La Réserve : Livraison du 25 novembre 2015
“Immédiateté” ou “distance critique” ? L’auteur, le lecteur et le personnage chez Verga
Inédit. Version rédigée d’une conférence prononcée à l’École Normale Supérieure, Ulm, janvier 1994 (Journée d’agrégation organisée par Béatrice Didier)
Texte intégral
1Quand on parle de la “voix des personnages” chez Verga, deux faits viennent immédiatement à l’esprit : un projet et une technique.
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1 Publié dans le recueil Vita dei Campi, 1881, ce texte est la grande référen...
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2 Lettre à Rod, 14 juillet 1899, in Lettere al suo traduttore, Firenze, 1954,...
2Le projet, c’est celui de l’“impersonnalité”, tel qu’il est défini dans le texte théorique le plus célèbre de Verga : L’Amante di Gramigna (La Maîtresse de Gramigna)1. L’auteur doit s’effacer, disparaître de sa création, pour donner l’impression qu’elle s’est faite “toute seule”. Le lecteur aura alors l’impression d’être “face à face avec le fait tout nu”, sans avoir besoin de le reconstituer “entre les lignes” de l’auteur. C’est la doctrine du “document humain”, du réel surgissant de lui-même devant le lecteur qui n’a plus qu’à l’écouter, qui n’est plus gêné par les interférences intempestives de la voix de l’auteur. Pour reprendre les expressions d’une lettre célèbre à son traducteur E. Rod, il s’agit pour Verga d’entrer “dans la peau” des personnages, de “voir avec leurs yeux” et de “parler avec leurs mots”2.
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3 Guido Baldi, L’Artificio della regressione, Napoli, Liguori, 1980.
3La technique, c’est celle de la “régression”, suivant le terme adopté par Guido Baldi dans son étude magistrale3. La grande originalité de Verga est dans son emploi d’un narrateur interne au monde représenté : au lieu de mêler remarques du narrateur et dialogues des personnages, qui appartiendraient à deux univers différents, Verga donne toute la narration du point de vue des personnages, la voix narrative ne se distinguant des discours rapportés ni par son style ni par les valeurs qu’elle véhicule. Le projet de Verga se concrétise en effet (même si ce n’est pas forcément avec les effets prévus) par l’emploi de cette technique qui laisse le parler populaire envahir par exemple tout le champ du roman Les Malavoglia.
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4 D’un Luigi Russo (Giovanni Verga, Laterza Universale, 1983 (13°) à Léo Spit...
4De fait, une très grande partie des travaux critiques a tourné autour de ces deux concepts, impersonnalité et “régression”, pour tâcher de définir ce qui est peut-être le fait essentiel de l’œuvre de Verga : le rapport de l’auteur et du lecteur aux personnages4.
5Ce qui frappe à la lecture de la bibliographie verghienne, c’est que tous les critiques ou presque partent ainsi des mêmes remarques, soulignent ces mêmes faits stylistiques et rhétoriques, mais qu’ils en donnent des analyses …diamétralement opposées. Pour ne pas nous disperser dans le peu de temps dont nous disposons aujourd’hui, je voudrais développer simplement deux des grandes théories sur Verga, celles de Luigi Russo et Guido Baldi, pour tâcher de cerner leur opposition.
1. Verga ou la parfaite immédiateté avec les personnages : Luigi Russo
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5 Bien plus que l’éloge prononcé par Pirandello à Catane (voir Opere, Mondado...
6Le livre de Russo est un momument. Ecrit en 1919-20, puis remanié largement en 1941, le livre en était à sa 13ème édition en 1983. C’est lui qui a donné à Verga la place éminente qu’il tient dans les Lettres italiennes5 -place presque équivalente à celle de Manzoni, il faut le rappeler quand on parle de lui en France.
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6 Autre texte essentiel de la poétique verghienne, qui servait d’introduction...
7Or, pour Russo, la grandeur de Verga est dans le regard qu’il porte sur les “humbles”, les “primitifs”, les “petits” pour reprendre le terme de la nouvelle Fantasticheria (Fantasmagorie)6. Pour Russo, le centre de l’œuvre verghienne, son foyer et sa grandeur, est cette immédiateté réelle avec les personnages, à la différence de ce qui se passe chez d’autres provincialistes, un Fogazzaro par exemple, qui parle aussi des “humbles” mais sans arriver à se départir d’une certaine condescendance. Verga, lui, se mêle à leur foule, réussit réellement à voir avec leurs yeux, à parler avec leurs mots. D’emblée, chez lui, les humbles sont de même rang que les mondains, ont la même dignité. Dans Fantasticheria, sur lequel Russo s’appuie beaucoup, Verga développe l’idée que chez ces “petits” on trouvera finalement autant de passion, autant de sentiments que dans le monde des mondains. Ils sont comme des fourmis (sic) ; il faut un appareil optique pour bien les voir, mais une fois qu’on les regarde avec un verre grossissant, leurs passions apparaissent aussi grandes, leurs sentiments aussi puissants, leurs actions sont compréhensibles.
8Pourquoi Russo s’intéresse tant à Verga devient alors clair. Exploitant l’antithèse posée par Verga entre mondains et “petits”, il développe l’idée que les vraies passions ne sont pas dans le monde civilisé, mais dans ces cœurs incapables de s’exprimer. Le raffinement de la société créerait par définition un monde superficiel, et finalement frelaté. Le “primitivisme” de Russo voit le monde populaire de Verga -en particulier ses paysans et petits pêcheurs- comme un antidote au monde moderne.
9Au centre de cette interprétation, il y a l’idée que le peuple est dépositaire des “vraies valeurs”, et Russo fera un sort tout particulier à l’un des thèmes, qu’il articulera inlassablement : la religion de la “casa”, du foyer. La maison dans les Malavoglia est vue comme un micro-organisme, et tout le roman serait une réflexion sur ce centre sacré. Pour autant, il ne s’agit pas d’y voir un havre, une sorte de locus amoenus préservé dans un monde hostile. La “casa” est une divinité tyrannique, qui impose ses lois. Une divinité qui vengera la faute commise par N’toni en châtiant non seulement le fautif mais l’ensemble de ses proches.
10Le plus intéressant chez Russo est peut-être le grand ajout de 1941, où il articule longuement le rapport entre la vision du monde qu’il dégage ainsi et la langue qui la soutient. Luigi Russo est Sicilien, et on peut s’en souvenir lorsqu’on le voit juger la “justesse” du vocabulaire employé par Verga. Le premier éloge, en effet, souligne que Verga ne se laisse jamais emporter par le désir de “faire sicilien”. Là encore c’est à Fogazzaro que Russo l’oppose immédiatement, qui mettait dans la bouche d’un baron des jurons trop typés qu’il n’aurait pu prononcer (le “santo diavolone !” chargé de marquer le discours comme “sicilien”).
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7 L’emploi de “che” et de “e” comme liaisons souples entre propositions, le c...
11Mais l’éloge est plus profond : la grande réussite des Malavoglia, par exemple, c’est qu’il n’y a plus de termes littéraires qui feraient “tache”. L’ensemble de la langue est une sorte de “réincarnation mythique”‘ de la langue parlée des portagonistes. Russo met l’accent, comme Spitzer plus tard, sur l’“homogénéité” totale de cette narration filtrée par le narrateur populaire. Mais il loue aussi Verga d’avoir réussi dans son projet de re-création de la langue parlée. Citant des lettres à Capuana, il montre qu’il ne s’agit pas d’un réalisme vériste : Verga n’écrit pas en sicilien, il travaille la langue italienne pour lui donner un “coloris” sicilien. Il s’agit là d’un véritable refus. A Capuana, il dit qu’il ne faut pas écrire en dialecte, d’abord parce que le reste de l’Italie ne pourrait lire les textes, et d’autre part parce que le sicilien n’est plus une langue maternelle pour eux : leur “esprit malade de littérature” devrait traduire pour lui-même en sicilien ce qu’il pense d’abord en italien. Le but est donc plutôt de créer une “couleur dialectale”, qui fait penser à la couleur locale selon Hugo dans la Préface de Cromwell : une recréation certes artificielle, mais qui introduit le lecteur dans un univers étranger, l’entoure d’un monde inhabituel dont il reconstitue peu à peu l’atmosphère avec ses nuances. L’exemple le plus frappant est celui des proverbes. Verga, on le sait, a beaucoup demandé à ses amis de lui envoyer des recueils de proverbes populaires siciliens, introuvables à Milan. Mais une fois qu’il les a eus en main, il s’en est à peine servi. La très grande majorité des proverbes qui nous frappent dans les Malavoglia sont des créations de Verga, plus vraies que nature… C’est donc la recréation d’un monde, qui passe par le travail sur les vocables (les mots sont rarement du cru, mais bien plutôt des mots italiens, travaillés pour avoir une saveur sicilienne), sur les images, sur la syntaxe (la fameuse “agrammaticalité” des Malavoglia, jugée à l’époque comme un défaut7). En somme, une évocation du monde de la Sicile des humbles, qui rend compte sinon de leurs mots, du moins de leur logique.
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8 A propos de Il Reverendo. J’ai développé ailleurs l’idée que cette distinct...
12L’idée qui sous-tend tout le livre de Russo est que l’on assiste à une évolution chronologique du style. On partirait d’une langue encor “folkloriste”, folklorisante, dans les premières œuvres, Nedda par exemple. Le langage populaire est utilisé là pour son pittoresque, l’auteur, reconnaît Russo, reste extérieur à des personnages qu’il regarde de loin. Dans le recueil de nouvelles Vita dei Campi et dans les Malavoglia, par contre, il aurait réussi à se dégager totalement de toute vision ethnographique des personnages, il serait avec eux dans un rapport de véritable immédiateté. Ensuite, au moment du recueil Novelle rusticane et de Mastro don Gesualdo, on verrait apparaître comme une décadence de l’art de Verga, qui redeviendrait parfois même “artiste féroce”8.
13Mais finalement, si l’on analyse la pensée de Russo dans sa logique, on n’y trouve pas réellement l’idée d’une voix des “petits”. Ce qu’il montre, c’est que Verga, à travers ces humbles, établit une vérité à l’usage des lecteurs de l’Italie “moderne”. Dans cette vision, les Malavoglia sont un immense exemplum. Verga développe une logique primitive, centrée sur la notion de “casa”, démonstration que notre monde moderne a bien besoin d’entendre. Voilà à peu près, poussée dans ses derniers retranchements, ce que dit l’étude sur le grand roman et sur les nouvelles de la même époque. L’immédiateté de Verga avec ses personnages est alors surtout un présupposé : c’est un sujet digne d’intérêt, on peut se couler dans leurs modes de pensée, pour saisir (toujours selon Russo) les articulations d’une vision du monde disparue ailleurs. C’est là sans doute ce qui permet à Russo de ne pas prêter attention au terme de “fourmis” qu’utilise Verga pour les décrire dans Fantasticheria, ou d’utiliser lui-même de façon récurrente le terme de “primitifs”. On est assez près alors de ce qu’il décrit chez un Manzoni, qu’il oppose pourtant à Verga : les humbles sont grands parce qu’ils sont les dépositaires des vraies valeurs, que leur humilité est supérieure à l’orgueil de la civilisation. Et ce ne serait pas en dernier ressort l’impersonnalité qui ferait la grandeur de l’auteur verghien : il est grand lorsqu’il dépasse la technique qu’il revendique, lorsque les voix des personnages sont accompagnées, enrobées pourrait-on dire, par une “nenia lirica”, un chant douloureux de pitié pour eux.
2. Verga maître de la distance critique : Guido Baldi
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9 En particulier celles des marxistes : Baldi mais aussi Romano Luperini, Don...
14Pour une grande partie des analyses récentes9, la grandeur de Verga tient au contraire à la critique qu’il opère sur son époque, à travers le procédé de la “régression”. Pour cerner celui-ci, on ne peut mieux faire que de citer la définition qu’en donne Baldi, par exemple au début de son ouvrage :
Il y a régression lorsque “l’auteur renonce à filtrer la narration à travers son propre point de vue d’intellectuel bourgeois, et adopte le point de vue d’un “narrateur” anonyme, qui fait partie de la réalité populaire représentée. Il ne paraît pas directement parmi les personnages, mais il se situe au même niveau social et culturel ; il présente les faits en s’appuyant sur sa vision fruste de la réalité, et du coup les déforme. Il crée ainsi un déphasage lourd de sens avec la vision “juste” des choses - par définition la vision de l’auteur et de son destinataire, l’implicite et hypothétique lecteur à qui s’adresse le discours.” (p 11 ; je traduis)
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10 C’est en cela que la régression est un “artifice” ; non pas immersion naïv...
15La même technique, donc, est immédiatement envisagée ici comme un moyen non plus de créer l’immédiateté, mais bien au contraire de mettre à distance le monde représenté et ses valeurs. “Parler avec leurs voix”, c’est montrer en même temps la réalité qu’ils décrivent et la déformation qu’ils lui font subir. Le medium est le message, au même titre et en même temps que le référent10. C’est qu’en fait, pour Baldi comme pour Luperini ou Margarito, l’immédiateté avec ces personnages de la fin du XIXème siècle ne peut être qu’un danger majeur, celui de ne pas dénoncer un état de faits inacceptable. Humiliés et écrasés par l’unification dont l’Italie a tant rêvé, rejetés dans un Sud sans espoir, les personnages n’ont pourtant aucune conscience de classe, et l’immédiateté avec eux serait adhésion à des valeurs en porte-à-faux avec la réalité. La force de Verga n’est pas tant dans son “réalisme” (la reproduction précise d’une époque donnée), que dans la “négation” incisive que permet sa technique, non pas dans dans sa capacité à créer des mythes, mais dans sa maîtrise pour les détruire. L’accent sera donc mis sur le travail proprement heuristique de la lecture de tels textes. Ce faisant, ces analyses rétablissent un maillon essentiel de la communication artistique : le lecteur, comme complice de l’auteur, capable de décrypter le sens réel des situations que l’on met sous ses yeux. Grâce au heurt, au déphasage entre le récit du narrateur populaire et l’"objectivité des faits”, le lecteur pourra parvenir à un savoir supérieur, voir à la fois la misère de ces humbles du Sud et leur représentation mensongère de la réalité, leur aliénation.
16Ceci peut sembler difficile à appliquer à Verga si l’on n’a en tête que les Malavoglia, et cette difficulté même est au centre de ce que je voudrais développer ici, à savoir l’originalité de ce roman, y compris à l’intérieur de l’œuvre verghienne.
17Les choses sont beaucoup plus évidentes en effet si l’on considère les nouvelles de Verga. Aussi bien, la démonstration la plus célèbre -et peut-être la plus puissante- de Baldi est-elle celle qu’il mène sur une des grandes nouvelles de Vita dei Campi : Rosso Malpelo (Rougeaud le Mauvais). L’idée essentielle de Baldi sera bien claire si l’on traduit les premières lignes de la nouvelle, qu’il cite et analyse p. 41 sq :
Rougeaud le Mauvais s’appelait ainsi parce qu’il avait les cheveux rouges, et il avait les cheveux rouges parce que c’était un gamin méchant et plein de malice, qui promettait de devenir une sacrée canaille. Alors, tous à la mine de sable l’appelaient Le Mauvais ; et même sa mère, en l’entendant toujours appeler ainsi, avait presque oublié son nom de baptême. D’ailleurs, elle ne le voyait que le samedi soir, quand il rentrait à la maison avec les quelques sous de sa semaine ; et comme il était mauvais, il était à craindre qu’il n’en garde une partie, de ces sous : dans le doute, pour ne pas se tromper, la sœur aînée le recevait à coups de taloches. Pourtant, le patron de la mine aviat bien dit que des sous il en avait comme cela et pas plus ; et en conscience, c’était encore trop pour le Mauvais, un gamin que personne n’aurait voulu avoir en face soi, et que tous cherchaient à éviter comme un chien teigneux - et on lui caressait l’échine avec les pieds quand il était à portée. (C’est Verga qui souligne)
18La tension est évidente et incontournable entre deux plans, celui que Baldi appelle l’"objectivité des faits” (ce que le lecteur lit de misère et d’écrasement) et le jugement par le narrateur populaire, pour qui un homme roux est mauvais en vertu d’un décret de Dieu, le sable doit fatalement tomber sur le mineur, et l’exploitation des faibles fait partie de l’ordre de la nature.
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11 Comme le montrent bien les rédactions successives, par exemple de l’épisod...
19L’une des premières conclusions que tire Baldi, c’est que Verga, par le recours à l’artifice de la régression, renonce à écrire la prose humanitaire et “sociale” qu’il avait pratiqué avec Nedda, renonce au pathos11. Donnant l’histoire du point de vue des exploités qui considèrent leur exploitation comme naturelle, il donne également au lecteur les éléments pour voir que cette logique est fausse de bout en bout. Ce qui mène l’auteur sicilien à choisir cette technique, c’est un mélange de lucidité et de pessimisme absolu. Verga est descendant de petits propriétaires siciliens, ceux-là mêmes que le décollage du Nord laisse sur la touche. Il voit le Progrès des années 1880 - ce lent mais réel mouvement de l’Italie vers le monde industrialisé - non pas du point de vue de la bourgeoisie d’affaires qu’il côtoie à Milan, mais de celui de l’ancienne classe qui dominait dans un contexte radicalement différent. Assez lucide pour dénoncer le sort fait au Sud, il n’entrevoit pas la possibilité de changer les choses, il n’aura jamais une attitude révolutionnaire, ni même une réelle analyse politique : il se contente de cette dénonciation.
20Les oppositions mises au jour sur Rosso recouvrent donc en dernier ressort l’opposition entre le lecteur et le personnage. Le lecteur décryptera les faits qui lui sont donnés de façon “objective”, sans pathos mais remplis de tous les éléments propres à permettre l’analyse “juste”. En face, la voix narratrice donne une interprétation que l’on sait fausse, c’est un narrateur “non fiable”, pour reprendre le terme de Wayne Booth.
21A propos des Malavoglia, Baldi fait un travail finalement beaucoup plus fin, pour rendre compte d’une complexité infiniment plus grande. Il dégagera deux oppositions.
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12 “L’originalità della narrazione nei Malavoglia”, paru pour la première foi...
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13 L’idée est en fait assez proche de celle de la “choralité” chez Spitzer. A...
22La première est celle qui affronte narrateur et personnages. Baldi met en cause ici l’analyse classique de Spitzer12. Pour celui-ci, il y a dans les Malavoglia un discours indirect libre généralisé, qui filtre constamment la narration. Baldi insiste au contraire sur la multiplicité des personnages et des points de vue, sur la difficulté à savoir où commence le discours d’un personnage, où finit celui du narrateur. Les Malavoglia présentent pour Baldi un “narrateur caméléon”, qui s’identifie sans heurt à une série de personnages tour à tour ; le lecteur baigne dans un milieu populaire où la voix narratrice se transforme constamment, s’identifie mimétiquement et successivement à tous les personnages, à l’intérieur d’une même phrase parfois, sans rupture13.
23Mais Baldi ne dit pas que ce qu’il décrit ainsi est justement ce qui ne pourrait se produire dans Rosso Malpelo ou presque toute autre des nouvelles de Verga. Dans Rosso, on a deux points de vue : celui des mineurs et celui de Rosso lorsque la haine le mène à la lucidité sur son humiliation. Ces deux points de vue sont constants, constamment opposés, et définissent un paysage simple, organisé par des forces antithétiques. Dans le grand roman au contraire, on aura une véritable individuation, une multiplication des perspectives au sens le plus profond du terme. La même technique est au service d’une approche radicalement différente, à laquelle le terme de distance critique convient mal.
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14 Baldi donne toute une liste des signes de l’intrusion du “moderne” dans le...
24La deuxième opposition détermine deux groupes dans cette multitude de points de vue : d’un côté on aura la famille Malavoglia, avec ses valeurs passéistes et fortes, de l’autre le village, contaminé par une vision du monde mercantile et qui a intériorisé la loi du plus fort. Là aussi, Verga utilise la tension entre la version des faits que donne le narrateur populaire et celle qui surgit de l’exposé “objectif”. Baldi n’a pas de mal à montrer que l’harmonie du village, telle que la conçoivent les Malavoglia, n’existe pas. Que la “réalité” est celle d’une opposition de classes entre Zio Crocifissio et la famille. De même, le texte accumule les détails qui montrent que le village n’est pas “hors du temps”, dans un temps cyclique et légendaire14. Suivant le même processus que dans Rosso, le lecteur est donc bien conscient que la vision atemporelle, la croyance en une société harmonieuse, sont le fait du narrateur et des personnages. Le texte présente une vision subjective de la réalité, “typique d’un milieu subalterne”, qui est incapable de comprendre cete réalité.
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15 A leur sujet, Baldi cessera même très vite de parler en termes de conflit ...
25Cependant, il se passe quelque chose d’étrange dans cette démonstration. Baldi argument longuement contre Spitzer pour poser cette opposition entre le village et la famille. Pourtant, ce qui explique la position de Spitzer et qui renforce la complexité du texte - que Baldi perçoit si bien d’habitude - c’est que les Malavoglia ne se sentent pas exclus du village, qu’ils n’ont pas conscience d’en être isolés, différents. Certes, le lecteur n’est pas dupe et rétablit fort bien l’opposition. Mais en arrière-plan, il n’en reste pas moins que cette communauté existe comme un credo du village tout entier, Malavoglia compris. Baldi est toujours extraordinairement à l’aise et convaincant pour dégager les conflits idéologiques, les mises à distance, les déphasages qui affleurent. Mais quand il s’agit des Malavoglia, il va finir par parler lui aussi en termes d’immédiateté, et retrouve un vocabulaire étonnant dans une démonstration visant à dégager la distance critique. Les Malavoglia sont porteurs de “valeurs authentiques et par là supérieures”, de sérieux et d’élévation ; la fidélité fait partie de leur “essence”. C’est-à-dire, si l’on poursuit le raisonnement : le lecteur se trouve en accord avec eux, juge volontiers d’après leurs critères …est dans un rapport d’immédiateté avec eux !15
26Baldi, donc, aboutit finalement à des conclusions opposées à celles qu’il annonçait. Mais il me semble qu’il a raison, et que c’est justement le signe que l’outil qu’il a forgé est véritablement puissant, et ne l’empêche pas de rester attentif aux particularités du texte qu’il analyse. En effet, ce qu’il montre en filigrane, c’est que la même technique qui garantissait une distance véritablement critique dans les nouvelles n’empêche pas la création d’une immédiateté avec certains personnages lorsque la stratégie d’ensemble n’est plus seulement de dénoncer un état de faits dans l’Italie en 1880.
27Nous venons de voir deux analyses très bien argumentées, très convaincantes, diamétralement opposées, mais qui se rencontrent de façon paradoxale dans l’analyse d’une seule œuvre dans le corpus verghien : les Malavoglia.
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16 Doublement tort, même : en ce qu’il ont renoncé à leur tradition ancestral...
28Il me semble que cette rencontre n’est pas fortuite, pas plus que ne l’était le renversement final du jugement de Baldi sur ce roman. Avec celui-ci, en effet, on quitte le domaine simple et clair du monologique. Les nouvelles présentent une vision monodique - qu’on les interprète dans le sens d’une apologie du monde ancien fruste mais “pur” comme le fait Russo, ou comme une dénonciation de la vision fruste comme le fait Baldi. Les voix y sont clairement définies, les oppositions stables et les valeurs claires. Dans les Malavoglia au contraire, on va assister à un mélange des voix, à une coexistence de voix différentes, opposées parfois, qui cohabitent dans l’espace du roman sans que l’auteur suggère au lecteur de privilégier telle ou telle. C’est-à-dire que l’on se trouve tout d’un coup dans l’univers inhabituel du vrai roman polyphonique tel que l’a défini Bakhtine. Un univers où la voix de l’avocat Scipion, par exemple, qui vient tout d’un coup donner de la famille l’image que peuvent en avoir les “élites” intellectuelles, n’est ni plus vraie ni plus fausse que celle que nous voyons se constituer peu à peu devant nous depuis le début. Où la vision du monde des héros, ces Malavoglia purs et naïfs, est à la fois totalement justifiée et valide (voir ce que finira par dire un Bladi chantre de la distance critique) et parfaitement limitée : tout le roman est bâti sur l’idée que les Malavoglia ont finalement tort, aux regard de l’histoire, au regard de la loi de la lutte pour la survie16. Où, symétriquement, le reste des gens du village n’a pas tellement tort, qui certes renoncent aux valeurs qui rendent les Malavoglia supérieurs, mais du coup peuvent garantir à leur famille une vie moins tourmentée et humiliante.
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17 Et utilisé de la même façon dans Mastro don Gesualdo, l’autre roman de la ...
29En somme, avec l’outil mis au point dans les nouvelles17 pour dénoncer la mise à l’écart du Sud en même temps que son arriération fondamentale, Verga parvient à faire totalement qutre chose. La voix des personnages, qui s’élevait grinçante et fruste dans les nouvelles pour nous dire leur “représentation mensongère de l’existence” (Tchekhov), crée dans les Malavoglia un univers autonome, complexe et véritablement polyphonique.
Notes
1 Publié dans le recueil Vita dei Campi, 1881, ce texte est la grande référence en matière de poétique verghienne. Largement influencé par Le Roman expérimental, il se compose d’une introduction théorique (lettre à un intellectuel milanais, Farina) et d’une illustration pratique, sous forme d’une nouvelle : L’Amante di Gramigna. On le trouve par exemple dans Tutte le Novelle, Oscar Mondadori, 1984, C. Ricciardi ed., p191 ; traduction in F. Goyet, La Nouvelle, PUF Ecriture, 1993.
2 Lettre à Rod, 14 juillet 1899, in Lettere al suo traduttore, Firenze, 1954, p. 130 sq, cité par Baldi, p. 32. Je traduis.
3 Guido Baldi, L’Artificio della regressione, Napoli, Liguori, 1980.
4 D’un Luigi Russo (Giovanni Verga, Laterza Universale, 1983 (13°) à Léo Spitzer, (“L’originalità della narrazione nei Malavoglia”, paru pour la première fois dans la revue Belfagor, 1956, 1, p. 37-53) à un Vittorio Lugli (“Lo stile indiretto libero in Flaubert e in Verga” in Dante et Balzac, Napoli, ed. Scientifiche italiane, 1952). De Romano Luperini (Verga e le strutture narrative del realismo, Saggio su Rosso Malpelo, Padova, Liviana, 1976 ; Verga, l’Ideologia, le strutture narrative, il “caso critico”, Lecce Millela, 1982, Luperini ed) à Vitilio Masiello (“I Malavoglia e la letteratura europea della rivoluzione industriale” in Miti e la storia, Liguori, Napoli, 1984) et à Donato Margarito (“Verga nella critica marxista ; dal ‘caso’ al metodo critico-negativo” in Luperini, 1982)…
5 Bien plus que l’éloge prononcé par Pirandello à Catane (voir Opere, Mondadori, tome 6) ou que les recensions de son ami le grand Sicilien Capuana.
6 Autre texte essentiel de la poétique verghienne, qui servait d’introduction au recueil Vita dei Campi. Le texte a la forme d’une lettre à une amie mondaine, et Verga raconte comment elle était venue avec lui autrefois en Sicile, dans le petit bourg d’Aci Trezza (le “Trezza” de l’édition française). Elle s’était exclamée devant ce petit village, avait voulu y séjourner un mois, mais était repartie en courant deux jours après, ne comprenant pas comment on pouvait vivre là. Tout le texte repose sur l’antithèse entre le monde mondain de l’“amie”, et le monde sauvage et “vrai” d’Aci Trezza.
7 L’emploi de “che” et de “e” comme liaisons souples entre propositions, le chngement de temps du verbe à l’intérieur d’une même phrase cherchent à reproduire des effets du sicilien. Ils n’en viennent pas directement.
8 A propos de Il Reverendo. J’ai développé ailleurs l’idée que cette distinction n’est pas à faire entre des époques différentes de l’art de l’auteur, mais entre les genres qu’il pratique. La “férocité” est typique de la nouvelle, et l’immédiateté ne peut être acquise que dans certains romans. Les analyses précises de Russo lui-même, en désaccord avec ses déclarations générales, montrent bien que les nouvelles ne créent pas l’immédiateté. (F. Goyet, op. cit)
9 En particulier celles des marxistes : Baldi mais aussi Romano Luperini, Donato Margarito, Masiello dans ses travaux récents…
10 C’est en cela que la régression est un “artifice” ; non pas immersion naïve dans une vision du monde (ce qu’elle est dans l’optique d’un Russo, ou dans les premiers travaux de Masiello), mais utilisation délibérée d’un outil optique.
11 Comme le montrent bien les rédactions successives, par exemple de l’épisode de la mort du père de Rosso, d’abord traité avec des mentions explicites des sentiments de l’enfant, qui seront gommées ensuite.
12 “L’originalità della narrazione nei Malavoglia”, paru pour la première fois dans la revue Belfagor, 1956, 1, p. 37-53. J’en ai donné un aperçu dans la revue Op. cit., novembre 93. Accessible en ligne par ma page personnelle.
13 L’idée est en fait assez proche de celle de la “choralité” chez Spitzer. Au fond, Spitzer ne nie pas le passage d’un personnage à l’autre, mais définit en d’autres termes et de façon moins technique ce que Baldi devait nommer justement “régression”.
14 Baldi donne toute une liste des signes de l’intrusion du “moderne” dans le monde de Trezza (p. 84) : les impôts nouveaux, la crise de la pêche, la conscription (qui compromet le fragile équilibre de l’économie vivrière fondée sur la famille), les fameuses “premières aspirations au bien-être” (dont Verga parle à propos de son projet des Vinti) sont autant de signes de l’insertion forcée de la Sicile la plus “primitive” dans le mouvement de pré-industrialisation que connaît alors l’Italie. Bien entendu, c’est justement ce sujet qui rend le choix de l’artifice de la régression si important : le progrès n’a pas le même sens s’il est vu par les représentants de la bourgeoisie d’affaires ou par ceux de la paysannerie qui sera laissée pour compte.
15 A leur sujet, Baldi cessera même très vite de parler en termes de conflit de classes. Il parlera de “transfiguration” (p. 103) des motifs économiques en un “sphère éthique supérieure”, là où on s’attendrait qu’il parle de leur aliénation par rapport au langage du Zio Crocifissio.
16 Doublement tort, même : en ce qu’il ont renoncé à leur tradition ancestrale de frugalité pour ces “premières aspirations au bien-être” et en ce que, ayant décidé de participer à cette lutte pour le “mieux-être”, ils le font avec des attitudes inadéquates.
17 Et utilisé de la même façon dans Mastro don Gesualdo, l’autre roman de la maturité. Il ne s’agit pas de dire que les nouvelles forment un monde à part, totalement distinct. C’est le grand roman - le roman polyphonique - qui est l’exception, les nouvelles n’étant qu’une forme extrême de texte monologique. Le vrai problème, dans ces conditions serait bien sûr d’arriver à définir le rapport qui s’instaure entre le lecteur, l’auteur et le personnage dans ce grand roman.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Florence Goyet
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution