La Réserve : Livraison du 25 novembre 2015

Florence Goyet

Le Nibelungenlied, épopée inachevée

Initialement paru dans : La Revue de Littérature Comparée, numéro spécial “Littérature comparée et politique", 1-2009, p. 9-23; URL: https://www.cairn.info/publications-de-Goyet-Florence--41733.htm

Résumé

Cet article prend place dans le cadre général d’une réflexion sur l’épopée comme outil intellectuel, qui permet de penser une crise sociale et politique profonde. Le Nibelungenlied, à la différence d’autres textes (Iliade, Roland, Hôgen et Heiji monogatari) peut être qualifié d’épopée “inachevée”, parce que le travail épique ne débouche pas : la réflexion politique par les moyens de la littérature ne permet pas d’inventer les nouvelles valeurs qui pourront réunir la société. On donne ici les premiers résultats d’un travail en cours. La figure contradictoire de Sigfrid, à la fois héros légendaire et amant courtois parfait, permet de poser le problème des rapports entre pouvoir central et vassaux ambitieux. Mais elle ne permet pas de le résoudre.

Abstract

Part of a work in progress, this article explores the idea that the Nibelungenlied is an “uncomplete” epic. As the Song of Roland, the Iliad or the Japanese Hôgen and Heiji monogatari do, it sets to perform “epic work” - the work of the structure, charateristic of the genre, in which new political thought is achieved through purely literary means. But it does not get to the point where this epic work can be the founder of new values for the society. The focus here will be on Sigfrid. This paradoxical character is showed to be a means, efficient but not sufficient, to come to terms with the problem of the relationships between lords and their overlords.

Texte intégral

  • 1 Ces travaux ont fait l’objet d’une première publication : Penser sans conce...

1Le cas de l’épopée, me semble-t-il, est très purement celui d’une littérature pour la politique, d’une littérature dont l’essentiel est son rapport — et son apport — à la politique : son efficacité historique. Les travaux que j’ai menés depuis une quinzaine d’années m’ont montré en effet que la fonction de l’épopée est de penser en profondeur la crise politique qui secoue le monde des auditeurs, et de la penser par les moyens proprement littéraires1. Toutes les ressources de la littérature y sont mises au service cette réflexion : la fonction fondamentale du récit des actions héroïques est de permettre de faire jouer devant l’auditeur, par la multiplication des personnages et des lignes narratives, les diverses positions politiques possibles.

2Dans certains cas, la réussite est totale — si totale que les siècles suivants ne voient même plus le problème (la crise) que l’épopée a pensé(e) en profondeur. Si Lukàcs considère l’Iliade comme un texte transparent et stable, qui conforte l’existant, c’est qu’il la juge à la lumière des valeurs de la Cité grecque. Ces valeurs qui nous semblent évidentes n’avaient pourtant pas d’existence à la fin de l’Age Sombre, et c’est l’Iliade qui les fait peu à peu émerger. On a là est une épopée “achevée”, et triomphante, parce qu’elle a réussi a élaborer une nouveauté politique véritable — le roi responsable devant son peuple —, que les premières cités vont en effet mettre en œuvre avec succès.

  • 2 La “clôture” de la fin est célèbre, tant par la disparition complète des pr...

3Je m’intéresse aujourd’hui à un texte bien plus ambigu. Le Nibelungenlied présente au plus haut point le fonctionnement de l’épopée, mais il ne parvient pas au triomphe qu’est la clarté. Il me semble donc devoir être qualifié d’“épopée inachevée”. Il ne s’agit évidemment pas d’inachèvement textuel2. C’est en tant qu’épopée qu’il est inachevé, parce qu’il n’a pas réussi à pousser jusqu’au bout ce que j’appelle le “travail épique” : ce travail intellectuel à même le récit, qui, à force de confronter les options politiques, peut déboucher sur une véritable solution.

  • 3 Développée dans un livre actuellement en préparation. Voir également mon ar...

  • 4 C’est ce que j’ai tâché de montrer par l’analyse précise et globale de ces ...

4La fin du texte, on le sait, est un embrasement de violence, toujours crescendo, qui mène à la destruction absolue. Ma thèse3 est que cette fin dysphorique est un signe, une conséquence : c’est parce que le problème politique n’a pas trouvé de solution que l’euphorie n’est pas atteinte. La clarté, l’euphorie qui s’installent à la fin de l’Iliade, de la Chanson de Roland ou même du Dit de Heiji, doivent être vues comme le signe qu’ont été atteintes une nouvelle structure politique et de nouvelles valeurs4. Le Nibelungenlied, lui, s’il pose parfaitement le problème politique insoluble en son temps, ne le résout pas. Il met en œuvre tous les outils intellectuels classiques du genre de l’épopée, mais il ne parvient pas à inventer de solution politique à la crise qui secoue la fin du XIIe siècle — pour faire vite : l’émergence de la féodalité et la désagrégation de l’Empire. Il n’invente pas, comme je crois avoir montré que c’est le cas par exemple dans le Roland, une nouvelle donne politique qui puisse organiser cette féodalité. L’histoire de l’Empire allemand au XIIIe siècle nous apprend qu’elle ne sera pas trouvée par d’autres moyens non plus.

5Dans le cadre de cet article, on se limitera au premier temps du “travail épique”. Il repose sur la contradiction qui fait de Sigfrid à la fois un héros légendaire et un prince courtois. On tâchera de montrer que cette contradiction est utilisée — de façon caractéristique de l’épopée — pour penser les rapports entre deux types de puissances : celle qui s’appuie sur l’institution, et celle qui fait reposer la légitimité sur la force personnelle.

6Au tournant du XIIIème siècle, alors que règne la mode des romans de chevalerie exaltant la figure du chevalier courtois, la première partie du Lied raconte l’histoire d’un jeune prince parfaitement courtois et son mariage avec la princesse la plus accomplie. Rien de plus attendu. Mais le texte choisit pour héros “courtois” Sigfrid, l’homme à la peau de corne, légendaire vainqueur du dragon, détenteur du fabuleux Trésor des Nibelungen conquis de vive force. Ce qui pourrait n’être qu’une contradiction de surface — la conséquence simple de la récriture d’un mythe pour le remettre au goût du jour — me semble être le fondement même du texte. Dans l’épopée en général, une contradiction n’est jamais gênante : c’est la rencontre entre deux lignes narratives toutes deux nécessaires et parfaitement cohérentes — en vertu de quoi l’auditeur n’est pas gêné par ce qui nous paraît, à nous, une faute contre la logique, une tache. Mais ici, je voudrais montrer que la contradiction est encore plus que cela : un moyen de raisonner, de poser dans toute son ampleur le problème contemporain, celui qui écartèle la société allemande de la fin du XIIe siècle.

7Pourquoi en effet, pour raconter les amours de deux jeunes gens destinés l’un à l’autre, être allé chercher le héros qui par excellence ne pouvait convenir à cet emploi ? Parce que cela permet de mettre sous les yeux du public une situation politique où tout est possible, et de suivre ces possibles jusqu’au bout. Pour le décrire de façon simple, on peut se poser successivement trois questions : quel héros ? quelle fiancée ? quelle place pour Sigfrid ?

I. Quel héros ? Puissance personnelle et institution

Deux univers en contradiction

  • 5 Jusqu’à affirmer par exemple qu’“il était rare qu’on permît au jeune Sigfri...

8Le premier résultat de la présentation de Sigfrid en jeune homme accompli, c’est de faire de lui le symétrique de la princesse burgonde Kriemhild, son “répondant” structurel. Celle-ci est présentée à l’Aventure I comme la princesse courtoise par excellence (“Âventiure” - “Aventure” - signifie “chapitre”). L’Aventure II, elle, développe longuement le thème de Sigfrid-courtois5. Le système d’“annonces”, caractéristique de l’épopée (on y sait toujours d’avance ce qui arrivera finalement), permet de dire tout de suite qu’en effet Kriemhild et Sigfrid sont destinés l’un à l’autre.

9Dans ce cadre d’évidences, on n’est que plus sensible à l’obstacle qui se dresse aussitôt sur le chemin de l’amant. Un tel mariage est en fait impensable, et l’Aventure III montre aussitôt que la symétrie était fallacieuse. Sigmund, père de Sigfrid, a été caractérisé comme le roi puissant de Xanthen. Mais cette puissance n’est pas grand-chose comparée à celle des trois frères qui règnent ensemble à Worms sur le pays burgonde. Xanthen n’est en réalité qu’une ville, et jamais il ne sera fait mention, comme pour le royaume burgonde, d’un “pays” dont elle serait capitale. Le mariage proclamé est impossible, l’héritier du royaume de Xanthen ne saurait “prétendre à la main de cette jeune fille de haut rang” (“werben wellen die vil herlichen meit”, 54), parce qu’il est en réalité inférieur à celle qu’il désire.

10On a là, bien sûr, le déséquilibre qui engendre le récit : la narration dira l’accomplissement de cet impossible. Mais on va voir que son enjeu n’est pas seulement narratif. Le début nous a installé dans le cadre d’une société stable, où chacun est à sa place. La contradiction va permettre de sortir de ce cadre de pensée qui semble s’imposer de lui-même.

11En effet le héros n’est pas seulement un prince courtois, c’est Sigfrid, le héros légendaire — c’est-à-dire le premier dans la hiérarchie selon les valeurs héroïques. Sigfrid ne veut pas renoncer à son projet. Il n’admet pas une seconde son infériorité de petit roi du Bas-Rhin. Aux mises en garde de ses parents, il répond au contraire par l’affirmation de sa puissance ; et aux remarques sur son infériorité institutionnelle, par l’affirmation de sa grandeur personnelle. Il prétend épouser Kriemhild parce qu’il est héros à conquérir non seulement la sœur mais le royaume même des trois frères Gunther, Gernot et Giselher. A Sigmund qui réaffirme que Xanthen ne peut rivaliser avec les Burgondes (qu’ils ne peuvent gagner une guerre contre eux), Sigfrid répond par l’annonce d’un défi héroïque au roi Gunther. Cela revient à poser comme équivalentes deux “puissances” que tout tend à distinguer dans la société moderne (non légendaire) : la force individuelle du héros et la puissance institutionnelle de trois grands rois.

  • 6 Le Rhin est l’emblème même du “Centre", du pouvoir historique. A la fin du ...

12Dans chacun des deux univers, moderne et légendaire, les mariages sont toujours assortis : chaque guerrier ne peut prétendre qu’à un petit nombre de partenaires, qui correspondent exactement à sa place dans la — à sa valeur. Mais la contamination entre les deux univers change la donne, va mettre du “jeu” dans ce système stable. Que Sigfrid puisse prétendre à la main de la plus désirable des fiancées est bien la moindre des choses. La tradition norroise l’unit, on le sait, à la Walkyrie Brünhild, donnée ici pour reine d’un pays nordique, d’une force aussi extraordinaire que lui. Un tel héros “vaut bien” un roi, et le choix de Sigfrid permet ainsi, avec une grande économie de moyens, de placer face aux rois burgondes qui incarnent la grandeur même6, un adversaire à la fois inférieur (dans le monde courtois) et égal voire supérieur (dans le monde héroïque).

13La suite du récit a pour sujet essentiel, me semble-t-il, l’articulation entre les deux types de puissance et de légitimité : la réflexion sur leur comparaison et sur leurs rapports. C’est dire que ce coup de force initial n’est pas le dernier mot du texte. Mais la contamination entre les deux permet de poser le problème, et au-delà de mener la réflexion politique qu’il entraîne.

Un désordre bien réel

14Car ce défi a toutes les chances de réussir. La chose est affirmée de deux façons différentes. D’une part, deux épisodes parallèles montrent que Sigfrid a les moyens de sa politique : qu’il peut obtenir en effet que des rois lui remettent leurs royaumes. D’autre part, le récit de ses exploits par le héros burgonde Hagen fait l’analyse précise du danger qu’il représente.

  • 7 Sur le rôle du parallèle comme outil intellectuel dans l’épopée de façon gé...

15Dans deux épisodes qui sont placés en parallèle avec la narration principale, le texte montre la conquête d’un royaume par la simple puissance personnelle7. A l’Aventure VII, Sigfrid ira conquérir pour Gunther la main et le royaume de Brünhild suivant le procédé même qu’il avait envisagé pour conquérir Kriemhild. Les épreuves sont imposées par la reine, et consistent en un concours de saut et de lancer plutôt qu’en un duel. Mais le fonctionnement est le même : le prétendant doit vaincre par la force personnelle, il engage ses propres possessions (en ce cas, la vie) et s’empare de l’ensemble de celles de son adversaire s’il est vainqueur. C’est ce qui arrive au pays de Brünhild, et Gunther obtiendra ainsi la main et le riche royaume de son épouse par la puissance propre de Sigfrid. A l’Aventure IV, on avait eu un autre cas de figure du même phénomène. Deux rois puissants, Lüdeger du Danemark et Lüdegast de Saxe attaquent les Burgondes, qui sont désemparés devant le danger. C’est l’intervention de Sigfrid qui leur donne la victoire. Dans ce cas, il prend la tête de l’armée burgonde — et n’agit pas seul. Mais avec mille hommes il en défait quarante mille, et les rois sont à sa merci.

16L’arrivée de Sigfrid à Worms, elle, donne lieu à un autre récit, qui ne laisse aucun doute sur la possibilité de sa victoire. Le héros burgonde Hagen reconnaît Sigfrid sans l’avoir jamais vu, et, pour la Cour burgonde et pour nous, explique ce qu’il est. Il développe longuement les éléments de la légende (pas moins de quinze strophes : 85-100). Dans cette présentation, Sigfrid est d’abord celui qui s’est emparé du fabuleux trésor des Nibelungen. Il était tout seul (“âne alle helfe reit” : “sans aucune aide”, sans compagnons, 88), lorsqu’il rencontre les princes Nibelung et Schilbung qui cherchent à se partager le trésor. Il est requis par eux de procéder au partage — on lui offre même une épée en récompense de ce service. Mais il n’y parvient pas : les deux rois sont “pris de fureur” (“si wâren zornéc gemuot”, 93 ; le texte ne s’étend guère sur ce point) et Sigfrid se retrouve à les mettre à mort. Il est tout seul mais la présence de douze géants leurs amis ne peut rien pour eux, non plus qu’une troupe de sept cents chevaliers qui les accompagnait. Lorsque leur vassal Albrîche le nain cherche à venger ses maîtres, Sigfrid combat avec lui et le réduit à être son serviteur (le mot est le fort “kneht”, 96). Un premier résumé de l’aventure est donné par la strophe 95 : “Cédant à la grande frayeur que leur inspiraient cette épée et le hardi héros, nombre de jeunes guerriers lui livrèrent le royaume et ses villes fortes” (“durch die starken vorhte vil manec recke junc,/ die si zem swerte héten and an den küenen man,/ daz lànt zùo den bürgen si im tâten undertân.”). Un deuxième “résumé” ajoute un élément important. La dernière strophe du récit de Hagen (100) rapporte qu’il est celui qui a vaincu le dragon — équivalent dans le monde légendaire de la force des rois, des géants et de leur armée. Il est par là sorti du monde humain, “normal” : s’étant baigné dans le sang du dragon, il a subi une transformation (sa peau est devenue “cornée”) qui lui assure l’invulnérabilité.

17Ce récit est une façon de faire l’inventaire des solutions possibles face à un tel adversaire. Contre lui, la puissance institutionnelle est vaine : Nibelung et Schilbung (nommés pour l’occasion “rois puissants” “die rîchen künege”, 96), ne peuvent résister, malgré les géants et l’armée autour d’eux. Vaines aussi, la force et la valeur personnelle, même aidées de la magie : Albrîche est un nain puissant (“stàrkè”), qui se bat pour la meilleure des causes (il cherche à venger ses maîtres), et qui dispose de la “tarnkappe”, la chape magique. Le seul résultat sera que Sigfrid s’en emparera. Vaines aussi les tentatives pour composer avec lui : l’épée Balmung (dont la suite dira à plusieurs reprises la valeur) lui a été offerte par les rois comme récompense pour partager le trésor. Cela ne l’a pas empêché de les tuer — avec Balmung. L’une des conclusions inattendues (et inquiétantes) est ainsi que tout ce que l’on tente pour s’opposer à Sigfrid finit par renforcer sa puissance : de l’épée donnée pour l’amadouer à la chape magique qui devait permettre de lutter contre lui. C’est ce que dit aussi l’épisode du dragon : vaincu malgré sa puissance fabuleuse, il vient renforcer d’autant celle de son vainqueur.

  • 8 Voir la thèse d’Olivier Gouchet, Hagen von Tronje : étude du personnage à l...

18Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait pas de solution pour les Burgondes — mais seulement qu’elle ne peuvent être les solutions “classiques”, évidentes, que sont la force ou le fait de composer avec l’adversaire. Ce sont les “jeunes” chevaliers qui renoncent, rendent les armes, et remettent le pays à Sigfrid. “Jeune” (et donc sans malice — inexpérimenté), c’est exactement ce que Hagen n’est pas. Hagen est presque aussi célèbre que Sigfrid dans le monde germanique8. Suivant les traditions, il est plus ou moins admiré (ou vilipendé), mais il est toujours reconnu pour un héros majeur, et le Lied, d’un bout à l’autre, le place en parallèle avec Sigfrid. A la différence de celui-ci, il n’a pas la force quasiment absolue, et il ne dispose pas de magie. Cela ne l’empêche pas de “faire le poids” face à son adversaire : c’est le héros par excellence de la ruse, aussi admirée et importante dans le monde nordique que peut l’être la mètis dans le monde grec. Par la ruse, après avoir ainsi congédié les fausses solutions, il va être capable d’en inventer une autre, dont toute la première partie du Lied montre l’efficacité — pendant plus de dix ans et près de trois mille vers. Celui que l’on ne peut vaincre doit être accueilli, et sa puissance intégrée, mise au service des Burgondes. Ce que Hagen va opérer, c’est une sorte de “phagocytage” de l’intrus, rendu inoffensif pour longtemps dans une position inférieure à l’intérieur du monde burgonde.

19Ce qui va se produire est une sorte de miracle. Au moment même où il semble que le combat et la victoire de Sigfrid soient inéluctables, Gernot — le deuxième des trois frères rois — désamorce la situation explosive. Il faut examiner ce qui rend possible cette conversion, avant de voir dans un troisième point les limites de l’opération.

II. Quelle fiancée ? Être le premier aujourd’hui

20Le miracle repose sur la même contradiction entre les univers courtois et légendaire. Pour simplifier on peut dire que dans un premier temps la contradiction a été utilisée dans son versant “extérieur” pour dire le monde en proie à une sorte de chaos : parce qu’il est un héros légendaire, un roitelet peut venir revendiquer les possessions de trois grands rois. Ici, dans ce deuxième temps de la narration, elle va être utilisée dans son versant “intérieur” : Sigfrid lui-même est en proie à une sorte d’écartèlement intérieur ­c’est ce que dit, me semble-t-il, la substitution de Kriemhild à Brünhild dans cette récriture moderne de la légende.

  • 9 C’est historiquement la position de l’école dite “analyste", qui a longtemp...

21Car le Lied n’est pas intéressé par les histoires héroïques et les hauts-faits, et la dimension courtoise, me semble-t-il, n’est pas un simple habillage. La présence en filigrane de la figure légendaire ne doit pas mener à penser que “en réalité” la vérité du texte serait à rechercher contre le texte écrit. Comme toujours dans les épopées, je crois que l’on ne gagne rien à rechercher un Urtext caché derrière le texte que nous a transmis la tradition9. Une épopée ne devient intéressante ne se montre comme outil intellectuel majeur - que lorsqu’on accepte de la regarder pour elle-même, de suivre la logique du travail qu’elle cherche à accomplir. Oui, le héros du Lied est Sigfrid, et le personnage arrive chargé de toute une tradition. Mais l’essentiel est ce que le texte en fait, ici et maintenant. On a souvent remarqué, pour s’en moquer, l’abondance des “strophes de tailleur” - ces passages entiers consacrés à la description minutieuse des vêtements, fêtes et autres ornements. Le Nibelungenlied irrite un peu les commentateurs par cette insistance qu’on juge parfois un peu ennuyeuse. Il me semble au contraire qu’il n’insiste pas assez, puisque cette abondance n’a pas empêché qu’on continue à y voir, “en réalité", une aventure du Sigfrid que l’on connaît déjà. Une aventure qu’il faudrait lire entre les lignes, et où il faudrait, d’abord, reconstituer le couple “réel” : Sigfrid et Brünhild.

22L’intérêt du Lied, son enjeu, c’est au contraire, me semble-t-il, de penser un nouveau Sigfrid. Un Sigfrid moderne, vivant au milieu d’un monde courtois tout en conservant son trait essentiel de prééminence. Dès que l’on se place de ce point de vue - c’est-à-dire dès qu’on écoute la voix courtoise présente dans le texte -, on s’aperçoit que la conversion de Sigfrid est à la fois problématique (ce sera sa faiblesse à terme) et inéluctable (c’est son efficacité temporaire). Ou, pour le dire en se plaçant du point de vue burgonde, que l’on tient là, avec la double nature du héros, un moyen de vivre avec lui.

La Dame et son service

23La solution trouvée par Hagen ressemble à la célèbre réponse au koan zen : “Comment attraper le poisson-lune (particulièrement glissant) ?” : “avec de l’huile". Comment détourner la menace d’un seigneur particulièrement ambitieux, et qui a les moyens de sa politique ? Réponse : en le faisant travailler pour vous de toutes ses forces. C’est la solution qui va être mise en œuvre en effet, et ici nous allons rapidement voir en quoi elle peut se décrire dans les termes de la conquête amoureuse courtoise. Ensuite, il faudra voir pourquoi Sigfrid s’est laissé ainsi “phagocyter” - pourquoi il s’est laissé entraîner à “servir” quand il aurait pu vaincre purement et simplement.

24Après un accueil sur lequel nous reviendrons dans un instant, Sigfrid va s’installer à la Cour, et œuvrer pour obtenir la main de la belle Kriemhild. C’est ce qu’il était venu chercher, mais il l’obtiendra par des moyens qui sont aux antipodes de ceux qu’il avait envisagés. La Brautverbung - conquête de la fiancée - des Aventures III à X peut être tout entière décrite dans les termes du parcours de l’amant, d’épreuve en épreuve. Une seule différence : celles-ci sont imposées non pas par la Dame, mais par les rois ses frères.

  • 10 “dâ sah man ie vil gerne den helt von Niderlant”

25La première étape est l’équivalent de l’acceptation du service. Les éléments classiques en sont rassemblés à la strophe 131. Sigfrid est “considér(é) avec faveur", parce qu’il fait montre de toutes les qualités attendues (qui font de lui un chevalier servant possible)10 : valeur, “manières courtoises” ("kurzwile pflagen"), élévation des pensées ("Ses pensées n’avaient d’autre objet que l’amour pur et noble"). La transformation essentielle est mentionnée sans insister : la valeur se prouve en triomphant, mais dans des “jeux” - cette forme élaborée, civilisée du discrimen, qui “remplace” la guerre dès que possible dans les civilisations archaïques. Sigfrid est accepté, ici intégré à la Cour : “Sigfrid fut dès lors un hôte que l’on vit d’un bon œil au pays burgonde” ("den gast man sît vil gerne dâ zen Burgonden sach"128).

  • 11 Récompense pour un service, désignée comme telle par le roi Lüdegast priso...

26Le parcours est long. “ Il demeura ainsi (...) pendant une année entière” ("Sus wonte er bî den herren, (...) volleclîch ein jâr"138) sans jamais rencontrer Kriemhild. Obtenir de la voir est la récompense d’une première épreuve magnifiquement surmontée : l’aide apportée aux Burgondes dans la guerre déclarée par Lüdeger et Lüdegast. Au milieu des fêtes qui célèbrent la victoire, Gernot propose à Gunther que Kriemhild “donne le salut” à Sigfrid11. Pour obtenir sa main, Sigfrid devra “servir” de nouveau. Ce sera la conquête de Brünhild pour Gunther, à l’aventure VII.

Une conversion inattendue...

27Pourquoi le vainqueur du dragon accepte-t-il si longtemps de servir alors qu’il venait conquérir ? Rien ne le laissait prévoir. Au contraire, le texte pousse d’abord l’affrontement presque jusqu’au combat. Cela permet de développer les deux positions politiques - c’est le fonctionnement caractéristique de l’épopée.

  • 12 C’est faux, le texte y insiste très souvent (au moins dans la Ière partie ...

28Conformément à la logique de son coup de force, Sigfrid va interpréter la puissance évidente des Burgondes dans les termes anciens de l’héroïsme individuel. On a envie de dire qu’il “traduit” la situation qu’il voit dans ses propres termes : il félicite Gunther de sa très grande renommée de vaillance, ainsi que de celle de ses chevaliers12. Du coup, l’annonce de son défi est tout à fait logique : dans le monde héroïque, la seule légitimité est celle de la puissance individuelle, et le pouvoir doit être refondé régulièrement dans la mise à l’épreuve de son détenteur.

  • 13 La stupéfaction des Burgondes a été immédiatement notée (111), puis les st...

  • 14 Ce qui est l’aboutissement du coup de force : la “mise” de Sigfrid (son ro...

29Mais les rois burgondes, stupéfaits, se récrient devant le procédé : dans le monde tel qu’il est “aujourd’hui", on ne se repose plus sur une telle conception de la légitimité politique. Face à Sigfrid qui revendique le pouvoir au nom de sa force de héros invincible, Gunther et ses frères affirment leur légitimité au nom d’un autre principe : ils règnent parce que leur père régnait avant eux, et qu’ils n’ont pas démérité13. Ce qu’ils rejettent là, c’est l’affirmation fondamentale de Sigfrid que le pouvoir doit être sans cesse refondé dans l’exploit. Mais le personnage de Sigfrid le rend possible et l’impose. Les deux mondes sont forcés de coexister, et le monde moderne doit se défendre. Hagen, sur qui Gunther comptait pour dénouer la situation, se tait. La situation s’envenime. Sigfrid répète qu’il “ne renoncer(a) pas à (s)on dessein” ("“Ine wil es niht erwinden“"113), et explicite les termes du défi : “Ton héritage et le mien seront notre mutuel enjeu” (""“Dîn erbe und ouch daz mîne sulen gelîche ligen“", 114)14. Parmi les “amis du roi” la colère monte, le neveu de Hagen réclame des épées. Hagen se tait toujours, “au grand dépit du roi” ("daz der sô lange dagete, daz was dem künege leit", 119).

30Et voilà le miracle : “Alors intervint Gernot, le guerrier aimable et vaillant” ("dô understuond ez Gêrnôt, ein ritter küene ùnt gemeit.” 119). Gernot met toute son autorité à empêcher les chevaliers de prendre leurs armes, il impose le silence absolu, et... retourne la situation. Il commence par affirmer comme une évidence que Sigfrid n’a aucune chance contre la Cour rassemblée. Puis, de cette (évidemment fausse) situation de supériorité, il propose de rejouer la scène, de remplacer ce qui vient d’être fait et dit depuis l’arrivée de Sigfrid par une autre scène, celle d’un accueil honorable - où chacun honore l’autre. La strophe 126 rassemble les divers éléments attendus d’un tel accueil : salutation formelle ("Soyez le bienvenu parmi nous, vous et les hommes d’armes qui vous ont accompagnés” : ““Ir sult wesen willekomen (...)/ mit iuwern hergesellen, die mit iu komen sint !“"), offre de service ("Nous sommes tout prêts à vous servir “dienen", moi et les hommes de mon parentage” : ““wir sulen iu gerne dienen, ich und die mâge mîn“"), vin d’honneur. A la strophe 127, Gunther renchérit : “Tout ce que nous possédons sera vôtre, si vous le demandez de façon honorable pour tous, et nous partagerons avec vous notre vie et nos biens.” ("“alles daz wir hân,/ geruochet irs nâch êren, daz si iu undertân,/ und sî mit iu geteilet lîp ùnde guot.“")

31Et Sigfrid accepte, sans plus élever la moindre revendication. A la fin de cette même strophe 127, le texte note simplement que “le seigneur Sigfrid se rasséréna un peu” ("dô wart der herre Sîvrit ein lützel sànfter gemuot."), mais dès la strophe suivante, il laisse emporter les harnois (et les armes) de ses compagnons. C’est là que l’on trouve la mention que “Sigfrid fut dès lors un hôte que l’on vit d’un bon œil en pays burgonde". A partir de là, il est totalement intégré à la Cour.

32Le texte ne donne qu’un seul élément pour justifier ce revirement si profond (renoncer à un combat dont tout montre qu’il l’aurait gagné pour s’intégrer, un parmi d’autres, à la Cour “ennemie"). Au dernier vers de la strophe 123, juste après que Gernot a imposé le silence à ses chevaliers, le texte note : “(Sigfrid), de son côté, se prit à penser à la très noble princesse” ("dô gedâhte ouch Sîvrit an die hêrlîchen meit.").

...mais nécessaire

33A la première lecture, on a presque envie de rire : les Burgondes ont assurément bien de la chance que cette pensée lui soit venue ! Mais en réalité, c’est là la logique profonde, et Sigfrid ne peut pas agir autrement.

  • 15 Voir la Völsunsagasaga et l’Edda. Brünhild y est grande par tous les trait...

34Le héros doit être le premier dans sa société. Dans les récits norrois, Sigfrid désire Brünhild qui incarne la grandeur, la sagesse et la puissance15. Elle est “la héros", digne du héros. Mais dans le Nibelungenlied Sigfrid ne peut désirer que Kriemhild, qui incarne très littéralement toutes les vertus courtoises qui sont la perfection “aujourd’hui” - le texte a commencé par là : l’Aventure I tout entière décrit la puissance de ses frères et ses vertus. Elle est l’objet éminent de la quête d’honneur.

35Or Kriemhild ne se conquiert pas comme Brünhild se conquiert encore : par la démonstration d’une supériorité guerrière. On peut enlever une fiancée héroïque, la forcer : on n’en sera que plus digne d’elle. Mais le rapt de Kriemhild ne donnerait pas à Sigfrid la puissance qu’elle représente. Cette puissance est elle-même courtoise : non pas force pure, mais largesse et éclat. C’est pour rester dans son statut de héros éminent que Sigfrid doit renoncer à ce qui le constituait jusque-là comme tel. L’intégration au monde courtois, le perfectionnement par le “service” sont donc non pas des accidents mais la démarche même qui peut mener le jeune prince de Xanthen à la grandeur qu’il recherche. Dans la contradiction qui le caractérise, la vraie grandeur est du côté de la courtoisie, et sa puissance légendaire n’est rien de plus qu’un moyen, qui lui permet d’être admis comme chevalier servant, alors qu’il n’est qu’un fils de roitelet.

36Pour le dire en termes narratifs : le Nibelungenlied annule et remplace toutes les versions antérieures. Brünhild reste l’"équivalent” profond de Sigfrid, celle qu’il conquiert en vertu de sa puissance de héros. Mais ce n’est plus cette histoire-là qu’on raconte “aujourd’hui".

III. Quelle place pour Sigfrid ? Un ours à la Cour

La joie comme horizon

37L’enjeu, au-delà du narratif, est politique. Ce que Gernot et Gunther proposent à Sigfrid, c’est un autre rapport politique. Pourtant, leur proposition peut sembler presque un jeu de mots, on l’a vu. A celui qui vient asservir, on fait des protestations de service : “Nous sommes tout prêts à vous servir ("dienen"), moi et les hommes de mon parentage” dit Gernot (126) - c’est le vocabulaire de la politesse, sans aucun engagement de véritable “service” évidemment (la suite le montrera amplement). L’intervention de Gunther dit bien le fond du propos : à celui qui vient revendiquer son royaume, on propose de “partag(er) notre vie et nos biens” (127). Sigfrid ne voyait qu’une possibilité : être le vainqueur ou vaincu, devenir le premier chez les Burgondes ou donner tout son royaume. Apparaît maintenant tout un univers, où l’on “partage” les biens dans l’honneur, parce que l’on vit ensemble, dans des relations plus complexes que la simple domination. Ce n’est pas le lieu ici de faire l’étude de l’emploi par le texte de ce terme dienen, “servir", qui, avec le substantif dienst est omniprésent, dans des sens très différents. On pourrait dire que tout le texte “vise” à redéfinir ce terme - de la même façon que l’on peut dire, je crois, que toute l’Iliade “vise” à redéfinir le terme de basileus. Notons simplement que ce que l’on voit apparaître ici c’est l’idée du “service croisé” caractéristique de la vassalité. Alors que Sigfrid au départ - et les Burgondes à bien d’autres moments du texte -, y voyaient un “service” pur et simple d’inférieur à supérieur, ce qui se dit ici est un mélange, une construction. Le terme, ambigu, permet de poser l’idée d’une réciprocité asymétrique, dans laquelle les deux parties se déclarent égales alors que l’une, objectivement, est inférieure à l’autre et fournit ce que l’on aurait tendance spontanément à considérer comme le “vrai” service.

38Tout l’enjeu du Lied est d’arriver à construire cette réciprocité, cette symétrie asymétrique. Sigfrid conquiert la fiancée que désire Gunther, et il vainc pour lui ses ennemis sur le champ de bataille. Mais le texte construit ici l’idée que Gunther fournit à Sigfrid quelque chose de tout aussi précieux. Un univers complet où il peut être grand, dans un usage collectif de sa grandeur qui seule lui donne sens. “La héros” Brünhild symbolise le monde ancien, où la grandeur n’avait d’autre horizon qu’elle-même, d’autre objet que de se perpétuer. Sigfrid pourrait, comme Brünhild (et/ou avec elle), continuer de régner sur un petit pays écarté où nul n’aborde sans trembler. Mais cela n’a pas, n’a plus d’intérêt. Le monde courtois est celui où la grandeur se mesure à la largesse, la force donnant le moyen de la magnificence, du plaisir chevaleresque, jeux armés et amour des belles dames. Le héros légendaire est seul, il parcourt la forêt comme une bête sauvage ; le héros courtois vit dans la joie. La joie n’existe que dans le monde de la Cour, et dans les activités courtoises. Elle justifie totalement la vie dans le monde moderne. Que Sigfrid soit prêt à renoncer à une partie de sa souveraineté pour y participer est une évidence. C’est du moins le pari que fait le texte, pari qui est tout à fait justifié dans la première partie. Le monde burgonde a ainsi trouvé un moyen d’attraper le poisson-lune et de désamorcer le danger.

La Brautverbung, et après ? – un ours à la Cour

39Le problème, c’est que Sigfrid a la peau cornée : que la contradiction perdure, et donc que l’euphorie est fragile. C’est ce que dit la fin de la Ière partie, jusqu’à la scène de chasse finale où Sigfrid est mis à mort par Hagen. L’assimilation de Sigfrid à un ours dit que le danger qu’il représente est permanent et tient à sa nature.

40Le parallèle avec Brünhild est intéressant. Une fois le mariage avec Gunther consommé, Brünhild ne remettra plus jamais en cause sa nouvelle identité. Elle a été une ennemie difficile à conquérir, mais elle ne redevient jamais la héros - et l’on ne note même jamais de nostalgie de sa part pour le monde d’où elle vient. L’acclimatation de l’épouse au monde courtois a été accomplie. Sigfrid, lui, n’est pas transformé, les deux versants de sa nature perdurent. On peut jouer de leur double présence pour contenir le danger, mais on ne peut pas, comme pour une épouse, l’intégrer radicalement. L’ours en lui peut toujours l’emporter sur l’homme courtois, et la joie, finalement, ne sera pas un horizon assez puissant.

41La ruse a fonctionné un temps : pendant des années, Sigfrid a régné sur les Nibelungen, sans danger pour Worms dont il est loin. Mais les deux reines reprennent à leur compte la rivalité qui avait semblé désamorcée. L’invitation à une fête est un moyen pour Brünhild d’affirmer la primauté de Worms : accepter de s’y rendre peut être vu comme la reconnaissance de la supériorité burgonde. Sur place, cependant, Kriemhild proclame haut et fort que Sigfrid est supérieur à Gunther - et que c’est lui qui a autrefois vaincu et possédé Brünhild. Hagen jure de venger Brünhild de ces injures. Une ruse complexe lui permet de connaître le talon d’Achille du héros (un point du dos où le sang du dragon n’a pas atteint). Il organise une partie de chasse et le tue pendant qu’il boit à une source (Aventure XVI).

  • 16 “Les veneurs dirent alors : “Si vous pensez pouvoir nous faire cette court...

  • 17 “Tous ses vêtements étaient de peau de loutre. De la tête aux pieds, il ét...

  • 18 “J’aurais pourtant bien mérité qu’on eût quelque attention pour moi (...) ...

42Sigfrid avait semblé désavouer Kriemhild et ne pas relancer la querelle de préséance. L’intéressant est que dans cette chasse, il reprend de facto à son compte la revendication de supériorité. La poursuite du gibier est explicitement donnée comme un concours pour savoir “quels sont les meilleurs chasseurs” ("dâ bî wir mügen bekennen, ich und die herren mîn,/ wer die besten jegere an dirre waltreise sîn.” 930). A la différence des autres, Sigfrid part seul, avec un seul chien, et “dépeuple la montagne et la forêt” (94016). Quand le roi donne le signal que la chasse est achevée, Sidfrid décide de son propre chef d’ajouter un “divertissement” ("kùrzwîle” 947) en capturant un ours qu’il jette au milieu des préparatifs du festin de chasse. Le chaos qui s’ensuit est encore souligné par l’assimilation du chasseur avec sa proie : la complicité de fait avec l’ours qu’il peut (seul, évidemment) capturer à mains nues et jeter sur sa selle sans lui faire mal, mais aussi la description de son costume17 pointent vers une quasi-substitution de l’animal à l’homme. C’est bien Sigfrid qui, après avoir réclamé à hauts cris - et comme le dû d’un tribut - le vin “oublié” par Hagen, désole le camp des chasseurs et renverse les préparatifs courtois du banquet18.

  • 19 “C’est ce que Sigfrid, de la main que voici, / S’emploiera à empêcher pour...

43Il avait pourtant apparemment renouvelé l’offre de son service dans le cadre de la ruse de Hagen. Celle-ci consistait à annoncer que Lüdeger et Lüdegast avaient de nouveau déclaré la guerre. Sigfrid s’était empressé de proposer son aide, mais la différence avec l’Aventure IV est patente. Désormais l’offre de son aide est un discours littéralement envahi par le “je", qui proclame sa supériorité19. Le vassal revenu ne peut plus être contenu. Hagen fait alors l’analyse de la situation et se débarrasse du compétiteur. Mais c’est évidemment un échec : Worms n’a pas su trouver de place pour Sigfrid, de rôle indéfiniment tenable pour le vassal puissant.

44En somme, la contradiction, caractéristique de l’épopée, est bien un moyen fructueux de poser un problème politique. Reprendre le personnage de légende qu’est Sigfrid, c’est se donner le moyen de penser l’interaction entre vassaux puissants et pouvoir central. Le Centre semble bien désarmé face aux revendications bruyantes d’un seigneur si fort. La première partie du Lied croit avoir trouvé la parade, la solution profonde qui permette de penser ces rapports difficiles. Cette solution est finalement simple : après avoir pensé l’amour sur le mode de la relation féodo-vassalique, on va penser à l’inverse les rapports politiques sur le mode de l’amour courtois. Il s’agit bien, comme dans les relations avec la Dame, de dépasser le conflit - et même la comparaison - des puissances, pour participer ensemble à un autre monde. Dame et chevalier construisent ensemble un horizon d’harmonie qui les élève tous deux. Roi institutionnellement puissant et petit roi vaillant vivent ensemble pour construire la Cour, et créer la joie. La ruse de Hagen est efficace. Pendant longtemps (le texte dit dix ou douze ans), Sigfrid et les Burgondes vivent en bonne intelligence, d’une vie “toute de noblesse” ("in allen tugenden” 750). L’élaboration sur la joie est le moyen de dire que même lorsqu’il n’y a plus rien de concret à conquérir (à espérer), il vaut mieux vivre dans le monde courtois, qui seul peut la donner. Mais autant le donnant-donnant a été efficace, autant cette construction purement éthique achoppe. L’univers courtois, en réalité, n’a pas un attrait suffisant pour dissuader les roitelets et autres vassaux ambitieux de se livrer à leurs ambitions. Le seigneur ayant enfin conquis sa Dame ne peut plus être captivé, apprivoisé, dans un monde dont la puissance est purement éthique - et du coup presque virtuelle. Tôt ou tard la revendication sera reprise et la force s’imposera. Le Lied tâchera alors de trouver une autre parade : le meurtre de Sigfrid par la ruse est la réponse à la force. Hagen se félicitera sans ambages d’avoir tué Sigfrid : “Maintenant tous nos soucis et toutes nos inquiétudes ont pris fin pour toujours : nous ne trouverons plus personne qui ose se mesurer à nous. Je me félicite d’avoir mis un terme à sa puissance” ("“ez hât nu allez ende unser sorge unt unser leit. wir vinden ir vil wênec, die türren uns bestân. wol mich daz ich sîner hêrschaft hân ze raté getân.““ 993). Cette jubilation de Hagen sur le cadavre de Sigfrid n’est elle-même qu’un moment. Kriemhild veuve, héritant le Trésor, aura les moyens de “se mesurer” aux Burgondes. La grandeur de l’épopée, c’est de ne pas s’arrêter avant d’avoir pensé à fond les problèmes politiques de l’heure. La IIème partie du texte va continuer à chercher une solution réellement viable. Mais elle ne parviendra pas à résoudre ce qui, l’Histoire nous l’apprend, était une quadrature du cercle.

45Il n’est pas question à notre tour de “traduire” simplement dans les termes de la crise historique du XIIème siècle - il y faudra une bien autre élaboration que ce qui peut se faire dans le cadre limité d’un article. On peut noter cependant que le fait d’aller chercher un héros tel que Sigfrid permet justement ce “jeu", c’est-à-dire de renoncer aux certitudes qui pouvaient être celles d’un Empire aussi puissant que celui de Frédéric Barberousse, pour regarder les dangers que peuvent lui faire courir des vassaux apparemment bien inférieurs. La fragilité réelle de l’Empire à la mort de Barberousse, l’approche d’une atomisation de l’Empire sont, on le sait, les problèmes essentiels en cette fin du XIIème. Sans chercher à tracer des parallèles historiques précis, on peut déjà admirer que le texte littéraire se donne les moyens de penser l’ambiguïté radicale de la situation en convoquant le personnage apparemment sans nuances du tueur de dragons.

Notes

1 Ces travaux ont fait l’objet d’une première publication : Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière (Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari), Paris, Champion, 2006.

2 La “clôture” de la fin est célèbre, tant par la disparition complète des protagonistes tous massacrés que par le dernier vers : “hie hât daz mære ein ende : daz ist der Nibelunge nôt” - “Ici finit le conte : c’est la Détresse des Nibelungen”. Les citations renvoient à l’édition de M. Colleville et E. Tonnelat La Chanson des Nibelungen, Paris, Aubier Montaigne, 1971, pour le texte français, et Helmut Brackert Das Nibelungenlied, Mittelhochdeutscher Text und Übertragung, Frankfurt am Main, Fischer, 1992 [1970] pour le texte original. On date le texte des toutes premières années du XIIIème siècle.

3 Développée dans un livre actuellement en préparation. Voir également mon article : Der Widerspruch im Nibelungenlied : komparatistischer Ansatz und politische Lektüre [La contradiction dans la Chanson des Nibelungen. Etude comparatiste et lecture politique], article original, traduit en allemand, in Studi Comparatistici, Torino, IV, 2 (2013 daté 2011), pp. 415-446.

4 C’est ce que j’ai tâché de montrer par l’analyse précise et globale de ces textes dans Penser sans concepts.

5 Jusqu’à affirmer par exemple qu’“il était rare qu’on permît au jeune Sigfrid de faire sans surveillance quelque chevauchée.” ("Vil selten âne huote man rîten lie da kint.", Aventure II, 25 - Les chiffres isolés, sans autre indication, renvoient au numéro de la strophe.)

6 Le Rhin est l’emblème même du “Centre", du pouvoir historique. A la fin du XIIème siècle, la cathédrale de Worms est célèbre dans tout le monde allemand. Y placer l’action, c’est parler du pouvoir dans toute son épaisseur et son faste anciens. Le Nibelungenlied est entre autres une réflexion sur le Centre et la marge — la IIème partie se passe pour l’essentiel dans le royaume hun, la marge de l’Est par excellence, en un XIIe siècle dont l’un des grands traits est l’Ostsiedlung, la progression vers l’Est, colonisation et christianisation.

7 Sur le rôle du parallèle comme outil intellectuel dans l’épopée de façon générale, je me permets de renvoyer à mes analyses de Penser sans concepts, ainsi qu’à l’éblouissante démonstration de Marylin Katz à propos du “paradigme de Clytemnestre” dans l’Odyssée, dans Penelope’s Renown, Princeton University Press, 1991.

8 Voir la thèse d’Olivier Gouchet, Hagen von Tronje : étude du personnage à l’aide des différents textes du Moyen Age, Göppingen, Kümmerle, 1981.

9 C’est historiquement la position de l’école dite “analyste", qui a longtemps régné sans partage, en particulier dans les études d’hellénistes sur l’Iliade et chez les germanistes.

10 “dâ sah man ie vil gerne den helt von Niderlant”

11 Récompense pour un service, désignée comme telle par le roi Lüdegast prisonnier : “A cause de ce salut (...) maint guerrier, blessé de la main de Sigfrid, gît aujourd’hui sur sa couche” ("dises vil hôhen gruozes lît maneger ungesunt (...) von Sîvrides hant.” 298).

12 C’est faux, le texte y insiste très souvent (au moins dans la Ière partie qui nous intéresse seule ici). Gunther est un grand roi, qui a toutes les qualités du roi du XIIème siècle : largesse, noblesse, attention à ses vassaux, justice. Mais il n’est en rien un vaillant (voir la conquête de Brünhild par exemple, et l’incapacité de Gunther d’imposer la consommation du mariage à son épouse). Cependant ce n’est pas là qu’est la vraie puissance d’un roi. En somme, les compliments de Sigfrid sont parfaitement justifiés (Gunther est grand, sa renommée haute) mais pour de mauvaises raisons : sa grandeur est institutionnelle et non personnelle. C’est tout le problème du texte.

13 La stupéfaction des Burgondes a été immédiatement notée (111), puis les strophes 112 et 115 thématisent leur incompréhension. “Comment aurais-je mérité (...) que, cédant à la violence, il nous fallût perdre ce que mon père a longtemps possédé à grand honneur. Ce serait bien mal prouver que nous observons, nous aussi, les règles de la chevalerie” ("“Wie het ich daz verdienet” sprach Gunther der degen,/ “des mîn vater lange mit êren hât gepflegen,/ daz wir daz solden verliesen von iemànnes kraft ?/ wir liezen übele schînen daz wir ouch pflegen ritterschaft.““ Gunther, 112). “Nous possédons de riches provinces, nous en sommes les maîtres légitimes, elles ne peuvent pas être en de meilleures mains” ("“wir haben rîchiu lant ;/ diu dienent uns von rehte, ze niemen sint si baz bewant.“", Gernot, 115).

14 Ce qui est l’aboutissement du coup de force : la “mise” de Sigfrid (son royaume, qui représente une seule ville) est donnée pour équivalente à celle de Gunther : laquelle est un grand royaume.

15 Voir la Völsunsagasaga et l’Edda. Brünhild y est grande par tous les traits classiques dans les récits norrois : puissance personnelle, magie, sagesse (elle a connaissance de l’avenir) et acceptation tranquille du destin - c’est elle, par exemple, qui interprète les rêves de Gutrun [Kriemhild], lui apprenant qu’elle sera sa rivale heureuse.

16 “Les veneurs dirent alors : “Si vous pensez pouvoir nous faire cette courtoisie, épargnez ici, messire Sigfrid, une partie du gibier. Sinon, vous allez dépeupler aujourd’hui la montagne et la forêt“. Le vaillant et courageux héros se mit à sourire” : “Dô sprâchen sîne jegere : “müge ez mit fuoge wesen,/ sô lât uns, her Sîfrit, der tier ein teil genesen. ir tuot uns hiute lære den berc und ouch den walt.” des begunde smielen der degen küene unde balt."

17 “Tous ses vêtements étaient de peau de loutre. De la tête aux pieds, il était parsemé d’autres pelleteries. Au milieu de la fourrure lustrée, des agrafes d’or étincelaient” ("Von einer ludermes iute was allez sîn gewant./ von houbet unz àn daz ende gestréut man darûfe vant./ ûz der liehten riuhe wil manec goldes zein/ ze beiden sînen sîten dem küenen jegermeister schein.” 954). L’ambiguïté fondamentale perdure : juste avant, on a décrit son vêtement comme un vêtement courtois ("surcot de fin lainage noir” - “einen roc von swarzem pfellel” ), bien sûr exceptionnel ("jamais je n’entendis parler d’un plus beau vêtement de chasse", “Von bezzerm pirsgewæte gehôrte ich nie gesagen.” 952).

18 “J’aurais pourtant bien mérité qu’on eût quelque attention pour moi (...) On aurait dû m’envoyer ici, en hydromel et en vin clair, la charge de sept chevaux” ("“Ich hete wol gedienet daz man min baz næme war. (...) man solde mir siben soume met und lûtertranc/ haben her gefüeret.““ 966 et 968).

19 “C’est ce que Sigfrid, de la main que voici, / S’emploiera à empêcher pour sauvegarder votre bonheur. Je ferai subir à ces guerriers le même traitement qu’autrefois : je réduirai en ruines leurs villes fortes et je dévasterai leur pays avant de cesser la lutte” (884-885, encore plus sensible en Moyen Haut Allemand : ““daz sol du Sîfrides hant/ Nâch allen iuwern êren mit vlîze understân. ich getuon noch degenen als ich hân ê getân, ich gelege in wüeste ir bürge und ouch ir lant, ê daz ich erwinde...“")

Pour citer ce document

Florence Goyet, «Le Nibelungenlied, épopée inachevée», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 25 novembre 2015, Archives Florence Goyet, mis à jour le : 24/04/2017, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/264-le-nibelungenlied-epopee-inachevee.

Quelques mots à propos de :  Florence  Goyet

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution

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