier dans le livre de l’Éthique à Nicomaque sur la justice : la généralité de la loi doit être compensée par l’équité ou epieikeia. Pour les analogistes, au contraire de Furetière, l’exception n’infirme pas la règle, mais la confirme. Voir Stein, p. 71. Posant la regula Catoniana, Celsus ajoute qu’elle est parfois inapplicable (D. 34. 7. 1 pr.) : cela ne signifie pas qu’il rejoigne l’opinion des sabiniens. De même, les grammairiens analogistes affirment la validité d’une règle « to ek pleionôn », en général : ce que refuse l’empiriste par excellence qu’est Sextus Empiricus.
47 Exemple de résistance dans un cas apparemment sans difficulté : refus par le préteur de l’assimilation entre tenancier et clients (d’une maison de jeu). Les seconds mais non le premier ont le droit de poursuivre en justice ceux qui les y ont volés – les jeux d’argent étaient interdits à Rome. Ulpien (D. 11. 5. 1. 1) ajoute une remarque « qui exprime à la fois la raison pour laquelle on pouvait se poser le problème et l’argument essentiel en faveur d’une assimilation des joueurs au tenancier : <eux aussi> sont indignes de la protection de la justice [et hi indigni videantur]. » Mais « le législateur en a décidé autrement, et l’interprète doit s’incliner » (Vonglis, p. 57). Ce que nous attendrions – et qu’attendait la partie qui a consulté Ulpien –, c’est la remontée de proche en proche vers un principe général. Majeure : indignité des cas d’argent implique impossibilité de poursuivre. Maxime : généralisation du motif d’indignité à d’autres cas que les jeux d’argent. C’est-à-dire quelque chose d’analogue à la condictio ob turpem causam qui donnera le Nemo auditur (mais tous deux ne s’appliquent qu’aux contrats).
48 Paris, Garnier, 2009.
49 Canaye annonce par exemple au titre de son livre qu’il est « Conseiller de sa Majesté en son Grand Conseil ».
50 Le mos italicus désigne la méthode traditionnelle d’interprétation juridique (Accurse, etc.) ; le mos gallicus, les méthodes nouvelles développées au XVIe siècle surtout par Cujas, sur des bases humanistes (dont… Alciat : je force un peu la répartition). – Le mos geometricus est, dans un tout autre domaine, la façon de faire des géomètres : déduction rigoureuse à partir d’axiomes ; nous dirions aujourd’hui « de façon mathématique ».
51 Paratitla, in Opera omnia, Paris, Fabrot, 1658, t. I, p. 717 (cité dans André Tournon, Montaigne…, p. 181 de l’éd. 1983). Canaye (p. 473) vante « les Paratitles de Monsieur Cujas » qu’il considère comme « les plus beaux lieux communs, et les plus Analytiques qui se soient encore vus pour la Jurisprudence ». Les Paratitles étaient le seul commentaire autorisé par Justinien : c’est une indication des matières contenues dans le « titre » c’est-à-dire dans un livre du Digeste, avec rapprochement des textes appartenant au même sujet mais qui sont épars dans des « titres » ou livres différents du même Digeste.
52 Laurent Thirouin, Le hasard et les règles, p. 89 (n. 2) et p. 93, après un chapitre justement intitulé « L’esprit des règles ». Chez Pascal, la formule raison des effets, « antonyme exact de la vanité », « se confond avec la règle ». À propos de Montaigne, voir chez lui aussi l’importance des mots regle ou regler : trois colonnes dans la Concordance de Leake, contre un seul maxime (qui est d’« obéir […] aux lois, sous lesquelles il était né », Essais, I, 28, p. 194/382) et trois axiome (II, 12, p. 503/254, 540/306 et 578/361). Il est remarquable que chez Montaigne, la « règle des règles, et générale loi des lois » (I, 23, p. 118/273) ait exactement le même contenu que la « maxime souverainement empreinte en l’âme » de La Boétie à I, 28 : « que chacun observe celles du lieu où il est » – ce que disait déjà le titre du chapitre 28, « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue »). Le génitif biblique dit bien la supériorité hiérarchique : tel le roi des rois, la maxime est la majeure des majeures.
53 « I have avoided to do so […] for we see all the ancient wisdom and science was wont to be delivered in that form […] chiefly the precedent of the civil law », cité par Stein, p. 172, lequel indique bien que Bacon est un habile : à la différence de son rival Coke, Bacon a « the mind of a jurist ». – Les vingt-cinq maximes seraient elles-mêmes « l’esprit » de quelque trois cents qu’aurait d’abord réunies Bacon ; à cette date, celui-ci n’est pas encore chancelier, mais déjà un homme politique (il est membre du Parlement depuis 1584).
54 La formule est de 1583, sous la plume de Tabourot (lui-même avocat à Dijon, puis procureur du roi) : « les Bigarrures ressemblent aux tapis Turquois, qui se font à points comptés, et avec un ordre sans ordre : mais non pas si rapetassé, que ce soit une robe de cinq cents pièces » (Les Bigarrures, premier livre, « Avant-propos », p. [10]). J’ai développé la portée juridique et politique de la formule dans « Conclusion : L’unité de Protée ».
55 Voir Philipe Papin, « État et religion à la fin du XVIe siècle… » Furetière (s. v. maxime) n’a pas « maxime politique » mais en lieu et place « maxime d’État ».
56 Un juriste du mos gallicus, François Hotman, compare les lois à des notes de musique, et les regulae à l’harmonie qui les fait s’accorder : « Leges esse tamquam voces et sonos singulos : regulam vero esse tamquam harmoniam et concentum », dans son Novus commentarius de verbis juris, 1563 (s. v. regula), cité par Stein, p. 172.
57 Mon conditionnel de 1994 appelait de ses vœux un supplément d’enquête, menée depuis lors par Laurent Thirouin, à la fin d’un article qui rebondit sur le mien (« Réflexions sur un titre »). À partir du titre voulu par La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, la question de Thirouin est : y a-t-il encore, à la fin du XVIIe siècle, « distinction sémantique » entre maxime et sentence ou bien au contraire les deux termes ne représentent-ils plus qu’une « vague paire de synonymes », tout en désignant « une seule et même réalité littéraire » (p. 103) ? Thirouin démontre la permanence d’une distinction, et conclut : « la sentence est un objet littéraire, la maxime un objet philosophique » (p. 104). Les pages 105-107 abondent alors dans le sens de mon tableau (repris ici en annexe), des différences entre maxime et sentence, avec nombre de citations très intéressantes apportées par Thirouin. – Hélène Merlin, dans un article qui s’appuyait aussi sur le mien (« Raisons historiques d’un genre »), s’oppose à l’idée de Jean Lafond, lequel considérait que « la maxime d’État n’a, tout compte fait, que peu de chose à nous apprendre sur la maxime telle que la pratiquera La Rochefoucauld » (Merlin, p. 67). L’article met l’accent sur la dimension politique des maximes, en déplaçant le problème du côté de la nouveauté. Les maximes impressionnent, et, qu’elles soient bonnes ou mauvaises (maximes du roi ou de l’esprit fort, du « libertin »), elles sont au-dessus de la morale ordinaire, d’où l’articulation avec la question de l’amour-propre et en général de la magnanimité.
58 Par exemple, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen mentionne le droit d’expropriation pour cause d’utilité publique : ce même droit ou grand principe est une « Maxime » dans les Maximes du Palais de 1667.
59 Absence de constitution écrite (à la manière actuelle) ne signifiait pas absence de constitution. Comme le montre Philippe Pichot-Bravard (Conserver l’ordre constitutionnel…), le royaume de France avait bien une constitution, que Louis XVI, à la différence de son prédécesseur, connaissait mal.
60 Voir la gradation très nette de 1a « table des matieres principales » contenue dans Tacite : « maximes, regles, sentences, & instructions Politiques, militaires & morales » (Laurent Meillet, Discours politiques, et militaires…, 1628, 1e éd. 1618).
61 « Le caractere que je porte dans l’Eglise & dans la Theologie, leur seroit une caution suffisante si je disois mon nom, dont je me retiens par la seule consideration du service que je rends à sa Majesté » : début des Maximes morales et chrétiennes.
62 Littré, à la fin de son entrée Maxime : alors que domine dans maxime « la grandeur, la force ».
63 Les Provinciales s’attachent moins à détruire le principe de ce « probabilisme » qu’à remettre les Jésuites à leur place hiérarchique : l’opinion d’un Molina est moins digne d’approbation que les sentences des Pères, et encore moins que les maximes de l’Évangile.
64 À son entrée Maxime. Les Maximes du Palais citées plus haut précisent très souvent : « C’est une maxime en France que... »
65 De Inventione, I, § 57-71 ; voir en particulier les exemples de discours donnés aux § 58-59 et 68-69. Le syllogisme amplifié peut avoir jusqu’à cinq parties : majeure + « preuve », mineure + « preuve », conclusion. La “preuve” ou approbatio est typiquement introduite par « Car... »
66 En voici trois « preuves » ou approbationes. I) Au troisième livre des Topiques, Canaye (p. 532) dresse une liste de 21 maximes du préférable, telles « 3. Ce qui est bon sans la volupté, est bon aussi avec la volupté ». Il ajoute : « Ces Maximes sont icy proposées sans comparaison [ = sans exemple, l’amitié est meilleure avec volupté, etc.], tant pour les rendre plus breves, que pour mieux les considerer en elles mesmes. » II) Les Maximes morales et chrétiennes promettent de ramener le calme dans les esprits « par l’establissement de quelques maximes Chrestiennes & Evangeliques, que je me contenteray d’expliquer briefvement, sans apporter les authoritez, pour ne pas faire un livre au lieu d’une consultation. » III) Les Maximes fondamentales touchant le gouvernement et les pernicieux desseins des Espagnols (1649) distinguent typographiquement maxime en romain et commentaire en italique. Chaque commentaire ou « preuve » tient en général un paragraphe. Mais la preuve est parfois explicitement éludée : « Les preuves de cela [maxime VIII, les Espagnols ne font jamais le bien sans arrière-pensée] sont indubitables, & le sens commun en est un perpétuel commentaire. » Après une très longue maxime (n° XV), en romain, sur l’obéissance au prince naturel : « Tout ce discours a une nécessité infaillible 1. en la vérité de l’Histoire 2. en la Politique 3. en la Théologie, chacune en son endroit. » – On comprend peut-être alors mieux la bêtise ou « absurdité » qu’Alain Lanavère prête à un lecteur contemporain de La Rochefoucauld, sans doute Corbinelli, dans un manuscrit de 374 pages commentant 95 maximes (Alain Lanavère, « Un commentaire inédit des Maximes de la fin du XVIIe siècle »). Selon Lanavère, ce cartésien « cite toute une littérature qu’il croit propre à corroborer les maximes qu’il prétend développer » ; il « semble penser que La Rochefoucauld a commencé par élaborer, en philosophe, un système [...] et qu’ensuite il a émietté sa doctrine [qui par] son éparpillement [risque] d’abuser le lecteur » ; enfin, « il réduit toutes les maximes qu’il glose à ce type simple qu’est la maxime-définition ». Mais ces trois traits sont entièrement prévisibles. Cela posé, je conviens volontiers qu’en appelant « maximes » ces simples « sentences » ou « réflexions morales », le public de l’époque a sans doute raté l’originalité même de La Rochefoucauld, lequel on sait exaspéré par le discours de La Chapelle-Bessé en tête de la première édition, faisant de La Rochefoucauld, selon l’expression de Jacques Truchet, un Père de l’Église.
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Annexes
Tableau des différences entre maxime et sentence
Un tableau des différences entre maxime et sentence ne peut donc être pertinent qu’à l’époque où la maxime est encore un terme porteur. La grande ressemblance vient de la proximité dans l’ordre hiérarchique, la sentence étant juste un cran au dessous de la maxime. Les confondre serait pourtant mettre sur le même pied Dieu et ses saints, ou le Roi et ses lieutenants60. Trois différences sont visibles : énonciation, formulation, place dans le discours. Pour le dire d’un mot, la maxime relève de l’inuentio, et la sentence de l’elocutio, ou, dans les termes de Thirouin (cités à la note 57), la seconde « est un objet littéraire », quand la maxime est « un objet philosophique ».
Énonciation : la sentence est toujours la sentence de quelqu’un, tandis que la maxime est impersonnelle. Le recueil de maximes est de préférence anonyme, tout en laissant clairement entendre que l’abstracteur est un grand personnage, duc ou docteur en Sorbonne61. C’est l’anonymat de la vérité générale, du proverbe – les Maximes de La Rochefoucauld étant « les proverbes des gens d’esprit » (Montesquieu). Pareille différence reste connue de Littré : « ce qui domine dans 1a signification de ce mot [sentence], c’est l’idée d’opinion, de manière de voir62. » Et Furetière définit sentence « dit notable, apophthegme dit par quelque grand homme » : « Les Proverbes de Salomon sont toutes sentences. » Proverbes, mais de Salomon, selon l’idée même du latin sentire, du Sénateur romain opinant au Sénat. La sentence est une opinion « probable », ce qui ne suffit pas à la condamner63. La maxime, elle, est un proverbe encore supérieur, non pas opinion humaine mais vérité d’ordre divin. Cela n’est pas infirmé par le fait que l’on trouve fréquemment le possessif, « leurs maximes », « maximes de Machiavel », « de vos flatteurs » (Racine, Britannicus, v. 1343). On ne retombe pas dans le relativisme vulgaire des demi-habiles proclamant « à chacun sa vérité ». C‘est plutôt une concurrence entre habiles pour retrouver les vrais principes. Ou du moins le constat à la Montaigne que chaque pays vit sur des maximes, sur une constitution différente : « Les Voyageurs trouvent en chaque pays de nouvelles, de differentes maximes » (Furetière)64. Le système de valeurs ou axiologie ne saurait être la construction d’un individu isolé, fût-il « probable » comme Salomon. La maxime est aussi impersonnelle que le législateur.
Après l’énonciation, la formulation. La réussite stylistique n’est pas déterminante pour définir la maxime. C’est la sentence qui vaut par la façon dont elle est formulée. La maxime peut être courte ou longue, élégante ou non, peu importe : l’essentiel est qu’elle soit vraie, et son inélégance peut même être un signe de sa vérité. La beauté ou la brièveté sont en revanche l’apanage de 1a sentence. Furetière définit celle-ci comme une parole qui porte « une belle moralité », et « belles maximes » n’est pas chez lui une redondance, cela signifie qu’il peut y avoir de laides maximes, les exemples ne manquent ni chez les juristes ni chez les logiciens : « Ces belles maximes qui sont dans les Poëtes et les Historiens sont marquées comme sentences. » De même, les exemples de Matthieu sont instructifs. Lui aussi distingue nettement, en deux catalogues séparés, les « Maximes politiques » et les « Principales Matieres, sentences & observations ». Sous la même rubrique « ennemis », c’est dans la seconde liste qu’il faut s’attendre à trouver des formules bien frappées comme « mieux vaut sauver un citoyen que tuer cent ennemis ».
Troisième et dernier point : la place dans le discours, particulièrement politique. L’avantage de terminer par là est de quitter l’atmosphère un peu trop désincarnée du recueil de maximes. In situ, les sentences sont toujours inféodées à la maxime. Celle-ci est un « fondement » sur lequel on peut « edifier seurement tout le discours » (Canaye, p. 489). Simple majeure ou grand principe, la maxime peut ensuite être « prouvée » par des sentences, rendue « probable » par une approbatio ; prouvée c’est-à-dire tout à la fois amplifiée, illustrée et confirmée – digne d’être approuvée. Il ne s’agit évidemment pas de démontrer au sens moderne, puisque le principe est par hypothèse premier. La masse même des autorités humaines, aussi notables soient-elles, ne fait que souligner leur imperfection, tout en permettant de s’approcher de la Vérité par induction. Ramus après Agricola analyse chaque discours de Cicéron comme un « syllogisme perpétuel », continué, où la maxime-axiome est première en droit, et souvent en fait. De même, chez Canaye (p. 488-489), un discours « propose » sa propositio, c’est-à-dire l’énonce au début, en disant explicitement : « C’est une maxime trescertaine, & laquelle ne peut estre revoquee en doute, que », etc. Les sentences viennent seulement ensuite : « Et là dessus on allegueroit les sentences des grands personnages de tous siecles recueillies de tous les peuples & nations. » Si le recueil de maximes peut ainsi être flanqué d’un recueil de sentences, cela ne les met pas sur le même pied. En discours, la maxime est une, les sentences sont multiples. C’est la maxime qui donne son unité au discours, tandis que les sentences lui donnent sa copia. D’un côté l’architecture logique, de l’autre l’élégance rhétorique.
On peut alors expliquer l’effet de brièveté que produit la maxime. Non pas nombre plus ou moins grand de mots, mais absence d’amplification par commentaire. La maxime est une majeure nue, ou, selon les catégories mêmes du De l’Invention de Cicéron, une propositio sans son approbatio65. C’est – image trop glacée – la pointe émergée d’un iceberg. Le recueil de maximes est comme une sorte de sommaire, de résumé de tout un livre66. Plutôt que squelette sans la chair, c’est l’esprit sans le système, la quintessence sans la masse, la logique sans la rhétorique, Aristote sans Cicéron. Autrement dit encore, la breuitas sans la copia. Une maxime pèse autant qu’un long discours. Ce n’est pas rien, si l’on pense à ce qu’un long discours pesait lui-même de dignitas. Mais comme nous n’y pensons guère, jetant la copia aux oubliettes de la grandiloquence, la maxime ne nous apparaît plus aujourd’hui que comme un fragment, aussi admirable qu’incompréhensible : la pointe sans l’iceberg, flottant à la dérive avant de disparaître.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Francis Goyet
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution