La Réserve : Livraison du 25 novembre 2015
La Victoire du vaincu
Initialement paru comme conclusion dans : Permanence de la poésie épique au XXème siècle, Delphine Rumeau (éd.), PUF-CNED, 2009, p. 187-193 (épuisé)
Texte intégral
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1 Dès 1988, Jean-Marcel Paquette dégageait l'idée d'un triple conflit comme d...
1On peut pour conclure revenir sur le mot de “permanence” et donc la question du genre : entre la “poésie épique du XXème siècle” et l’épopée ancienne, y a-t-il rupture ou continuité ? Jusqu’à une période récente, la vision que l’on avait de l’épopée ancienne menait à insister sur leurs différences : dans la lignée de Hegel et de Lukács, on considérait les épopées anciennes comme des textes sans ombres, l’émanation de sociétés dans l’enfance, chantant les valeurs établies. Mais une série d’études sont revenues sur ces affirmations1. On a pu montrer par l’analyse précise des textes que l’épopée est bien plutôt le lieu du conflit et de l’ambiguïté, qu’elle est déchirée par des vérités contradictoires, et qu’elle invente la nouveauté politique. Bref, que les traits qui ont été dégagés dans les chapitres ci-dessus sont déjà dans l’épopée ancienne. On tentera ici de le montrer de façon plus globale : nos textes modernes retrouvent le geste fondamental de l’épopée ancienne parce qu’ils font émerger une voix proprement inouïe, et permettent à l’auditoire de découvrir une nouveauté radicale. Ils le font avec leurs moyens et leurs enjeux propres, mais le monde qu’ils nous ouvrent appelle au même “travail épique” que les épopées anciennes.
Une voix inouïe
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2 Akhmatova, Requiem, p.190.
2L’horizon des textes au programme, ce qui les rend “épiques” de la façon la plus profonde, c’est en effet qu’ils font émerger une voix que l’on n’avait - au sens propre - jamais entendue. On l’a vu tout au long des études qui précèdent : ces textes mettent devant nous les oubliés de l’Histoire, et au-delà ils amènent à notre compréhension un point de vue qui n’avait jamais pu s’exprimer, qu’il était littéralement impossible de percevoir. Le choc ressenti par le lecteur de Césaire, d’Hikmet, de Neruda ou d’Akhmatova, c’est la découverte d’un monde totalement ignoré de lui, un monde que son appartenance géographique et historique, sa classe sociale lui rendent insoupçonnable. Rien ne nous prépare à ressentir comme nôtres les souffrances des mères qui attendent devant la prison ou les angoisses de Djemelli. “Et ça, pouvez-vous le décrire ?"2 renvoie exactement à cela : pouvez-vous donner une voix à ce qui n’en a jamais eu ? Pouvez-vous faire que ces oubliés, ces niés qui ne sont ni vus ni entendus, accèdent à l’existence ?
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3 Pour parler de textes où j'ai pu faire l'analyse globale et complète (op. c...
3Or c’est le trait essentiel d’épopées canoniques comme l’Iliade, la Chanson de Roland ou les épopées japonaises Dits de Hôgen et de Heiji3. Le “résultat” de la récitation constante de l’épopée - ce que l’on peut appeler sa fonction, c’est de faire naître de nouvelles valeurs. Ce processus long et difficile passe par l’émergence d’une voix que l’on n’avait jamais entendue. Ainsi celle du roi Hector dans l’Iliade, pour qui la royauté n’est plus un pouvoir patriarcal. Hector “invente” devant nous l’idée d’un roi responsable de ses actes devant son peuple. C’est que la narration épique décrit la guerre sans issue, et explore toutes les solutions possibles face au désastre. Un ennemi dont tout le début du texte a proclamé l’infériorité va faire exister devant nous cette option qui n’avait jamais été imaginée, et la grandeur de l’épopée sera de lui faire toute sa place, de l’explorer jusqu’au bout et d’en montrer la validité. De la même façon, dans la Chanson de Roland, Olivier est la voix que l’on n’a jamais entendue. Dans une période où les seigneurs sont rois dans le territoire qu’ils se taillent, Olivier est celui qui proclame la nécessité de s’effacer pour servir ; de faire passer sa gloire propre après celle de Charlemagne. L’important pour nous est que dans les deux cas il s’agit d’un discours que personne n’a jamais voulu ou pu tenir, et que la dynamique même de l’épopée, le “travail épique” inlassablement poursuivi va amener à la lumière.
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4 La revendication de l'opprobre chez Césaire est particulièrement claire : r...
4C’est là l’essentiel de l’épopée, au-delà de toute glorification des héros. Il n’y a alors pas de contradiction entre le fait que nos auteurs se réclament tous au moins une fois explicitement de l’épopée, et qu’ils refusent avec constance ce que nous associons le plus immédiatement à l’épique : ton grandiose, glorification de héros surhumains, etc. L’essentiel est de faire émerger la voix ignorée, dans sa vérité neuve. Cela implique par définition de ne pas trahir ces héros inhabituels. Il n’est pas question de les réduire aux mots de l’“autre”, colonisateur ou oppresseur. Le vocabulaire quotidien voire trivial (Akhmatova, Neruda), la description minutieuse du banal misérable (Hikmet), la revendication de l’opprobre (Césaire) sont indispensables à l’épopée moderne. Il ne s’agit surtout pas d’écrire une féerie où ces héros seraient transfigurés, revêtus des attributs des puissants. C’est en tant que peuple colonisé, opprimé, apparemment méprisable, qu’ils doivent être célébrés ; et ils doivent donc l’être à leur manière4.
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5 Sur l'impossibilité de penser conceptuellement le radicalement nouveau, voi...
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6 Dans les Provinciales, le moyen de contrer la casuistique, c'est d'exiger q...
5Là encore, c’est rejoindre l’épopée ancienne dans sa dynamique profonde. Dans les deux cas, il faut s’arracher à une situation de crise historique intense en faisant exister autre chose, en accouchant le nouveau dont la société bloquée a besoin. La crise est politique dans le cas de l’épopée ancienne, plus largement idéologique ou existentielle dans la poésie épique du XXe siècle. Toutes deux appellent à une vision alternative du monde, qui ne peut exister qu’en échappant à toutes les façons de penser qu’on avait jusque-là. C’est le moment où la littérature entre en jeu, parce qu’elle seule est capable de “penser sans concepts” et du coup d’échapper aux ornières où les concepts habituels nous maintiennent5. Entreprendre une narration, c’est en effet se permettre de raisonner sur ce que Pascal dans les Provinciales appelait les “définitions réelles” et non plus les “définitions nominales” : sur la chair du monde et non la représentation qu’on en avait6. C’est donc se donner le moyen de considérer le monde a novo.
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7 Ainsi l'homme-limon renonce-t-il à son statut d'agent au profit de la Natur...
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8 L'épopée n'est pas toujours la littérature de l'origine, on l'a amplement s...
6L’Histoire alternative de l’Amérique du Sud qui emplit le Chant Général, mais aussi la nouvelle Genèse que donne d’abord Neruda, c’est ainsi le moyen de laver notre regard et d’établir devant nous une autre Amérique. Une nouvelle Genèse, pour un monde qui serait en-dehors des catégories occidentales : Neruda tisse le thème de l’“Avant”, cherche à construire un monde indépendant de l’Occident7. La difficulté est bien claire ici : pour la (re)nommer on ne peut que se référer à une négation - nier ce qui a toujours été dit d’elle (“sans ce nom d’Amérique”, Chant Général, p. 16). C’est le problème épique par excellence : il faut inventer du nouveau, alors qu’on ne dispose que des mots anciens. La nécessité est aussi claire que la difficulté : les sociétés anciennes ont recouru à l’épopée quand la crise était sans issue, et qu’aucune des solutions disponibles ou imaginables rationnellement ne pouvait permettre d’en sortir8.
La communauté par la littérature
7Comme on peut s’y attendre, les moyens pour créer ce type de nouveauté radicale sont différents dans l’épopée ancienne et dans la poésie épique moderne. Civilisation de l’écrit et de la clandestinité contre civilisation de la récitation publique à tous les coins de rue, sur les routes de pèlerinage et dans les palais ; brièveté de la composition et solitude de l’auteur contre évolution du texte sur des générations, évolution qui prend en compte les réactions du public... on conçoit bien que les moyens et même les enjeux immédiats ne sont pas les mêmes au XXe siècle et dans le monde ancien. Il n’est pas question ici de se lancer dans un panorama de ces différences. On peut en revanche s’arrêter sur la principale : le déplacement du conflit, de l’“intérieur” à l’“extérieur”, parce qu’il éclaire peut-être le statut profondément différent des textes. L’épopée ancienne intégrait le conflit et “travaillait” avec lui, quand nos textes sont eux-mêmes des textes de combat, qui portent le conflit contre la doxa, mais en font peu usage dans la narration.
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9 Jean-Marcel Paquette caractérisait même l'épopée par la présence de trois c...
8Ce qui caractérise l’épopée ancienne, en effet, c’est le “travail épique”. Elle regorge de conflits9, mais ces conflits sont des moyens, les moyens de la pensée et de l’élaboration du nouveau. Ils sont le lieu où elle va faire s’affronter les diverses positions politiques possibles, pour les faire “jouer” devant l’auditeur : confronter les réponses possibles et montrer jusqu’aux ultimes conséquences des actes de chacun. Le “travail” passe par les affrontements constants, entre Achille et Agamemnon, Achille et Hector, Héra et Zeus, comme les “couples” Olivier-Roland et Roland-Ganelon. Couples et affrontements permettent de visualiser et de distinguer les diverses options qui s’offrent au monde bloqué.
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10 Bien après la réhabilitation d'Akhmatova, alors qu'elle était Présidente l...
9On ne trouve pas ce type de “travail” dans la poésie épique du XXe siècle. Ce qu’elle décrit est rarement l’affrontement de deux camps ou même de deux personnalités, et nos textes ne cherchent pas à élaborer quelque chose de nouveau à partir de la confrontation de positions opposées. Le conflit joue cependant un rôle majeur, mais il est bien différent : il est le but et non le moyen. La poésie épique du XXe se pose à l’évidence en conflit avec le monde qui l’entoure. Elle est le cri, le témoignage brûlant qui se dresse contre l’état inacceptable des choses. On peut dire que le conflit est “extérieur”, entre le poème et le monde tel qu’il est. La grandeur de cette poésie est de faire un chemin à l’inouï, à toute force. C’est un texte de combat, et l’oppresseur ne veut pas en entendre parler10.
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11 Dans l'article célèbre “L'Iliade ou le poème de la force” (1940-1941), Gal...
10D’où un mode d’être radicalement différent. Simone Weil admirait l’Iliade d’être un texte absolument non-partisan11. L’Iliade se refuse à être un texte de combat, et sa grandeur est de s’arracher peu à peu au parti-pris qui est celui de la société dans laquelle elle naît. Face à cela, l’épique moderne revendique au contraire son aspect partisan. Son rôle est justement de prendre le parti de ce nouveau monde, de cette voix encore jamais entendue. Il s’agit de faire naître justement un parti, voire un monde. Pas (pas encore ?) de permettre à la société tout entière de le prendre en compte pour sortir de l’impasse.
11En somme : la poésie épique moderne est dialogique mais pas polyphonique. Tous nos textes sont “travaillés par le mot de l’autre” (Bakhtine), obligés de se situer par rapport à l’oppresseur, de prendre en compte ses jugements - comme les héros dostoïevskiens du sous-sol le sont. Mais il n’est évidemment pas question pour eux de donner à cette voix de l’autre la “validité” qu’ils revendiquent pour la leur - ce qui fait la polyphonie. C’est en revanche la signature même de l’épopée ancienne que d’être polyphonique, parce que l’horizon est ici de confronter à égalité toutes les positions pour faire surgir celle de l’avenir.
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12 A propos de la publication des Dubliners de Joyce grâce à Ezra Pound par e...
12Car on peut le dire autrement. Les poésies épiques modernes à leur parution sont en attente du grand texte qui les inclurait. Elles sont, lancées dans le monde hostile de la société qui les a vu naître, le cri neuf qui va pouvoir enfin être pris en compte. On pourrait par plaisanterie pousser le parallèle : les critiques du XIXe siècle ont souvent parlé de ces chants, brefs et partiels, qui auraient “couru la campagne” avant d’être rassemblés en une grande épopée. Les poésies épiques du XXe ont des traits que l’on attribuait à ces “cantilènes”. Mieux même : quelques décennies plus tard nous savons que ces textes ont trouvé leur Public et l’ont rassemblé autour d’eux. S’il ne s’agit pas de l’épopée image d’Epinal, avec son barde aveugle et ses récitations à la fin des banquets, il s’agit bien du travail épique dans la société d’une époque un peu postérieure. La communauté que la civilisation de l’oral donnait d’emblée a été fondée, plus tardive, plus large aussi que les auteurs peut-être ne s’y attendaient. Non seulement ils ont été les étendards d’une lutte partisane - c’est le premier stade de réussite pour ces textes de combat -, mais ils ont créé une nouvelle façon de percevoir l’“autre” - l’autre très concret d’une Amérique ou des Caraïbes libérées du regard séculaire. Ce que l’on a appelé l’International Reader12 a pris le relais de la communauté restreinte, nationale, où les deux camps s’affrontaient. Les deux camps sont eux-mêmes remis en perspective.
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13 De nouveau cela tient sans doute aux conditions de possibilité de la nouve...
13C’est la victoire du vaincu qu’ils ont tous été, qu’ils ont tous décrit. Et ces textes rejoignent là de nouveau l’épopée ancienne. La nouveauté dans l’Iliade, c’est Hector le vaincu, comme c’est Genda-le-Mauvais au Japon, ou encore Olivier, dont Roland semble pourtant étouffer la voix. Du coup on a pu pendant longtemps minimiser leur importance, et ne pas voir la nouveauté qu’ils apportaient13. Pourtant la victoire du vaincu est réelle et profonde. Peu à peu tous dans l’Iliade vont se convertir à cette royauté de l’avenir et aux valeurs qu’elle apporte. L’invincible “mur des poitrines” qui se crée en l’absence d’Achille est le signe de cette transformation : au monde des héros individuels et autocentrés est en train de succéder le monde de la Cité et ses citoyens sous les armes. De la même façon Neruda, Hikmet, Césaire et Akhmatova ont donné au monde une dimension supplémentaire avec lequel l’Histoire comptera. Ils ont changé le monde en accouchant le regard nouveau.
Notes
1 Dès 1988, Jean-Marcel Paquette dégageait l'idée d'un triple conflit comme définitoire de l'épopée (Typologie des sources du Moyen Age occidental, fascicule 49, L’épopée, Turnhout, Brepols). En 1991, Marylin Katz montrait que l'Odyssée était un texte problématique, et le personnage de Pénélope, profondément ambigu (Penelope's Renown : Meaning And Indeterminacy in the Odyssey, Princeton University Press, 1991). Madeleine Biardeau arrive aux mêmes conclusions en ce qui concerne le Mahâbhârata, développant la thèse que l'épopée répond à une crise majeure de l'Inde (voir son Introduction, in Le Mahâbhârata, Seuil, 2002). Pour ma part, j'ai montré que le phénomène est plus général : l'épopée est le lieu où peut s'inventer la nouveauté politique (Penser sans concepts. Fonction de l'épopée guerrière, Champion, 2006).
2 Akhmatova, Requiem, p.190.
3 Pour parler de textes où j'ai pu faire l'analyse globale et complète (op. cit.).
4 La revendication de l'opprobre chez Césaire est particulièrement claire : refonder le regard sur le pays natal impose d'assumer les vices que condamne le regard écrasant du Blanc, et de fustiger au contraire le “bon Noir” complice de son oppression.
5 Sur l'impossibilité de penser conceptuellement le radicalement nouveau, voir par exemple Judith Schlanger, L'Invention intellectuelle, Fayard, 1983.
6 Dans les Provinciales, le moyen de contrer la casuistique, c'est d'exiger que l'on raisonne non plus sur les “définitions nominales” (les noms, les concepts) mais sur les “définitions réelles" : la définition articulée et explicitée, “posée” et non “présupposée".
7 Ainsi l'homme-limon renonce-t-il à son statut d'agent au profit de la Nature, et le premier sujet grammatical est le “parfum", renvoyant à un sens méprisé de l'Occident (CG, p. 17). Sur cette Histoire alternative, et sur l'épopée de Neruda en général, voir Delphine Rumeau, Chants du Nouveau Monde (Whitman, Neruda, Glissant), Paris, Garnier, 2009.
8 L'épopée n'est pas toujours la littérature de l'origine, on l'a amplement souligné depuis l'article d'Etiemble. Au Japon, par exemple, elle survient bien après le début de l'époque historique et même après le monument de la littérature écrite qu'est le Genji monogatari.
9 Jean-Marcel Paquette caractérisait même l'épopée par la présence de trois conflits : guerre extérieure, rivalités entre chefs à l'intérieur de chaque camp, conflit intérieur aux personnages (voir « Définition du genre », op. cit.).
10 Bien après la réhabilitation d'Akhmatova, alors qu'elle était Présidente le l'Union des Ecrivains, Requiem n'était toujours pas publié en URSS.
11 Dans l'article célèbre “L'Iliade ou le poème de la force” (1940-1941), Gallimard, Quarto, 1999, p. 527-552.
12 A propos de la publication des Dubliners de Joyce grâce à Ezra Pound par exemple.
13 De nouveau cela tient sans doute aux conditions de possibilité de la nouveauté radicale. La grandeur de l'épopée est de faire émerger la nouveauté politique, mais elle ne peut pas pour autant l'imposer directement (sauf peut-être La Chanson de Roland en recourant à la mise en scène du procès).
Bibliographie
Biardeau, Madeleine : Le Mahâbhârata, Seuil, 2002.
Goyet, Florence : Penser sans concepts ; Fonction de l’épopée guerrière, Champion, 2006.
Katz, Marylin : Penelope’s Renown : Meaning And Indeterminacy in the Odyssey, Princeton University Press, 1991.
Paquette, Jean-Marcel : « Définition du genre », Typologie des sources du Moyen- Age occidental, fascicule L’Epopée, Turnhout, Brepols, 1988.
Schlanger, Judith : L’Invention intellectuelle, Fayard, 1983.
Weil, Simone : “L’Iliade ou le poème de la force” (1940-1941), Gallimard, Quarto, 1999, p. 527-552.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Florence Goyet
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution