La Réserve : Livraison du 25 novembre 2015
Cybersphère et industries anthropotechniques : quelques exemples et questions
Initialement paru dans : Repenser la nature, dialogue philosophique, Europe, Asie, Amériques, Jean-Philippe Pierron et Marie-Hélène Parizeau (dir.), Presse de l’université de Laval, 2012, p. 377-392
Texte intégral
1. La cybersphère : milieu d’anthropotechnie
1De nombreux travaux récents (Rifkin, 1983), (Sloterdijk, 2000), (Fukuyama, 2003) ont souligné la formidable accélération contemporaine des processus de l’anthropotechnie, ou anthropotechnique. Celle-ci était déjà d’ailleurs déjà évoquée dès le début des années 80 par Gilbert Hottois, avec la « General Anthropotechnics », une entreprise de prothèses décrite dans son roman de science-fiction spéculative « Species technica » (Hottois, 2002). Plus récemment, Jérôme Goffette l’a définie dans son ouvrage « Naissance de l’anthropotechnie : de la médecine au modelage de l’humain » comme « l’art ou la technique de transformation extra-médicale de l’être humain par intervention sur sa physiologie » (Goffette, 2006, p. 69). Le terme « extra-médical » peut d’ailleurs être remplacé par celui « d’extra-thérapeutique » : l’anthropotechnie, si elle partage de facto de nombreuses technologies avec la médecine, s’en distingue par ses visées. Elle ne se donne pas pour objectif de soigner ou de « réparer », mais bien de rendre la vie plus confortable, voire d’améliorer l’existence.
2Le territoire de l’anthropotechnie naissante est représenté par Goffette de la manière suivante :
Source : Goffette, Jérôme, (2006). Naissance de l’anthropotechnie. De la biomédecine au modelage de l’humain, Paris, Vrin, p. 59
3L’analyse de Jérôme Goffette fait toutefois peu de cas des technologies numériques et semble rester prisonnière d’une vision très marquée par la biologie. Pourtant, la littérature sur l’usage des technologies de l’information appliquées à des interventions sur le corps et la physiologie est abondante. Mais elle est, il est vrai fréquemment frappée du sceau de l’excès et caractérisée par un imaginaire de l’extrême. Pour n’en prendre que quelques exemples, la science-fiction s’est largement délectée de la figure du cyborg (elle-même inscrite dans une longue filiation qui passerait par le Golem et la créature de Frankenstein), figure que la radicalité d’une Donna Haraway (Haraway, 2007) a également contaminée. Le thème de l’implant a lui aussi été porté à incandescence avec des œuvres comme « Total recall », un film américain de Paul Verhoeven, sorti en 1990, adapté de la nouvelle « We can Remember it for You Wholesale » de Philip K. Dick (Dick, 1990). La « numérisation de l’esprit » est l’un des thèmes-clés de la « Cité des permutants » de Greg Egan (Egan, 2000), mais aussi une préoccupation majeure des courants transhumanistes, dont certains membres travaillent très officiellement dans des laboratoires d’informatique avancée. Excès encore lorsque que l’anthropologue du corps David Le Breton, étudiant minutieusement ces pratiques anthropotechniques, en vient à intituler l’un de ses ouvrages « L’Adieu au corps » (Le Breton, 2000).
4Je voudrais montrer ici que les faits sont bien moins spectaculaires, plus modestes et prosaïques, mais de fait, plus ancrés. Je voudrais également souligner combien les technologies numériques, à côté des biotechnologies, avec lesquelles une convergence est annoncée dans le cadre du paradigme dit « NBIC » pour Nano-Bio-Info-Cogno (Rocco ; Bainbridge, 2003) sont d’ores et déjà un puissant levier de pratiques anthropotechniques, ou à la limite de l’anthropotechnie. Pour cela je partirai de quelques objets techniques actuellement disponibles.
5Le premier est un « miroir intelligent » ou encore « miroir persuasif » mis au point par la société Accenture en 2006. Sa surface ne reflète pas le visage : elle en restitue l’image captée par une caméra intégrée. Mais surtout, l’image affichée est une projection du visage dans le futur. L’image est calculée d’après le mode de vie présent (alimentation, exposition au soleil, type d’activité physique, …) Et les informations entrantes sur lesquelles se fondent ces modélisations sont fournies par de multiples capteurs qui « observent » littéralement la personne.
6Ce miroir rend donc visible non un état mais un devenir. Il est une technique d’objectivation du « cours du temps », et un instrument de gestion du corps par rapport à celui-ci. Son registre est celui de la simulation, de la surveillance du futur, voire de la « précognition » telle que la mise en scène « Minority report ».
7Cependant, ce qui n’était encore qu’un prototype, il y a quelques années se trouve désormais disponible, comme une sorte de « miroir de poche », sur les dernières générations de téléphones mobiles. On ne compte plus les applications dites de santé, ou de « conseil » pour une vie plus saine disponibles sur ces appareils qui sont désormais capables de prendre diverses mesures sur le corps (accéléromètres, conductance de la peau, rythme cardiaque, etc.).
8L’autre série d’images concerne des interfaces de réseaux sociaux, ces systèmes qui permettent tout à la fois de se construire une apparence, un « profil » comme on dit sur Internet, de visualiser son réseau social, et d’interagir avec lui en permanence. Sur la plupart des réseaux sociaux, les abonnés s’en tiennent aujourd’hui à l’affichage de leur image photographique, mais il est tout à fait possible d’amplifier l’intervention technique, notamment en modifiant son apparence avec des logiciels de morphing (« Photoshop » ou autre), avec la création d’avatars ex-nihilo, voire avec des systèmes qui couplent et mixent corps et avatar (système dits de « motion capture »)
9À ces techniques de présentation de soi viennent s’ajouter des logiciels de « tri des profils », le profil étant donc un ensemble d’éléments écrits, visuels et sonores qui informent sur les goûts, les centres d’intérêt ou les compétences des personnes. Ces logiciels permettent d’opérer des regroupements par centres d’intérêts, et donc, littéralement de « fabriquer de la communauté ».
10Ces deux séries de dispositifs techniques présentent évidemment des similarités. Dans tous les cas nous avons affaire à des fonctions de type « miroirs », permettant la représentation sensible de la situation. Ces fonctions constituent de fait le moment symbolique d’un ensemble plus vaste d’activités technico-symboliques qui ont finalement pour but de fabriquer une existence augmentée. Il ne s’agit plus de s’en tenir au hasard, mais d’entrer dans des logiques d’intervention active : refus du fatum biologique par la maîtrise assistée de ses comportements, volonté d’échapper au déterminisme sociologique (nom, âge, sexe, lieu, …) par le travestissement habile et le jeu des métamorphoses, et enfin amélioration des stratégies relationnelles et de paraître qui ne laissent rien au hasard…
11Le succès rencontré par ces dispositifs ne s’explique pas tant par la technique utilisée que par leur situation à la croisée d’injonctions sociales fortes et d’un imaginaire contemporain.
12À mesure que les économies basculent dans le domaine des services et du traitement de l’information, les capacités d’originalité, de créativité, d’habileté relationnelle sont socialement valorisées. Dans un monde où une part croissante de la richesse est produite par les « industries créatives », l’imaginaire de l’artiste à surface médiatique est une valeur en hausse. Dès lors, comment ne pas plébisciter des techniques qui permettent la mise en scène de soi, le reportage en continu de sa propre vie, et de celle de ses amis, et in fine la construction de sa « réputation numérique »… Pour reprendre un terme en vigueur chez les utilisateurs des réseaux sociaux.
13De même, la très grande valorisation contemporaine du corps comme lieu d’investissement identitaire, jointe à la montée en puissance d’un discours néo-hygiéniste, voire sécuritaire, impose quasiment la nécessité de posséder un corps parfait sur le plan physique et intellectuel, sinon d’en afficher la volonté.
14Pouvoir reprogrammer son corps de chair comme on programme son avatar, disposer d’une chair aussi malléable que les pixels sur un écran, tel semble être l’un des grands désirs contemporains et les systèmes de chirurgie esthétique assistée par ordinateur viennent d’ailleurs donner consistance à ce projet. Le praticien y remodèle d’abord le visage sur écran et une fois l’image future déterminée, celle-ci sera alors projetée sur le visage de chair pour servir de modèle et de guide lors de l’opération.
15À travers ces premiers exemples, les techniques numériques nous semblent donc effectivement fournir un puissant levier pour les désirs d’anthropotechnie. Tout d’abord, elles fournissent des outils de modélisation simulation du corps humain facilitant grandement les interventions sur celui-ci. Les systèmes de « double numérique » des patients que développent les divisions santé de tous les grands industriels de l’informatique (IBM, Fujitsu, Intel, Siemens, …) constitueront évidemment un cadre de choix pour donner de l’ampleur à la pulsion d’anthropotechnie, et serviront aussi à des interventions dépassant le strict domaine du médical.
16Les techniques numériques ouvrent aussi des perspectives assez inédites dans leur ampleur. Si les techniques de présentation de soi, et de gestion de l’apparence, ont toujours fait partie de l’activité humaine, elles subissent ici un changement d’échelle sans précédent : il est possible d’avoir plusieurs noms, plusieurs apparences, simultanément ou successivement, d’être en quelque sorte multiplié. Dans une époque où le contrôle d’identité se fonde désormais sur le noyau génétique, la périphérie de l’apparence est en pleine dérégulation et ouvre ainsi un nouveau champ d’anthropotechnie.
17Enfin, la dimension relationnelle de l’humain est également concernée. Certes les techniques de relation ne sont pas nouvelles : l’apparition de la parole, de l’écriture, et de toutes les formes de médiations constitue de facto l’histoire humaine. Le fait nouveau réside dans l’apparition de technologies de potentialisation des systèmes de relation. Jusqu’alors incorporée, et laissant une ouverture au hasard des rencontres, cette faculté humaine semble s’externaliser dans des outils qui l’automatisent et l’optimisent. C’est ainsi que l’on peut facilement se retrouver avec plusieurs centaines « d’amis » ou de « correspondants » et être reliés en permanence à quelques dizaines passant ainsi à une vie relationnelle inédite qui mélange l’archaïque de la horde avec la haute technologie des logiciels sociaux. Ces configurations inaugurent d’ailleurs, peut-être, des modalités cognitives nouvelles au sein d’une sorte de « vie en essaim » qui évoque un être trans-individuel, une entité collective qui appellerait de nombreuses recherches.
18En résumé, les technologies numériques concernent donc le corps à plusieurs niveaux : le corps « animal », le corps de chair individuel, mais aussi le corps « relationnel » ou « social » en tant qu’il concerne les moyens de partage de l’expérience avec autrui, et entre les deux ce que Charles Halary (Halary, 2007) nomme le « masque », c’est-à-dire les divers artifices par lesquels nous nous manifestons aux autres.
19Mais surtout, au-delà de ses capacités d’action, le numérique est à la base d’un imaginaire de la fluidité, et de la programmation qui est un puissant moteur pour la fabrication des métamorphoses. Comme le note l’anthropologue des sens David Howes (Howes, 2009), à l’ère digitale, la pénétration dans le monde semble plus facile, celui-ci offre moins de résistances : il se fait plastique, ductile, navigable, souple, reconfigurable, paramétrable, copiable, collable, … quasiment à l’infini. Comment alors ne pas rêver que de telles propriétés s’appliquent également au corps d’anthropos et à ses facultés ?
20La chose est d’autant plus concevable que la technologie elle-même est en train de disparaître, ou plutôt de devenir évanescente. Les architectures technologique dite « d’intelligence ambiante », ou « d’informatique ubiquitaire », visent à rendre l’information partout accessible, extractible de l’environnement, et pouvant être émise en permanence. Elles visent aussi à connecter la plupart des objets entre eux, nous faisant entrer dans une nouvelle spatialité ou matière et information sont étroitement imbriquées comme le souligne le designer Adam Greenfiel (Greenfield, 2006).
21C’est cet environnement, essentiellement urbain, tout à la fois intangible et omniprésent, constituant à la fois un nouveau terrain d’action et fondant un nouveau sensorium, que je nomme cybersphère. Celle-ci me semble constituer un cadre tout fait favorable aux développements de pratiques d’anthropotechnies dont des industries en voie de constitution peuvent laisser entrevoir la perspective. J’en donnerai à nouveaux quelques exemples très concrets.
2. Industries, programmes et formats
22On le sait depuis Johan Huinziga (Huizinga, 1995) et Roger Caillois (Caillois, 1992), les jeux sont de subtiles métonymies des sociétés où ils se déploient, ainsi que d’efficaces moyens d’en apprendre les règles. C’est à cette aune qu’il faut comprendre le succès mondial de la « WII fit » de l’entreprise Nintendo en 2008, suivi de la « WII fit plus » en 2009. Le principe en est simple : effectuer sur un plateau muni de capteurs multiples des exercices proposés sur un écran de contrôle, écran qui affiche aussi les résultats des efforts fournis dans un graphisme très inspiré des jeux vidéo. Nintendo étoffe régulièrement sa logithèque de programmes d’exercices corporels et cérébraux et travaille actuellement à la définition de nouvelles générations de capteurs portés par les joueurs. Avec la WII, Nintendo trace donc une boucle entre la machine et le corps, cerveaux compris. Le corps se trouve alors pris dans un flux d’informations émises et reçues qui sont traitées par des programmes informatiques. Sous ses aspects anodins et son esthétique acidulée, la machine Nintendo est l’avant-garde de dispositifs plus puissants de mise en flux du corps.
23Le second exemple peut-être fourni par n’importe quel système de surveillance médicale dit, par commodité « à domicile » mais en réalité largement « nomade » à cause des réseaux sans fils, comme le note Paul Virilio, « le sédentaire est désormais partout chez lui. » (Virilio, 2008).
24Ces dispositifs fonctionnent tous sur le même principe : capteurs d’informations sur la personne, remontée de ces informations via le réseau vers des centrales de traitements, analyse des données via des logiciels de conseil et éventuellement mise en relation avec un opérateur humain en cas de dépassement de certaines valeurs.
25Peu importe ensuite les variations techniques et programmatiques sur cette architecture « capteurs/corps/boucle informationnelle/programme/effecteurs » : le point important est la programmation du corps par des opérateurs industriels, et surtout le fait qu’elle s’inscrit dans une profonde transformation générale des rapports corps-société dans les pays développés.
26En effet, les politiques de santé y tendent, essentiellement pour des raisons de coûts, à basculer de la guérison à la prévention. Il s’agit d’éviter à tout prix la maladie par des « conduites » cherchant à minimiser les risques. Désormais, dans la plupart des pays, les compagnies d’assurance et les pouvoirs publics tendent à imposer à leurs clients des « modes de vie » sanitaires. Or, comme la définition de la santé est un état de « complet bien être physique, social et mental » selon l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), elles multiplient et multiplieront les conseils, mais aussi les exigences sur ces trois volets.
27C’est cette volonté d’intervention massive qui fait par exemple écrire à Martin Vial, Directeur d’Europ’ Assistance que va se développer un secteur dit de « l’assuristance » (contraction d’assurance et d’assistance) qui proposera à ses clients des « Life Management Programs » appelés à devenir, selon ses termes, « le futur des services d’accompagnement de base du bien-être sanitaire et psychologique. » (Vial, 2008).
28A cette vision font écho les stratégies de tous les grands opérateurs de télécommunications dans le monde qui ouvrent des services dits de « e-santé » mais aussi de « bien-être » en partenariat avec des institutions qui ne sont plus seulement médicales.
29De Nintendo à Orange ou NTT Docomo, en passant par Europ’assitance la question-clé devient donc : qui écrit les « programmes de vie » ?
30Ceux qui définiront ces programmes, dont on dit qu’ils seront « personnalisés », fourniront alors tout l’arsenal des pratiques anthropotechniques de demain, tout comme celles d’aujourd’hui n’ont en réalité fait qu’utiliser tout l’arsenal technique de la médecine à d’autres fins.
Source : University of Alabama, Huntsville
31Comme on le constate, la « fabrique du corps », très souvent imaginée sur le modèle de la mécanique et de la chaîne de production (le corps-machine du robot ou du cyborg, le corps sérialisé des clones), doit aussi être envisagée concrètement sous l’angle de la machinerie contemporaine. Celle-ci agence des flux et non plus des forces. La création de richesse s’est largement déplacée de la sphère matérielle vers la sphère de l’information. La force physique, ou sa démultiplication par des mécanismes, le cède en importance à la puissance cérébrale, émotionnelle et affective. La machine par excellence de notre époque est le « réseau intelligent » qui intègre toutes les activités relatives à l’information (création, traitement, transport, manifestation).
32Le couplage du corps, encore une fois cerveau compris, à ce réseau et aux programmes qui l’animent, laisse ainsi entrevoir l’émergence d’activités anthropotechniques peut-être moins spectaculaires mais beaucoup plus souples, ambiantes et omniprésentes. L’avenir qui se dessine est moins celui de la fabrication intégrale et répétitive des corps que celui d’une modulation fine et « personnalisée » adaptée aux exigences des marchés (de l’assurance à la grande distribution).
33Comme toujours, le mouvement s’amorce sur les corps à la marge. Malades, personnes âgées, handicapés, mais aussi sportifs, et bien sûr militaires, constituent les premiers destinataires de ces systèmes qui ont vocation à s’étendre ensuite au reste de la population.
34Si l’on se tourne maintenant vers l’industrie des réseaux sociaux, force est de constater également sa rapide montée en puissance et sa solide assis financière. « Facebook » possède un demi-milliard d’abonnés (avec un taux de croissance important) et le soutien capitalistique de Microsoft. « MySpace » compte 200 milions d’abonnés et appartient au groupe multimedia Newscorps de Ruppert Murdoch. « Orkut » est le réseau social de Google et affiche 100 millions d’abonnés. « Twitter », le dernier venu vise un milliard d’abonnés en 2013. À cela il faut ajouter des dizaines d’autres réseaux sociaux, comptant plusieurs dizaines de millions d’abonnés mais moins internationalisés, comme Mixi au Japon ou Vkontakte en Russie.
35Toutefois, les traits de l’industrialisation sont moins à rechercher dans l’ampleur des chiffres que dans les procédures mises en œuvre. Lorsqu’on observe nombre de ces sites, apparaît de façon récurrente la notion de format. Le format désigne ici la nomenclature d’indexation de soi, la grille identitaire, la procédure de construction du profil. Au-delà des différences mineures, les modalités d’objectivation de sa personne, notamment par l’expression des goûts, sont non seulement assez similaires d’un réseau à l’autre, mais également d’un individu à un autre à l’intérieur d’un même réseau.
36Ce formatage est en réalité une quasi-nécessité qu’imposent deux contraintes fortes. D’une part, la fonction technique d’aide à la mise en relation, notamment par les goûts communs, suppose une harmonisation des descripteurs pour pouvoir les traiter automatiquement. D’autre part, le modèle économique de ces entreprises, pour l’instant fondé sur la publicité ciblée, suppose justement que la principale mise en relation soit en fait celle des annonceurs et des prospects.
37Sur ces réseaux sociaux, la gratuité est moins celle de l’abonnement que du travail effectué par les abonnés qui s’auto surveillent et s’objectivent selon des catégories imposées. Dire ce qu’ils aiment, ce qu’ils veulent être, et ce qu’ils font est une production qui assurément possède un prix…
38Pour clore cette brève partie sur les procédures d’industrialisation en cours, indiquons simplement ceci. Dans l’univers du numérique dominent quelques grandes compagnies comme Google et Microsoft. Ces dernières sont présentes juste en lisière des pratiques anthropotechniques que nous avons évoquées : depuis les services de santé et de bien-être, comme Google Health ou Microsoft Healthvault, jusqu’aux réseaux sociaux. Leur tropisme naturel consistera évidemment à proposer à chacun une offre « globale et personnalisée » qui servira de tremplin aux pratiques anthropotechniques que suggère la société.
3. Éthique et tension anthropotechnique
39Face à ces développements, il convient à mon sens d’adopter une attitude de prudence. Tout d’abord, il s’agit de continuer à les étudier plus en détail et précisément sous cet angle anthropotechnique, ce qui est jusqu’à présent peu fréquent. Ensuite, il faut évidemment sortir de l’opposition stérile technophile/technophobe, et se placer dans la perspective désormais classique qui considère sérieusement le potentiel transgressif de l’humain, conçu comme « species technica » et comme « homo faber sui ».
40S’il y a de l’humain, il se trouve notamment (mais pas seulement) dans cette « liberté de se faire », de ne pas suivre un ordre donné mais justement d’introduire du « désordre dans le programme » tout en étant capable de penser ce désordre.
41Une tension intéressante me semble alors à rechercher dans la double nature de l’homme, telle que la définit Edgar Morin dans « Le paradigme perdu » (Morin, 1979), avec le couple homo sapiens /homos demens et en fait ce Janus bifront homo sapiens/demens qui peut se spécifier en homo sapiens faber, sur une face, et homo demens ludens, sur l’autre.
42Comme le note Morin, c’est la complexité de l’homme, de son corps et surtout de son cerveau qui explique cette ambivalence : « Le propre de l’hyper-complexité est précisément la diminution des contraintes dans un système qui se trouve en fait dans un certain état de désordre permanent. » (Morin, 1979, p. 135).
43Comme le dit encore Morin, « Le règne de sapiens correspond à une massive introduction du désordre dans le monde (…) Ce qui caractérise sapiens, ce n’est pas une réduction de l’affectivité au profit de l’intelligence, mais au contraire, une véritable éruption psycho-affective, et même le surgissement de l’ubris, c’est-à-dire la démesure. » (Morin, 1979, p. 121).
44Enfin quelques pages plus loin, il affirme que « contrairement à la croyance reçue, il y a moins de désordre dans la nature que dans l’humanité (…) C’est l’ordre humain qui se déploie sous le signe du désordre. » (Morin, 1979, p. 123).
45L’homme, ce serait donc le désordre, mais un désordre créateur, et cela est évidemment à rapprocher de l’« imagination radicale » de Castoriadis, voire de la fameuse « capacité à déformer les images » selon les termes de Bachelard.
46C’est à partir de constat que l’on peut peut-être s’interroger sur les industries anthropotechniques. Quelle serait leur capacité à continuer de développer, pour tous et harmonieusement, cette liberté que nous venons d’évoquer ?
47Tout au long de notre exposé nous avons utilisé des termes tels que « programme », « algorithme de tri », « format ». Ce vocabulaire est bien sûr celui de l’industrie de fabrication. En somme, ces industries correspondent à une moitié de l’anthropotechnie, sur le versant homo sapiens/faber. C’est l’homme qui se fabrique lui-même selon les critères rationnels de l’industrie hérités du XIXe siècle.
48Mais le « pro-gramme », c’est justement ce qui est écrit d’avance et à ce titre le strict contraire de l’imagination créatrice ou du « jeu » entendu cette fois-ci comme « degré de liberté ». En d’autres termes nous n’avons pas encore suffisamment considéré l’anthropotechnie (ou les anthropotechniques) sur leur versant homo demens/ludens.
49Cette anthropotechnie versant homo demens/ludens est pourtant tout à fait présente, puisqu’en réalité, les technologies de l’information sont des technologies d’écriture pouvant permettre l’émergence du nouveau. Ce sont des outils ou des procédés, peu onéreux et facilement accessibles, qui favorisent la création. Mieux, la cybersphère présente, pour l’instant encore, une « technodiversité » qui en fait un système complexe et riche de potentialités.
50Il est d’ailleurs facile d’observer que les collectifs humains se saisissent de ces techniques et en font des moyens d’auto-création et non d’auto-formatage étroit. Sans tomber dans l’angélisme, ni dans la croyance à quelque « main invisible » numérique, nous pouvons donner quelques exemples de cette prise appropriation de la technologie par les individus.
51Aux « Life management programs » de l’assuristance font pièce des réseaux d’échange d’expériences entre malades, et des communautés de patients. Les individus y échangent leur avis et commentent leurs traitements. Ils notent leurs docteurs, discutent des options de traitement, voire plus simplement des effets d’une opération de chirurgie esthétique, avec d’autres personnes. Ils se soutiennent mutuellement au sein de communautés de patients, ou plus prosaïquement dans le suivi d’un régime. On peut aussi noter l’usage croissant que les malades font des services d’images vidéo postées sur Internet pour témoigner de leur maladie et rechercher du réconfort.
52Les usages des technologies numériques ne sont plus ici envisagés de façon « verticale, dominante et normative » par des acteurs industriels, mais conçus selon la forme d’échanges « horizontaux et délibératifs » par des individus porteurs d’une connaissance. Il ne s’agit plus de fabriquer de la conformité, mais bien de produire de l’altruisme, et parfois même de la résilience.
53Pour s’éloigner du domaine purement médical, les « communautés virtuelles » consacrées au maintien en forme, aux techniques anti-âge, et à la recherche du bien-être sont également très nombreuses et en rapide expansion.
54Et bien sûr, les adeptes des pratiques anthropotechniques plus affirmées possèdent également leurs propres réseaux d’échanges d’informations et de procédés. C’est par exemple le cas de la mouvance du « body hacking » au sein de laquelle se pratiquent les plus profondes transformations anthropotechniques… Une communauté dont les réseaux d’échange sont extrêmement actifs et où règne une très grande diversité.
55De même, aux « silos à profils » que sont les grands réseaux sociaux que nous avons cités, peut s’opposer le rhizome jouissif et ludique des « blogs ». Chacun, au-delà du simple canevas technique de mise en forme, y use de possibilités expressives quasiment sans limites, entretient un véritable dialogue, sur le fond, avec d’autres passionnés, ou bien peut faire entendre un point de vue sur le monde dont la publication eut été difficile voire impossible. Comme le souligne la sociologue des médias Laurence Allard :
« Les blogs, comme « technologies du soi » (…) donnent naissance à de « petites formes » agençant textes, sons et musiques, qui agrégent des fichiers en circulation sur le réseau (…), dans un mouvement de chaînage expressif entre des subjectivités esthétiques. Du point de vue de l’économie de la création et de la politique de diffusion culturelle sur le réseau, ces « petites formes » expressives nées de l’agrégation de goûts des publics amateurs constituent un des éléments de la mise en crise du régime industriel d’échanges des biens symboliques. Telles des termitières digitales fabriquées à partir de bricolage de bouts de codes et de contenus en balade sur le réseau, les blogs (…) participent à la désintégration des vieilles usines à rêves. » (Allard, 2005, p. 79).
56Ces quelques exemples soulignent donc que la question de la nature de la cybersphère reste largement ouverte. Celle-ci ne semble pas systématiquement vouée à la reproduction et à l’amplification des activités d’homo faber. Elle se prête aussi très facilement à l’expression des talents, bricoleurs et créateurs d’homos ludens. Les architectures des flux qui la parcourent peuvent aussi bien déterminer la posture d’un individu solitaire, narcissique et médusé par des opérateurs industriels, que favoriser des échanges solidaires, altruistes et créatifs.
57Cette dualité de la cybersphère était d’ailleurs inscrite dans son acte de naissance. Les technologies d’information et de communication procèdent en effet d’une double matrice : d’un côté, elles sont filles de la guerre, de la fabrique industrielle et du codage secret, toutes choses qui culminent dans ce que l’on a appelé le « complexe militaro-industriel ». Mais d’autre part, le jeu, le spectacle et l’échange tous azimuts en sont également de puissants moteurs, non seulement en raison de la baisse constante des coûts d’accès à la technologie, mais aussi parce que le numérique est peut-être la plus souple des technologies jamais inventées. Cette souplesse, cette ductilité, lui donne une formidable capacité à coder, véhiculer et imposer des rapports sociaux, créant par là un « effet de moulage » aussi décisif que celui qui advint à l’âge des métaux.
58Aussi, le numérique est-il autant capable de véhiculer et amplifier les conceptions les plus rudes de la société industrielle de réplication matérielle, celle qui s’appuie presque exclusivement sur homo sapiens faber, que de servir de cadre à l’extension de la nouvelle production industrielle/intellectuelle qui est davantage fondée sur la créativité, la diffraction, l’innovation, et ouvre largement ses portes à homo demens ludens.
59De façon significative, cette même tension entre deux polarités se retrouve aussi dans les analyses des observateurs de la production au sein de la cybersphère. Le philosophe finlandais Pekka Himanen (Himanen, 2001) oppose ainsi l’éthique protestante du « travail comme obligation divine », telle qu’analysée par Max Weber, à « l’éthique hacker » au sein de laquelle l’action se fonde sur le plaisir, le jeu et la passion. Dans un autre registre sémantique, cette double polarité est également évoquée par Eric Raymond, l’un des défenseur de la production collective de logiciels en « open source », à travers son ouvrage « La cathédrale et le bazar » (Raymond, 2001). Cependant, on aurait toutefois tort d’opposer systématiquement ces deux univers. Ce qui se dessine est une complémentarité entre eux de type systémique. Les industriels de fabrique, les cathédrales, « récupèrent » les inventions des réseaux créatifs, les bazars, … Et les bazars créent le plus souvent à partir de matériaux prélevés dans les cathédrales… C’est donc plutôt à deux pôles complémentaires qu’il convient de se référer pour comprendre comment s’étaye la fécondité au sein de la cybersphère…
60Si ce qui se passe dans les industries numériques peut fournir un premier modèle de ce que seraient des industries anthropotechniques, il paraît donc logique que les deux modalités d’action soient préservées pour permettre une anthropotechnie qui agisse sur les deux faces de l’humain, en somme une anthropotechnie de type « faber » et une anthropotechnie de type « ludens ». Faute de quoi, on se trouverait face à une anthropotechnie incomplète puisque seule une partie d’anthropos serait sollicitée, et donc face à une anthropotechnie déséquilibrée et mutilante. Le problème n’est, peut-être, donc pas de savoir si nous voulons de l’anthropotechnie ou non, puisqu’elle est déjà là, mais quelle forme elle prendra. La véritable question éthique semble alors la suivante : comment et avec qui décider du passage du curseur entre « ouverture » et « fermeture » au sein de la cybersphère, et donc peut-être au sein des futures anthropotechnies ? À quel niveau cela se jouera-t’il d’ailleurs, dans un système qui n’a pas de gouvernance centrale… ? L’analyse, évidemment plus fine que ce grossier survol, des manières dont les humains produiront, habiteront et réguleront la cybersphère, prend alors ici valeur paradigmatique.
61Ceux qui ont pour expertise de traiter la fabrication du vivant l’ont d’ailleurs bien compris puisque l’on voit désormais apparaître la notion de « biohacking » et que des contacts étroits existent entre associations de hackers numériques et tenant du « Do it yourself » biologique comme se nomment certains de ces manipulateurs d’ADN.
62Les parallèles entre les deux univers sont en effet nombreux : même amour pour le « code », même capacité à bricoler des dispositifs techniques dont le coût d’accès est en chute vertigineuse, même talent pour la récupération du savoir sur Internet, et surtout désir commun d’explorer des possibles en toute liberté, loin des laboratoires officiels des universités ou des grandes entreprises. Tout comme nombre de technologies fondant l’actuelle cybersphère sont nées dans des « garages » ou des « chambres d’étudiant », il est désormais possible de modifier le génome d’une bactérie « dans sa cuisine ».
63Cette convergence entre hackers inaugure évidemment la montée d’une bioinformatique, et d’un génie génétique probablement très différents de ce que nous observons aujourd’hui. Comme le notait récemment, un grand journal du soir :
« En jouant sur leurs PC avec le code génétique des plantes, des animaux et même de l’homme, des jeunes surdoués feront des découvertes théoriques imprévues et iconoclastes. Ensuite, grâce aux nouveaux instruments de laboratoire en « design libre », ils se livreront à toutes sortes de manipulations génétiques, hors de tout contrôle. Leur liberté d’imagination et leur fraîcheur d’esprit leur permettront de rivaliser avec les chercheurs des grands laboratoires, de plus en plus bridés par des impératifs commerciaux ou des contraintes juridiques et bureaucratiques . » (Eudes, 2009).
64Même si les risques de « bio-erreur » par un amateur doivent être soigneusement considérés, l’anthropotechnie de demain ne sera donc pas fatalement celle qu’imaginent de nombreux scénarios catastrophes qui la considèrent sous l’angle de la sérialisation et la figure du clone. Ce qui se joue dans la cybersphère en termes de maintien d’une créativité par la multitude, d’une sorte de « technopoiesis », est essentiel et constitue un test pour la suite, une sorte de répétition générale. En effet, les problématiques que l’on a vu se développer pour l’anthropotechnie appuyée sur le numérique seront amenées à se reproduire pour le génie génétique et la bioinformatique. L’intégration cybersphère/biosphère constituera d’ailleurs le milieu dans lequel nous allons vivre et avec lequel nous allons interagir.
65Pour conclure, se pose alors une question. Face aux forces de formatage et de programmation que nous avons évoquées, comment construire un équilibre, non pas pour préserver quelque « ordre naturel », la question de la défense, de la planète, du végétal ou de l’animal étant autre, mais plutôt pour défendre et stimuler le « désordre créatif » d’un anthropos en perpétuelle construction technique ?
Bibliographie
Livres
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Articles
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Patrick Pajon
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA