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De la co-naissance à l’in-formation : quand « l’intelligence » vient aux miroirs
Initialement paru dans : Le miroir, une médiation. Entre Imaginaire, sciences et spiritualité (p. 311-320), C. Fintz (dir.), Presses Universitaires de Valenciennes, 2013, p. 313-323
Résumé
Depuis son invention, le miroir a toujours été un objet de « co-naissance ». Il participe à la naissance du soi, naissance qui résulte d’une négociation entre reflet du corps, image de soi, et imaginaire social. L’imagination est la puissance créatrice et libre qui a toujours présidé à cette négociation. Mais, tout change, dès lors que l’objet miroir bascule dans le nouveau paradigme des « objets intelligents ». Non seulement s’étend l’empire du miroir, mais s’inverse son rôle. Le miroir, qui nous regarde, devient un lieu de mise en forme standardisée, « d’in-formation ». Cette situation se fonde sur un triple principe : approfondissement des fonctions du miroir, réification des imaginaires sociaux, et réduction du domaine de l’imagination...
Texte intégral
« L’homme regarde le miroir, le miroir regarde l’homme. »
Koan Zen
Miroir, connaissance et co-naissance
1Pour qui observe la trajectoire de presque tous les grands peintres, surtout depuis la Renaissance, il est toujours un moment, voire plusieurs, où se trouve posée la question de l’auto-portrait. Non seulement, celui-ci constitue une preuve en acte des capacités de l’artiste, mais surtout il est une façon de se saisir pour affirmer sa présence du moment. Dès lors que le faiseur d’image, le peintre, est devenu un artiste, il a dû affirmer d’où il s’exprimait, d’où il mettait en image. Et pour cela, il lui fallait déjà produire la sienne.
2Il n’est alors pas inutile de revenir sur l’étymologie du terme portrait. Le verbe « portraire » dérive du latin pro-trahere qui signifie « tirer en avant », « faire sortir », « traîner », mais aussi « sortir au grand jour », « révéler, dévoiler ». Le portrait sert donc à sortir de soi, à exister (ex-sistere). L’auto-portrait relève donc d’une double opération : il est à la fois un état des lieux, un constat, mais simultanément, il est un projet, une intention !
3Les rendez-vous que les peintres entretiennent avec leur(s) auto-portrait(s) sont donc fondateurs. Ils balisent l’itinéraire des créateurs, appelés à se régénérer périodiquement, à renaître pour continuer de créer. Mieux, ils marquent certes le cours du temps sur les corps, mais ils soulignent aussi l’affirmation progressive d’un style. Ainsi, l’auto-portrait de Renoir dans sa période impressionniste n’a-t-il rien à voir avec celui de la période nacrée… De même, un Egon Schiele utilise-t-il la série de ses auto-portraits pour s’auto-réaliser par la peinture autour des états de son « moi ». Le peintre met en scène le corps sexuel et pratique l’auto-analyse, tout comme son contemporain Sigmund Freud. Plus proche de nous, une artiste comme Orlan, dont le projet artistique central est l’auto-transformation corporelle, la renaissance permanente, ou la naissance sans fin, utilise sytématiquement l’auto-portrait sous forme dessinée, sculptée, vidéographique ou numérique. Orlan, perpétuelle « hors-là », est finalement constituée d’une suite d’auto-portraits...
4Comme le note la psychanalyste Anne Shirmeyer, l’auto-portait rejoint ainsi le désir de revivre ce moment fondateur de la construction identitaire qu’est le « stade du miroir » : « le peintre devant la glace rejoue le « stade du miroir », c’est-à-dire ce moment de la psychogenèse de l’enfant où il se reconnaît comme une image totale et indépendante de sa mère le tenant dans ses bras devant un miroir. Cette expérience du bébé d’une intense jubilation lui fait découvrir la relation de son corps à l’environnement, comme le peintre, le portrait fini, regarde son œuvre, se reconnaît, jubile même et signe ».1
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2 Julien Green, Journal, (1976-1978), 6 juin 1978.
5Que le peintre fasse figurer le miroir dans son auto-portrait comme c’est le cas pour des approches aussi diverses que celles de Johannes Gump, Honoré Daumier, Léon Spilliaert, ou Norman Rockwell, ou bien qu’il le dissimule, l’objet miroir, ou mieux le dispositif miroir, fait toujours partie du processus de production de l’auto-portrait. Comme le souligne Julien Green, « un autoportrait est toujours un reflet dans un miroir, mais dans celui-ci on dirait que le miroir a disparu, le peintre est vraiment là ».2
6Le miroir est donc non seulement un instrument de connaissance, mais un instrument de renaissance, de régénération, de co-naissance.
7En réalité, ce que nous avons observé pour les peintres et leurs autoportraits peut également être étendu à l’ensemble des individus et quiconque se regarde « dans sa glace » le matin, ou avant de sortir, pour se « faire une tête » ou une silhouette, rejoue cette situation de l’auto-portrait et de la « co-naissance de soi » devant les miroirs.
8L’un des motifs de création de soi à l’aide des miroirs est d’ailleurs constitué par les opérations de la cosmétique, qu’elles soient quotidiennes ou plus exceptionnelles. Or, précisément les termes « cosmétique » et « cosmos » possèdent la même racine liée à la notion d’ordre, d’agencement. La cosmétique est une mise en ordre de soi, une opération qui laisse à chacun(e) le loisir de s’inventer.
9Le miroir semble donc se présenter comme l’un des deux pôles d’une boucle de constitution et de régulation de l’apparence : un lieu pour se saisir et se construire. Toutefois, cette métaphore souvent employée de la « boucle », est trompeuse car simplificatrice. Elle suppose en effet que la relation de la personne au miroir est marquée du saut de l’objectivité, que le reflet qu’elle y saisit est bien « ce qu’elle est », alors que nous savons bien qu’il n’en est rien...
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3 Miguel Angel Asturias, Hommes de maïs, Albin Michel, Paris, 2000.
10Ce que nous voyons, nous le voyons déjà à partir de ce que nous pensons ou voulons être ! Les personnes atteintes des syndromes dits BDD (Body Dismorphic Disorders) ne sont qu’un cas limite de cette impossibilité d’un accès « objectif » à soi-même. Et pour le dire mieux avec Miguel Angel Asturias : « Les miroirs sont comme la conscience. On s’y voit comme on est, et comme on n’est pas ».3
11Il est dès lors préférable de penser la relation au miroir en termes de nœuds, de « nexus », entre trois instances qui sont d’ordre biologique, psychologique et sociologique. Pour s’en tenir, par exemple, à « la tête » (un terme relativement neutre), ce qui se négocie autour du miroir est bien la volonté de « nouer » des images d’ordres différents : l’imago physique (et inversée) de la chair, « l’image de soi » qui est empreinte d’émotions, de jugements sur soi-même, et travaillée par l’imaginaire personnel, et enfin la fameuse « face » goffmanienne qu’il faut adopter sur une scène sociale éclairée par l’imaginaire social du moment et de l’endroit…
12Le nouement entre la chair, l’intériorité, et l’extériorité, ce qui constitue, pour rester dans notre exemple, un « visage » et son expressivité, relève donc de la complexité, et le miroir est avant tout un dispositif d’intégration de cette complexité. Il permet d’intégrer les différents éléments de la construction identitaire de l’individu, tout en favorisant son intégration sociale. C’est cette fonction intégrative de constitution de l’être qui est au cœur du miroir et de son usage.
13Il doit donc être appréhendé comme un dispositif où s’intègrent en vue de l’action sur soi, de la production de soi, divers types de connaissances : la connaissance physique fournie par le miroir, la connaissance que l’on a de soi-même, et la connaissance des règles du social.
14Or, cette intégration de divers types d’images et d’imaginaires n’est jamais donnée d’avance. Elle nécessite un effort permanent d’imagination de la part de l’individu. Face à son miroir, il lui appartient de « s’en tirer tout seul »... pour revenir à l’étymologie du portrait. L’objet miroir lui apporte certes des connaissances.... Mais c’est à lui que revient le privilège de se créer. Comme le peintre devant la toile de son auto-portrait, il reste à chacun devant son miroir une part de souveraineté pour se faire advenir librement, pour imaginer son image, puis la construire. Lieu des nouements, des nexus, le miroir est bel et bien un dispositif de co-naissance.
De la co-naissance à l’in-formation
15Le miroir, et l’usage qui en est fait, possèdent une longue histoire sociale et technique. Sur le versant social, on rappellera immédiatement que l’histoire des miroirs est surtout celle de leur absence, soit que l’usage en ait été prohibé (par l’Eglise notamment, pendant plusieurs siècles, car c’était là un instrument du diable), soit que leur accès ait été économiquement impossible. Pendant longtemps, il fut l’apanage de l’aristocratie, puis de la bourgeoisie aisée, en bref de ceux qui conjugaient moyens financiers et attention portée à soi. L’usage massif du miroir est finalement récent, et accompagne la montée en puissance de la notion d’individu et le développement du « souci de soi ». La diffusion des miroirs domestiques, et leur usage massif, est donc fondamentalement un fait caractéristique du 19e et du 20e siècle. Mais, comme beaucoup d’objets, le 21e siècle naissant les voit progressivement basculer dans la catégorie des objets dits « intelligents ». Longtemps conçus comme inertes par la modernité, puis la révolution industrielle du 19eme siècle, les objets (qui peuvent être magiques ou animés dans d’autres cultures) connaissent, en effet, aujourd’hui une mutation paradigmatique majeure. L’informatisation permet d’ajouter des fonctions aux objets qui peuvent désormais capter de l’information sur leur environnement (detect), traiter celle-ci (compute), montrer le résultat de ce traitement (display), et/ou agir en conséquence (effect). Ces objets peuvent également communiquer entre-eux et s’organiser en systèmes. Le mouvement, qui s’appuie largement sur les techniques développées dans la robotique, va du réfrigérateur à l’automobile, de l’air conditionné à la caméra de surveillance, du stimulateur cardiaque au caddy de supermarché, .... Le miroir est l’un de ces objets et nous faisons partie de son environnement. Il ne faut donc pas s’étonner d’assister à la montée en puissance de miroirs dits « intelligents » (dans le sens technique précédemment évoqué).
16Ces nouveaux miroirs permettent, par exemple, de surveiller l’état de santé, grâce à une balance vendue avec l’appareil, et sont capables de déterminer le poids, la masse osseuse ou musculaire, le pourcentage de graisse corporelle, etc… Ils fournissent alors des conseils diététiques et des programmes d’exercices physiques pour lesquels ils servent de moniteurs. D’autres sont capables de reconnaître la personne qui est devant eux et d’afficher immédiatement ses « données corporelles », confirmant par là que ce sont désormais les miroirs qui nous regardent. Nous ne serons plus jamais seuls dans nos salles de bain !
17Ces miroirs peuvent également être connectés à Internet et afficher toutes sortes d’informations. La convergence de ces miroirs domestiques avec les « miroirs intelligents » des cabines d’essayage est alors proche. Ces derniers systèmes, actuellement testés dans plusieurs grands magasins à travers la planète permettent d’essayer virtuellement des vêtements par surimpression sur le corps. On estime toutefois qu’ils trouveront leur plein développement dans la vente à distance et constitueront donc une application supplémentaire du miroir domestique.
18Celui-ci est donc appelé à devenir un dispositif informatisé de « façonnage » du corps et de l’apparence très directement connecté aux secteurs de la santé ou de la mode (fashion vient de « façon »…). Le miroir, source d’informations, et non plus simple pourvoyeur de reflet, contribue alors très directement à « la mise en forme » du corps par la mode et à son maintien « en forme » par l’industrie de la santé.
19Parallèlement, ces nouveaux miroirs connaissent aussi leur version de poche avec les applications pour les téléphones, à nouveaux proclamés « intelligents » (smartphone), et leurs « applications ». Des dizaines de ces programmes, chargeables sur les téléphones mobiles, ou des « tablettes » de type Ipad ou autre, relèvent de la logique du miroir. Grâce à leur caméra ou appareil photographique intégrés, ils sont capables de prélever des informations sur la personne qui les porte, puis de leur renvoyer celles-ci après traitement et en suggérant une action. Les « applications » dédiées à la mode ou à la cosmétique, mais aussi les programmes de surveillance de la santé, voire de surveillance médicale vont se multiplier. Ils seront de plus en plus efficaces dans la prise de mesures sur le corps.
20A partir de ces quelques constats, il semble possible d’affirmer que nous assistons actuellement à un double mouvement.
21Le premier est constitué par l’extension de la fonction de miroir, ou plus exactement son approfondissement. Le reflet obtenu de soi n’est plus seulement constitué d’informations visuelles de surface. Le « miroir étendu », déploie les opérations du « mirare » à des échelles jusqu’alors difficilement atteignables. Il « scrute les coeurs et les reins » et produit une imago (au sens d’empreinte) de l’individu qui le saisit en profondeur. La connaissance liée à la fonction du miroir se fait désormais diagnostic. Cette orientation de la technologie est évidemment portée par la volonté générale de « transparence » qui caractérise les sociétés contemporaines (et dont l’exact pendant est l’opacité du monde des affaires). Il s’agit désormais de tout voir, ou plus précisément de tout visualiser, puisque ce que l’oeil ne peut voir, la technologie le rend perceptible par toute une série d’opérations de conversion qui vont des capteurs aux écrans en passant par le calcul. L’imago du corps est désormais un ensemble de données, une sorte de double numérique (figure qui hante déjà le monde du cinéma et des jeux vidéo). Cette imago numérique trouve aujourd’hui son usage dans les pratiques d’auto-surveillance qui se développent rapidement. Prendre « la mesure de soi » est désormais une activité qui n’est plus seulement métaphorique. Alors que se développent les conceptions purement matérialistes du corps sous l’effet de la technoscience, émerge une nouvelle zone d’accès à soi qui n’est pas fondée sur l’apparence que fournissaient les miroirs traditionnels, ou bien l’examen de conscience que prônaient les religions, les exercices spirituels, ou plus largement les philosophies de l’introspection. Entre ces deux voies, se dessine une troisième, qui est basée sur la « quantification de soi ». Mesurer son rythme cardiaque, observer les phases de son sommeil, analyser les évolutions de son métabolisme alimentaire, surveiller les variations du taux d’oxygène dans le sang, .... sont désormais possibles à moindre coût et surtout pratiqués par un nombre croissant d’individus pour qui l’auto-surveillance est le meilleur moyen d’éviter la maladie ou bien d’augmenter ses performances (ce que l’on nomme le « self-hacking »). Ces formes de mesure de soi ont déjà été largement développées dans des domaines où le corps humain est soumis à l’extra-ordinaire : le sport de haut niveau, la maladie chronique, le combat ou l’intervention en milieu hostile, ... L’abaissement des coûts de la technologie et sa miniaturisation, jointe à la montée en puissance du paradigme, et des imaginaires associés, du corps matériel, quantifiable, surveillable et transformable favoriseront la généralisation progressive de ces pratiques.
22Entre accès à soi par l’image (et parfois par l’art dans la cadre de l’auto-portrait), ou connaissance intérieure par le travail de l’esprit (et sa version religieuse), la science et la technique proposent désormais une nouvelle voie dont toutes les formes de « miroirs intelligents » sont les véhicules.
23Le second mouvement que nous souhaitons évoquer est celui d’une réification des imaginaires personnels et sociaux au sein des normes qui sont incluses dans les programmes proposés par ces miroirs « intelligents ». Car en effet, la grammatisation technologique inscrit et transfère dans les codes des machines ce qui relevait d’une imagination individuelle en acte. Là où, devant le miroir passif, régnaient encore l’improvisation, l’aléatoire, l’incertain, mais en retour la possibilité de création (d’auto-création) progresse systématiquement la présence de la norme et du modèle à imiter. Modèle qui n’est autre que celui de l’apparence du moment, largement fabriquée par les industries de l’imaginaire et de la mode, ou bien encore celui de la « santé parfaite » que préconisent les acteurs de l’assurance, les pouvoirs publics, et le monde de l’entreprise.
24Si le gnoti seauthon est une immémoriale quête humaine, il est clair que le mouvement de la technique transfère cette activité au sein des machines. Le miroir, jadis instrument de connaissance et de naissance à soi, se fait de plus en plus savant sur qui se tient devant lui. Il est en passe d’en savoir plus que chacun sur lui-même, et tente désormais d’en infléchir la production, la « naissance ».
25Ce qui était co-naissance devient alors mise en forme, in-formation, dans le cadre d’un renversement du rapport de force. Le miroir descriptif se fait prescriptif : il se charge effectivement de dire à chacun « comment être la plus belle ou le plus beau », ou que faire pour être « le plus sain ou la plus saine » puisque, nous l’avons vu, il travaille aussi désormais « sous la peau » .
26La façon de nouer son reflet visuel, l’image de soi et les contraintes et opportunités de l’imaginaire social s’apparentaient finalement à un habile tissage, une texture de soi, et mieux encore une écriture de soi. La puissance d’écriture a semble-t-il changé de main. Tout comme dans les débuts de la révolution industrielle, l’art du tissage est désormais programmé dans les machines.
27Alors que les miroirs augmentaient la puissance de l’imagination, vont-ils désormais la réduire ? La véritable construction de l’individualité part toujours de l’intérieur pour se projeter vers l’extérieur, et la capacité de s’imaginer construit cette ligne dans le temps et l’espace qui est la marque d’une singularité.
28« L’intelligence » qui vient aux miroirs inverse désormais le mouvement : modelant les individus de l’extérieur vers l’intérieur, elle risque dès lors de ne produire qu’une ennuyeuse régularité...
Notes
1 Anne Shirmeyer, « Auto-portrait et processus créateurs », in revue « Signe et Sens », Avril 2012.
2 Julien Green, Journal, (1976-1978), 6 juin 1978.
3 Miguel Angel Asturias, Hommes de maïs, Albin Michel, Paris, 2000.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Patrick Pajon
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA