La Réserve : Livraison du 25 novembre 2015
Le corps super flux
Initialement paru dans : La fabrique du corps humain : la machine modèle du vivant, V. Adam, A. Caiozzo (dir.), éditions de la MSH – Alpes, Grenoble, 2010, p. 373-384
Texte intégral
1Dans l’imaginaire dominant, la question de la fabrique du corps humain demeure étroitement liée à une conception passablement datée de la machine : celle qui correspond à l’essor, puis au développement, de la révolution industrielle, du 18eme au 20eme siècle.
2Vaucanson, dont on a célébré en 2009 le bicentenaire de la naissance, ne fut pas qu’un aimable inventeur d’automates émerveillant les foules. Inspecteur général des manufactures de soie, il s’attacha à leur mécanisation, la machine se substituant à l’ouvrier ou bien l’asservissant. Machine, fabrication et production sérialisée étaient dès lors indissolublement liées.
3C’est donc à partir de ce paradigme « mécanico-industriel », et de ses catégories conceptuelles, que la question de la fabrique du corps va logiquement être posée pendant plus de deux siècles. Soit le corps est pensé comme une machine (« la machine, modèle du vivant », ou inversement le robot), soit le corps est un produit industriellement produit par des machines (« le corps sérialisé » des univers à la Huxley), soit encore, le corps s’hybride à la machine (de « Crash » de J.G. Ballard aux cyborgs de la science-fiction et des projections transhumanistes)…
4Mais pour spectaculaire qu’elle soit, cette vision risque désormais de nous masquer l’essentiel, qui pourtant commence à se jouer sous nos yeux.
5Car, l’industrie n’est plus ce qu’elle était, et la machine a muté. Le monde qui vient est désormais celui de l’économie des services, des flux, des réseaux et du traitement de l’information. Il convient alors de commencer à penser la question de la fabrication du corps, voire de sa définition, selon le nouveau paradigme structurant la production de richesses et surtout à partir de la « machinerie » associée. Pour cela, une plongée dans le quotidien, un retour aux faits, nous servira de fil conducteur.
6Hivers 2007. Denver, Colorado. Alors qu’un blizzard glacé s’abat sur la ville, la famille Johnson se prélasse sur son canapé devant la télévision. À l’écran, une émission qu’ils ne rateraient pour rien au monde : le dernier épisode de « Miss Swan 2 », où la candidate, Emie Williams va enfin découvrir son nouvel aspect. Voilà neuf semaines qu’Emie est aux mains d’une équipe de spécialistes de la transformation : chirurgie maxillo-faciale, liposucion, implants mamaires, capiliculteurs, dermatologues, maquilleurs, couturiers, mais aussi psychologues et « coachs », sont à son chevet pour mettre en œuvre le « programme » qui a été défini pour elle. Il faut dire qu’Emie partait de loin : obèse, disgracieuse, négligée, mal dans sa peau,…
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1 Arnold Van Gennep, « Les rites de passage », Picard, Paris, 1992
7Mais l’effort et la soumission au programme vont enfin être récompensés. Un rideau s’entrouvre et laisse paraître le « jeune cygne » remplaçant le » vilain petit canard » . Emie s’avance entre la haie de ses « fabricants » et fait face à un miroir qui la révèle enfin à elle-même dans une mise en scène décidemment très lacanienne. Le scénario global relève quant à lui d’un décalque pur et simple des structures initiatiques mises en évidence par Arnod Van Gennep1.
8S’ils n’étaient si fascinés, les Johnson n’auraient eu ce soir-là que l’embarras du choix. « Miss Swan 2 » n’est en effet que l’un des programmes parmi ces dizaines de shows « mélioratifs »qui reflètent et produisent simultanément l’air du temps . « I want a famous face », « Cosmetic surgery life », « Make me a perfect wife », « The biggest loser », « Extreme Make-over »… autant de titres qui soulignent la banalisation du désir anthropotechnique.
9La télévision et ses innombrables émissions de « télé-réalité » célèbrent donc finalement une idée simple. La vie est chaotique hasardeuse, injuste. Mais il existe une manière d’échapper à ces infortunes en suivant un « programme de vie », d’abord représenté à l’écran mais ensuite promptement mis en vente dans le commerce…
10Au « chaos » d’existences désormais largement anomiques semble répondre le « cosmos » d’une mise en ordre programmatique fournie par le marché et ses médias. Une sorte de cosmétique généralisée, puisque cosmos et cosmétique sont des termes fondés sur la même racine Kosmos. Se dessine alors une mise en ordre de soi « gouvernée » par un programme extérieur, ce qui n’est certes pas nouveau, mais prend désormais un tour technico-marchand affirmé.
11Il est même advenu que la télévision opère massivement pour travailler les corps. En France, entre 1981 et 1987, l’émission « Gym Tonic » animée par les présentatrices « coach » Véronique et Davina, a touché régulièrement 10 à 12 millions de personnes s’agitant devant leur écran chaque dimanche matin… un nombre probablement supérieur à celui de la fréquentation des églises.
12Eté 2009, quartier de Shibuya, Tokyo. Malgré l’écrasante chaleur humide saturant la mégapole, Tomoko se livre à son programme de fitness quotidien dans sa minuscule chambre d’hôtel. En déplacement pour une semaine de formation au siège de sa compagnie, Tomoko n’a pas hésité un instant à glisser dans sa valise sa console de jeu WII de Nintendo et son accessoire favori, le plateau d’exercice WII Fit plus. Connectée à l’écran plasma tapissant l’un des murs, la console donne ses instructions à Tomoko qui doit imiter les mouvements suggérés. Le contrôle du programme d’exercice se fait par le plateau sur lequel elle est juchée. Le petit carré de plastique de 50cm de côté capte les pressions, l’inclinaison du corps, et, pieds nus, le rythme cardiaque et la tension… Naturellement, il fait aussi office de balance. Entraîneur et juge, le dispositif est sans pitié, mais Tomoko « joue le jeu ». Il lui faut à tout prix atteindre l’objectif de poids correspondant au sacro-saint « indice de masse corporelle » et suivre les consignes du logiciel qui a été écrit avec les conseils d’un diététicien et d’un préparateur sportif. Pourquoi pas ? Ses amies Ishiro et Makiko ont bien réussi ! Et même son chef leur a avoué l’autre soir (après quelques verres de saké) qu’il utilisait l’appareil avec un programme de golf… À cet instant précis, l’image de son père vient à l’esprit de Tomoko. Ne lui a-t-il pas raconté que dans sa jeunesse, il lui fallait parfois attendre plus d’une demi-heure pour que se libère une machine dans la salle de sport. Tomoko sourit et se remet à sauter sur son plateau électronique, un oeil rivé sur le flux des consignes à l’écran.
13Avec la WII, Nintendo trace une boucle entre le corps et la machine. Tandis que les jeux vidéo engageaient l’œil et la main dans la relation avec la machine, la WII mobilise tout le corps dans le cadre d’un scénario qui est celui de son maintien ou de sa « remise en forme ». Les versions successives du dispositif intègrent de plus en plus de « personnalisation », adaptant les consignes et les conseils à la situation de chacun. Le corps se trouve alors pris dans un flux d’informations émises et reçues qui sont traitées par des programmes informatiques.
14Situation anodine et ludique ? Sans doute. Mais souvenons d’une chose, le futile est souvent l’avant-garde de l’utile. Comme le note Roger Caillois, les jeux ont toujours été un excellent révélateur des valeurs d’une société. Mieux, le jeu est une pédagogie, ou une andragogie : il exemplifie des valeurs et, partant, en assure la diffusion et la pérennité sociale. Sous ses aspects anodins et son esthétique acidulée, la machine Nintendo est l’avant-garde de dispositifs plus puissants de mise en flux du corps.
15Mars 2008. Neuilly/Seine. France. Dans sa très chic résidence pour « seniors », Georges s’essuie le front avec une serviette immaculée et pose sa télécommande. En dépit de ses 80 ans, il conserve encore un bon revers. Certes, quand son programme WII-tennis passe au niveau trois, il doit bien s’avouer que ce n’est plus de son âge… Mais tout de même, quelle idée de génie a eu la direction en dotant l’établissement de ces curieuses petites machines ! De plus, Georges, qui adore la compétition, peut défier les autres résidents, en simple ou en double. De son passé d’ingénieur aéronautique, il a gardé le goût de s’informer et a lu sur Internet que Nintendo était en train de concevoir tout un ensemble de capteurs destinés à saisir des paramètres sur l’état du corps durant l’effort. « Génial » pense-t’il, « je vais pouvoir me gérer efficacement, et être en forme sans risques ». À l’étage supérieur, Odette, son épouse, est en pleine séance de « brain-fitness » sur le site luminosity.com qui propose des jeux « scientifiquement conçus » par des experts en neurosciences et sciences cognitives de l’université de Stanford. Les programmes sont destinés à maintenir la mémoire, la concentration, et le raisonnement. Les performances d’Odette sont soigneusement gardées par le service auquel elle s’est abonnée et des programmes « sur mesure » lui sont proposés. Odette se dit que toutes ces prestations auraient dû exister plus tôt. Ce n’est pas à 78 ans qu’il faut commencer à s’entretenir, mais dés le début. Il faudra d’ailleurs qu’elle en parle à Lolita sa petite-fille qui passe tant de temps sur Facebook !
16La mise en flux du corps concerne, et concernera de plus en plus, ses multiples dimensions : physiques, intellectuelles et bien sûr relationnelles. Pourquoi Lolita s’investit t’elle autant sur les réseaux sociaux ? Quand on l’interroge, la réponse est simple : il faut être connue ! Dans la société médiatique, l’invisibilité, c’est la mort. Et par ailleurs, elle a toujours besoin de l’avis de ses amis pour savoir si elle prend les bonnes décisions : il n’est pas si facile de se construire lorsqu’il n’y a plus de règles morales très claires… Être « l’entrepreneur de soi-même », comme on le lui recommande dans son école de commerce, maintenir ses performances (son employabilité), soigner son image et sa communication, sont parfois des injonctions bien lourdes. Heureusement, se dit-elle, les services de « coaching en ligne » vont se multiplier.
17Londres, quartier de Canary Wharf, un dimanche de novembre 2009. Sir Arthur Kensington, CEO de la puissante compagnie d’assurance médicale OmniSafe a convoqué la fine fleur de son état-major pour un meeting stratégique.
18D’une voie claire, il ouvre la réunion par cette surprenante déclaration : « Messieurs, lorsqu’en Chine l’empereur tombait malade, son médecin avait la tête immédiatement tranchée ». S’ensuit un long exposé sur une série de données préoccupantes. D’une part, le vieillissement de la population qui va entraîner des coûts de santé en hausse ainsi qu’une augmentation des risques de sinistres corporels. D’autre part un enchérissement qui semble sans fin des soins eux-mêmes. Le toujours plus sophistiqué pour tous, engendre des volumes financiers si énormes que les finances publiques ne peuvent plus les supporter depuis longtemps. Mais, ajoute Kensington, avec des actionnaires qui exigent 15 % de plus chaque année, ce ne sera pas le secteur privé qui prendra la relève ! ! Heureusement poursuit-il, des « études encourageantes » révèlent un « changement des mentalités ». Les assurés, influencés il est vrai par de multiples campagnes médiatiques, semblent commencer à comprendre qu’il vaut mieux prévenir que guérir, passer de la réponse au coup par coup face à la maladie, au maintien en forme continu… bref être son propre médecin chinois, celui qui empêche la maladie de survenir plutôt que de la combattre.
19Par ailleurs, des analyses « sociétales » indiquent que les notions de « soucis de soi » (jargon de sociologue pense Kensington), voire de « création de soi (la formule lui semble intéressante) sont des valeurs montantes. L’auditoire est un peu perplexe, mais retrouve ses marques lorsque le CEO conclut son discours en disant qu’il s’agit désormais de devenir des « banquiers du capital santé/bien-être » de la clientèle.
20Alors que des plateaux chargés de sushis et d’eau minérale font leur apparition, la discussion s’engage et, bientôt, des axes précis se dégagent pour la suite.
21D’abord revoir la politique tarifaire construite sur des critères d’âge, de milieux de vie et de bilan médical : il faut désormais être plus subtil et régulier, promouvoir des systèmes de mesures permanentes, mais aussi d’entretien de la forme à domicile, bref aider plus, mais contrôler plus.
22D’autre part, il conviendra de s’appuyer sur des technologies numériques pour concrétiser cette nouvelle relation avec les clients. La santé, et plus largement tout ce qui concerne le corps, constitue un domaine qui s’informatise rapidement. Les réseaux créent de nouvelles articulations entre médecins, hôpitaux, domicile, personnes en mobilité, … et assureurs. Il s’agit de se redéployer dans ce nouvel environnement de flux, de mesures et de services.
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2 Martin Vial, « La Care Revolution. L’homme au cœur de la révolution mondial...
23Enfin, il faut concevoir de nouveaux business (ce sera le terme employé ce jour-là). Kensington reprend la main en citant une conversation récente, dans un restaurant huppé de Bruxelles avec un grand patron français. Martin Vial, c’est son nom, a dirigé la Poste, et se trouve désormais à la tête du groupe Europ Assistance. Il lui a parlé du livre qu’il venait de publier, « La Care Revolution. L’homme au cœur de la révolution mondiale des services »2. Vial l’a impressionné en lui parlant de l’émergence d’un nouveau secteur « l’assuristance » offrant un subtil bouquet de services d’assistance et d’assurance, et dont le cœur de produit serait des Life Management Programs qui « deviendront le futur des services d’accompagnement de base du bien-être sanitaire et psychologique ».
24« Voilà qui donne des idées Messieurs » conclut Kensington…
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3 Zygmunt Bauman, « La vie liquide », Chambon, Paris, 2006.
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4 Zygmunt Bauman, « s’acheter une vie », Chambon, Paris, 2008.
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5 Georg Simmel, « Philosophie de la modernité », Paris, 1989, p. 249
25La société vieillissante d’Occident et d’une partie de l’Asie, la société jeune et hyper-urbanisée du reste du monde sont déjà le creuset de nouvelles formes de bio-pouvoirs. À mesure que reculent l’acceptation de la mort, voire simplement celle du risque, et que se développe le goût pour une anthropotechnie permanente, des services de fabrication, entretien et gestion de soi se mettent en place. À la différence des biopouvoirs anciens, ils ne fonctionnent pas directement sur un mode coercitif, mais plutôt incitatif. Leur cœur est moins à rechercher dans le pouvoir politique que dans le pouvoir économique. Leur objectif affiché n’est plus tant la sérialisation normative des individus que l’incitation à évoluer individuellement tout au long de sa vie dans le cadre d’actes économiques de fabrication et maintenance de soi. L’impératif semble moins être « soyez conforme » que « transformez vous » , mais évidemment dans le cadre d’un système techno-marchand. Le sociologue Zygmunt Bauman a parfaitement conceptualisé cette évolution en forgeant le terme de « vie liquide »3 et en parlant « d’acheter sa vie »4. Dans ces deux ouvrages, il souligne combien les individus, sont incités voire contraints à promouvoir une marchandise séduisante et désirable : eux-mêmes, selon un cadre existentiel caractérisé par le remodelage des relations humaines sur le modèle des relations entre consommateurs et objets de consommation. Zygmunt Bauman, faisant référence à Georg Simmel, remarque que chacun doit se distinguer des objets monotones, ses contemporains, pour attirer le regard des consommateurs devenus blasés, tout comme, dés le début du vingtième siècle, le sociologue de la « Grande Ville », pouvait écrire : « (…) Il faut extérioriser le plus de singularité et de différence ; il faut exagérer cette extériorisation simplement pour se faire entendre, même de soi-même »5.
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6 Manuel Castells, « La société en réseaux », Fayard, Paris, 2001.
26Le fait nouveau est que la technologie la potentialisé ce type de rapports humains dans le cadre d’une nouvelle « Grande Ville » qui s’étend désormais à l’échelle du cyberespace et que la « société en réseaux »6 est la forme qui accueille ces exigences. La conception d’un corps en perpétuelle transformation, tel un flux, lui donne un sens.
27Googleplex, siège de la société Google, Mountain View. Californie. Septembre 2008. Les jeunes ingénieurs venus du monde entier discutent, jouent au billard, ou programment dans d’immenses « open spaces ». Au centre des conversations, la récente mise en ligne de la version béta de GoogleHealth une plate-forme numérique destinée au rassemblement et à l’organisation de l’information personnelle de santé, ainsi qu’à son partage avec des proches, des médecins, et des pourvoyeurs de soins . Ce véritable dossier numérique de la santé et du bien-être est capable d’accueillir de l’imagerie médicale, et par exemple, le « double numérique » du corps de chacun (mis au point par IBM) qui est un bon terrain de simulation et de prédiction… Il s’agit aussi de ne pas se laisser distancer par le rival de l’Oregon, Microsoft, qui vient de lancer Microsoft HealthVault, destiné aux mêmes usages.
28Les grandes firmes de l’industrie numérique, IBM, Microsoft, Google, mais aussi Siemens ou Philips, voire Apple (l’Iphone comme plate-forme de coordination des capteurs corporels) sont donc maintenant entrées dans le monde de la santé numérique. Les principaux opérateurs de réseaux réfléchissent déjà à des dizaines de services de santé et bien-être. L’information sur notre corps leur appartiendra t’elle ? Qu’en feront-ils ? D’ores et déjà, certains imaginent que l’intégration des données fournies par les capteurs et retraitées par les logiciels de Life Managment programs pourra être utilisée par d’autres acteurs que les compagnies d’assurance. Verrons-nous un jour une firme comme Procter&Gamble, géant mondial des produits d’hygiène et de beauté, utiliser ces données sur le corps, prélevables quotidiennement, pour proposer les solutions les plus « pertinentes » à sa clientèle ?
29Retour à Londres. Rentrant chez lui, tard, Lord Kensington trouve son plus jeune fils en état d’hébétude, ses écouteurs vissés dans les oreilles. Drogué ? Pas vraiment, en tous cas légalement, lui explique le garçon. Il suffit de se connecter sur le site I-Doser.com pour télécharger, moyennant paiement des fichiers d’ondes sonores sensées agir comme « modulateur de l’humeur ». Le site des flux d’I-Doser comporte des termes tels qu’Acid, Peyotl, Datura ou LSD,… mais offre aussi des stimulants sexuels, des anxiolytiques, et bien d’autres choses encore. Bref, le bonheur en ligne, soupire Kensington soulagé d’éviter le scandale.
30La machinerie contemporaine agence des flux et non plus des forces. La création de richesse s’est déplacée de la sphère matérielle vers la sphère de l’information. La force physique ou sa démultiplication par des mécanismes le cède en importance à la puissance cérébrale, émotionnelle et affective. Certes la production matérielle, l’énergie, les transports ou « l’agro-alimentaire » sont encore présents et ne disparaîtront pas, mais ils sont surplombés par un immense secteur d’activité qui gère leur dimension informationnelle (coordination, recherche, finance, promotion, transactions,…) tandis que les activités informationnels « pures » (médias, télécommunications) se développent à grande vitesse.
31La machine par excellence de notre époque est le « réseau intelligent » qui intègre toutes les activités relatives à l’information (création, traitement, transport, manifestation).
32Penser le corps aujourd’hui dans son rapport à la machine, c’est donc penser le rapport corps/réseau et souligner combien le premier est quotidiennement pris dans les rets du second. Mais c’est plus largement saisir combien la notion de flux devient désormais centrale et paradigmatique.
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7 Peter Sloterdijk, « Le Palais de Cristal », in revue Médium n° 5, novembre ...
33Certes le phénomène n’est pas nouveau et Peter Sloterdijk fait remarquer que déjà, lors de la Renaissance « » Le fait central des temps modernes n’est pas que la terre tourne autour du soleil mais que l’argent court autour de la Terre »7.
34Flux de circulation des marchandises, des capitaux, et des touristes (ces nomades payants et encouragés alors que l’on en dissuade d’autres, non-solvables). Flux d’informations accessibles en tout lieu et à toute heure (pourvu que l’on « ait l’accès »). Flux des données de surveillance, des informations sanitaires, des transactions commerciales,…sont les fluides vitaux d’une société planétaire, réticulée, fonctionnant selon la nouvelle quaternité temporelle 365/7/24/ « temps réel ».
35Mais la prééminence du flux , du fluide et du liquide ne s’arrête pas là : elle s’insinue aussi dans les valeurs et les modes de vie.
36Les objets, et notamment tous les objets portés, vêtements ou téléphones sont sans cesse renouvelés, emportés par le flux de la mode ou de l’innovation. Les bijoux et le maquillage suivent la même logique d’obsolescence accélérée. Plus proche encore du corps car à même la peau, le tatouage n’est désormais plus « pour la vie », mais une décoration réversible et fluctuant au gré des modèles fournis par les modèles du sport et du spectacle.
37Plus généralement, et dès que l’on s’éloigne du cadre de la stricte utilité, la consommation des objets est, on le sait une consommation de signes censés désigner la personnalité et le statut de leur propriétaire ou utilisateur. En ce sens, les objets, nos objets, opèrent une action structurante sur notre psychisme. Leur mise en flux aura donc également des conséquences psychologiques fortes. La montée des identités fluctuantes en est un bon indice. Dans les sociétés où règne le paradigme informationnel, chacun est désormais libre d’opérer des jeux identitaires multiples : choix de pseudonymes divers sur internet, fabrication d’avatars dans les communautés virtuelles, mais aussi chirurgie esthétique en sont quelques exemples. Dans le même temps, notre identifiant est, lui, strictement contrôlé à son niveau le plus intime, celui du code génétique.
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8 Charles Melman, « L’homme sans gravité. Jouir à tout prix», Denoël, Paris, ...
38La personnalité fluctuante est donc également l’une des marques de notre temps, ou bien pour le dire avec les termes du psychiatre et psychanalyste Charles Melman8, elle marquerait l’avènement de « l’homme sans gravité », dans un monde où le nouveau pouvoir se situe du côté de l’objet et de sa consommation.
39Dans cette dynamique, vient s’inscrire la conception de soi (et d’autrui) comme objet, un objet de jouissance dont la fabrication offre le plus narcissique des plaisirs. C’est ainsi que le corps s’inscrit comme terrain privilégié des nouvelles opérations de production et de consommation. Il s’agit de se produire pour mieux se consommer, et ce dans le cadre d’une économie du flux permanent qui fait de notre corps et de notre conscience un flux de chair, de pensées, d’affects et d’images branché sur d’autres flux techniques et marchands. Parallèlement à cette perspective de la reconfiguration permanente, se déploient les flux du contrôle, de la surveillance, et de la maintenance.
40Le corps, est alors littéralement inscrit dans un environnement de réseaux et de flux informationnels tel qu’il devient dès lors problématique d’en distinguer les limites. La question se pose d’autant que l’immense majorité des cultures conçoivent le corps lui-même comme série de réseaux et flux (sang, nerfs, lymphe, méridiens énergétiques,…).
41Quand nous parlons au téléphone, où se passe vraiment la conversation ? Quand Tomoko court, l’œil rivé aux instructions de l’écran, instructions pilotées par le programme informatique qui l’observe où se tient sa pensée ? Depuis qu’il est sujet à troubles cardiaques et porte en permanence un capteur relié à un central médical, M. Johnson est-il aussi sensible aux battements de son cœur ? Quand Lolita, ou le jeune Kensington, se coordonnent en permanence avec leurs amis sur Facebook, et vivent une sorte de « vie en essaim » quel est le statut de cet être collectif ?
42Comment nommer l’enchevêtrement de cellules, de cables, de flux informationnels et de lignes de code qui règle les existences contemporaines ?
43Finalement, la montée du corps « super flux » pose également la question du corps superflu. Quand tout ce qui était directement senti et vécu se trouve capté par des senseurs, filtré par des logiciels, et restitué par des « interfaces » a t’on encore vraiment besoin du corps, tout du moins de celui-ci ?
44Pris dans les logiques marchandes qui le déqualifient et le requalifient en permanence, inscrit dans un environnement technique qui en bouleverse la topologie, ce corps-là, celui qui était vécu comme un donné habité par un sujet, ou plus fantasmatiquement par un Moi, semble donc en passe d’être déqualifié/requalifié.
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9 André Leroi-Gourhan, « Le geste et la parole », Albin Michel, Paris, 1964-65.
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10 Michel Serres, « Rameaux », Le Pommier, Paris, 2004, p.179.
45La machine modèle du vivant ? Peut-être faut-il, en réalité, transformer le substantif en verbe et avancer que la machine modèle du vivant, mais surtout rappeler que la machine provient du vivant dont elle est l’une des « ruses ». Michel Serres, à la suite d’André-Leroi Gourhan9, nous rappelle opportunément que la production d’objets, qui est le propre de toute technique, se fait toujours par externalisation et inscription dans la matière de fonctions corporelles. Il montre d’ailleurs comment le phénomène, encore tout à fait inconscient prend ses racines bien en amont de l’hominisation, dans l’externalisation de fonctions gestatives et nourricières à travers l’œuf . « Par la ponte, les ovipares prennent déjà, depuis des millions d’années, le chemin de ce que j’appelle exodarwinisme : ils externalisent l’ovule, sorte d’exosome. Puisqu’ils produisent, à demi certes, mais à demi déjà, de l’objectif, les oiseaux inventèrent-ils précocement ce dont j’avais l’intention d’enorgueillir l’humain ? »10.
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11 Idem, p. 187-188.
46Plus loin, Michel Serres montre également comment, sortis du vivant, nos appareils et nos machines y reviennent selon un processus de réincorporation, cette fois propre à l’humain : « sortie du vivant vers de l’inerte technicisé, la technique retrouve le vivant comme technicisable (…) la technique peut alors se définir comme de l’inerte originaire, réinformé par le temps du vivant, et revenant parfois, comme en boucle, vers le vivant lui-même, alors réinformé par la technique (…) la technique mélange, de façon variable, l’inerte, le vivant et l’information, tous trois revenant sans cesse, comme en cycle, l’un sur l’autre, selon le temps évolutif. L’inerte, le vivant et la technique deviennent ainsi des avatars métamorphosables les uns dans les autres, au cours d’un temps colossal, comme trois variétés d’un même genre commun à ces états »11.
47Dés lors, l’opposition entre le vivant et la machine n’a guère de sens et même si la machine possède sa propre logique (sa technologie ), Gilbert Simondon souligne clairement qu’il convient de penser en terme de complémentarité et de système.
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12 Gilbert Simondon, « Du mode d’existence des objets techniques », Aubier, P...
48« C’est par cette sensibilité des machines à de l’information qu’un ensemble technique peut se réaliser, bien plus que par une augmentation de l’automatisme. (…) La machine qui est douée d’une haute technicité est une machine ouverte, et l’ensemble des machines ouvertes suppose l’homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres. Loin d’être le surveillant d’une troupe d’esclaves, l’homme est l’organisateur permanent d’une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d’orchestre »12.
49Comme l’avait déjà souligné Grégory Bateson, cité par Céline Lafontaine : " les lignes de démarcation entre homme, ordinateur et environnement sont complètement artificielles et fictives ", manière non pas de vouloir faire sauter brutalement des statuts ontologiques mais d’attirer notre attention sur le fait que c’est l’ensemble, le système et ses relations qui permet que « ça pense »…
50Ainsi, mu par les logiques de notre temps, l’entrelac des désirs et des nécessités caractérisant les différents personnages de ce texte ouvre une question essentielle : le corps mis, le « corps super flux » débouche sur un corps superflu, non pas au sens de sa prochaine disparition, mais plutôt comme annonce de nouvelles potentialités. La redistribution des fonctions entre le vivant, l’inerte et l’information continue sa course…
Notes
1 Arnold Van Gennep, « Les rites de passage », Picard, Paris, 1992
2 Martin Vial, « La Care Revolution. L’homme au cœur de la révolution mondiale des services » , Editions Nouveaux débats publics, Paris, 2008.
3 Zygmunt Bauman, « La vie liquide », Chambon, Paris, 2006.
4 Zygmunt Bauman, « s’acheter une vie », Chambon, Paris, 2008.
5 Georg Simmel, « Philosophie de la modernité », Paris, 1989, p. 249
6 Manuel Castells, « La société en réseaux », Fayard, Paris, 2001.
7 Peter Sloterdijk, « Le Palais de Cristal », in revue Médium n° 5, novembre 2005.
8 Charles Melman, « L’homme sans gravité. Jouir à tout prix», Denoël, Paris, 2002.
9 André Leroi-Gourhan, « Le geste et la parole », Albin Michel, Paris, 1964-65.
10 Michel Serres, « Rameaux », Le Pommier, Paris, 2004, p.179.
11 Idem, p. 187-188.
12 Gilbert Simondon, « Du mode d’existence des objets techniques », Aubier, Paris, 2001, p.9.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Patrick Pajon
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA