La Réserve : Livraison du 1er décembre 2015

Florence Goyet

Présentation de l’article de Léo Spitzer « L’Originalità della narrazione nei Malavoglia (Verga) »

Initialement paru dans : Op. cit., Université de Pau, novembre 1993, n° 2, p. 201-207

Texte intégral

 
Cet article de Spitzer est paru pour la première fois dans la revue Belfagor, 1956, 1, p. 37-53.
 
 
 

1L’article de Léo Spitzer — L·originalité de la narration dans les Malavoglia — est une référence essentielle de la critique italienne sur Verga. Le plus souvent, il n’est même pas discuté, mais cité comme une autorité : la démonstration est faite et n’est plus à faire. On n’en retient alors guère plus que la thèse essentielle, très simple : l’originalité de la narration dans ce roman tient à l’emploi généralisé, systématique, du discours indirect libre. Spitzer a ainsi défini un concept qui sera important dans la critique ultérieure, qui le nommera regressione, la “régression”. Le point de vue “régresse” de l’auteur au monde représenté ; le narrateur n’est pas comme Verga un intellectuel vivant à Milan, mais l’un des personnages mêmes, un de ces petits paysans et marins de la Sicile post-unitaire qu’il décrits. Le résultat est une homogénéité absolue de la narration ; qu’il s’agisse des descriptions, du récit ou des interventions directes du narrateur, rien n’est extérieur au point de vue des personnages.

2Pourtant, comme toujours chez Spitzer, ce sont peut-être les détails de la démonstration qui sont les plus intéressants, parce qu’ils définissent au passage toute une série de traits stylistiques caractéristiques du roman de Verga. Le texte n’ayant paru qu’en italien, il a semblé qu’il serait peut-être utile d’en suivre ici le développement.

  • 1 "1 ‘piani dei racconto’ in due capitoli dei Malavoglia” in Bollettino dei C...

3L’article se présente comme une réponse à celui de Giovanni Devoto, dont Spitzer réexpose et discute l’analyse grammaticale et stylistique1.

4Devoto définissait l’originalité de la narration dans les Malavoglia par contraste avec la narration classique comme avec celle de Proust. Chez les classiques. Devoto voit une “simple alternance” —entre discours direct, indirect et indirect libre — quand chez Proust tout passerait par le filtre du “je” du narrateur. Dans les Malavoglia, au contraire, Devoto distingue jusqu’’à huit “plans stylistiques”, qui sont autant de points de vue différents : citation de proverbes, citation des paroles de tel ou tel personnage, reproduction d’un langage parlé non attribué à un personnage précis, évocation du chœur villageois à l’intérieur d’un discours qui appartient essentiellement à l’auteur... Pour Devoto, l’important, dans ce qu’il nomme un discours “impressionniste”, est justement cette diversité des plans. cette malléabilité du discours qui juxtapose une série de points de vue au lieu d’en rester à une “structure classique” des trois discours.

5Spitzer refuse l’ensemble du propos. D’une part, loin d’être nouvelle, cette distribution de la narration sur plusieurs plans lui semble très classique et déjà présente dans l’alternance des trois discours. D’autre part, il va examiner tour à tour chacune des analyses grammatico-stylistiques de Devoto pour montrer l’omniprésence du discours indirect libre.

  • 2 Pour affirmer la présence de discours indirect libre — contre Devoto — il a...

6Partant de considérations purement grammaticales2, Spitzer s’enfonce bien vite dans des analyses qui mettent en jeu le contexte. Il définira dans un premier temps le statut particulier du personnage, qui lui semble marqué par l’interdépendance entre les individus : les individus finissent par disparaître dans I’entité que forme le village. Dans un deuxième temps c’est sur l’interdépendance entre monde naturel et monde humain qu’il insistera : nature et hommes sont traités de façon très similaire par Verga, parce que son propos est de montrer que tous sont finalement soumis aux mêmes lois, à un ordre cosmique qui les dépasse. Enfin, il insistera sur l’importance de l’’’ouï’’ dans les Malavoglia, et sur le rôle que prend alors le “bavardage” comme forme de narration.

  • 3 Pour illustrer les “huit plans de la narration”, Devoto donne huit séries d...

7Pour montrer l’omniprésence du discours indirect libre, Spitzer reprend d’abord le deuxième exemple de Devoto3 : 

La Mange-caroubes, c’est du joli, poursuivait ia Bancroche, une effrontée qui a vu défiler tout le pays sous sa fenêtre, “femme fenêtrière n’est pas bonne ménagère”, et Vanni Pizzuto venait lui offrir les figues de Barbarie qu’il avait volées au fermier Filippo, le maraîcher, et ils les mangeaient ensemble dans les vignes, sous l’amandier, elle les avait vus de ses propres yeux (p. 35)

  • 4 Pour Devoto il s’agit d’un passage de discours direct (“La Mange-caroubes” ...

  • 5 Je l’ai rendue par “et Vanni Pizzuto” : c’est une coordination inhabituelle...

  • 6 “Nous sommes en présence d’une des nombreuses réactions stéréotypées, ‘chor...

8Pour Spitzer, ce passage n’est pas composite4 : Il forme un seul ensemble, pris en charge par la Bancroche. C’est une sorte de mini-discours qui passe jugement de la Mange-Caroubes, et dont la cohésion est donnée par le terme de “fenêtre” C’est que celui-ci joue dans le roman un rôle particulier : il semble voler de bouche en bouche pour servir de pierre de touche à la moralité des filles. La Bancroche est déjà la troisième à l’utiliser, et le proverbe lui-même est déjà apparu pour louer Mena (p34). Ce jugement fait feu de tout bois, utilisant à la fois le proverbe et des exemples concrets. C’est pourquoi Verga a uni les deux premières propositions à la suivante de façon populaire par “e5". Après la vérité générale (donnée par le proverbe), le fait concret justifie son application (dans la première proposition) “Fenêtre” est ici une "parole stéréotypée“ et l’argument de Spitzer est qu’il appartient de droit au discours de la Bancroche en cela même qu’il est parole du village, qu’elle reprend et utilise pour son propre compte. C’est une parole “chorale6”, qui relève du personnage en tant qu’il est membre du “chœur” que représente le village En somme, nous plongeons in medias res, dans un univers où les termes sont repris et ressassés par tous. Il est alors important en eftet de bien voir qu’il s’agit ici d’un discours indirect libre relevant de la Bancroche, pour donner à ces termes choraux leur poids dans le monde paysan : parce qu’il est un argument de la Bancroche et non une remarque anodine, un terme comme “fenêtre” échappe au pittoresque pour participer à la constitution de l’univers des personnages.

9Le deuxième exemple analysé par Spitzer montre que non seulement les personnages reprennent à leur compte et réactualisent une parole diffuse, mais qu’ils expriment le groupe quand ils s’expriment en tant qu’individus. Spitzer commente le passage suivant du chapitre 2, caractérisé par Devoto comme un paysage “intérieur” à Mena :

Les étoiles brillaient de plus en plus, comme si elles s’embrasaient, et les Trois Rois scintillaient au-dessus des Cyclopes, avec leurs bras en croix, comme Saint André. La mer ronflait au fond de la ruelle, très lentement. De loin en loin on entendait le roulement d’une charrette qui passait dans l’obscurité, cahotant sur les cailloux et tournant par le monde, qui est si grand qu’on aurait beau marcher toujours le jour et la nuit, lamais on n’arriverait au bout ; et dire qu’il y avait des gens qui couraient par le monde à cette heure et qui ne savaient rien de compère Alfio, ni de la Providence qui était en mer, ni de la Fête des Morts ! — ainsi pensait Mena en attendant son grand-père au balcon. (p. 45)

  • 7 ln Probleme der Rededarstelung, Marburg, 1928.

10Spitzer commence par citer contre Devoto le critique allemand Günther, pour montrer avec lui les ambiguïtés de la perspective7. Günther, en effet, insiste sur le passage de la description extérieure aux sentiments du personnage ou à un jugement d’auteur. Au début, les indicatifs expriment la perception de la réalité sensible avant de désigner la pensée de Mena (à partir de “et tournaient par le monde, qui est si grand”), puis on a un jugement d’auteur sur l’immensité de la nature. La phrase est comme “lissée” par l’indicatif, aux valeurs changeantes, et qui unit indissociablement extérieur et intérieur. On est déjà loin de l’idée d’un discours qui s’installerait provisoirement dans la conscience d’un personnage, pour se développer ensuite sur un autre “plan” de la narration. Il y a unité, par le mouvement.

11Mais Spitzer va plus loin. Pour lui, là encore, l’ensemble du passage est discours indirect libre de Mena. Comme précédemment, il met en lumière les échos nombreux qui lient le discours de Mena aux conversations qui ont été rapportées plus haut. Le début — que Günther encore attribue à l’auteur — reprend en réalité l’échange avec compare Alfio :

Regardez là-haut toutes ces étoiles qui nous clignent de l’œil l répondit Mena après un silence. On dit que ce sont les âmes du Purgatoire qui s’en vont au Paradis. (p. 44)

  • 8 "Guardate quante stelle che ammiccano lassù ! (...) Le stelle ammicavano pi...

  • 9 Spitzer note qu’il n’est pas cautionné par Verga : “l’auteur ne dit pas obj...

12On pourrait dire qu’aux yeux de Spitzer, l’écho signe que l’on est dans l’univers de Mena. Le retour du même mot à quelques lignes de distance est le signe de la continuité entre le discours direct de Mena et sa perception de la nature8. De la même façon que le recours à une vision anthropomorphique de la nature (les Trois Rois bras en croix), typique du discours paysan, est signe que la description n’est pas le fait de l’auteur mais du personnage populaire9.

13L’exemple lui permet d’aller plus loin. Ce qui est remarquable ici, c’est que Mena reprend non plus une parole “stéréotypée” mais à la fois une parole individuelle et le sentiment d’un “on” général : ce que “on” pense. Le passage sur la charrette qui s’en va dans le noir est ainsi la reprise d’une réplique précise de compare Cipolla, quelques pages haut :

"Le Jour et la nuit, il y a toujours des gens pour courir le monde”, observa ensuite compère Cipolla.
Et maintenant qu’on ne voyait plus ni mer ni campagne, Trezza semblait seule au monde, et chacun se demandait où pouvaient à cette heure aller ces charrettes. (p. 31)

14Notons que Mena n’était pas présente à cet échange, qui se produit sur la place alors qu’elle est en train de travailler, chez elle. Ce n’est donc pas ici une citation de propos entendus. Ce que montre du coup Spitzer, c’est que la pensée de Mena, en tant que telle, fait partie du monde du village. Mena pense avec “l’âme folklorique du village” ; le rythme de ses pensées est le rythme de cette pensée collective.

  • 10 Spitzer retrouve ici explicitement un jugement de Russo, dans son Giovanni...

15Finalement, ce que Spitzer a défini ici, c’est un statut extrêmement particulier du personnage. La narration dans les Malavoglia se caractérise par des allées et venues constants entre l’individu et le groupe La réplique individuelle de compère Cipolla n’est pas coupée de la pensée du groupe, elle est instantanément reprise par tous (“chacun se demandait où pouvaient à cette heure aller ces charrettes”), et Mena peut la retrouver de l’intérieur. De même, la nature est montrée à travers la perception de Mena, mais Mena elle-même n’est autre qu’une concrétisation de cette “âme folklorique du village”. L’un des premiers résultats est ainsi d’arriver à définir le protagoniste essentiel du roman comme le village lui-même10.

16On peut alors rendre compte de l’absence intermittente de narrateur défini. Le début du roman, par exemple, est un cas de discours indirect libre inhabituel, en ce qu’il ne comporte aucun verbe introducteur et ne se signale que par les transpositions temporelles et la présence de termes populaires (“aussi nombreux que les pierres de la vieille route de Trezza” ; “cela ne voulait rien dire”, p. 10). L’intérêt est de poser dès le début ce protagoniste inhabituel : le village tout entier. Ne pas encadrer grammaticalement le propos, c’est se donner le moyen de faire émerger tout de suite ce “on” que les lignes suivantes identifient dans son imprécision même c’est “à l’Ognina, à Trezza, à Aci Castello” que “on” connaît et nomme les Malavoglia, dans l’impersonnalité la plus grande.

17On arrive alors à l’idée que le discours indirect libre en tant que tel est “parole chorale” Filtrer l’ensemble de la narration par la conscience des personnages, c’est tisser le discours du village, c’est se donner les moyens de saisir peu à peu une parole multiple, chargée d’un sens à la fois individuel et collectif.

18D’où le statut du proverbe dans le roman. Son rôle n’est pas de créer le pittoresque sicilien. Sa présence est essentielle aux discours paysans parce qu’il donne un “cadre” aux diverses prises de parole. Il est d’abord matrice des discours : la parole paysanne découlera très souvent de cette sagesse de référence. On l’a vu sur l’exemple de la fenêtre, il donne un critère à partir duquel interpréter les faits concrets, réagir à toutes les situations de la vie populaire Mais en même temps, dans les Malavoglia, il peut être suscité par la parole même des personnages On voit très bien le phénomène avec Padron N’toni. A la fois “homme-proverbe” et “proverbe fait homme”, Padron N’toni ne cesse d’exprimer ses propres pensées sous cette forme. On arrive alors à un autre point essentiel de la démonstration de Spitzer : l’interdépendance entre l’homme et la nature, la présence infuse du destin dans la vie de tous les jours. Si Padron N’toni et les autres personnages peuvent ainsi parler en proverbes, c’est que ceux-ci ne sont pas une sagesse plaquée de l’extérieur, qu’il faudrait apprendre et retenir. Il sont la cristallisation d’un savoir sur le monde qui émerge tout aussi bien de la pratique constante des personnages, et exprime leur appréhension de la réalité. On a envie de dire que le proverbe finit par être une parole personnelle, quasi-individuelle, sur le monde,

19C’est qu’en fait, à Trezza, il n’y a pas plus de distinction entre homme et cosmos qu’il n’y a de distinction entre individu et groupe. La répétition des sentences, quasi musicale à force d’être constante, n’est si efficace que parce qu’elles épousent l’ordre cosmique à quoi le village est inféodé.

  • 11 Et il rappelle que le discours indirect libre comporte normalement des jug...

20C’est aussi le sens profond de la réapparition du narrateur, qui devrait briser l’homogénéité du discours rapporté. Une phrase comme “ainsi pensait Mena en attendant son grand-père au balcon” relève du narrateur (p. 35, exemple cité supra). Pour autant, Spitzer refuse d’y voir une simple reprise en main du discours11. Ces interventions lui semblent bien plutôt devoir s’interpréter comme “épico-rythmiques” — comme l’équivalent des formules homériques. Si Verga explicite sub fine la présence de discours indirect libre, c’est que ce détour par l’extérieur lui permet de saisir le personnage dans une attitude “cristallisée”, “nécessaire”. Là encore, le passage est un écho de ce qui précède :

Mena, qui s’était attardée au balcon pour attendre son grand-père (p. 44)

21avec une reprise à la fin du chapitre

  • 12 La fin du chapitre prépare ainsi la montée de l’angoisse sur le sort de Ba...

Le grand-père sortit encore deux ou trois fois !sur le balcon avant de fermer la porte12. (p. 45)

  • 13 C’est tout le propos du cycle I Vinti, et pourrait donc être étendu aux ho...

  • 14 On sait que pour Luigi Russo c’est là un trait essentiel du monde de Verga...

22L’attente est des Malavoglia qui ne peuvent que subir le destin qui s’impose à eux ; ils sont saisis, fixés, par Verga dans cette attitude essentielle. Les personnages paysans sont prisonniers de leur condition, et le mouvement, la mobilité, leur sont interdits13. Utiliser ces “épithètes homériques”, c’est un moyen d’épouser la fixité des postures des personnages, d’épouser la pulsation essentielle de ce monde soumis au destin. On comprend alors qu’il n’y ait pas de différence essentielle entre les formules qui caractérisent les hommes et celles qui reviennent constamment à propos de la mer. Nature et hommes sont soumis à un rythme qui les dépasse, le rythme cosmique lui-même, qui domine tout14. Ils sont si proches que, en sens inverse, on emploiera pour les inanimés des termes convenant aux animés. La description récurrente de la mer “qui ronfle au fond de la ruelle” est toujours faite avec des termes anthropomorphiques. On signalait ce fait plus haut en le mettant sur le compte de la pensée populaire. Mais ici Spitzer va plus loin : si les paysans pensent la nature en termes anthropomorphiques, c’est qu’ils se vivent comme soumis au même ordre qu’elle ; dans leur vision du monde, il n’y a pas de séparation nette entre les deux ordres Or, le roman n’existe que par cette vision du monde, dont la régression’ permet de ne jamais sortir.

23Bien sûr, généraliser le discours indirect libre aboutit à privilégier la représentation des choses sur leur “être”. Verga ne décrit jamais les événements, mais la façon dont les villageois en prennent conscience, Le grand exemple est le chapitre 3, qui retrace la façon dont les gens du village, puis la mère de Bastianazzo, puis sa femme en viennent à croire à sa mort. Même lorsqu’il “prédit” cette mort, au moment du départ du jeune homme, jouant là son pur rôle de narrateur, Verga privilégie cette dimension de l’ouï, de “ce qui s’entend” au détriment du fait : “Et ce furent les derniers mots de lui qu’on entendit” (p. 28).

24Notons que Spitzer cite ici Lorck, qui montre la même chose sur les Buddenbrook de Thomas Mann. Le discours indirect libre est le royaume de “ce qui s’entend”, il est particulièrement bien adapté pour rendre les fragments de conversations désordonnées où le locuteur ne peut être précisé. Lorck lui aussi emploie alors le terme d’“impressionnisme”.

  • 15 Dans le même passage, celui de la femme seule et luttant pour l’intégrité ...

25Le commérage sera, dans ce cadre, un moment important. Verga y fait avancer l’action — en tant que cette action est représentation du monde en tout cas Mais c’est subrepticement, par la structure (structure circulaire dans le bavardage de la p. 34, qui part de Rocco pour revenir finalement à lui), ou par le développement privilégié d’un thème qui revient, parmi tous ceux que les commères abordent sans logique apparent15e.

26Contrairement à bien des critiques, Spitzer est toujours sensible à ce qu’il appelle la “pseudo-objectivité” du discours indirect libre. Il insiste à plusieurs reprises sur la vérité indécidable du propos : ce que la Bancroche affirme de la Mange-caroubes peut être vrai, ou ne pas l’être, on ne sait. Les locuteurs populaires sont “semi-réels” et l’on n’a aucune caution de leurs propos, qui n’ont que le statut de chose entendue.

  • 16 Par exemple “Padron N’Toni avait alors couru chez les gros bonnets du pays...

  • 17 A propos des Malavoglia cette conclusion pourrait sans doute être discutée...

27Plus profondément, Spitzer est convaincu que le discours indirect libre instaure une distance ironique ou quasi-ironique avec le sujet (l’umorismo). Il la voit en particulier dans l’apparente impersonnalité des propos. Donner comme “en vrac” les matériaux bruts du discours de la Bancroche, reproduire le cheminement capricieux du bavardage, du commérage, c’est aussi donner à voir au lecteur cultivé l’illogisme lui-même, c’est attirer un sourire. Donner au présent de l’indicatif des sentences que le discours indirect libre aurait dû transposer au passé16, “c’est donner à ces sentiments une validité peut-être excessive, comme si l’auteur épousait l’opinion des personnages" : l’auteur “montre le bout de l’oreille” par le biais de l’humorisme17.

28En forme de conclusion sur ce discours indirect libre, Spitzer compare cette fois l’emploi qu’en fait Verga à celui de Zola.

29La différence essentielle avec l’emploi du discours indirect libre par Zola tient justement à cette généralisation absolue. Certes, chez Zola, “le maître inégalé de la description des collectivités”, le discours indirect libre sert bien aussi au narrateur à “vivre — erlehen — les sentiments de ces groupes", et à laisser le lecteur dans le doute quant à la réalité de ce que disent ces “chœurs” Mais le discours indirect libre choral de Zola est réservé à “certains moments d’effusion frénétique ou hystérique du peuple". Et son emploi par Verga lui paraît “moins marqué par la fascination personnelle de l’auteur, plus constant et plus calme dans l’évocation permanente d’une pensée populaire, qui envahit tout le roman”. Par contre, tous deux se rejoignent dans le refus d’un “nous” qui inclurait le narrateur et donnerait caution au spectacle présenté.

30Il faut alors à Spitzer étendre son examen au discours indirect pour observer à travers toute une série d’exemples que là encore le discours semble infus des paroles mêmes des locuteurs populaires. Je n’en citerai qu’un, très clair :

Mais Don Giammaria le vicaire lui avait répondu que c’était bien fait pour lui, que c’était là le fruit de cette satanée révolution (p. 21, je souligne)

31Comme dans les discours directs, on a ici émergence d’une émotion qui vient récuser “la froide objectivité du discours indirect". Ce trait n’est pas caractéristique des Malavoglia, et il ne s’agit pas d’une découverte de Spitzer, qui cite Günther. Si Spitzer débouche sur cette remarque, c’est qu’elle vient en fait couronner sa propre démonstration. Cette présence de la langue parlée dans ce qui est absolument filtré par le narrateur étend encore l’empire du discours rapporté. Plus tard, d’autres critiques systématiseront encore, pour montrer que même ce qui est pur récit dans les Malavoglia est également marqué au coin de la langue parlée et des valeurs paysannes. La persona du narrateur est ici parfaitement homogène au monde décrit. Il n’y a rien qui ressemble à une référence extérieure au monde villageois, et le discours est absolument ancré dans des valeurs particulières, différentes de celles du lecteur et de l’auteur, Milanais de la meilleure société.

32Reprenant le terme d’’’impressionnisme’’ avancé par Devoto, Spitzer finit sur les enjeux essentiels du procédé qu’il a mis en lumière. Il revendique un mode de lecture aux antipodes de la lecture unifiante que supposait un Devoto. Pour celui-ci en effet, le lecteur doit finalement compenser le désordre produit par la multiplicité des plans narratifs, il doit refaire une synthèse qui réorganise les huit points de vue en un seul plan Pour Spitzer, ici comme dans le tableau impressionniste, il faut “obéir” à la méthode de l’auteur et refuser toute synthèse hâtive. Certes, à la fin de la lecture du roman, une cohérence est retrouvée, dans laquelle les personnages et leur monde sont à nouveau intégrés en un tableau complet. Mais le détour par l’éclatement des perspectives aura permis de prendre conscience de la nature particulière — chorale — du monde représenté.

33Enfin, sans entrer dans le détail de sa conclusion sur le roman contemporain, on peut signaler que Spitzer repose pour finir la question en termes historiques. La technique des Malavoglia sort des convictions de Verga, qu’on pourrait dire “populistes” au sens de l’époque : le roman est profondément ancré dans la foi dans le peuple, foi qui suppose que le peuple lui-même ne cherche pas à remettre en cause ses propres valeurs. Le roman, on le sait, peut aussi se lire comme la condamnation du désir de s’élever — désir perçu par Verga comme contraire à ces valeurs. C’est parce qu’ils sont saisis de ce désir de transcender leur condition que les Malavoglia courent à leur ruine, comme d’ailleurs tous les Vinti, les vaincus du cycle que Verga se proposait décrire.

34Un tel projet supposait en effet en 1881 de s’enfoncer dans la vision du monde populaire, ou que l’on croyait telle. Spitzer cependant ne croit pas qu’une telle conception esthétique et la technique correspondante puissent s’appliquer encore — ce qui était le credo de Devoto. A la vision d’un “peuple primitif” à la “sagesse suprême”, s’est substituée une vision de l’aliénation humaine qui lui semble ne pas laisser place pour autre chose que le documentaire, la sténographie de paroles réellement prononcées et le stream of consciousness. C’est que la régression suppose, en fait, un monde homogène et soumis aux lois de la nature : un monde connaissable.

35Les conséquences de la démonstration de Spitzer sont claires. L’emploi constant du discours indirect libre crée une réalité sans failles, qui impose une vision du monde. La particularité du roman Les Malavoglia, c’est qu’il ne donne aucun moyen de sortir de cette représentation villageoise du monde, parrapport à laquelle l’auteur ne nous donne aucun recul .

36S’il nous a fallu suivre presque pas à pas cette démonstration, c’est qu’au passage Spitzer y montrait l’extraordinaire force stylistique de Verga dans ce roman (et sans doute là seulement) Employer l’’’artifice de la régression” ici, ce n’est pas seulement faire prendre en charge le discours par les personnages, en brouillant les limites entre l’auteur et eux. C’est construire un immense réseau stylistique, où chaque prise de parole ne peut être comprise qu’en référence au tissu serré des paroles du village. Impossible d’extraire des exemples pour la démonstration grammaticale, comme le faisait Devoto. Dans chaque cas, l’analyse de Spitzer met en lumière la multiplicité des associations qui surdéterminent chaque mot. La puissance des Malavoglia tient peut-être justement à l’extraordinaire complexité de la construction des champs sémantiques. Non pas tant que les termes soient inconnus ou détournés de leur sens habituel pour le lecteur cultivé du XIXème siècle, ou nous-mêmes. Mais parce que nous devons saisir le poids de leur connotations avec autant de richesse que dans la lecture d’un poème Toujours à la fois parole d’un individu et parole du groupe, le discours est expression d’une conscience particulière, mais qui ne saurait se penser autrement qu’à travers le matériau qui lui est transmis par le groupe, dans lequel elle baigne et auquel nous finissons, peu à peu, par nous acclimater.

Notes

1 "1 ‘piani dei racconto’ in due capitoli dei Malavoglia” in Bollettino dei Centro di Studi filologici e linguistici siciliani, Il, 1954, p. 5-13, repris dans Nuovi studi di Stilistica, Firenze, Le Monnier, 1962, p. 202-214. L’histoire de la critique sur les Malavoglia est ainsi marquée par la reprise constante du problème de la régression, et des analyses contradictoires des phénomènes stylistiques. Voir par exemple Baldi (op. cit) discutant Spitzer, Donato Margarito discutant l’analyse de Masiello (respectivement dans “Verga nella critica marxisla. Dal ‘caso’ al metodo critico-negativo” in Verga, l’ideologia, le strutture narrative, il “caso’ critico, Romano Luperini, ed, l"ecce, Millella, 1982, p. 233-89 et Masiello ‘La lingua dei Verga tra mimesi dialettale e realismo critico”, in Il caso Verga, Asor Rosa ed, Palermo, Palombo, 1972. p. 89-117) Donato Margarito donne un bon panorama de la critique marxiste sur Verga, l’une des plus riches.

2 Pour affirmer la présence de discours indirect libre — contre Devoto — il attire d’abord simplement l’attention sur la présence de ses indices canoniques : verbes introducteurs, indications de réponse qui suivent le propos, transpositions temporelles. Je ne reprendrai pas ces analyses purement grammaticales.

3 Pour illustrer les “huit plans de la narration”, Devoto donne huit séries d’exemples, tous tirés des deux premiers chapitres. Les références sont à l’édition l’Arpenteur, traduction Maurice Darmon ; je me permettrai de modifier parfois très légèrement la traduction pour faire ressortir les phénomènes que signale Spitzer.

4 Pour Devoto il s’agit d’un passage de discours direct (“La Mange-caroubes” jusqu’à "sa fenêtre") suivi d’un proverbe (donné comme ”parlato filtrato") et d’une description due à l’auteur.

5 Je l’ai rendue par “et Vanni Pizzuto” : c’est une coordination inhabituelle, que signalent aussi bien Devoto que Spitzer.

6 “Nous sommes en présence d’une des nombreuses réactions stéréotypées, ‘chorales” (p. 40).

7 ln Probleme der Rededarstelung, Marburg, 1928.

8 "Guardate quante stelle che ammiccano lassù ! (...) Le stelle ammicavano più forte”.

9 Spitzer note qu’il n’est pas cautionné par Verga : “l’auteur ne dit pas objectivement qu’ils ‘forment une croix de Saint-André” (p. 42).

10 Spitzer retrouve ici explicitement un jugement de Russo, dans son Giovanni Verga (1920), Roma-Bari, Laterza Universale, 1976.

11 Et il rappelle que le discours indirect libre comporte normalement des jugements du locuteur, à preuve, dès la description “historique” du phénomène par Lorck, l’exemple de Colomba :Elle ne craignait rien, elle aimait par-dessus tout à voyager à cheval (...) elle menaçait d’aller en Asie Mineure” où “elle menaçait” est interprétation de l’auteur. Lorck est l’un des premiers et grands théoriciens sur l’“erlebte Rede”, le discours indirect libre.

12 La fin du chapitre prépare ainsi la montée de l’angoisse sur le sort de Bastianazzo. On se souviendra alors que la remarque de Mena sur les étoiles annonçait le thème par la mention des “âmes du Paradis” (p. 44).

13 C’est tout le propos du cycle I Vinti, et pourrait donc être étendu aux hommes en général Mais on sait que Verga n’en a fait la “démonstration” romanesque que sur des personnages paysan

14 On sait que pour Luigi Russo c’est là un trait essentiel du monde de Verga qui se caractérise par son “primitivisme”.

15 Dans le même passage, celui de la femme seule et luttant pour l’intégrité de sa maison.

16 Par exemple “Padron N’Toni avait alors couru chez les gros bonnets du pays, parce que ce sont eux qui peuvent nous aider’ (p. 21), ou : “Lorsque la Grande apprit l’affaire des lupins (...) elle en resta bouche ouverte (...) Mais les femmes ont le cœur petit, ct Padron N’toni dut lui expliquer “(p. 27).

17 A propos des Malavoglia cette conclusion pourrait sans doute être discutée, et Spitzer lui-même nuancera plus loin, en parlant de “sympathie” (voir sa p. 49). Mais il faut la signaler parce que pour d’autres critiques, comme Russo par exemple, l’emploi de la régression est un gage absolu d’immédiateté. La critique marxiste a développé au contraire, comme Spitzer ici, l’idée de la distance critique qui s’établit à travers elle. Ils font alors la démonstration sur des nouvelles comme Rosso Malpelo, bâties elles aussi sur la régression j’ai eu l’occasion d’argumenter ailleurs que la différence me semble passer entre nouvelles et grand roman (Les Malavoglia). alors que le procédé est en lui-même neutre. Voir, reproduite ici même dans La Réserve de L’Ouvroir, la conférence sur Verga (Ecole Normale Supérieure, 1994).

Pour citer ce document

Florence Goyet, «Présentation de l’article de Léo Spitzer « L’Originalità della narrazione nei Malavoglia (Verga) »», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 1er décembre 2015, mis à jour le : 30/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/291-presentation-de-l-article-de-leo-spitzer-l-originalita-della-narrazione-nei-malavoglia-verga.

Quelques mots à propos de :  Florence  Goyet

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution

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