La Réserve : Livraison du 1er décembre 2015
Entre histoire et fiction : les Vies imaginaires dans les œuvres de Walter Pater, Marcel Schwob et Jorge Luis Borges
Initialement paru dans : Les Réécritures de l’histoire, Publications de L’Université de Rouen, « études de littérature générale et comparée », 2003, p. 45-56
Texte intégral
-
1 Biblioteca personal (1988), in Obras completas, Barcelona, Emecé Editores, ...
1Cet article porte sur trois recueils de biographies imaginaires : Imaginary Portraits de l’historien et critique d’art anglais Walter Pater, Vies imaginaires de l’écrivain symboliste français Marcel Schwob et Historia universal de la Infamia de Jorge is Borges. Publiés en 1887, 1896 et 1935, ces textes entretiennent des liens de filiation. Ainsi Marcel Schwob reprend-il en partie le titre de l’ouvrage de Pater, paru quelques années avant le sien, et l’on peut penser qu’il s’inspire, sinon de la forme, du moins de la philosophie esthétique du recueil de Walter Pater. Quant à Borges, il a révélé tardivement que les Vies imaginaires de Schwob étaient une des sources, restée secrète, de son ouvrage1. Mais ces trois recueils se réfèrent surtout à un genre commun, la biographie, dont ils exploitent le statut ambigu entre histoire et fiction. La biographie se démarque à première vue de l’histoire par le refus de l’exemplarité et la recherche de la singularité, du détail ou de l’exception. Elle apparaît surtout dans ces textes comme le lieu d’un échange entre le réel et l’imaginaire qui impose la figure de l’écrivain comme faussaire ou contrebandier. Cependant, bien qu’elle soit sans cesse démarquée ou contredite par la fiction, l’histoire reste le référent central des biographies imaginaires qui se nourrissent de la comparaison et de la confrontation avec ce modèle : l’histoire est d’abord interrogée comme mémoire collective et comme choix parmi les événements du passé ; elle est également envisagée comme relation de faits authentiques et enfin comme récit, comme forme narrative.
1. La biographie contre-modèle de l’histoire
-
2 Imaginary Portraits, London, Macmilan, 1899 et Portraits imaginaires, trad....
2Les Portraits imaginaires de Walter Pater retracent quatre existences individuelles situées dans différents pays d’Europe et à différentes époques de l’histoire2. Ces biographies ne sont pas présentées dans un ordre chronologique. Elles mêlent des personnages réels comme le peintre Antoine Watteau et des personnages imaginaires comme le philosophe Sébastien van Storck ou le duc Carl de Rosenmold. L’intrusion de l’imagination dans l’histoire est donc immédiatement visible, mais elle s’affirme plus profondément à travers le choix de personnages qui ne reflètent nullement leur époque ou leur milieu et s’en détachent au contraire par des oppositions systématiques. La première biographie intitulée « A Prince of court painters » (Un prince des peintres de cour) insiste sur l’origine sociale de Watteau : fils d’un maçon provincial, l’artiste apparaît d’autant plus attiré par la cour que c’est un milieu auquel il n’appartient pas. Plutôt que la réalité, Watteau peint donc le reflet de ses rêves d’enfance, un reflet qui le fascine et le déçoit à la fois. Dans la seconde biographie, la vie de Denys l’Auxerrois au XIIIe siècle préfigure la Renaissance et ressuscite le mythe païen de Dionysos au cœur du Moyen Age : le héros de Pater incarne le surgissement d’une beauté nouvelle dans une époque barbare qui se laisse d’abord séduire par lui avant de le mettre en pièce. La biographie du prince allemand Carl de Rosenmold joue de la même manière sur les anachronismes : Louis II de Bavière avant la lettre, déchiré entre son goût passionné pour l’art classique français et son attachement au sol natal, le duc est décrit comme un nouvel Apollon égaré dans un monde étranger.
3Les personnages de Pater illustrent chacun à leur manière la singularité du génie qui transcende l’histoire. En 1873, dans son recueil d’essais critiques sur la Renaissance, The Renaissance : studies in art and poetry, Walter Pater affirmait que le but de la critique était de révéler la singularité de l’œuvre d’art qui échappe à toute détermination collective. Ce refus du déterminisme historique annonce la célèbre formule d’Oscar Wilde, disciple de Pater, selon laquelle c’est la vie qui imite l’art et non l’inverse. Il explique qu’il n’y ait finalement pas de rupture entre les biographies que Pater consacre à Michel-Ange ou à Botticelli dans ses essais critiques sur la Renaissance et les Vies fictives dans Imaginary Portraits. Dans toutes ces Vies, l’époque historique est présentée comme le reflet contingent et incertain de la vision de l’artiste et les circonstances réelles de son existence apparaissent moins éclairantes que l’exploration intuitive et subjective de son imaginaire. La revendication explicite de la fiction dans le titre Imaginary Portraits est donc un accomplissement de la démarche critique de Walter Pater : élevée au rang d’un art par la référence picturale au genre du portrait, la biographie est en même temps désignée comme un contre-modèle de l’histoire.
-
3 Marcel Schwob, Vies imaginaires, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1957, ...
4Marcel Schwob propose une définition analogue dans la préface des Vies Imaginaires puisqu’il affirme que la recherche de l’unique fonde le genre biographique. Il rejette le modèle de la biographie classique qui attribue une valeur exemplaire au destin d’un individu et reproche à Plutarque d’avoir trahi son art en imaginant que « deux hommes proprement décrits en tous leurs détails pouvaient se ressembler3 ». Les Vies imaginaires évoquent cependant des personnages historiques et s’appuient systématiquement sur des sources, mais Schwob ne précise jamais l’origine de ses informations, mêle constamment des sources de nature différente et ne justifie pas les choix qu’il fait entre les multiples versions d’un même événement. Les Vies imaginaires concilient donc la plus grande fidélité à ses sources – dont certaines sont reprises mot pour mot - et la plus grande infidélité, dans une démarche mystificatrice.
5Au long de ces vingt-deux biographies imaginaires qui vont d’Empédocle, philosophe et thaumaturge grec du Ve siècle avant Jésus-Christ, à MM. Burke et Hare, assassins irlandais du XVIIIe siècle, Schwob évoque successivement l’Antiquité, le Moyen Age et la Renaissance puis l’époque moderne. La progression temporelle du recueil se double d’une progression spatiale qui déroule les grandes aires géographiques de l’histoire de l’humanité : la Grèce, Rome et l’Orient, l’Europe continentale puis l’Amérique et le monde anglo-saxon. Schwob suit donc le cours majestueux d’une histoire universelle ou d’une légende des siècles, mais il s’écarte systématiquement des choix de la tradition : il mentionne Empédocle plutôt que Socrate, Pétrone plutôt qu’Auguste ou Cicéron. Contredisant le modèle hagiographique, il raconte la vie de Frate Dolcino, moine hérétique, et passe sous silence celle de saint François d’Assise. Les biographies d’artistes obéissent au même principe iconoclaste : dans la vie de Cecco Angiolieri, poète contemporain de Dante, l’auteur de la Divine comédie n’apparaît qu’au second plan ; de même, Ben Jonson et William Shakespeare s’effacent derrière un obscur acteur nommé Gabriel Spenser. L’époque moderne enfin, est réduite à des biographies de pirates ou d’assassins. Schwob écrit ainsi une histoire marginale qui explore les creux et les oublis de la mémoire collective. Alors que le biographe traditionnel s’intéressait aux individus comme à des figures déterminantes ou à des reflets de leur époque, Schwob récuse la valeur explicative ou exemplaire de la biographie. Il explique ainsi dans les dernières lignes de sa préface :
4 Ibid., p. 17. Nous soulignons. John Aubrey (1625-1697) et James Boswell (17...
Les biographes ont malheureusement cru d’ordinaire qu’ils étaient historiens. Et ils nous ont privés de portraits admirables. Ils ont supposé que seule la vie des grands hommes pouvait nous intéresser. L’art est étranger à ces considérations. Aux yeux du peintre le portrait d’un homme inconnu par Cranach a autant de valeur que le portrait d’Érasme. Ce n’est pas grâce au nom d’Érasme que ce tableau est inimitable. L’art du biographe serait de donner autant de prix à la vie d’un pauvre acteur qu’à la vie de Shakespeare. (…) Si l’on tentait l’art où excellèrent Boswell et Aubrey, il ne faudrait sans doute point décrire minutieusement le plus grand homme de son temps, ou noter la caractéristique des plus célèbres dans le passé, mais raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu’ils aient été divins, médiocres ou criminels4.
6Ce programme énoncé en conclusion de la préface des Vies imaginaires a certainement inspiré Borges, mais il n’en retient apparemment que le troisième terme dans son Histoire universelle de l’infamie, publiée en 1935. Le titre paradoxal de cet ouvrage inverse celui, traditionnel, des Vies des hommes illustres. Il joue sur le double sens du mot « infamie » qui désigne à la fois l’absence de gloire et d’illustration - l’obscurité caractéristique des biographies de Schwob - et l’abjection, la bassesse ou le mal. En se consacrant uniquement à des criminels, Borges réduit donc le champ biographique exploré par Schwob dont les Vies mêlaient des malfaiteurs et des artistes, des poètes, des philosophes et des mystiques. À y regarder de plus près cependant, le recueil de Borges offre une concentration, plutôt qu’une sélection des biographies imaginaires de Schwob. Ce dernier rapprochait déjà de manière insistante les criminels et les artistes. Dans l’Histoire universelle de l’infamie ces deux figures sont désormais superposées. Malgré la diversité de leurs crimes en effet, tous les personnages de Borges peuvent être définis comme des faussaires ou des imposteurs qui cherchent à faire passer leur mensonge pour une réalité. Les multiples incarnations de l’infamie renvoient ainsi à une figure unique, celle du biographe et du narrateur qui se fait passer pour historien, mais ne se soumet en apparence à des sources que pour mieux les trahir et imposer à leur place sa propre fiction.
2. Le biographe faussaire
-
5 Ibid., p. 16 : « L’art du biographe consiste justement dans le choix. Il n’...
7Si dans Portraits imaginaires Pater affranchissait la biographie artistique de tout lien avec l’histoire, Schwob et Borges soulignent au contraire l’authenticité de leurs récits. Tous les personnages des Vies imaginaires sont réels et le lecteur peut donc s’interroger sur le titre du recueil. L’imaginaire n’y est pas désigné comme ce qui relève de l’invention pure, mais plutôt de la réécriture et de la déformation des sources. Cette tension entre le biographe et l’historien est encore accentuée dans Historia universal de la Infamia car les existences « infâmes » racontées par Borges sont appuyées sur des sources dont il donne la liste à la fin de son ouvrage. L’auteur argentin invite ainsi son lecteur à constater que la fiction ne se définit pas comme invention, mais comme manipulation et falsification de versions antérieures. L’écrivain manipulateur est aussi un écrivain modeste. Il ne revendique plus le modèle glorieux du créateur mais, comme l’écrivait déjà Schwob dans sa préface, celui d’une « divinité inférieure5 » dont l’art est celui du choix. Dans l’ouvrage de Borges, la figure du narrateur est bien le suprême avatar de l’infamie.
8En jouant constamment de la vérité et du mensonge, en mêlant l’authentique et le fabuleux ou même le fantastique, Schwob et Borges suggèrent la porosité du réel et de l’imaginaire, de l’histoire et de la fiction. Les premières lignes de la biographie de Pétrone dans les Vies imaginaires le montrent bien :
6 Ibid., p. 69.
Il naquit en des jours où des baladins vêtus de robes vertes faisaient passer de jeunes porcs dressés à travers des cercles de feu, où des portiers barbus, à tunique cerise, écossaient des pois dans un plat d’argent, devant les mosaïques galantes à l’entrée des villas, où les affranchis, pleins de sesterces, briguaient dans les villes de province les fonctions municipales, où des récitateurs chantaient au dessert des poèmes épiques, où le langage était tout farci de mots d’ergastules et de redondances enflées venues d’Asie.
Son enfance passa entre de telles élégances. Il ne remettait point deux fois une laine de Tyr. On faisait balayer l’argenterie tombée dans l’atrium avec les ordures. Les repas étaient composés de choses délicates et inattendues, et les cuisiniers variaient sans cesse l’architecture des victuailles. Il ne fallait point s’étonner, en ouvrant un œuf, d’y trouver un becfigue, ni craindre de trancher une statuette imitée de Praxitèle et sculptée dans du foie gras6.
-
7 Cf, par exemple, l’arrivée dans la maison de Trimalcion : « À l’entrée même...
9Ce passage est typique de l’écriture parodique de Schwob qui rapporte avec sérénité des faits incroyables et mime l’autorité du discours historique en affichant l’assurance d’un authentique biographe. De fait, aussi invraisemblable qu’elle paraisse, cette description n’est pas inventée. Elle reprend fidèlement et juxtapose plusieurs passages de l’épisode du festin de Trimalcion dans le Satiricon7. En faisant ainsi surgir Pétrone de son propre texte, Schwob inverse la démarche habituelle de la biographie d’artiste qui explique l’œuvre par la vie de son auteur. Il parodie en même temps les interprétations contemporaines du Satiricon considéré comme un tableau réaliste de la décadence des mœurs romaines à l’époque de Néron. L’œuvre n’est pas une imitation de la réalité. Elle se révèle ici non seulement autonome, mais même équivalente au réel. Contredisant la version officielle de Tacite, Schwob soutient en effet que Pétrone ne s’est pas suicidé, mais qu’il a terminé sa vie accidentellement en parcourant les routes, rejoignant ainsi l’univers des personnages de son roman. On trouve un procédé analogue dans la biographie de Cyril Tourneur, obscur dramaturge anglais du XVIe siècle, uniquement connu comme l’auteur de deux pièces dont l’attribution est d’ailleurs incertaine : La Tragédie de l’athée et La Tragédie du Vengeur. Schwob compose la figure de Cyril Tourneur à partir des héros de ces deux tragédies, identifiant ainsi le créateur à ses créatures. Il construit de même la Vie de Paolo Uccello à partir de descriptions de ses tableaux. Ce dernier exemple confirme d’ailleurs le lien entre les Vies imaginaires et la philosophie esthétique de Walter Pater. Dans ses Vies, Walter Pater reconstitue l’univers mental de l’artiste à partir du relevé de ses thèmes favoris. Il cherche dans l’œuvre elle-même la vision propre à chaque artiste puis, dans cette vision individuelle et singulière, la spécificité d’une époque historique.
10Ces effets de brouillage interviennent aussi en sens inverse et font dériver des événements ou des personnages authentiques vers un univers fictif. Ainsi, dans la plupart des biographies de Schwob, les personnages obscurs sont mis au premier plan et les grands hommes de l’histoire se voient attribuer des rôles secondaires. Si le roman historique du XIXe siècle use d’une technique narrative similaire, la présence de grandes figures historiques en arrière-plan sert le plus souvent à authentifier les personnages. Dans les Vies imaginaires au contraire, l’obscurité des héros tend à les faire passer aux yeux du lecteur pour des personnages fictifs et cette incertitude rejaillit à son tour sur les figures historiques les mieux connues. Mais la contamination du réel par la fiction suit encore une autre voie que Borges a largement reprise dans Historia universal de la Infamia. La dernière biographie des Vies imaginaires intitulée "MM. Burke et Hare assassins" évoque deux criminels irlandais qui étouffaient leurs victimes et les dépouillaient, puis faisaient disparaître les corps en les vendant à un médecin anatomiste. Schwob décrit ce fait divers sordide comme une invention sublime et les deux criminels comme des artistes géniaux8. Il compare leur imagination à celle de l’auteur des Mille et une nuits et l’efficacité de leur procédé criminel à l’art d’un grand poète tragique, en soulignant que M. Burke « localisa tout le drame dans le dénouement9 ». En racontant la vie de deux criminels à la fois comme un conte merveilleux et comme une tragédie classique, Schwob donne un raccourci ironique de son propre ouvrage qui hésite entre histoire et fiction, anecdotique et symbolique, chronique de faits divers et recueil de contes allégoriques.
11Comme le biographe de MM. Burke et Hare, Borges ne semble s’intéresser aux héros de l’Histoire universelle de l’infamie que dans la mesure où leur entreprise criminelle revêt une dimension esthétique. Repris d’une anecdote rapportée par Mark Twain dans Life on the Mississippi (1883), le premier récit du recueil est intitulé « El atroz redentor Lazarus Morell » (« Le Rédempteur effroyable Lazarus Morell »). Ce titre suggère d’emblée le caractère paradoxal de la vie criminelle de Morell, faux prédicateur américain qui promettait aux esclaves la liberté finale s’ils parvenaient d’abord à s’échapper pour se laisser revendre par lui. Cette promesse se réalisait cruellement lorsque Morell et ses hommes libéraient effectivement l’esclave de la vie en le précipitant dans les eaux du Mississippi. La méthode criminelle de Morell est donc fondée sur un calembour et joue sur le double sens chrétien du mot Rédemption qui identifie la mort, conçue comme délivrance, à une libération. Mais l’existence de Morell apparaît aussi comme une version infâme du texte biblique qu’il prêche hypocritement. Exploitant le désir de liberté et la foi des esclaves qui confondaient le Mississippi avec le Jourdain, Morell se fait passer pour un nouveau Moïse délivrant le peuple juif du joug des Égyptiens. La fin de sa carrière criminelle donne d’ailleurs presque raison à cette imposture : sur le point d’être arrêté après avoir été trahi par l’un de ses hommes, Morell tente d’organiser un soulèvement général des esclaves. Cette tentative avortée illustre la façon dont la fiction subvertit le réel et s’insinue de façon imprévisible dans l’histoire.
12Le héros de la seconde nouvelle intitulée « El impostor inverosímil Tom Castro » (« L’imposteur invraisemblable, Tom Castro »), est un aventurier chilien né dans les années 1830. Il tente d’usurper l’identité d’un jeune anglais mort pour le remplacer auprès de sa mère inconsolable et capter son héritage. Dictée par un complice génial, cette entreprise criminelle est paradoxale : Tom Castro ne ressemble en rien au défunt, il ne l’a jamais rencontré et ignore entièrement son passé. Il invente donc de faux souvenirs et utilise la tactique de l’éblouissement lors d’une scène de reconnaissance inscrite dans la double tradition de l’épopée et de la tragédie :
10 Historia universal de la infamia, Obras Completas, éd. cit., t. I, p. 303.
Tom Castro, siempre servicial, escribió a Lady Tichborne. Para fundar su identidad invocó la prueba fehaciente de dos lunares ubicados en la tetilla izquierda y de aquel episodio de su niñez, tan afligente pero por lo mismo tan memorable, en que lo acometió un enjambre de abejas. La comunicación era breve y a semejanza de Tom Castro y de Bogle, prescindía de escrúpulos ortagráficos. En la imponente soledad de un hotel de París, la dama la leyó y la releyó con lágrimas felices, y en pocos días incontró los recuerdos que le pedía su hijo.
El dieciséis de enero 1867, Roger Charles Tichborne se anunció en ese hotel. Lo precedió su respetuoso sirviente, Ebenezer Bogle. El día de invierno era de muchísisimo sol ; los ojos fatigados de Lady Tichborne estaban velados de llanto. El negro abrió de par en par las ventanas. La luz hizo de máscara : la madre reconoció al hijo pródigo y le franqueó su abrazo10.
11 Histoire universelle de l’infamie, Œuvres complètes de Jorge Luis Borges, ...
Tom Castro, toujours complaisant, écrivit à Lady Tichborne. Pour prouver son identité, il invoqua la preuve digne de foi de deux grains de beauté placés sous le sein gauche et cet épisode de son enfance – si douloureux et par là même si mémorable – du jour où il fut attaqué par un essaim d’abeilles. La lettre était brève et, à l’image de Tom Castro et de Bogle, elle ne s’embarrassait pas de scrupules orthographiques. Dans l’imposante solitude d’un hôtel de Paris, la dame la lut et la relut avec des larmes de joie et peu de jours après, elle avait trouvé les souvenirs qui lui étaient demandés par son fils.
Le 16 février 1867, Roger Charles Tichborne se fit annoncer dans cet hôtel. Son respectueux serviteur, Ebenezer Bogle, le précédait. C’était un jour d’hiver de grand soleil. Les yeux las de Lady Tichborne étaient voilés de larmes. Le Noir ouvrit toutes grandes les fenêtres. La lumière joua le rôle d’un masque. La mère reconnut l’enfant prodigue et lui ouvrit les bras11.
13À l’image de son personnage, le narrateur borgésien utilise la tactique de l’éblouissement. Il dévoile ainsi ses sources au lecteur pour mieux montrer qu’il ne les suit pas mais imposer les qualités esthétiques et dramatiques de sa propre version des faits. Borges étend d’ailleurs le soupçon au-delà de son texte. En revendiquant le modèle de l’histoire, il met en effet en question l’existence d’une version plus authentique que les autres. Il suggère en effet que toute histoire se soumet à un modèle narratif et procède par répétitions et par modifications de textes antérieurs.
3. L’histoire comme récit
-
12 Préface des Vies imaginaires, op. cit., p. 16.
-
13 « Prologue à la première édition de l’Histoire universelle de l’infamie »,...
14Pour Marcel Schwob, le travail du biographe consiste à choisir, parmi les textes de la tradition, « de quoi composer une forme qui ne ressemble à aucune autre12 ». C’est dire que le biographe est avant tout un narrateur, ce qu’affirme aussi Borges en désignant les récits de l’Histoire universelle de l’infamie comme des « exercices de prose narrative » (« ejercicios de prosa narrativa13 »). Contrairement à Pater dont les Portraits imaginaires conservent une forme classique, Borges et Schwob jouent avec les conventions narratives du genre biographique pour mettre en valeur l’originalité de leur propre récit.
-
14 Préface des Vies imaginaires, op. cit., p. 9.
15Dans la préface des Vies imaginaires, Schwob oppose la science qui ignore les individus, à l’art qui ne s’occupe que des faits individuels, indépendamment de leur importance dans la série des causes historiques. Inversant la démarche d’intégration qui est celle de l’histoire, le biographe procède par différenciation. « Il ne classe pas », écrit Schwob, « il déclasse14. » Ce principe explique la composition générale des Vies imaginaires qui ne retiennent que des figures oubliées de l’histoire. Au-delà du recueil lui-même, il éclaire également l’organisation narrative de chaque biographie. Si Schwob se soumet en effet à la tradition, en racontant l’existence de ses personnages depuis leur naissance jusqu’à leur mort, il ne suit aucune autre ligne directrice apparente et se contente d’égrener une série de détails et d’anecdotes sans établir de hiérarchie entre eux. Proche de la notice par leur brièveté et leur sécheresse narrative, les Vies imaginaires présentent une accumulation désordonnée d’instants dissemblables et de traits divers. Renonçant à transformer l’existence humaine en un système cohérent et compréhensible, Schwob efface au contraire toute référence à un modèle psychologique ou moral de la personne. Dans ces biographies atomisées, chaque détail apparaît digne d’intérêt parce qu’aucun n’a le pouvoir de révéler la vérité du personnage. L’idéal de différenciation infinie du biographe se poursuit donc au-delà du choix des biographiés et dissout la notion même d’identité individuelle, cette unité première de tout récit historique ou fictif.
-
15 Ibid., p. 141.
16Si les vies imaginaires revêtent néanmoins une apparence d’unité, elles le doivent moins à leur contenu narratif qu’à des jeux poétiques et symboliques. Chaque biographie se distingue ainsi par un réseau très riche de couleurs, dans lequel Schwob multiplie les effets de rappels ou de contrastes. De façon similaire, le déroulement chronologique et linéaire des Vies est démenti par des échos. Le retour de certaines images ou de certains détails marque chaque biographie d’un sceau particulier et donne au lecteur le sentiment de découvrir la clé symbolique d’une existence sans pour autant lui en dévoiler le sens. Ces échos interviennent aussi d’une biographie à l’autre et suggèrent des liens mystérieux entre les différents personnages. Le sous-titre de la biographie d’Empédocle, « Dieu supposé », annonce ainsi le poète tragique Cyril Tourneur dont Schwob nous apprend qu’il « naquit de l’union d’un Dieu inconnu avec une prostituée15 ». De même, la vie errante et marginale du philosophe cynique Cratès semble se poursuivre à travers l’existence de Pétrone ou de Frate Dolcino. Le recueil est ainsi traversé d’un double mouvement de diversité et d’unité, de réduction de chaque vie à une multitude de détails et d’intégration de ces détails à un cadre plus vaste que celui de l’existence individuelle. Hésitant entre ces deux interprétations, le lecteur est pris au piège du texte qui ne lui donne l’impression de saisir la vérité de chaque existence que pour mieux la lui dérober.
-
16 « L’Assassin désintéressé Bill Harrigan », Histoire universelle de l’infam...
17De manière analogue, Borges se refuse à tout commentaire explicatif, à toute interprétation psychologique ou morale du crime dans Historia universal de la Infamia. Les biographies progressent par juxtaposition et par opposition de scènes indépendantes et la trame narrative disparaît, laissant place à une série de moments significatifs, à un enchaînement d’images frappantes. Les récits sont ainsi découpés en courtes séquences autonomes, dotées de titres et qui sont ordonnées selon une logique visuelle inspirée du montage cinématographique. Le procédé est explicité dans la biographie de Bill Harrigan, alias Billy the Kid, où Borges affirme que l’histoire « procède parfois par séquences discontinues comme tel metteur en scène de cinéma » (« a semejanza de cierto director cinematográfico, procede por imágines discontinuas16 »). Le récit biographique est ainsi réduit à une série de scènes chocs et d’ellipses narratives. Privés d’épaisseur psychologique, les différents avatars de l’infamie n’ont pas d’existence en dehors des brèves nouvelles de Borges. Comme dans les Vies imaginaires, le genre biographique tend vers l’abstraction et Historia universal de la Infamia est un répertoire d’actes, d’attitudes ou d’images infâmes, plutôt que l’évocation de personnalités criminelles.
18En jouant avec les contraintes d’un genre ancien et fortement codifié, Borges et Schwob ne se contentent donc pas d’annexer un nouveau domaine de l’histoire aux territoires de l’imaginaire et de la fiction. Ils cherchent à imposer une forme narrative nouvelle rompant avec le modèle inspiré de l’histoire positiviste qui ordonne le passé en un récit de causes et de conséquences. Un texte postérieur de Borges intitulé « La muraille et les livres » (« La muralla y los libros »), éclaire le lien entre ces recherches formelles et la méditation sur l’histoire. Borges évoque la vie à la fois célèbre et mystérieuse de l’empereur chinois qui ordonna la construction de la grande muraille et fit brûler tous les livres antérieurs à son règne. Il propose une série d’hypothèses qui permettraient de concilier ces deux gestes, avant de conclure :
17 « La muralla y los libros », Otras inquisiciones (1952), Obras Completas, ...
La muralla tenaz que en este momento, y en todos, proyecta sobre tierras que no veré, su sistema de sombras, es la sombra de un César que ordonó que la más reverente de las naciones querama su pasado ; es verosímil que la idea nos toque de por sí, fuera de las conjeturas que permite. (…) Genaralizando el caso anterior, podríamos inferir que todas las formas tienen su virdud en sí mismas y no en un « contenido » conjetural. (…) La música, los estados de felicidad, la mitología, las caras trabajadas por el tiempo, ciertos crepúsculos y ciertos lugares, quieren decirnos algo, o algo dijeron que no hubiéramos debido perder, o están por decir algo ; esta inminencia de una revelación, que no se produce, es, quizá, el hecho estético17.
18 « La muraille et les livres », Autres inquisitions, Œuvres Complètes de Jo...
La muraille tenace qui en ce moment, et dans tous les moments, projette sur des terres que je ne verrai pas son système d’ombres est l’ombre d’un César qui ordonna qu’une nation respectueuse entre toutes brûlât son passé : le plus vraisemblable est que l’idée nous touche par elle-même, indépendamment des conjectures qu’elle permet. (…) En généralisant un tel cas, nous pourrions en tirer la conclusion que toutes les formes ont leur vertu en elles-mêmes et non dans un » contenu conjectural ». (…) La musique, les états de félicité, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains lieux veulent nous dire quelque chose, ou nous l’on dit, et nous n’aurions pas dû le laisser perdre, ou sont sur le point de le dire ; cette imminence d’une révélation, qui ne se produit pas, est peut-être le fait esthétique18.
19Cette imminence d’une révélation que Borges appellera ailleurs la pudeur de l’histoire inspire les silences du récit biographique, les respirations d’une forme narrative qui laisse ouvert le champ des conjectures plutôt que d’imposer la fausse évidence d’un système logiquement parfait et d’une accumulation de détails explicatifs.
Notes
1 Biblioteca personal (1988), in Obras completas, Barcelona, Emecé Editores, 1996, t. IV, p. 486 : "Hacia 1935 escribí un libro candoroso que se llamaba Historia universal de la infamia. Una de sus muchas fuentes, no señalada aun por la crítica, fue este libro de Schwob." (Vers 1935, j’ai écrit un livre candide qui avait pour titre Histoire universelle de l’infamie. L’une des nombreuses sources de ce livre, non signalée encore par la critique, fut ce livre de Marcel Schwob.)
2 Imaginary Portraits, London, Macmilan, 1899 et Portraits imaginaires, trad. de l’anglais par P. Neel, avec une postface de M. Praz, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1985 pour la version française.
3 Marcel Schwob, Vies imaginaires, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1957, p. 11.
4 Ibid., p. 17. Nous soulignons. John Aubrey (1625-1697) et James Boswell (1740-1795) sont deux biographes anglais, auteurs respectivement de biographies d’hommes célèbres (Brief Lives, ouvrage publié pour la première fois en 1797) et d’une biographie de Samuel Johnson (Life of Samuel Johnson, 1791).
5 Ibid., p. 16 : « L’art du biographe consiste justement dans le choix. Il n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. Leibniz dit que pour faire le monde, Dieu a choisi le meilleur parmi les possibles. Le biographe, comme une divinité inférieure, sait choisir parmi les possibles humains, celui qui est unique. »
6 Ibid., p. 69.
7 Cf, par exemple, l’arrivée dans la maison de Trimalcion : « À l’entrée même se tenait le portier, vêtu de vert poireau, sanglé dans une ceinture cerise, et qui triait les pois dans un plat d’argent », et l’évocation du festin fastueux : « Nous recevons alors des cuillères pesant une bonne demi-livre, et nous trouons nos œufs qui étaient faits en pâtisserie. (…) j’explorai la coquille avec la main, et j’y trouvai un becfigue des plus gras entouré de jaune d’œuf au poivre" ou encore : « Dans le brouhaha, un petit plat vint à glisser des mains d’un esclave, qui le ramassa par terre. Trimalcion s’en étant aperçu, fit souffleter l’esclave et rejeter le plat. Ensuite parut le vaisselier qui balaya l’argenterie avec les autres reliefs. » (Pétrone, Satiricon, Paris, Les Belles Lettres, 1982, texte traduit par Alfred Ernout, p. 24 et 29). Au-delà du contenu, Schwob reprend la forme même du texte de Pétrone. La phrase » son enfance passa entre de telles élégances » est calquée sur un tour latin fréquent dans le Satiricon. Cf, p. 28 : » In his eramus lauditiis » (Nous étions dans ces magnificences.)
8 L’ironie de Schwob dans ce récit est à la mesure de la gloire paradoxale à laquelle se sont élevés les deux assassins. Le procédé criminel de M. Burke est en effet à l’origine du verbe anglais » to burke » qui signifie « étouffer », « escamoter », « faire disparaître sans laisser de trace ». Schwob ne manque pas de signaler au début de sa biographie cet hommage de la langue au génie du crime : « C’est M. Burke qui a légué son nom au procédé spécial qui mit les deux collaborateurs en honneur. Le monosyllabe burke vivra longtemps encore sur les lèvres des hommes, que déjà la personne de Hare aura disparu dans l’oubli qui se répand injustement sur les travailleurs obscurs. » (op. cit., p. 180)
9 Ibid., p. 182.
10 Historia universal de la infamia, Obras Completas, éd. cit., t. I, p. 303.
11 Histoire universelle de l’infamie, Œuvres complètes de Jorge Luis Borges, Paris, Gallimard, » Bibliothèque de la Pléiade », 1993, trad. par R. Caillois et Laure Guille, t. I, p. 313. L’épisode du retour et de la reconnaissance d’Ulysse par les siens est inscrit en filigrane de ce passage. L’affaire Tichborne, fait divers authentique dont s’inspire ici Borges, figure d’ailleurs également dans l’un des derniers chapitres d’Ulysse de Joyce où Bloom médite sur le thème du retour et de l’imposture. (Cf, Ulysse, Œuvres complètes de James Joyce, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, t. II, p. 700-701.)
12 Préface des Vies imaginaires, op. cit., p. 16.
13 « Prologue à la première édition de l’Histoire universelle de l’infamie », Œuvres Complètes, éd cit., t. I, p. 299 et « Prólogo a la primera edición », Obras Completas, éd. cit., t. I, p. 289.
14 Préface des Vies imaginaires, op. cit., p. 9.
15 Ibid., p. 141.
16 « L’Assassin désintéressé Bill Harrigan », Histoire universelle de l’infamie, éd. cit., t. I, p. 328 et « El asesino desinteresado Bill Harrigan », Historia universal de la infamia, éd. cit., t. I, p. 316.
17 « La muralla y los libros », Otras inquisiciones (1952), Obras Completas, éd. cit., t. II, p. 12-13.
18 « La muraille et les livres », Autres inquisitions, Œuvres Complètes de Jorge Luis Borges, éd. cit., t. I, p. 675.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Agathe Salha
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ÉCRIRE