La Réserve : Livraison du 25 novembre 2015
Des Nouvellistes entre deux formes : La Nouvelle au tournant du XXe siècle
Version originale française inédite. Initialement paru sous le titre “Autores entre las dos formas : El relato corto al umbral del siglo XX” dans : in El relato corto francès del siglo XIX y su recepcion en España, Conception Palacios Bernal (ed.), Universidad de Murcia, 2003, p. 167-190
Texte intégral
1Dans la longue histoire de la nouvelle, le tournant du XXe siècle tient une place à part. C’est le moment où le genre, à son apogée dans le monde entier depuis les années 1870, subit une transformation qui me paraît radicale, transformation tellement profonde que l’on sait à peine si l’on peut continuer à employer le même mot pour désigner les textes de la nouvelle qui apparaît à ce moment. La fin du XIXe siècle avait vu s’affirmer un genre aux caractères très nets — quoi qu’on en ait pu dire pendant longtemps. Les années 1920 vont voir se créer, à côté de cette forme que j’appelle “classique”, un genre quasi-nouveau, d’où toutes les caractéristiques précédentes sont absentes. J’ai proposé d’appeler ces textes la nouvelle “moderne”, puisqu’on verra qu’elle est liée en profondeur aux conquêtes du modernisme.
2Je voudrais revenir ici sur cette transformation, qui actualise l’une après l’autre deux potentialités essentielles du texte court. L’ambition de cet article est de montrer que la ligne de partage passe à l’intérieur même de l’œuvre de plusieurs des grands nouvellistes de l’époque. J’ai choisi mes exemples chez Tchekhov, Pirandello, Schnitzler et Maupassant, parce que ce sont des auteurs que l’on aurait tendance à associer à l’une des deux formes seulement : Maupassant à la nouvelle “classique”, les autres à la nouvelle ouverte, sans forme, “moderne”. Il me semble au contraire que chacun d’eux a exploité à fond les potentialités de la nouvelle classique, qui assure un efficacité extrême, et que tous, y compris Maupassant dans ses textes de la folie, ont pressenti et essayé parfois la forme moderne, libérée des caractéristiques efficaces mais étouffantes de la forme classique.
I. Attrait de la nouvelle “classique”
3Ce qui caractérise la nouvelle classique, c’est à la fois une structure et un regard sur le spectacle qu’elle présente au lecteur — regard qu’elle entend lui faire partager.
Structure
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1 Dans mon livre La Nouvelle, Presses Universitaires de France, collection “E...
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2 On sait que l’antithèse est l’une des structures les plus simples à percevo...
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3 Tome 6 de l’Edition de l’Académie 1976 (Polnoe sobranie sochinenij i pisem ...
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4 Les exemples cités seront repris plus bas.
4Je ne m’étendrai pas longtemps sur les faits de structure, que j’ai longuement développés ailleurs1, et qui ne posent pas de problèmes particuliers. La nouvelle classique est bâtie sur une antithèse essentielle, qui suppose une caractérisation outrancière des personnages. Tous les nouvellistes de l’époque recourent à l’antithèse comme élément structurant. Elle est la structure simple par excellence, qui procure au lecteur le sentiment de complétude malgré la brièveté2. Le retour éternel du procédé n’est pas gênant, parce que l’antithèse peut s’établir à n’importe quel niveau du texte : le lecteur n’est pas sensible à cette constante, parce que chaque texte “habille” la structure de façon différente, et que ce que l’on oppose ainsi violemment est très varié. Ce peut être le heurt entre deux conceptions du monde : c’est le cas de toutes les nouvelles “internationales” de Henry James, où Ancien et Nouveau Monde s’affrontent, comme de bien des nouvelles de Tchekhov — le texte emblématique ici serait Vragi (Ennemis, 18873) : Tchekhov y dresse l’un contre l’autre un médecin qui vient de perdre son petit garçon et un propriétaire terrien qui vient le supplier de l’accompagner pour soigner sa femme qui n’est victime que d’un malaise. L’antithèse peut aussi s’établir entre deux personnages, comme Le Gros et le Maigre de Tchekhov, ou les deux sages-femmes de Donna Mimma (1917) de Pirandello4. Ce peut être aussi, bien sûr, l’opposition terme à terme entre le début et la fin du texte ; dans ce cas, la nouvelle est articulée autour du Wendepunkt, ce retournement narratif par quoi les Romantiques allemands ont tâché de définir le genre.
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5 Pour les nouvelles de Maupassant, j’indiquerai les références à l’édition d...
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6 Respectivement, Académie tomes 8 et 10.
5Dans tous les cas, et de façon logique pour que l’antithèse soit forte, les nouvellistes grossissent le trait. Contrairement à l’attente, la nouvelle n’est pas du tout le genre de l’“économie de moyens”. Non seulement on y trouve en abondance des descriptions et même des digressions, mais l’univers qu’elle construit est tout entier placé sous le signe de l’excès, de l’outrance. Chaque personnage, chaque élément du décor, chaque sentiment est poussé au maximum de l’intensité possible. Dans la nouvelle qu’il propose comme exemple au genre -— et que pour cela il nomme seulement Die Novelle — Gœthe a bien compris ce fonctionnement et l’applique sans réserve. Ses personnages sont aux limites du conte et de l’allégorie : le Prince, la Princesse, le Jeune Homme... sont des types, des représentants si éminents de leur catégorie que l’on peut se passer de leur donner un nom. Gœthe est là moins loin qu’on ne pourrait le croire des innombrables nouvelles réalistes et naturalistes, de Maupassant mais aussi bien de Tchekhov, Schnitzler, Joyce, Verga ou Pirandello. Le personnage de nouvelle — même réaliste — est caractérisé de façon paroxystique : il est toujours très fortement, voire absolument, ce qu’il est. Même et peut-être surtout lorsqu’elles traitent de la vie médiocre de la fin du XIXe siècle, les nouvelles montrent leurs personnages comme des parangons de leur catégorie : ils seront alors “les plus médiocres”, les plus avides ou les plus lâches. Il suffit de penser, par exemple, chez Maupassant, à La Ficelle ou En Famille5, et de façon générale à toutes les nouvelles “normandes” et les nouvelles d’“employés” ; chez Tchekhov, à toutes les contributions à la “petite presse”, mais aussià des textes de la grande maturité de l’auteur comme Anna na shee (Anne au cou, 1895), ou très complexes comme Poprygunja (La Cigale, 1892) ou Dama s sobachkoj (la Dame au petit chien, 18996).
Regard
6Mais le trait le plus profond de la nouvelle classique est sans doute son monologisme : elle est aux antipodes de la polyphonie. Bakhtine définit comme polyphonique le plus grand roman — celui de Dostoïevski : un texte dans lequel s’expriment plusieurs “voix”, plusieurs “consciences égales en droit”. Aucun des personnages des grands romans de Dostoïevski n’est disqualifié, aucun n’est jamais totalement “mauvais” : Rogojine à côté de Mychkine et en aucun cas récusé par lui. Aux antipodes, la nouvelle classique disqualifie ses personnages. Cela va de la caricature simple à la disqualification la plus subtile, chez un Tchekhov ou un Pirandello par exemple. La nouvelle utilise pour cela tous les procédés stylistiques — y compris ceux qui sont censés garantir de facto la proximité avec le personnage, comme le discours rapporté, on le verra chez Schnitzler.
Satire simple
7Tout d’abord, il ne faut pas oublier que dans la production totale de nouvelles à la fin du XIXe siècle, la caricature tient une place essentielle. Lorsqu’on lit dans les journaux de l’époque les innombrables nouvelles aujourd’hui oubliées, on est frappé par le nombre de caricatures pures et simples, où le personnage est croqué dans tous ses ridicules. Mais ce n’est pas seulement le lot des textes médiocres : c’est le cas aussi de toute une partie de la production des plus grands stylistes de l’époque. Maupassant, Verga ou même Pirandello éreintant les petits-bourgeois minables qui remplissent les administrations, les paysans frustes et brutes ne pensant qu’à l’argent, Tchekhov épinglant les ridicules des petits fonctionnaires provinciaux, Joyce fustigeant les Dublinois enfermés dans le carcan de leurs préjugés et de leurs petits intérêts personnels... les plus grands auteurs de la période ne se sont pas abstenus de la satire simple. Innombrables sont ainsi chez nos auteurs les personnages purement et simplement ridiculisés. Affublés de noms comiques, de tics de langage et de comportement, ils sont des types, dont on se moque sans états d’âme. Dans Le Gros et le Maigre, (Tolstoj i Xhudoj, 18837), de Tchekhov, deux anciens camarades se retrouvent sur un quai de gare ; l’un est devenu un tout petit fonctionnaire maigre et minable, l’autre est Conseiller Secret — le haut de l’échelle sociale de l’époque. Le texte construit l’antithèse plaisante entre les deux extrêmes sociaux et soumet à la dérision la plus crue la platitude du maigre, enfermé dans le petit cercle de sa vie minable et se répandant en obséquiosités quand il découvre le statut social de son ancien camarade. De même, pour rester dans la production d’un auteur que l’on n’imagine guère associer à la caricature, dans sa Mort d’un fonctionnaire (Smert’ chinovnika, 18838). L’antithèse entre la cause la plus petite possible (un éternuement au théâtre) et le résultat le plus grand possible (la mort du héros), est au service de la caricature nette et efficace. Le rire vient de la vision de ce petit fonctionnaire d’un rang infime et d’une platitude extrême, se répandant en excuses de plus en plus ampoulées pour se faire pardonner sa maladresse par un supérieur que son rang lui rend presque sacré. En éternuant, il a mouillé le crâne chauve du vieillard devant lui. Se rendant compte de l’éminence de celui-ci, il ne sait littéralement comment s’aplatir pour obtenir la faveur d’un pardon. Alors que l’incident ne mérite pas plus qu’une excuse murmurée, il en fait une “affaire”, et finit par déclencher la colère de l’homme éminent. Cette colère sera fatale au “héros” : “Sans rien voir ni entendre, il partit à reculons vers la porte, sortit, et se traîna péniblement vers sa demeure. Il rentra machinalement chez lui, se coucha sur le divan sans quitter son uniforme et... mourut”. Le petit fonctionnaire s’appelle Tcherviakov (“Asticot”), il parle avec le défaut de pronciation caractéristique des petits fonctionnaires dans la littérature satirique (“-s” ajouté à la fin des mots), tout en multipliant les formules emphatiques. Bien sûr, si l’on compare ce texte aux innombrables nouvelles médiocres publiées dans les journaux de l’époque, on voit bien que son intérêt dépasse la dérision appuyée, la “charge” d’un seul personnage. C’est tout le système social que Tchekhov dénonce, et le vieillard de la haute société ne sort pas indemne de l’aventure : s’il a senti l’éternuement, c’est parce qu’il est chauve — et donc vieux, usé, symbole d’un ordre social qui privilégie les formes mortes plutôt que l’énergie créatrice ; tous deux prennent le même plaisir fasciné à écouter Les Cloches de Corneville, opérette médiocre du Second Empire. Tous les critiques ont bien insisté là-dessus. Mais il ne faudrait pas oublier pour autant que Tchekhov fait aussi la caricature du petit fonctionnaire, et interdit de lui donner une “voix” valide — une vérité tenable. Qu’on pense seulement au Marmeladov des Frères Karamazov : on verra bien qu’il y a d’autres façons de mettre en scène les personnages mesquins que fabrique la fin du XIXe siècle. Dostoievski ne nie pas les ridicules de son personnage, mais il nous oblige à les dépasser. C’est ce que la nouvelle ne fait pas, ni dans la satire simple, ni même dans les nouvelles complexes.
Au-delà de la caricature : la nouvelle complexe
8Ces satires simples représentent le cas la plus extrême, et les grands auteurs de la période ne s’y sont évidemment pas limités. Mais il faut bien voir que, non seulement ils en ont tous écrit, mais encore que la “loi” de perspective de leurs textes est toujours cette distance disqualifiante vis-à-vis du personnage. J’en prendrai quelques exemples frappants : deux nouvelles très émouvantes de Tchekhov : Dormir et Vanka, la Donna Mimma de Pirandello (auteur que l’on associe, comme Tchekhov, à la complexité, la subtilité et la compassion pour ses personnages), et le Lieutenant Gustel (Leutnant Gustl, 1900) de Schnitzler, parce que la distance y emprunte le procédé même que l’on associe à l’immédiateté avec le personnage : le monologue intérieur.
9A la différence de la nouvelle-satire, les textes plus complexes développent aussi la conception du monde de leurs personnages, et les rendent attendrissants ou émouvants. Il n’en reste pas moins que nous y sommes invités à regarder “par-dessus la tête” des personnages. L’ensemble des procédés stylistiques concourt à poser la narration sur un double registre : la vision que le personnage a de la situation, et notre compréhension, qui dépasse la sienne. Pour reprendre les termes de Bakhtine : sa “vérité” n’a pas de réelle validité.
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9 Dans le recueil éponyme. Je prendrai mes exemples dans ce recueil, en citan...
10La Donna Mimma de Pirandello, par exemple, montre son héroïne de l’extérieur9. Le texte développe certes sa vision du monde, mais sans lui donner une réelle validité, sans la poser comme une vérité possible : il nous montre en même temps, “par-dessus sa tête”, ses limitations.
11Donna Mimma est un sage-femme déjà âgée, dans un petit village de Sicile. Son drame est que depuis peu une autre sage-femme est arrivée au village. Elle est jeune et instruite, et peu à peu les clientes désertent Donna Mimma. Celle-ci se persuade qu’il lui faut rivaliser avec la jeune femme sur son propre terrain et elle part à Palerme pour réapprendre son métier, suivant les nouvelles normes qu’elle sent s’imposer devant elle. La nouvelle la suit dans cet apprentissage terrible — elle est jetée pour la première fois dans la grande ville et se sent complètement perdue, aussi bien à la Faculté où l’on se moque d’elle que dans les rues — puis nous montre son échec au retour.
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10 “spettacolo (…) buffo et compassionevole” (p. 21)
12Bien sûr, il y a tout le pitoyable de sa situation, du début à la fin, et Pirandello insiste sur la détresse de cette vieille femme au prestige jusque-là incontesté. Mais sa course à la science est dérisoire. Pitoyable —digne de notre pitié — mais promise à un échec que le texte souligne sans cesse, ne nous laissant jamais oublier l’incongruité de sa démarche. Comme presque toujours dans la nouvelle classique, le texte abonde en marques stylistiques qui mettent à distance sa personne, ses croyances et ses espoirs. Tout le début de la nouvelle a posé, avant toute autre chose, l’univers en carton-pâte que semble sécréter la présence de Donna Mimma : elle est la “mémé-fée”, celle dont on fait croire aux enfants qu’elle apporte les bébés dans son châle. Une fois déracinée, elle n’a plus même la grandeur qui puisse impressionner les petits. Son séjour palermitain fait d’elle “une pauvre vieille éperdue et chétive”, et même — bestialisation très courante dans les nouvelles et qui interdit définitivement l’immédiateté avec le personnage : “une de ces guenons qui dansent à la foire sur les orgues de barbarie” (p. 19). Elle n’est plus, devant les citadins comme devant nous qu’un “spectacle ridicule et pitoyable”10. La situation dramatique que Pirandello exploite ici, c’est celle du personnage pris dans son propre piège, construisant son propre malheur et tombant d’un piédestal dans l’infamie. Cette situation est bien faite pour déclencher notre pitié, mais sans jamais suspendre notre jugement. La fin la montrera vaincue, et qui plus est, à juste raison : le trait essentiel est sans doute que la “mémé-fée” n’est pas une innocente écrasée par l’Histoire et la société qui la broieraient ; elle est un personnage profondément ambigu et à la limite malhonnête, qui n’hésite pas à asseoir son prestige sur le mensonge (en jouant les fées toutes-puissantes vis-à-vis des enfants) et sur la servilité — en privilégiant délibérément les riches sur les pauvres :
“[quand elle assistait les femmes pauvres, elle] bâclait la besogne sans tant de façons - du travail en gros, quoi ! - (...) et même souvent, si les choses traînaient (…) les laissait en plan pour se précipiter, pleine d’attentions, auprès d’une dame elle aussi près d’accoucher, et lui faire prendre patience.” (p. 19)
13Du coup, dans la rivalité qui l’oppose à la jeune sage-femme fraîchement émoulue de son école, ce n’est pas elle qui emporte l’adhésion : “alors que celle-ci [la “Piémontaise”] : un amour de demoiselle (…)” qui s’intéresse à chacune et réconforte tout le monde sans distinction de classes.
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11 Le professeur d’obstétrique, par exemple, est montré dans toute sa fatuité...
14Si l’on ajoute à ce tableau antithétique que les représentants de la science patentée ne sont pas mieux traités11, on verra que la nouvelle ne cherche pas à créer en notre cœur une véritable compassion pour les personnages, mais à faire jouer devant nous un spectacle étrange et contrasté. On pourrait bien sûr se contenter de dire que l’auteur est pessimiste. Qu’il montre un personnage à la charnière entre monde ancien et monde nouveau, écrasé, incapable de la synthèse nécessaire. Mais il faut bien voir qu’il utilise ainsi avec facilité la forme même de la nouvelle. Ce n’est pas le cri déchirant d’un être en proie aux affres de l’Histoire. C’est la mise en scène très efficace du ridicule de tous ceux qui sont en porte-à-faux avec leur vraie valeur. L’antithèse avec la “Piémontaise” est ici essentielle. Celle-ci réussit, elle, la synthèse à quoi échoue Donna Mimma, transformant la fatalité de l’époque (et le pessimisme radical de l’auteur) en disqualification d’un ou plusieurs personnages. Nous ne sommes finalement pas très loin ici de la caricature simple. Malgré toute la subtilité de Pirandello, malgré le côté attendrissant de cette petite vieille luttant pour rattraper son époque, il y a la mise à distance d’un spectacle dont l’étrangeté grimaçante est sans cesse soulignée. Le personnage est constamment montré dans ses limites, que nous dépassons. Il nous est constamment étranger, alors que le roman de Dostoïevski, aux antipodes, nous invite avant tout à reconnaître ce qu’il y a de commun entre nous et Raskolnikov, bien qu’il soit homme du XIXe siècle, Russe, et meurtrier.
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12 Dans Proza Tchekhova, Moscou, Moskovskij Universitet’, 1979. J’ai donné un...
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13 Respectivement, Académie, tomes 7 et 5.
15Le critique russe Vladimir Kataev a montré que ce jugement constant du personnage dans le moment même où on s’apitoie sur lui était la caractéristique même de l’univers nouvellistique de Tchekhov12. Les nouvelles archi-célèbres que sont Dormir (Spat’ khochetsa, 1888) et Vanka (1886)13 permettent de le comprendre aisément. Dans les deux cas, un enfant est le narrateur qui nous raconte sa vie effroyable. Dans Dormir, la petite paysanne employée à la ferme par des patrons inhumains va finir par tuer l’enfant qu’elle est chargée de bercer : son épuisement est si total qu’elle se laisse envahir par un rêve où étrangler l’enfant est un geste nécessaire et justifié. Dans Vanka, le petit paysan est “placé” à Moscou chez un artisan qui le malmène aussi. Il écrit à son grand-père une lettre qui nous bouleverse ; il lui demande de venir le chercher au plus vite : il sent qu’il ne peut pas continuer à vivre beaucoup plus longtemps dans ces conditions, qu’il est au bout de ses forces. La chute est bien connue : au moment où nous sommes totalement persuadés qu’en effet l’enfant ne résistera pas à la vie qui lui est faite, et presque persuadés qu’en effet le grand-père peut venir le chercher et le sauver, nous le voyons rédiger l’enveloppe pour la lettre qu’il a enfin réussi à écrire. Elle est adressée “A Grand-Père, au village”.
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14 On aura exactement le même fonctionnement dans l’un des textes les plus te...
16Dans les deux cas, l’effet est à “double détente” : nous sommes profondément émus par le malheur des personnages, mais en même temps nous voyons ce qu’ils ne voient pas. Dans les deux cas il s’agit d’un enfant, et le procédé est parfaitement clair : il nous décrit une réalité que nous connaissons fort bien — bien mieux que lui — avec ses propres mots, qui sont totalement inadéquats à la situation. Aussi bien la petite servante de Dormir que l’apprenti de Vanka nous émeuvent au moment même où nous voyons qu’ils se trompent. Cette incapacité à juger le monde, qui aura des conséquences terribles dans les deux cas, est en fait au centre même de la nouvelle. A l’époque où tous les intellectuels se sentent partie prenante dans la vie sociale, où tous cherchent non seulement à divertir mais aussi à faire progresser la société arriérée où ils ont conscience de vivre, la nouvelle est un medium extraordinaire, qui permet de dénoncer d’autant plus fortement qu’on émeut plus, d’émouvoir d’autant plus qu’on dénonce fortement. Dans Dormir, Tchekhov fait même la “théorie” du procédé : il décrit longuement le rêve à demi-éveillé qui trompe la petite fille, puis en parle comme de “lozhnoe predstavlenie" : la “représentation mensongère” qui la mène au crime, l’erreur de jugement fondamentale qui fait qu’elle tue l’enfant parce que son esprit embrumé par l’imbécillité ne lui permet pas de résister au rêve. Et nous n’avons guère besoin qu’on nous explique en effet que ces fantasmagories qui s’emparent d’elle ne sont que le résultat d’un esprit à la fois épuisé et peu à même de raisonner puissamment. Tchekhov dénonce ainsi à la fois deux réalités : la situation terrifiante des paysans pauvres et leur conception erronée de la réalité, qui les empêche d’analyser correctement et donc d’agir pour améliorer leur sort14. Ce qu’il faut bien voir, c’est que c’est là une utilisation particulièrement visible et forte du procédé constant de la nouvelle. J’ai choisi parmi tous ces deux exemples très proches, parce qu’ils montrent bien le double registre : même lorsque nous sommes d’emblée prêts à être “avec” le personnage — sans le disqualifier mais au contraire en étant profondément ému par son malheur —, la nouvelle crée notre émotion à travers la mise à distance.
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15 Dans Le Chat.. l’histoire du vieux couple n’est là que pour illustrer une ...
17Ce n’est pas là un trait particulier à Tchekhov. Qu’on songe seulement, chez Pirandello à la nouvelle Il gatto, un cardinello e le stelle (Le Chat, le chardonneret et les étoiles, 1917), chez Schnitzler au Docteur Graesler (Doktor Graesler, Badearzt), chez Maupassant à Yveline Samoris : dans tous ces cas, le sujet même est bien la dénonciation de la “représentation mensongère” que le personnage se fait de la vie qui l’entoure15.
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16 Dans son Rhetoric of Irony, Chicago University Press, 1974. Les catégories...
18Cette “loi” de la nouvelle est si profonde qu’elle s’approprie tous les procédés stylistiques, y compris ceux que nous associons à l’immédiateté avec le personnage. Ainsi dans tous les textes que je viens de citer, le personnage nous transmet ses impressions au style direct, il s’agit dans tous les cas de textes homodiégétiques à focalisation interne, procédé qui est censé en tant que tel assurer l’immédiateté, l’absence de jugement. En réalité, il me semble que l’étude d’un grand corpus de nouvelles montre que les procédés littéraires sont neutres en eux-mêmes. Le lecteur a une vision globale et distanciée du spectacle qui lui est présenté. Il n’est jamais dupe des présentations biaisées qu’en font les personnages. Que ce soit pour déchiffrer l’exploitation sociale de la petite fille et de l’apprenti, ou pour refuser les jugements de Dr Graesler sur lui-même ou sur ceux qui l’entourent, le lecteur partage le savoir supérieur de l’auteur, qui tient ironiquement registre des contradictions, insuffisances ou vulgarités du personnage. La stratégie d’ensemble l’emporte sur les potentialités propres des procédés, s’ils en ont. Dans le cas de la nouvelle classique, la stratégie est constamment la mise à distance des personnages pour donner à voir un spectacle exotique, pittoresque - et le lecteur jouit avant tout du plaisir de partager avec l’auteur un savoir qui dépasse largement les personnages. En ce sens, la nouvelle rejoint la problématique fondamentale du texte ironique telle que l’a décrite Wayne Booth16.
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17 En sortant du théâtre, un Lieutenant de l’armée impériale se fait insulter...
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18 Dans Le Marxisme et la philosophie du langage, 1929 trad. Paris, Minuit, 1...
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19 Pour reprendre des catégories de Wayne Booth, op. cit.
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20 “Et s’il meurt cette nuit d’une attaque d’apoplexie, cela ne changera rien...
19On le voit bien avec l’emploi que la nouvelle classique fait du monologue intérieur, forme par excellence de l’immédiateté pour les modernes. Ainsi du Lieutenant Gustel, de Schnitzler17. Le moins que l’on puisse dire est que — pour reprendre le mot du critique russe Voloshinov18 — la présentation du personnage par l’auteur fait porter des “ombres épaisses” sur le discours que l’on entend ensuite. Dans le Lieutenant Gustel, pas un mot qui juge explicitement le personnage. Mais tous les procédés ironiques sont là pour orienter la lecture. Qu’il s’agisse des “contradictions de faits”, des “contradictions de valeurs”19, le lecteur de la Vienne du tournant du siècle ne pouvait pas ne pas être sensible aux multiples disqualifications implicites du personnage. Il suffira d’en citer deux. Au début du texte, le lieutenant est au concert ; la première chose que nous voyions de lui, c’est qu’il s’ennuie, et qu’il confond messe et oratorio. Or, le concert, dans la Vienne fin de siècle, est un lieu presque sacré. Les historiens insistent sur l’importance de la musique, dans une ville très hétérogène mais où les diverses classes de la société coexistent de façon finalement assez harmonieuse. Ce qui fait le lien entre les divers représentants de l’élite, c’est le goût des arts, et de la musique en particulier. Aristocrates et bourgeois communient dans le bonheur de la musique. C’est un terrain d’entente, en même temps que, presque, une raison d’exister. La confusion entre messe et oratorio est peu probable en ce lieu et cette époque : c’est un trait outrancier, dont Schnitzler pourtant ne craint pas d’affubler son héros. Deuxième exemple : durant toute la nuit d’angoisse, nous voyons le Lieutenant en contradiction constante avec lui-même, faisant le bravache à la pensée de se battre, puis perdant pied tout à fait dans la peur de la mort. Là encore, cette peur impressionnait sûrement encore plus que nous les lecteurs Viennois d’une période encore profondément pétrie de valeurs aristocratiques. On pourrait imaginer qu’il s’agisse de subversion : que Schnitzler cherche ici à mettre en accusation cette vision aristocratique et belliqueuse de l’existence. En réalité, même pas : c’est avec ses propres valeurs que le personnage est en contradiction — et là encore, la construction est à la limite un peu lourde dans la disqualification. Au début de la nuit, le Lieutenant imagine un événement qui pourrait le sauver, en sauvant son honneur : il se dit que si le boulanger mourait d’apoplexie, il pourrait oublier l’affaire. Pour se répondre aussitôt, bien sûr, que l’offense serait-elle connue de lui seul, elle le dégraderait pourtant20. Fort bien. Mais on sait qu’en effet, le lendemain matin à l’aube, il apprend que le boulanger est mort dans la nuit, justement d’une attaque d’apoplexie. Et que cette excellente nouvelle lui rend une telle tranquillité qu’il repart à sa vie dissolue, n’ayant rien appris et rien remis en cause de lui-même...
Renvoyés dos à dos
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21 Je développe ceci dans le livre déjà cité des PUF.
20A la différence du (grand) roman du XIXe siècle, la nouvelle classique n’est donc pas le lieu de l’immédiateté avec les personnages, mais bien celui de leur mise en accusation. On le voit bien dans les nouvelles qui devraient se rapprocher le plus de la polyphonie : celles qui mettent en scène deux représentations du monde antithétiques. On pourrait imaginer que lorsque Henry James présente face à face l’Ancien et le Nouveau Monde, ce soit pour nous montrer la “vérité” de chacun de ces mondes. Lui qui a partagé sa vie entre les Etats-Unis et l’Angleterre, lui qui a même choisi la nationalité anglaise à la fin de sa vie était bien à même de nous montrer la validité de la vision du monde des deux univers que cela représente à l’époque. C’est d’ailleurs ce qu’il fera dans ses romans The Golden Bowl, The Ambassadors, The Wings of the Dove. Le remarquable est que, dans ses nouvelles, le parallèle entre les deux prend la forme de la contradiction, de la confrontation. Le plus souvent, un des deux univers est privilégié. Mais il arrive aussi que la confrontation ne fasse pas de gagnants. Or, dans ces cas-là (dans Miss Gunton of Poughkeepsie — ébauche du Golden Bowl —, ou The Modern Warning21), les deux sont en réalité également répudiés. Dans The Modern Warning, le suicide de la jeune Américaine qui a épousé un avocat anglais est la traduction narrative de l’aporie où l’auteur nous place : aucune des deux visions du monde n’est assez valide pour que le personnage puisse choisir. Placée entre deux univers également disqualifiés, incapable de les réconcilier en la personne de son mari et de son frère, incapable de choisir son camp, la jeune femme se supprime.
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22 Parmi les mille nouvelles que j’ai étudiées, j’ai trouvé une demi-douzaine...
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23 Le terme, “butaforskaja vesh’“ désigne les accessoires de théâtre.
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24 “A voir cette silhouette sèche, on ne pouvait croire que cet homme pût avo...
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25 “Le temps passera, le malheur de Kirilov [le médecin] passera, mais cette ...
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26 L’essor de la nouvelle à la fin du XIXe siècle est intimement lié au dével...
21Quand la nouvelle renonce à sa perspective habituelle — celle que nous avons décrite plus haut, où le lecteur est invité par l’auteur à partager son savoir et à juger le spectacle présenté — ce n’est pas pour donner une réelle validité à chacune des voix, mais bien plutôt pour les en priver toutes. C’est là finalement, sous une forme encore plus poussée, le même “geste” intellectuel : celui qui consiste à voir les choses de loin, à distance, en les discréditant presque toujours22. C’est ce que pratique couramment Tchekhov, qui le plus souvent n’évoque des réalités opposées, antithétiques, que pour mieux disqualifier chacune d’elle, pour les renvoyer finalement dos à dos. Le texte emblématique serait ici Ennemis (Vragi), cité plus haut. Aboguine, un riche propriétaire terrien, fait irruption chez un médecin qui vient de perdre son enfant après une lutte terrible contre la maladie. Il lui demande de venir s’occuper de sa femme, dans son domaine à plusieurs heures de là. Comme le médecin épuisé refuse d’abord, il prie, il supplie, il met toute sa verve à persuader. En réalité, la “maladie” n’était qu’une feinte : la jeune femme a ainsi éloigné son mari pour pouvoir s’enfuir avec son amant. Tchekhov développe longuement la colère terrible du médecin que l’on a arraché à son chagrin terrible pour jouer les “utilités”23 dans un vaudeville vulgaire. Colère d’autant plus forte que le mari malheureux se répand en explications sur sa vie conjugale et demande encore la compassion du médecin. Nous sommes là en terrain de connaissance : la nouvelle est bien apte ainsi à nous émouvoir et à nous mettre en colère contre le mari plein de ses propres soucis, incapable de comprendre réellement la douleur du médecin. Mais Tchekhov pousse le tableau plus loin. Non content de disqualifier l’époux ridicule, il renverse soudain la perspective et disqualifie à son tour le médecin. Laid, d’une laideur qui le rend presque inhumain24, le médecin après les premières pages se voit affublé de traits extrêmement négatifs. On le voit plein de pensées mesquines, sa colère même est présentée non comme naturelle mais comme injuste, indigne de lui25. Dernier “tour d’écrou” de la part de Tchekhov : en même temps qu’il disqualifie le médecin, il réhabilite partiellement Aboguine. L’intéressant ici est qu’il le réhabilite “en même temps”, et on a envie de dire : exactement dans la même mesure. C’est-à-dire non pas de façon définitive et complète, mais de façon seulement symétrique de la dépréciation du médecin : les portraits juxtaposés sont très parlants de ce point de vue. Aboguine est beau, noble, “léonin”, quand le médecin est plein d’une “rudesse bourrue et désagréable”, avec des lèvres “épaisses comme celles d’un nègre”. Par la suite, Aboguine sera de nouveau disqualifié : quand il s’étend sur sa propre grandeur d’âme, et sur sa vie de félicité avec sa femme, par exemple. Le résultat finalement, c’est que les deux personnages sont renvoyés dos à dos. Ce qui intéresse Tchekhov, au-delà de la description purement satirique des ses premiers textes, c’est de montrer l’inanité des diverses positions en présence. Non pas la supériorité de l’une sur l’autre ou les autres (ce qui est le cas par exemple dans toutes les nouvelles sur les petits fonctionnaires, paysans ou employés chez Maupassant, Verga ou le jeune Tchekhov) ; mais bien l’insuffisance de tous. En ce sens, le titre même Ennemis est emblématique. Ce que Tchekhov épingle ici c’est l’incapacité des malheureux à se comprendre. Tchekhov, dont on dit qu’il ne tire jamais de “morale” de ses textes, le fait pourtant explicitement ici : deux pages avant la fin, il explicite la “loi” morale qu’il s’est évertué à développer : “Les malheureux sont égoïstes, méchants, injustes, cruels ; ils sont moins capables de se comprendre que des imbéciles. Le malheur ne réunit pas, il désunit les hommes” (p. 42). Il les rend “ennemis” et les met dans leur tort l’un autant que l’autre. La nouvelle se consacre à incarner cette loi avec une force remarquable, fondée sur la distance qu’elle permet très naturellement à Tchekhov de créer avec chacun26.
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27 Sur la médiocrité de la production du tout-venant, voir par exemple Marc A...
22On le voit, les nouvellistes les plus grands de la fin du XIXe ont abondamment utilisé la forme de la nouvelle classique. A la différence des nouvellistes mineurs que l’on peut lire dans les journaux27, ils ne se sont pas toujours contentés de construire des anecdotes “bien formées”, qui utilisaient les potentialités de la nouvelle pour amuser et étonner. Ils l’ont mise au service de leur conception du monde, s’en sont servis pour dénoncer la médiocrité qu’ils voyaient autour d’eux, pour appeler au Progrès. Mais ce sont bien des nouvelles “classiques” qu’ils écrivent la plupart du temps, et il n’y a pas d’un côté un Maupassant à l’art un peu caricatural et de l’autre un Tchekhov, un Schnitzler ou un Pirandello qui feraient “autre chose”, dépasseraient les limites du genre tel que pratiqué par des auteurs “mineurs”. Lorsqu’ils choisissent d’écrire des nouvelles, ni Tchekhov ni Pirandello ne sont plus dans cette “suspension du sens” et du jugement que nous leur connaissons à la scène. On les connaît comme les représentants d’un théâtre “ouvert” — refusant tout jugement définitif sur les personnages ; en tant que nouvellistes, ce même jugement vient pourtant naturellement sous leur plume. C’est que la forme classique de la nouvelle, particulièrement efficace, apporte avec elle toute une perspective, une façon complète de concevoir le sujet. Son efficacité passe par la mise à distance comme par le recours à l’antithèse.
23De la même façon, tous ces auteurs ont par instants pris des distances avec cette forme. Tous quatre, dans un petit nombre de textes publiés avec le reste de leur production et dans les mêmes lieux de publication, ont écrit en réalité tout autre chose que ce qu’ils faisaient d’habitude. Chez chacun d’eux on trouve des textes qui portent les germes du renouvellement auquel on assistera à partir des années 1920. Ils y détruisent les fondements mêmes de la conception nouvellistique.
II. Remise en cause du modèle classique
24L’époque moderne en effet va voir apparaître un autre type de récit bref, dans lequel on ne retrouvera aucun des traits de la nouvelle classique : disparues l’antithèse, et la caractérisation outrancière dont elle avait besoin ; disparue la chute finale qui déchargeait d’un coup l’énergie quasi-électrique accumulée par l’antithèse ; disparu l’exotisme omniprésent de la nouvelle classique — qu’il soit géographique, temporel, ou, comme le plus souvent à l’époque naturaliste, social. Disparu aussi le monologisme qui était la rançon de cette présentation si parfaite, le prix de cette efficacité. La nouvelle moderne sera le plus souvent “sans forme”, sans structure prégnante qui satisfasse l’esprit par sa netteté. Elle tendra tour à tour vers le fragment, le poème en prose ou le stream of consciousness, le “flux de conscience” où la seule logique à l’œuvre est celle de l’esprit qui perçoit le monde, sans que l’auteur nous donne jamais les moyens, explicites ou implicites, de mettre en doute la validité de ce regard.
Textes de la folie et fin des certitudes
25Historiquement, c’est sans doute par les “nouvelles de la folie” que la première lézarde a été infligée à l’édifice si solide de la nouvelle classique. Les textes mettant en scène un narrateur fou qui raconte ses expériences, chez un Maupassant comme chez Schnitzler, ont préparé la voie pour ces textes brefs nouveaux, parce qu’ils détruisent les certitudes, la conviction positiviste de détenir la vérité.
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28 Wayne Booth, mais aussi Roland Barthes (dans S/Z,chapitre XXI “l’ironie, l...
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29 Les textes “de la folie” s’étendent sur toute la carrière de Maupassant. O...
26Globalement, en effet, on peut dire que la nouvelle classique est un genre de la certitude. Ses auteurs jugent le spectacle qu’ils présentent, et associent le lecteur à ce jugement, ce qui présuppose une position de supériorité et une norme stable, une conception stable du sujet28. Les textes de la folie tels que les pratique la fin du XIXème siècle sont par définition dans un autre cadre. Il s’agit de nous faire entrer dans la vision du monde anormale, et le texte est réussi lorsque le lecteur ne peut plus récuser cette vision du monde, ce qui arrive dans les deux versions du Horlà, dans Fou ? ou Qui Sait29, de Maupassant, comme dans L’Appel des ténèbres (Flucht in die Finsternis, 1931) de Schnitzler, par exemple. On est bien là devant une forme de transition : la nouvelle de la folie utilise la capacité de la nouvelle “classique” à nous montrer un spectacle étranger, bizarre et étrange. Dans L’Appel des ténèbres, nous sommes invités à constater la profondeur du mal de Robert ; en même temps nous sommes fascinés par le monde que décrivent ses remarques. Comme d’habitude, nous voyons ce qu’il décrit en tant que création d’un esprit malade ; mais au fur et à mesure que le texte avance, la familiarité avec le personnage devient une capacité à accepter sa vision du monde. Il n’est pas question de prendre ses affirmations au pied de la lettre, mais une fois admis ce “cadre” de la maladie du héros, le texte ne nous donne pratiquement plus d’autres marques, explicites ou implicites, de mise à distance. A la fin de cette longue nouvelle, comme à la fin du Horlà ou de La Chevelure (II, 107), nous serons suffisamment entrés dans la perspective du “patient” pour sentir en nous ce “tremblement du sens” qui définit le fantastique moderne. La nouvelle fantastique ou la nouvelle de la folie étaient ainsi bien aptes à porter la première fissure dans l’édifice de la nouvelle classique : ce qu’elle mettent en cause, c’est l’idée même du sujet comme entité stable et bien cernée, comme instance d’où juger le monde. A partir du moment où le sujet devient problématique, il devient beaucoup plus difficile de porter un jugement sur les personnages qui l’entourent. C’est la brèche par où s’engouffreront les tenants du Stream of consciousness. On a beaucoup reproché à ce mouvement de ne mettre en scène finalement que des fous, des personnages à la vision dévoyée. Mais c’est que justement la remise en cause des certitudes passe par la réhabilitation d’autres visions du monde, et la plus simple à imaginer est peut-être bien celle du fou, malade mais voyant, levier pour dénoncer les limites de la vision “normale”.
Refus de l’anecdote et polyphonie
27La remise en cause du monologisme peut avoir d’autres sources, bien sûr. On n’est pas étonné, chez Pirandello, de trouver qu’un texte subtilement mais radicalement différent de ses autres nouvelles soit visiblement inspiré de son expérience du théâtre. Ce qui fait de Quand on comprend (Quando si comprende, 1918), tout autre chose que Les Ennemis est à la fois ténu et fondamental : là où la nouvelle de Tchekhov convoquait deux attitudes pour les renvoyer dos à dos, le texte de Pirandello dépasse soudain la mise à distance de toutes deux, les pose côte à côte sans plus les récuser ni l’une ni l’autre.
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30 Respectivement dans Donna Mimma et Il Vecchio Dio.
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31 Au départ, la mère est caractérisée par les des termes équivalents à ceux ...
28La façon de poser les personnages est bien en effet presque théâtrale : sept personnages réunis dans un même lieu, caractérisés par ce qui pourrait être des didascalies. Mais on pourrait en dire presque autant de L’Habit neuf (L’Abito nuovo) ou L’Invitation à dîner (Un Invito a tavola)30, nouvelles classiques s’il en est. Comme on pouvait le constater à propos du monologue intérieur dans le Lieutenant Gustel, ce ne sont pas les procédés qui semblent conditionner l’effet global, mais bien la stratégie d’ensemble. Ici l’influence du théâtre n’est pas dans la présentation théâtrale mais bien dans sa conception fondamentale des personnages comme “voix” égales en droit, plus facile à obtenir au théâtre parce que chacun y a un corps, une présence scénique, et que la caricature — qui existe évidemment dans la farce ou même parfois la comédie — est plus naturellement battue en brèche. Dans Quand on comprend, on voit se déployer la force de la parole de l’autre à partir du moment où cette parole, incarnée, posée devant nous comme devant les protagonistes, devient une réalité, une entité qui s’impose. Le texte montre la conversation entre une mère et un vieil homme qui a perdu son fils à la guerre. La rencontre fortuite dans le train, la conversation qui s’ensuit, semblent devoir déboucher comme dans les Ennemis sur une confrontation violente. La nouvelle pourrait être, classiquement, le constat d’une aporie. Or tout à coup on assiste à une double conversion. La conversation les entraîne finalement à entrer dans la logique de l’autre, à se comprendre ; Tous les éléments “classiques” sont alors récusés : la vieille mère, qu’on avait hissée dans le compartiment comme un paquet, “ressuscite” de cette réification ; on a, un court instant, une véritable polyphonie où chacune des positions est tenable, valide31.
De l’exploitation de l’“inutile” dans la nouvelle
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32 Dans la célébrissime préface aux Twice Told Tales.
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33 Comme le résume Servigny, qui voudrait devenir son amant : “Parfois je m’i...
29Malgré qu’en ait Poe et sa théorie du “pas un seul mot qui ne tende à l’effet final”32, la nouvelle a toujours prodigué les éléments “inutiles”. Certes, à condition de la prendre dans son sens le plus général et vague, l’expression de Poe est bien vraie, pour l’ensemble des nouvellistes comme pour ses tales of ratiocination : tout dans la nouvelle concourt bien à l’“effet global”. Mais ce jugement n’est certainement pas vrai s’il condamne toute péripétie ou toute digression. Les portraits des personnages, les descriptions de paysages sont non seulement nombreuses mais longues, détaillées, et frappantes, dans les nouvelles “classiques” aussi bien que “modernes”. Dans Yvette, ce sont les passages “inutiles” qui transforment le texte — laissant bien loin derrière lui le traitement nouvellistique du même thème que l’on a dans Yveline Samoris. Le long passage sur l’intérêt d’Yvette pour les fourmis, la scène du bain dans la rivière sont “inutiles” à la nouvelle — et n’existaient absolument pas dans la version nouvellistique. Ce sont pourtant là des passages essentiels, en ce qu’ils finissent par transformer notre regard sur l’héroïne. Dans la nouvelle Yveline Samoris, nous étions prisonniers d’une alternative, qui est le résultat même de l’écriture nouvellistique : soit Yveline était parfaitement naïve, soit elle était parfaitement rouée33. Dans Yvette au contraire, les scènes “inutiles” construisent d’elle une image mélangée, où la jeune fille, parfois submergée par sa sensualité, n’est pourtant en rien dépravée.
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34 Chudakov, Aleksandr P., Poetika Tchekhova, Moskva, Sovetskij Pisatel’, 1986.
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35 1885, Académie, tome 3.
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36 Type de description “utile" : celle de la neige qui tombe inlassablement s...
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37 Tchudakov considère même que rien n’est hiérarchisé dans la nouvelle tchek...
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38 Dans le livre déjà cité, Proza Tchekhova.
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39 1898, L’homme à l’étui, Les Groseillers, De l’Amour, Académie, tome 10.
30Le critique russe Tchudakov fait de la présence des descriptions inutiles un trait fondamental de la poétique de Tchekhov34. Dès les premières nouvelles, on trouve en effet chez Tchekhov d’innombrables descriptions (qu’on pense à Aux Bains, par exemple35). Elles prennent peu à peu une autonomie de plus en plus grande par rapport à la narration, jusqu’au point où finalement ce sont les descriptions “utiles” qui sont le plus rare chez lui36. Les plus nombreuses, les plus importantes, sont les descriptions qui n’ont apparemment pas de lien direct avec la narration, qui ne sont ni une redondance ni une antithèse par rapport au sujet développé. Alexandre Tchudakov a longuement montré que ce statut des “détails” était d’une grande importance. Par là, Tchekhov place l’accessoire, les détails insignifiants, sur le même plan que l’essentiel37. Pour un autre grand critique, Vladimir Kataev38, les descriptions de la nature ont pour rôle essentiel de poser le spectacle de la beauté, en marge du récit proprement dit. Les personnages ignorent cette beauté, submergés qu’ils sont par leurs propres problèmes, leurs intérêts et leur conceptions personnelles. La beauté décrite à côté d’eux montre ce “tout” du monde qu’ils sont incapables d’appréhender. On retrouve ici la mise à distance du personnage dont je parlais plus haut ; mais le processus est si puissant chez Tchekhov qu’il finit par produire un tout autre effet. Dans ces descriptions inutiles à l’action va se forger une nouvelle approche des sujets. Même dans des nouvelles “classiques” comme Vanka ou la “petite trilogie”39, les descriptions disent autre chose que le projet central ; l’image du village telle que le jeune héros le revoit dans ses souvenirs, ou l’admirable tableau du bain sous la pluie, posent un monde qui dépasse l’anecdote. Du coup, elles sont un lieu du texte où ne s’exerce aucune mise à distance.
31Dans L’Evêque (Arkhieriei,1902), avant-dernière nouvelle de Tchekhov, les descriptions finissent par prendre la première place. Elles font bien plus que rythmer les “chapitres” du texte, elles sont le point de départ, le noyau des sensations et des sentiments de l’évêque mourant. Parallèlement, évocations de souvenirs et analyse des sensations physiques du malade tissent un texte qui ne raconte plus une anecdote, qui ne pose plus un “nœud”, une crise que la fin dénouerait. Il reste dans cette nouvelle une dénonciation de la poshlost’ — la médiocrité vulgaire du monde — qui le rattache encore à la tradition “classique”. Mais l’essentiel n’est plus là. Il se passe à l’intérieur du personnage, qui n’est plus mis à distance et qui n’est pas seulement utilisé pour dénoncer le monde qui l’entoure. De la description joyeuse de la beauté de la nature, constante chez Tchekhov, on passe à la description immédiate, sans mise à distance, des souvenirs et des sentiments du héros. Ce qui tient le devant de la scène, c’est l’analyse du personnage, la construction complexe et nuancée d’un caractère — cela même que la nouvelle classique ne faisait pas. C’est peut-être qu’en 1902, l’air du temps a changé. Les grandes revues auxquelles collaborent les écrivains ne sont plus ces dossiers épais et sévères où l’on cherchait les moyens de comprendre et d’améliorer le monde ; ce sont les luxueuses revues symbolistes, dont le raffinement et l’audace sont tout esthétiques. Il ne s’agit plus de changer le monde — et pour cela de lui désigner fortement ses tares — mais de se réfugier dans la poésie et l’art, puisque l’on ne croit plus à la possibilité du Progrès, plus même à l’unité du Sujet.
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40 C’est un des éléments qui rapprochent la nouvelle classique d’un autre gen...
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41 C’est même un exercice imposé dans certains cours de Creative Writing aux ...
32Intérêt pour les phénomènes paranormaux - qui finit par remettre en question la norme même, pratique d’un théâtre “ouvert” où toutes les positions se valent, attention à l’ensemble du monde qui entoure les personnages plutôt qu’à leur seule aventure : nous avons ici trois éléments qui me semblent avoir joué un rôle fondamental dans la transformation de la nouvelle. Dans tous les cas, on retrouve une constante : l’effacement de l’anecdote. Tout se passe comme si la nouvelle classique avait hérité son esthétique de l’anecdote — genre important en soi dans le monde du périodique où la nouvelle se développe et fait fureur. La nouvelle classique, c’est avant tout une “bonne histoire”, d’autant plus réussie qu’elle est mieux “formée”, qu’elle présente plus nettement son sujet en en dégageant les potentialités spectaculaires40. Il est possible de résumer presque toutes les nouvelles classiques en une phrase41. Il n’est guère possible de résumer Quand on comprend, Yvette ou L’Evêque en une phrase. La nouvelle “moderne” y renonce, comme elle renonce à la vision stable et finalement simple du positivisme. En ce sens cette forme nouvelle est bien liée en profondeur aux acquis du modernisme. C’est peut-être ce qui explique qu’à côté de ce qui est presque un nouveau genre, on voie subsister jusqu’à nos jours, et en abondance, des nouvelles parfaitement “classiques”. Toute la littérature n’a pas suivi les auteurs modernes dans leur déconstruction du sujet et leur refus de la norme. Mais lorsqu’elle le fait, les conséquences pour le genre de la nouvelle sont encore plus radicales que pour le roman, parce qu’elle est alors amenée à répudier un à un les fondements mêmes de ce genre de la certitude et de la distance.
Notes
1 Dans mon livre La Nouvelle, Presses Universitaires de France, collection “Ecriture” 1993, version anglaise revue et corrigée, The Classic Short Story, 1870-1925, Cambridge (UK), Open Book Publishers, 2014, téléchargeable gratuitement à l’initiative de l’éditeur sur https://unglue.it/work/136328/.
2 On sait que l’antithèse est l’une des structures les plus simples à percevoir, celle qui fait “tenir debout", par exemple, le roman populaire de la même époque. Voir par exemple Le Roman du quotidien, Anne-Marie Thiesse, Paris, Le Chemin Vert, 1984.
3 Tome 6 de l’Edition de l’Académie 1976 (Polnoe sobranie sochinenij i pisem v tridsatikh tomakh, Moskva, Nauka). Ci-dessous “Académie".
4 Les exemples cités seront repris plus bas.
5 Pour les nouvelles de Maupassant, j’indiquerai les références à l’édition de Louis Forestier, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1979, en donnant le numéro du tome et la page de début du texte. Pour les autres auteurs, pour lesquels l’édition de référence est plus difficile à trouver, j’indique la date et une édition classique. La Ficelle : I, p. 1080 ; En Famille, I, p. 193.
6 Respectivement, Académie tomes 8 et 10.
7 Académie, tome 2.
8 Académie, tome 2.
9 Dans le recueil éponyme. Je prendrai mes exemples dans ce recueil, en citant l’édition Oscar Mondadori, 1990. Tous les recueils de Pirandello ont été rassemblés par lui sous le titre de Novelle per un anno, le projet d’origine étant d’écrire trois cent soixante-cinq nouvelles.
10 “spettacolo (…) buffo et compassionevole” (p. 21)
11 Le professeur d’obstétrique, par exemple, est montré dans toute sa fatuité et sa grossièreté. Il est même “épinglé” par l’un des procédés les plus typiques de la satire : le tic (en réalité il en a même deux : un geste : il passe son temps à tirer les poils de sa verrue, et une expression qu’il répète : “che amor !").
12 Dans Proza Tchekhova, Moscou, Moskovskij Universitet’, 1979. J’ai donné une analyse de ce livre dans la revue Littératures (Université de Toulouse), automne 1991, n° 25, p. 137-147.
13 Respectivement, Académie, tomes 7 et 5.
14 On aura exactement le même fonctionnement dans l’un des textes les plus terribles de Tchekhov : Les Moujiks (Mujiki, 1897). La vie à la campagne y est montrée dans toute son horreur, décrite par un ancien paysan qui avait échappé au village pour devenir maître d’hôtel dans un grand hôtel moscovite. Quand il rentre, malade et vieilli, en espérant trouver au village la paix nécessaire à sa guérison, il est horrifié par le spectacle de cette vie inhumaine, qu’il avait oubliée. La distance qui s’est créée entre ce monde et lui décuple l’effet pour nous : son désarroi souligne que la vie des paysans n’est pas seulement effrayante pour les étrangers radicaux que nous sommes ; tout être civilisé est horrifié.
15 Dans Le Chat.. l’histoire du vieux couple n’est là que pour illustrer une thèse : non seulement “les étoiles ignorent même la terre", mais nous ne sommes pas capables de nous en convaincre, et vivons dans l’illusion de notre importance. Dans Dr Graesler, Schnitzler ne cesse de dénoncer les illusions et la fatuité du héros. Ses aventures sentimentales, racontées de façon très positive par lui-même, sont pourtant transparentes pour nous : nous ne croyons pas une minute à son charme et ses bonnes fortunes merveilleuses, le vrai sujet est le Docteur se regardant vivre et se jugeant avec une complaisance que nous sommes loin de partager (un exemple : “De plus en plus il lui semblait que la véritable mission de Catherine [dans le plan de la Création] avait été de le ramener à Sabine, dont l’amour renfermait pour lui le sens réel de l’existence” p. 215). Yveline Samoris (I, 684) à la différence du petit roman qu’est sa réécriture Yvette, II, 234) est centrée tout entière autour de la différence entre le milieu où vit la jeune fille (le “salon” de sa mère, courtisane de luxe) et ce pour quoi elle le prend (la vraie bonne société). A aucun moment le lecteur ne peut s’y tromper. Le plaisant de la nouvelle est tout entier dans cette différence qui saute aux yeux de quiconque connaît un peu le monde.
16 Dans son Rhetoric of Irony, Chicago University Press, 1974. Les catégories qu’il y forge pour décrire le texte ironique sont extrêmement utiles pour analyser la nouvelle classique.
17 En sortant du théâtre, un Lieutenant de l’armée impériale se fait insulter par un boulanger. L’adversaire n’étant pas noble, il ne peut se battre avec lui en duel. Il ne sait que faire pour sauver son honneur - à part bien sûr, se suicider. Nous le suivons tout au long de la nuit jusqu’au matin qui le rend à sa vie insouciante : le boulanger est mort d’apoplexie dans cette même nuit.
18 Dans Le Marxisme et la philosophie du langage, 1929 trad. Paris, Minuit, 1979, sous le nom de Bakhtine.
19 Pour reprendre des catégories de Wayne Booth, op. cit.
20 “Et s’il meurt cette nuit d’une attaque d’apoplexie, cela ne changera rien, puisque je l’ai entendu, moi ! (…) Il faut que je me supprime, c’est dit” (p. 19)
21 Je développe ceci dans le livre déjà cité des PUF.
22 Parmi les mille nouvelles que j’ai étudiées, j’ai trouvé une demi-douzaine de textes qui utilisent cette distance au contraire pour l’éloge (ainsi Auprès d’un mort de Maupassant, qui montre simplement le narrateur auprès de la dépouille de Schopenhauer, I, 727).
23 Le terme, “butaforskaja vesh’“ désigne les accessoires de théâtre.
24 “A voir cette silhouette sèche, on ne pouvait croire que cet homme pût avoir une femme et qu’il pût pleurer un enfant” (p. 38)
25 “Le temps passera, le malheur de Kirilov [le médecin] passera, mais cette certitude, injuste, indigne du cœur d’un homme, ne passera pas - elle restera gravée dans l’esprit du docteur jusqu’à la tombe” (p. 43).
26 L’essor de la nouvelle à la fin du XIXe siècle est intimement lié au développement de la presse, on le sait. La baisse du coût des périodiques et le recul de l’analphabétisme font que tout le monde lit chaque jour un ou plutôt même plusieurs journaux. Le résultat qui a parfois été sous-estimé, c’est que chaque groupe social dans la société dispose de “ses” journaux. En analysant de près la quarantaine de périodiques où ont paru les mille nouvelles qui constituaient mon corpus, j’ai pu me rendre compte que chacun de ces journaux ou revues s’adressait à un public bien précis. (Pour la démonstration sur l’ensemble des périodiques, je me permets de renvoyer à ma thèse : La Nouvelle au tournant du siècle en France, Italie, Japon, Russie et pays anglo-saxons, Maupassant, Verga, AKUTAGAWA Ryûnosuke, Henry James, Paris IV Sorbonne 1989). Et que dans chaque cas, le lectorat du périodique regroupe des lecteurs extrêmement éloignés des personnages mis en scène dans les nouvelles qui y paraissent. L’analyse du lectorat est plus facile qu’il n’y parait - en tout cas lorsque l’on cherche seulement à le définir en confrontation avec les personnages représentés. Sujets de prédilection, contenu des publicités et annonces, cours de la bourse ou des matières premières sont autant d’indications. La “spécialisation” des périodiques est un fait, et tout se passe comme si parmi les 2000 périodiques environ que l’on trouve en France à l’époque, chacun visait un sous-groupe de la société - en termes de marketing, nous dirions une “niche". Un exemple : certains journaux ne présentent que le cours de viandes, d’autres, ceux des tissus ! comme si une profession avait son journal attitré. Ce qui nous intéresse plus, c’est qu’en réalité les journaux du “grand monde” sont illisibles pour tout autre qu’un membre de la classe supérieure, non seulement parce qu’ils sont deux à trois fois plus chers, mais parce que les informations, anecdotes mondaines et annonces qui y sont donnés sont sans intérêt pour qui n’appartiendrait pas à la société dont ils parlent. C’est dans ce type de journaux que nos auteurs publient leurs nouvelles sur les petits paysans, les provinciaux et petits fonctionnaires minables. Les conditions de publication à cette époque assurent donc de facto que les personnages mis en scène ne puissent pas se trouver dans la position de lecteurs. Toute latitude est donc donnée pour disqualifier grossièrement ou subtilement.
27 Sur la médiocrité de la production du tout-venant, voir par exemple Marc Angenot, Le cru et le faisandé.Sexe, discours social et littérature à la belle Époque, Bruxelles, Labor, 1986, ou les journaux eux-mêmes !
28 Wayne Booth, mais aussi Roland Barthes (dans S/Z,chapitre XXI “l’ironie, la parodie") ont montré que le texte ironique présupposait la supériorité de l’auteur et du lecteur sur les personnages. La nouvelle classique, encore une fois, est très proche du texte ironique.
29 Les textes “de la folie” s’étendent sur toute la carrière de Maupassant. On trouve ceux-ci respectivement en II, p. 822 et p. 913, I, p. 522 et II, p. 1225.
30 Respectivement dans Donna Mimma et Il Vecchio Dio.
31 Au départ, la mère est caractérisée par les des termes équivalents à ceux que l’on avait vus appliqués à Donna Mimma : “questo viluppo di panni, goffo et pietoso” “cet entortillement d’étoffes, grotesque et pitoyable “ (p. 66) reprend le “spettacolo (…) buffo e compassionevole” que représente Donna Mimma revenue de Palerme en chapeau sur ses cheveux blanchis par l’effort. Or la nouvelle va transformer l’image. Cette mère refuse de regarder les gens, depuis trois mois que son fils a été appelé sous les drapeaux ; aucune parole n’a pu l’apaiser, parce qu’elle avait le sentiment que ceux qui voulaient l’apaiser ne ressentaient pas comme elle la douleur de la séparation. Dans le compartiment, un homme, qui a déjà perdu son fils à la guerre, explique que celui-ci lui a demandé de ne pas porter le deuil, de se réjouir avec lui de cette mort choisie en connaissance de cause et assumée avec joie. La mère comprend tout à coup qu’une telle attitude est possible, sans que la douleur soit moindre ; elle admire et d’une certaine façon réintègre la communauté humaine. Relevant le voile qui la cache, elle cesse d’être seule face au monde. La fin ajoute l’élément symétrique ; soudain elle pose la question : “ainsi, votre fils est mort ?” ; à ce moment-là seulement, le père réalise en profondeur la mort de son fils ; c’est lui cette fois qui entre dans la vision qu’il condamnait au début dans la mère. Pour une fois rarissime dans la nouvelle de cette époque, cette symétrie n’est pas comme dans Ennemis une récusation des deux positions, mais bien une validation des deux.
32 Dans la célébrissime préface aux Twice Told Tales.
33 Comme le résume Servigny, qui voudrait devenir son amant : “Parfois je m’imagine qu’elle a autant d’amants que sa mère. Parfois je me figure qu’elle ne soupçonne rien de la vie, mais rien, entends-tu” ? p. 239.
34 Chudakov, Aleksandr P., Poetika Tchekhova, Moskva, Sovetskij Pisatel’, 1986.
35 1885, Académie, tome 3.
36 Type de description “utile" : celle de la neige qui tombe inlassablement sur le cocher de Tristesse (Toska, 1886), matérialisant sa solitude et son désarroi ; ou celle des canards s’étranglant en se disputant un boyau qu’ils essayent d’avaler, dans Un Désagrément (Nepriatnost’,1888’) - image de la bêtise du monde qui enserre le héros.
37 Tchudakov considère même que rien n’est hiérarchisé dans la nouvelle tchekhovienne, que l’auteur accorde la même attention passionnée à tous les éléments d’une situation, même s’ils ne semblent pas être liés les uns aux autres. Je ne le suis pas dans cette affirmation, mais il s’agit là d’une des thèses les plus fortes sur Tchekhov.
38 Dans le livre déjà cité, Proza Tchekhova.
39 1898, L’homme à l’étui, Les Groseillers, De l’Amour, Académie, tome 10.
40 C’est un des éléments qui rapprochent la nouvelle classique d’un autre genre florissant dans la presse : le fait-divers (voir F. Goyet, La Nouvelle, IIème partie).
41 C’est même un exercice imposé dans certains cours de Creative Writing aux Etats-Unis.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Florence Goyet
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution