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Théophile ou le texte en procès
Inédit. Communication au colloque de Chicago, « Le champ de bataille de l’interprétation », resp. Sophie Rabau et Larry Norman (Chicago University / ANR Hermes), 08-09 avril 2011
Texte intégral
1. L’irénisme dans l’étude des textes est-il possible ?
1Il est aujourd’hui une région où la critique des textes a décidé de ne plus faire d’interprétation et de jouer à autre chose : par exemple à étudier les textes (leurs dispositifs, leurs modèles d’écriture, les textes possibles qu’ils programment, etc.). Pour ceux qui habitent cette contrée, il est entendu qu’il est plus intéressant de s’interroger sur la grammaire des (dys)fonctionnements textuels que sur les investissements herméneutiques qui peuvent s’y greffer ; et il y est encore généralement admis qu’on en apprendra autant sur la lecture par la description de tous les possibles textuels susceptibles d’être embrayeurs de mise en forme que par le répertoire clos des pratiques lectoriales qui sont attestées :
1 M. Charles, « Trois hypothèses pour l’analyse avec un exemple », Poétique 1...
Le lecteur module la composition et donc, au-delà, configure un parcours dans le réseau textuel en lui donnant la forme à laquelle il est sensible. Par contre, dans une analyse plus élaborée et contrôlée, on cherchera à construire des modèles qui soient capables de rendre compte des diverses compositions possibles1.
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2 Voir J. de La Bruyère, Les Caractères ou Mœurs de ce siècle, éd. Emmanuel B...
2Nous ajouterons que cette région est à quelques quarante-huit degrés d’élévation du pôle, et à plus d’onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons, pour en reprendre la localisation assez précise qu’avait donnée en son temps la Bruyère2. On aura bien sûr reconnu là la communauté de chercheurs qui (à Paris) s’inscrivent en continuité avec les travaux de Michel Charles, tels qu’en particulier ils ont été élaborés et formulés dans les séminaires des années 1990 et publiés dans l’ouvrage de 1995, Introduction à l’étude des textes.
3Sans entrer ici dans le détail des gestes critiques qui sont promus, discutés, amendés d’un acteur à l’autre de ce champ critique (et qui vont de la rhétorique à la poétique, pour aller vite), un point majeur et presque identitaire doit en effet être compris : le refus d’interpréter, la revendication d’une lecture critique du texte (dans sa singularité, dans son identité) qui s’arrête avant l’interprétation, qui ne fasse pas d’interprétation. Ou, pour reprendre ce qu’en dit Michel Charles dans une récente actualisation de ses propositions,
3 M. Charles, op. cit.
Que l’on puisse réinvestir d’un sens la forme mise au jour n’est pas douteux. Mais doit-on le faire ? La question n’est guère pertinente. On le fera de toute façon et ce sera bien ainsi. Il n’empêche qu’une activité théorique est légitime qui s’intéresse à cette forme pour elle-même, s’attache à en analyser la construction et en reste là. Ce n’est pas le tout des études littéraires, mais c’en est certainement une part indispensable3.
4On le voit ici, Michel Charles revendique la légitimité et l’intérêt épistémologique d’une critique textuelle non interprétative – ou plus précisément, suspendant et retardant le processus herméneutique. Mais il avait ajouté dans l’ouvrage de 1995 une justification en quelque sorte politique à cette répartition du travail critique :
4 M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Editions du Seuil, « ...
Le déplacement incessant d’un texte dans les lectures qu’il subit et l’histoire qu’il traverse se fait en un lieu repérable, selon des modalités descriptibles. Ce n’est pas n’importe où que s’effectuent ces opérations. Ou bien alors il faut renoncer : […] renoncer à se donner pour but de connaître et de communiquer quelque chose de ces processus4.
5Nous avons là ce que nous pourrions appeler une utopie iréniste : l’idée d’une répartition à l’amiable entre deux gestes critiques, par négociation du temps (le geste théorique précédant le geste interprétatif) et par négociation des lieux textuels (le geste théorique répertoriant les lieux des débats, les interprétations les investissant de la diversité du sens). Comme si les lieux transitionnels ou dysfonctionnels mis en place par le théoricien quand il décrit le texte avaient une efficacité herméneutique plus vive que les autres énoncés, comme si les historiens et les herméneutes pouvaient s’entendre sur l’état des lieux produit par la critique théorique…
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5 Pour une mise en débat de l’idée d’un irénisme dans le champ contemporain d...
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6 Sur ce dernier point, voir S. Rabau dir., Lire contre l’auteur, Paris, Pres...
6Sans épiloguer davantage5, nous avancerons ceci : contrairement à ce que postule Michel Charles, il n’est pas sûr du tout qu’il y ait de droit des pratiques dé-dramatisées de la critique et des pratiques liées consubstantiellement à la violence. De fait, le modus vivendi imaginé par Charles, sur le mode propositionnel et civilisé, est un hapax. Dans l’histoire des conflits critiques est attestée toute une échelle de possibilités : le conflit peut naître entre deux interprétations divergentes autour d’un texte, comme il peut opposer les partisans d’une interprétation contre ceux qui refusent de faire entrer le texte (leur lecture du texte) dans un protocole d’interprétation ; et comme il peut caractériser un mode de lecture agressive, que cette lecture contre le texte soit le fait d’une analyse théorique ou d’une investigation herméneutique6.
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7 Théophile de Viau, Œuvres du sieur Théophile, Seconde Partie, Paris, chez P...
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8 F. Garasse, Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus t...
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9 Documents rassemblés dans F. Lachèvre, Le Procès du Poète Théophile de Viau...
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10 Documents dans F. Lachèvre, ibid.
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11 Apologie de Théophile, s.l., 1624 ; Theophilus in carcere, s.l., 1624.
7A titre d’illustration et d’exercice de notre réflexion en situation sur la violence faite au texte par la critique, je propose que nous nous arrêtions sur un cas exemplaire – le cas Théophile, ce poète lié aux milieux du libertinage et engagé dans une procédure juridique extrêmement lourde à son égard (de 1623 à 1625), laquelle a reposé sur deux types de preuves, les témoignages bien sûr, mais également, ce qui nous intéressera ici au premier plan, la critique extrêmement fine de l’ouvrage de pièces de prose et de poésie qu’il a édité en 16237. Nous possédons tout un ensemble de documents témoignant des lectures à charge et à décharge : du côté des lectures à charge : les écrits d’un père jésuite dont l’expertise est d’une compétence redoutable, le père Garasse8 ; ainsi que le questionnaire établi à partir des demandes du procureur général au fil des interrogatoires9 ; du côté des lectures à décharge : les réponses de l’accusé au fil des mêmes interrogatoires10, et les plaidoyers qu’il publie en marge, en particulier l’Apologie de Théophile et le Theophilus in carcere (tous deux publiés en 1624)11.
2. A quoi ressemble une bataille des interprétations ?
8Dans le conflit juridique construit autour des textes de Théophile, nous pouvons noter tout d’abord qu’il existe une occurrence unique qui engage au sens strict une bataille des interprétations. Est en jeu la lecture d’une strophe parue en 1623, extraite du sonnet Si j’étais dans un bois poursuivi par un lion… :
Pour un mauvais regard que m’a donné mon ange,
Je vois déjà sur moi mille foudres pleuvoir.
De la mort de son fils Dieu contre moi se venge
Depuis que ma Phyllis se fâche de me voir.
9Du côté de l’accusateur, est mise en place une interprétation théologique qui a pour effet de rendre éminemment coupables l’énoncé et son auteur, ce qu’on peut appeler une exégèse à charge :
12 F. Garasse, Apologie…, op. cit., p. 252.
En la première partie de ses vers, il fait une comparaison dont les termes sont horribles et ne peuvent être prononcés sans frayeur, disant qu’il est si puni et infortuné lorsque sa Phylis (qui est la même que celle à qui il adresse son vœu de Sodomie) le regarde de travers, que Dieu le père se venge sur lui de la mort de son fils : paroles scandaleuses qui mettent la mort de Jésus-Christ en parangon de l’œillade d’une garce. On me dira que ce n’est que pour rire et pour rimer ce qu’il en dit, non pas en intention de profaner la passion de Jésus-Christ, mais ce sont des risées mortelles, telles que d’un frénétique moribond, comme s’il n’y avait point d’autres parallèles à rimer que celles d’une prostituée avec la Croix de Jésus-Christ, ni d’autres pensées plus favorables pour lui acquérir la réputation de bel esprit, et pour lui ouvrir la cuisine des Seigneurs de la Cour12.
10En réponse, l’on voit Théophile qui, loin de réfuter la pertinence de la grille de lecture chrétienne, l’adopte à son tour pour l’appliquer longuement à l’énoncé en cause dans un sens positif et mener ainsi la bataille juridique sur le terrain même de l’exégèse :
13 Apologie de Théophile, op. cit.
Vous m’imputez encore assez mal à propos un vers d’un certain sonnet. […] J’ay songé à ce vers-là depuis l’avoir ouï citer de votre part : il semble un peu confus, mais il n’est pas criminel, comme vous le dites. […] Sachez donc, Révérend Père, que depuis que l’homme s’est rebellé contre son Créateur, que tout ce qui avait été créé pour son service s’est justement rebellé contre lui, jusques-là qu’il n’y a si petit moucheron qui ne tâche à venger de son aiguillon l’offense faite à son Créateur. Et ce ne sont pas seulement les animaux qui font la guerre à l’homme depuis son péché, mais Dieu, pour le punir et pour se venger, l’a comme abandonné à son propre sens par la corruption duquel mille folles passions, comme autant de furies, l’assaillent intérieurement : l’orgueil, l’ingratitude, la haine, l’avarice, l’ambition, la concupiscence. Bref, l’homme n’a point de soi quelque mouvement en son âme que, par sa propre prévarication, il ne le fasse agir contre soi-même. Tout cela, beau Père, sont-ce point des marques de la vengeance divine13 ?
11Et Théophile de conclure en opposant alors à la violence de la médisance sa propre lecture, véritablement charitable :
14 Ibid.
Dieu se venge sur nous par les peines temporelles et éternelles ; mais votre âme, qui est aussi noire que votre habit, n’a jamais été éclairée de ces considérations. Sans doute, ce poète y était plus avant que vous, car je veux croire de lui charitablement que, se sentant brûler d’un fol amour et voyant combien il est misérable d’être par son péché assujetti aux œillades d’une maîtresse pour la facilité de ses conceptions, il en a plus tôt écrit ce vers que considéré la bienséance de ces termes. Si cette explication peut être reçue de ceux qui ne participent point à votre rage, voyez, Monsieur Garasse, combien vous êtes violent, et ne déguisez point de prétexte de piété tant de trahisons que vous faites au sens commun14.
12Nous noterons cependant que ce cas où Théophile élabore une défense de son texte avec la « langue » de son adversaire, en l’occurrence une interprétation exégétique, est unique. Partout ailleurs la violence de la lecture exégétique pratiquée par les accusateurs rencontre l’obstination et la rigueur d’une lecture, celle de Théophile, qui essaie d’arrêter et de défaire la machine infernale de l’interprétation en usant d’autres techniques critiques.
3. « Ce qui est artificiel, c’est le professionnel. »
13Dans le procès Théophile, chacune des parties en présence produit alors un certain nombre d’opérations critiques lourdes, concernant en particulier l’auctorialité du texte, son intentionnalité ou l’établissement de la textualité : et contrairement à ce que la réflexion contemporaine affirme ici et là, l’herméneutique n’est pas du côté d’une lecture en sympathie (confer le père Garasse) et la rhétorique du côté d’une mise à distance sans ménagement (confer Théophile, qui propose un ménagement de son texte précisément au nom de sa mise à distance technique, nous y reviendrons).
14Ce dont témoignent en revanche ces conflits, c’est de l’insertion inévitable de la lecture professionnelle dans le champ de la violence, par exemple politique et juridique : elles nous forcent à quitter une représentation du champ du savoir comme idéellement et naïvement séparé et positif. Le savoir sur les textes peut être mobilisé dans des conflits majeurs : il peut par exemple servir de preuve, de probation dans l’établissement d’une responsabilité pénale, dans la confortation d’une idéologie politique. Ajoutons que le savoir sur les textes peut lui-même se constituer dans un geste de désolidarisation et de provocation, par exemple par la pratique du paradoxe (avec Pierre Bayard) ou de la fable (avec Borgès).
15Au fond, pour en finir tout à fait avec cette question de l’agression et pour rompre en tout cas avec toute illusion complaisante sur l’activité critique en général et avec toute fausse représentation de la constitution du savoir sur les textes en particulier, nous nous en tiendrons à un des fondamentaux de la critique, à ce que disait il y a plus d’un siècle Gustave Lanson. La violence première, originaire, commence peut-être avec le geste même d’étudier les textes :
15 G. Lanson, « Réponse aux réflexions de M. Ch. Salomon », Revue du mois, av...
(... ) dans les observations entortillées de M. Salomon, j’entrevois une idée vraie. L’histoire littéraire est artificielle. C’est vrai. Elle fait des œuvres littéraires un usage qui n’est pas celui auquel les auteurs les ont destinées. C’est vrai. […] Le premier homme qui, écoutant ou lisant un poème, a voulu savoir le nom de l’auteur, celui-là écartait la littérature de sa fonction naturelle : dans sa question étaient en germe toutes les analyses de la critique et de l’histoire littéraire. Il faisait le premier geste professionnel. Ce qui est artificiel, c’est le professionnel15.
16Reportons-nous alors à ces deux pratiques artificielles du texte – forcément artificielles – qui ont été mobilisées dans le « moment » Théophile, et dont l’une, par le rapport de force tel que l’ont instauré les acteurs politiques et religieux, est du côté de l’accusation tandis que l’autre du côté de la défense. Nous ajouterons : deux critiques du texte dont l’une construit l’interprétation et dont l’autre, tout aussi obstinément, la défait.
17Ce conflit nous permettra alors quelque chose qui nous est cher, à nous autres théoriciens dont le programme de travail est volontiers d’évaluer les méthodologies critiques, de les tester, d’en démonter les rouages et d’en clarifier les concepts : il nous offrira peut-être une occasion d’expérimenter et de modéliser comment on entre en interprétation (et comment on en sort), autrement dit ce que peuvent être l’interprétation et son en-dehors.
4. Faire de l’auctorialité un tort
18Il est un préalable, avant d’entrer dans l’examen des dispositifs critiques développés autour du texte en procès : c’est la question du sens. Y a-t-il en effet une pratique critique qui aurait plus à faire avec l’enjeu du sens ? A l’encontre encore une fois de ce que l’on voit ici et là souvent, l’examen des propositions de Garasse et des réfutations de Théophile ne promeut pas de distinction claire entre ce qui serait la compréhension du sens et ce qui serait son envers. Ou pour le dire autrement, Garasse nous parle beaucoup du sens du texte (des sens cachés), mais Théophile en parle aussi, rappelant sans cesse le sens (littéral) de son propos et ce qu’il faut « entendre seulement » dans son texte, selon une formule chez lui récurrente. Bref, la question du sens ne paraît pas discriminante, dans la mesure où les pratiques critiques anti-herméneutiques ont également à voir avec le sens du texte et que le combat à distance Garasse / Théophile reprend le paradigme oppositionnel issu de l’herméneutique juridique entre sens littéral et sens intentionnel (la voluntas), entre la lettre et l’esprit. En revanche, il semble qu’on puisse plaider aisément pour une clarification forte des démarches du point de vue de leur méthodologie.
19Que constate-t-on en effet ? Pour repartir de la remarque séminale de Gustave Lanson, tout commence avec le nom d’auteur : il se noue en effet un enjeu crucial, celui de la responsabilité pénale, autour des questions d’auctorialité et d’intentionnalité – tant il apparaît que la démarche de l’accusation qu’adopte Garasse n’est pas d’emblée dans l’exégèse biblique, mais greffe l’interprétation théologique des énoncés théophiliens sur une exégèse juridique des conditions de leur énonciation.
20Le système de preuves à charge repose en effet sur le raisonnement suivant – que la syllogistique dirait a causa, tiré de l’origine : est coupable celui qui est à l’origine d’un texte impie. Or première mineure, on peut établir que le poète Théophile est à l’origine de ce texte et seconde mineure, que l’intention de sens qui est à l’origine de ce texte est impie ; conclusion l’auteur Théophile a eu l’intention d’un sens impie en étant l’auteur de ce texte. Ergo, l’accusé est coupable. La figure de l’auteur est ici en prise avec une intention de signification : pour le dire vite, tout un cheminement critique passe par l’établissement de la lettre du texte, mais pas de n’importe quel état littéral, d’un état littéral susceptible d’être mis en relation avec une intention perverse de sens, elle-même endossée sur une personne pénalement constituée, l’auteur.
21Une part essentielle de l’interrogatoire consiste donc dans l’assertion de l’auctorialité (pour l’accusation) et son déni (pour la défense). Tel est l’enjeu des échanges lors du premier interrogatoire :
Demande -- Lui avons représenté un livre intitulé Œuvres du sieur Théophile imprimé chez Pierre Billaine en l’année 1624, duquel l’épître liminaire adressée au lecteur commence : Puisque ma conversation est publique, et finit ledit livre par un discours en prose latine intitulé Larissa, et enquis si ledit livre n’est pas de sa composition et s’il ne l’a pas fait imprimer par ledit Billaine.
Réponse -- A dit qu’il a baillé à imprimer audit imprimeur le traité de l’Immortalité de l’Âme de Platon avec plusieurs poésies étant en icelui insérées tant audit traité de l’Immortalité de l’ Âme que autre poésies insérées audit volume, mais qu’il y a plusieurs autres poésies audit volume qui ne sont de sa composition et n’a entendu que son épître liminaire serve pour les autres poésies.
[…] Dem. -- Lui avons remontré que puisqu’il reconnaît avoir composé et fait imprimé la plupart des livres [« trouvés dans sa malle lors de sa capture »], il ne peut dénier le surplus.
16 Extrait du « Premier Interrogatoire. 22 Mars 1624 », dans F. Lachèvre, op....
Rép. -- A dit que puisqu’il n’en reconnaît qu’une partie on ne lui doit pas attribuer le surplus16.
22Ce mouvement de dénégation auctoriale, capitalissime d’un point de vue juridique, est alors maintes fois réitéré, dans l’Apologie de Théophile, par exemple :
17 Apologie de Théophile, op. cit.
Vous m’imputez encore assez mal à propos un vers d’un certain sonnet. Si vous dites qu’il est imprimé en mon nom, ceux qui me connaissent vous diront que je n’ay jamais eu assez de vanité ni de diligence pour les impressions à ce qu’on me doive imputer tout ce qui est imprimé comme mien. Quelques-uns, qui se trompent en l’opinion de mon esprit, sont bien aises de faire imprimer leurs vers en mon nom et se servent de ma réputation pour essayer la leur17.
23Ou encore dans cette autre réponse de l’accusé, dont on notera la pathétique répétition du verbe « désuyer » (dénier) :
18 Extrait du « Premier Interrogatoire. 22 Mars 1624 », dans F. Lachèvre, op....
Rép. -- A désuyé avoir composé lesdits vers ni les avoir fait imprimer. […] A désuyé ledit accusé comme dessus avoir composé les dix vers et quantes qu’il a usé de ces mots de dieux en pluriel il n’a jamais entendu parler d’aucune personne de la sainte Trinité. […] A désuyé lesdits vers être de sa composition. […] Ledit accusé a désuyé comme dessus lesdits vers être de sa composition18.
24Car la violence ici est telle qu’elle pousse l’auteur au reniement de soi et lui inflige littéralement de se défaire pour se déprendre.
5. Pervertir l’intentionnalité
25Un deuxième volet de l’accusation, décisif et profondément solidaire, tourne autour de l’explicitation d’une intentionnalité caractérisée par l’impiété. Il ne s’agit pas seulement de construire Théophile en auteur de la lettre de son texte, mais en instance responsable d’une intention de signification qui surdétermine telle ou telle séquence textuelle et légitime à partir de là, comme exercice de déploiement et de dévoilement, les lectures herméneutiques à charge. La question critique va alors insister sur le point décisif de ce vers quoi tend le texte, de l’intentio operis qui est ipso facto intention d’auteur :
19 Ibid..
Dem. -- Lui avons remontré qu’il résulte de la plupart de ces poésies qu’il faire croire qu’il ne faut reconnaître autre Dieu que la nature à laquelle il se faut abandonner entièrement et, oubliant le christianisme, la suivre en tout comme une bête […]. Lui avons aussi représenté plusieurs autres vers qui tendent à même fin et même créance […]. Lui avons aussi représenté plusieurs autres vers tendant à même fin […]19.
26Et dans un mouvement conjoint de défense contre l’intention perverse et de déni d’auctorialité, la réponse se fait ici moins incisive et tourne à la pétition de principe :
20 Ibid.
Rép. -- A dit qu’il n’a jamais parlé qu’il fallût s’abandonner à la nature ni […] vivre comme les bêtes et a toujours fait profession de chrétien. […] A dit que tous ces vers ci-dessus ne sont de sa composition et ne se trouvera qu’il ait jamais parlé ni écrit de Dieu qu’avec l’honneur et révérence que doit un chrétien20.
27Or, comment croire Théophile sur ce point ? Comment un Théophile pourrait-il être innocent ? Car pour assimiler l’auteur Théophile de Viau à une intentionnalité perverse, Garasse utilise toutes les ressources de l’allégorie, y compris l’interprétation allégorique du nom propre, ultime sphère de la personna (après son statut d’auteur et sa voluntas) où s’étend ce qu’il faut bien nommer une véritable rage herméneutique.
6. Défigurer le nom propre
28Par la calomnie de la pseudonymie, Garasse piège tout d’abord la stratégie de distinction poétique qui avait poussé Théophile à jouer sur son nom :
21 F. Garasse, Doctrine…, op. cit., p. 1019.
C’est une chose digne de remarque, qu’ entre mille coquins qui ont declaré la guerre à Jesus-Christ, et sont sortis de son eglise pour faire bande à part, ou d’ heresie, ou de schisme, ou de libertinage, ou d’atheisme, il y en a neuf cens cinquante qui ont changé de nom, comme par un juste jugement de Dieu, et comme si par ceste marque ils se mettoient eux mesmes le cautere sur le front pour estre recognus à tout jamais, traistres, larrons, esclaves, fugitifs, bandoliers, et ennemis de Dieu21.
29Par l’allegoria in factis (l’allégorie par préfiguration), Garasse inscrit ensuite la personne historique de Théophile dans une lignée d’impies nommés eux aussi Théophile et attestés par l’histoire de l’Eglise ; et par une allegoria in verbis ironique (reposant sur une antiphrase), il interprète le nom de Théo/phile comme l’ennemi de Dieu :
22 Ibid., p. 14 sq.
[…] Par l’exemple de ces deux meschans esprits nous apprenons deux veritez bien importantes. La premiere, que souvent les hommes sont tres-mal nommez, et qu’ il semble que l’ imposition des noms soit comme une farce pour faire rire le monde : car ces deux hommes s’ appelloient Theophiles, et cependant ils n’ estoient rien moins que Theophiles, d’ autant que ce nom de Theophile signifie originairement celuy qui ayme Dieu, et cependant ces deux hommes estoient deux athées, meschans et impudiques […] : en somme, comme nous voyons par l’ exemple de ces deux athées dont je viens de parler, pour dire un impie, ou un athée, ils eussent dit un theophile . Or à tout cela je responds par les paroles du S Esprit dans Isaïe chap. 5 (...). Mal-heur à vous qui appellez le bien mal, et le mal bien, qui nommez les tenebres lumiere, et la lumiere tenebres, qui appellez le doux amer, et l’amer doux […]. Voyla ce que dit Dieu par Isaïe. La seconde verité que nous apprenons par l’exemple de ces deux impies, c’est que quand un esprit se met et abandonne à mal faire, c’ est une gangrene irremediable, il faut coupper, trancher, brusler de bonne heure, autrement l’ affaire est desesperée22.
30« Il faut couper, trancher, brûler » : jamais la continuité entre violence critique et violence judiciaire n’a été aussi forte. Mais auparavant, il aura également fallu souiller, salir, déshonnorer. Par une allegoria in verbis burlesque (reposant sur une paronomase), Garasse fera enfin de Viau le nom d’une communauté à la fois bestiale et abrutie :
23 Ibid., p. 47.
En somme la sotte gloire de nos jeunes veaux paroist parfaictement en leur parnasse satyrique, aussi bien que leur impudicité brutale […]23.
31Face à cela, la stratégie de Théophile sera alors en rupture : il s’agira pour lui se rattacher à sa lignée familiale et aristocratique, tout autant pour se détacher de la lignée figurale athée et de l’ensemble des personae libertines susceptibles de se nommer Théophile que pour se disculper de toute identification vulgaire. Le point d’aboutissement de cette stratégie sera la récupération – émouvante, tardive, furtive, mais définitive, de son nom propre :
Galtier. — Ledit témoin a dit connaître l’accusé de réputation.
Théophile. — Ledit accusé a dit que le témoin ne connaissant sa personne il ne peut connaître sa réputation, d’autant qu’il y en peut avoir d’autres qui portent même nom que lui accusé y ayant même plusieurs personnes qui ont emprunté le nom de lui accusé et ne connaissant le témoin a dit ne pouvoir proposer reproches contre lui.
24 Extrait de la « Confrontation de Théophile avec Pierre Galtier, le 18 août...
Lecture faite ont signé : J. Pinon - Galtier - Théophile Viau24.
7. Dis/simulation : la parole à double entente
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25 Nous renvoyons ici à l’analyse de J.-P. Cavaillé, Dis/simulations. Jules-C...
32Pour poursuivre le démontage point par point de la procédure exégétique menée par Garasse et réfutée par Théophile, l’établissement d’une auctorialité à charge et la vérification d’une intentionnalité perverse ne fonctionnent pas uniquement comme preuves dans un procès d’intention. Ils mettent en place en même temps un modèle de fonctionnement herméneutique des textes théophiliens eux-mêmes, un modèle de textualité à double entente, on pourrait dire encore un dispositif textuel à double détente, entre dissimulation (des maximes de l’impiété) et simulation mensongère (simulacre d’une allure poétique)25 :
26 F. Garasse, Apologie…, op. cit., p. 256.
On me dira que ces paroles ne sont pas du tout claires, et qu’elles peuvent souffrir une autre exposition, je le veux, mais étant sorties d’un homme déjà prévenu, pourquoi est-ce qu’à tout le moins on ne les prendra pas comme paroles dangereuses et suspectes, car je demande aux Avocats de Théophile Viaud, qui sont à mon avis bons serviteurs du Roi : si un malheureux avait avancé du Roi des paroles à double entente, et qui puissent tant soit peu blesser ou égratigner son honneur, sont-ils si peu sensibles qu’ils ne le déférassent pas, et qu’ils ne lui serrassent les doigts de près s’ils étaient juges, pour en tirer l’exposition de sa bouche26 ?
33De Molé à Garasse, c’est alors le même paradigme lexical qui est décliné, du sous-entendu : « sous prétexte de… », « sous couleur de… », les accusations n’en finissent pas de dédoubler le sens littéral et de faire basculer la lettre de la poésie dans l’esprit de l’impiété :
27 Extrait du « Premier Interrogatoire. 22 Mars 1624 », dans F. Lachèvre, op....
Dem. — Si, sachant qu’il, y a plusieurs espèces d’athéismes, il n’a pas cru le pouvoir établir plus aisément par sa poésie afin que, sous couleur de cette licence poétique, il put publier plus hardiment et faire couler plus facilement dans les esprits les maximes qui le peuvent porter à cette créance27.
34Tandis que les réponses n’en finissent pas de refermer les énoncés sur le sens littéral co-textuel et de démentir le con-texte idéologique :
28 Ibid.
Rép. — À dit qu’il n’a jamais eu dessein servir en vers ou en prose aucunes mauvaises maximes, et ne se trouvera rien dans ses vers dont il n’y ait d’exemples de prélats qui en ont écrit avec plus de licence28.
35Au cœur du débat, donc, un jeu d’opposition entre contexte large (disons idéologique) et co-texte générique. Que veut dire Théophile quand ses vers disent – par exemple, et ce n’est pas tout à fait un hasard – « les dieux » ? Veut-il dire (par connotation générique) : ceci est un ornement poétique et signifie l’inscription du texte dans un code ? Ou réfère-t-il (par signification indirecte) à la Divinité suprême ? D’un côté, l’accusation comprend Dieu à chaque fois qu’elle lit « les dieux » :
Dem. -- Lui avons remontré qu’ensuite de ses fondements il témoigne partout son livre un mépris de Dieu contre lequel, sous couleur d’une licence poétique et sous un nombre pluriel de dieux il vomit des blasphèmes exécrables et préfère ces brutalités à la gloire du paradis, mêmement ces vers qui ensuivent page iiiexiiii :
29 Voir Théophile, Œuvres…, op. cit., Elégie : Aussi souvent qu’amour fait pe...
Je ne recherche point de dieux ni de fortune,
Ce qu’ils font au dessus ou par dessous la lune.
Pour le bien des mortels : tout m’est indifférent
Excepté le plaisir que ma peine me rend29.
Plus en la page iiiexv :
30 Ibid., Elégie : Mon âme est triste et ma face abattue
Je dirai tout pour flatter ta colère.
J’ay, si tu veux, assassiné mon père,
Médit des dieux, empoisonné l’autel
J’ay plus failli que ne peut un mortel30.
Plus en la page iiie xvii :
31 Ibid.
L’amour du ciel, la crainte des enfers
Ne me saurait faire quitter mes fers31.
Plus en la page iie l :
32 Ibid., Stances : Maintenant que Philis est morte…
Que veux-tu plus que je te donne
Aujourd’hui que Dieu m’abandonne32.
Plus en la page iiie xx :
33 Ibid., Ode : Enfin mon amitié se lasse…
Aux (sic) dieux qui gouvernez noz cœurs,
Si vous n’estes des dieux moqueurs
Ou des dieux sans miséricorde,
Remettez-moi dans ma maison33.
De tous lesquels vers résulte qu’il a une indifférence de ce qui se fait au ciel ou en la terre, qu’il croit que Dieu est un moqueur et sans miséricorde, que sous le nom de dieux en pluriel il entend parler de Dieu partant de ses œuvres, ce qui ôte toute sorte de créance de Dieu et toute sorte de religion.
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34 Voir la sélection des énoncés suivants dans les registres de l’accusation ...
36Si nous avons cité un peu longuement cet extrait, c’est pour mettre en même temps en évidence la démarche : non seulement elle est motivée par une grille idéologique extrêmement forte (selon laquelle l’énoncé « les dieux » signifie « Dieu »), mais elle provoque en retour tout un processus de repérage automatique dans le texte, indépendamment de toute analyse interne en termes de fonctionnement ou de dysfonctionnement. Chaque fois que certains mots sont utilisés (« dieux », mais aussi « la nature34 »), une lecture à charge est opérée : on pourrait parler ici d’embrayeurs d’interprétation.
37Face à cela que peut faire Théophile ? Déjouer le mécanisme automatique, autrement dit sans cesse réinsérer les énoncés dans leur co-texte immédiat, sans cesse réitérer qu’il « entend seulement » les dieux quand il écrit les « dieux » :
35 Extrait du « Premier Interrogatoire. 22 Mars 1624 », dans F. Lachèvre, op....
Rép. — A dit que tous lesdits vers ci-dessus ne sont de sa composition et que quand il avait parlé de dieux en pluriel ce a été à la façon des poètes et que quand il a parlé de Dieu au singulier il n’en a jamais parlé qu’au terme d’un bon chrétien35.
38Nous dirons qu’ici Théophile ne se contente pas de contrer l’exégèse : il avance et construit un protocole de lecture qui non seulement rompt avec le modèle herméneutique de la dis/simulation, mais qui promeut un modèle de textualité alternatif, en l’occurrence technique (le texte comme dispositif exemplaire d’un savoir-faire poétique). Le motif de la licence poétique est ainsi pris dans deux modèles divergents de textualité, ici un dispositif de l’équivocité libertine, là un dispositif de l’échantillonnage poétique.
39Il en va de même pour un autre motif, que nous pourrions nommer en écho le motif de la licence narrative. Pour Garasse, il n’y a pas de récit innocent. Toute séquence textuelle, qu’elle soit dans un texte de fiction ou non, est susceptible d’être interprétée à double entente, d’être versée au bénéfice d’une intentionnalité perverse :
36 F. Garasse, Apologie.., op. cit., p. 240. A ce passage allégué dans l’inte...
Il a fait un discours en prose qui s’appelle Première journée de Théophile, de laquelle je puis dire, que s’il eut fait toute la semaine nous eussions eu un Hexameron de malice, et une semaine qui n’eut pas été Sainte […]36.
40Et en face, jamais Théophile n’avance l’argument selon lequel ces énoncés discursifs ne sont pas imputables à son intentionnalité propre, étant intégrés dans des dispositifs fictionnels (en prose ou en vers) et par conséquent imputables à des instances fictives. Il en va des énoncés fictionnels comme des énoncés poétiques, leur proposition de sens est indépendante du contexte d’énonciation : elle est subordonnée au contexte d’intention, le propos, le dessein, ce qui est à signifier et éventuellement ce qui est à prouver. Du côté de l’accusation, le dessein des propositions mises à l’index sera celui d’un grand discours-cadre absent qui argumenterait en faveur de l’impiété et dont il ne reste que des raisonnements elliptiques, des « maximes » (au sens strict). – Et en un sens, l’interprétation n’est à tout prendre que le déploiement d’un tel raisonnement implicite. – Du côté de Théophile, le dessein des énoncés sera à calculer non par rapport à un supra-discours absent, mais par rapport au co-texte explicite.
8. De l’art de démembrer (le texte)
41Au-delà de l’entrée en interprétation – qui passe par l’instauration d’une auctorialité et d’une intentionnalité -, le protocole exégétique actualise ainsi un modèle de textualité particulier, qui associe la discursivité fondamentale des énoncés à une équivocité systématique. De façon antistrophique, Théophile mobilise un modèle de textualité alternatif, comme dispositif discursif exemplaire d’un savoir-faire poétique. Contre l’auctorialité, le déni d’intentionalité ; contre le modèle de l’équivocité, le modèle de la poésie exemplaire : ce sont bien deux méthodologies critiques qui se répondent au fil des interrogatoires et dont l’identité se fera plus précise si l’on passe à l’analyse du type d’interventions qu’elles opèrent sur le texte.
42La technique des accusateurs est en cela redoutable qu’elle couple deux savoir-faire, celui du philologue, du grammaticus, et celui du théologien ; en face, la technique lectoriale de Théophile est loin d’être systématique, mais elle associe des éléments (en particulier le souci fondamental de la dynamique textuelle, du contexte) qui l’apparentent à la démarche du rhetor.
43Pour rappeler en deux mots l’objet d’étude et la méthode du grammaticus d’une part, du rhetor d’autre part, nous reprendrons l’analyse de Francis Goyet :
37 Fr. Goyet, « Du grammaticus au rhetor », Poétique 165 bis, p. 45-49.
Le grammaticus s’occupe du mot ; le couronnement de son enseignement est, en grammaire « supérieure », l’étude des figures de mots. […] Le rhetor, lui, a pour objet fondamental le discours complet, l’oratio , et non pas du tout les phrases ou groupes de phrases. […] Seul le rhetor avait la charge du tout, c’est-à-dire celle d’enseigner les beautés holistes du plan, et donc l’argumentation. […] Le grammaticus lui, a par principe un regard morcelant, seul il isole les beautés de tel ou tel mot, le détail est son horizon. […] Le grammaticus part du bas, du ras des mots, sa praelectio ne cherche qu’à peine à hiérarchiser ses remarques. Le rhetor part du haut, du plan, du synopsis d’ensemble, puis il redescend vers les grands blocs […]. C’est dire encore que le rhetor ne saurait perdre de vue les finalités37.
44Or, en ce qui concerne la démarche exégétique de Garasse, l’association entre une lecture littérale grammaticale et une exégèse biblique est flagrante. Au nom d’un savoir théologique, il tronque un énoncé – qu’il peut mettre en réseau avec d’autres séquences en résonnance -, puis il l’insère (ou les insère) dans un raisonnement théologique qui le(s) recontextualise et le(s) reconfigure – le(s) dé-figure, dira Théophile. La séquence incriminée vient ainsi conforter un discours idéologique, qui se trouve légitimé à poursuivre et à renforcer l’enquête, allant soupçonner des éléments initialement peu pertinents, selon un parcours exégétique qui n’est pas sans rappeler celui du cercle herméneutique.
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38 Dans Théophile, Œuvres…, op. cit., Première journée, 2e paragraphe.
45C’est ainsi que l’exégèse d’un sonnet satyrique dans le sens d’une apologie de la sodomie par le poète envers sa maîtresse conduit à incriminer l’énoncé a priori ni focal ni scandaleux « les belles femmes » dispersé dans l’énoncé « Il faut avoir de la passion non seulement pour les hommes de vertu, pour les belles femmes, mais aussi pour toute sorte de belles choses38 » :
39 Molé (Procureur Général), Projet d’interrogatoire, dans F. Lachèvre, op. cit.
[Molé, Projet] Qu’il faut avoir de la passion non seulement pour les choses ordinaires et communes comme sont les belles femmes et autres choses délectables, mais encore pour tout ce qui peut toucher plus particulièrement les sens. Proposition d’autant plus abominable que le vœu de sodomie qu’a fait cet auteur est au « Parnasse », qu’elle est plus universelle et n’excepte aucune chose de toutes celles qui peuvent être plus détestables en ce genre39.
40 F. Garasse, Apologie…, op. cit., p. 242-243.
Il dit là même en sa même journée, Qu’il faut avoir de la passion non seulement pour les hommes de vertu, mais aussi pour les BELLES FEMMES : proposition brutale, contraire au texte de l’Evangile. Notre Seigneur dit qu’il ne faut pas regarder une femme pour désirer sa beauté, et Théophile Viaud passe bien au-delà du désir, car il va jusques à la passion pour la beauté des femmes et toutes choses belles.[…] Me demander pourquoi je me bande contre lui, c’est me demander pourquoi je suis religieux40.
46La greffe de l’exégèse se fait ainsi selon une procédure de confirmation et d’élargissement du champ d’investigation, au prix d’un texte littéralement démembré : on peut y reconnaître à l’œuvre la procédure grammaticale de la focalisation sur des éléments textuels parcellaires et de la collection – qu’elle soit collecte d’énoncés exemplaires appelant des remarques philologique dans une version positive et même laudative, celle de l’éditeur, ou qu’elle prenne la forme d’une collecte d’énoncés coupables dans le cas qui nous intéresse. Autant d’éléments méthodologiques dont les deux partis ne cessent de débattre et à propos desquels Théophile produit une récusation explicite extrêmement technique :
41 Théophile, traduction du Theophilus in carcere, op. cit.
Tu ne te contentes pas pour me calomnier de torturer le sens des mots, de changer la disposition des phrases : tu biffes des lignes entières dans mes écrits, tu y substitues les tiennes pour produire tes crimes au grand jour sous mon nom. Peux-tu te jouer ainsi d’un prisonnier ? […] Tu t’es bien gardé de produire les vers qui précèdent et qui suivent. Ces vers montrent en effet combien l’esprit du poète, quel que soit au demeurant ce poète, prête peu à tes impostures et avec quel ridicule lu t’exposes toi-même avec de tels procédés, à la moquerie des gens de bien41.
47Ce que nous voyons ici au prisme de leur dénonciation, c’est la solidarité profonde entre la lecture philologique et la pratique herméneutique. Mais ce qui apparaît également, en pointillés, c’est une autre pratique de la lecture, qui défait de façon décisive le va-et-vient entre le littéral et l’idéologique.
9. Rhétorique de la lecture et textes possibles : protocole de l’ouverture
48Ce faisant, en effet, Théophile pratique une méthodologie de lecture qui non seulement ignore le cercle herméneutique, mais en quelque sorte propose un autre protocole de parcours, que nous pourrions appeler un parcours de lisibilité cotextuelle, non seulement parce qu’il réintroduit la solidarité des énoncés et la dynamique contextuelle comme des éléments décisifs dans la constitution du sens comme on a pu le voir, mais parce qu’il préfigure par bien des points le protocole rhétorique de l’analyse textuelle.
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42 Voir Ch. Noille, « Sur un exemple de Michel Charles ou comment composer (a...
49En effet, le commentaire cursif des discours exemplaires (fictifs ou historiques) tel qu’il est pratiqué dans la classe de rhétorique initie à une lecture à la fois structurante et modélisatrice du discours42 : structurante en ce qu’elle commence par spécifier le propositum, le dessein global, pour le rapporter à un modèle de cohérence et d’ordonnancement (de dispositio) ; et en ce que ce modèle de cohérence lui permet de construire un partitionnement du discours en éléments syntagmatiques et paradigmatiques répertoriés par les techniques (parties du discours, arguments-type) qui composent la progression argumentative. Mais cette lecture pédagogique des maîtres de rhétorique est également modélisatrice, en ce qu’elle aboutit à promouvoir un calcul de chacun des éléments constitutifs du discours à l’aune du modèle intégratif global et à une focalisation sur les éléments transitionnels qui assurent la dynamique argumentative en faisant passer d’une cohérence locale à une autre. La chose est connue, la lecture rhétorique nous parle ainsi d’un dispositif en mouvement, en prise sur la composition d’un argumentaire, et ouvert à des alternatives de composition dès lors que sont identifiés des éléments « hors-système » : soit qu’elle en propose le remplacement soit qu’elle propose une recomposition d’ensemble à l’aune du modèle alternatif que peuvent autoriser à imaginer les éléments déviants.
50Comme on le voit, Théophile en reste, dans sa réfutation, à une pratique de structuration de son texte en termes de dynamique et de solidarité contextuelle, sans produire une lecture modélisatrice forte, sans en référer à un dispositif de signification susceptible d’intégrer et de « sauver » les éléments « déviants » qu’une autre lecture, exégétique, a dénoncés. Mais pas tout à fait : ce dispositif alternatif susceptible d’intégrer tous les éléments au service de son exemplarité strictement littérale (et littéraire), il ne va pas le décrire, il va l’écrire - dans une nouvelle réédition augmentée de ses œuvres qu’il compose en réponse à la première phase du procès et fait publier en 1626.
51Tant il est vrai que l’art de lire en rhétorique peut toujours s’inverser en art de produire d’autres textes, qu’ils soient possibles… ou même actuels.
Notes
1 M. Charles, « Trois hypothèses pour l’analyse avec un exemple », Poétique 164, nov. 2010, p. 387-417
2 Voir J. de La Bruyère, Les Caractères ou Mœurs de ce siècle, éd. Emmanuel Bury, Paris, Le Livre de Poche, 1995, chap. V, « De la Cour », remarque 74 (1688).
3 M. Charles, op. cit.
4 M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Editions du Seuil, « Poétique », 1995, p. 374.
5 Pour une mise en débat de l’idée d’un irénisme dans le champ contemporain des études de lettres, voir la « Présentation » que F. Pennanech donne en tête du numéro de Fabula LHT sur « L’aventure poétique » (publié le 17 déc. 2012, URL : http :/www.fabula.org/lht/10/index.php ?id =458).
6 Sur ce dernier point, voir S. Rabau dir., Lire contre l’auteur, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2012.
7 Théophile de Viau, Œuvres du sieur Théophile, Seconde Partie, Paris, chez Pierre Billaine, 1623.
8 F. Garasse, Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels : contenant plusieurs maximes pernicieuses à la religion, à l’Estat et aux bonnes mœurs , combattue et renversée par le P. François Garassus, A Paris, chez Sébastien Chappelet, 1623 – 1624 ; et id., Apologie du Père François Garassus, de la Compagnie de Jésus, pour son Livre contre les Athéistes et Libertins de nostre siècle…, A Paris, chez Sébastien Chappelet, 1624.
9 Documents rassemblés dans F. Lachèvre, Le Procès du Poète Théophile de Viau, 11 juillet 1623- 1er septembre 1625, Publication intégrale des pièces inédites des Archives Nationales, t. I, Librairie Honoré Champion, 1909, p. 362-404.
10 Documents dans F. Lachèvre, ibid.
11 Apologie de Théophile, s.l., 1624 ; Theophilus in carcere, s.l., 1624.
12 F. Garasse, Apologie…, op. cit., p. 252.
13 Apologie de Théophile, op. cit.
14 Ibid.
15 G. Lanson, « Réponse aux réflexions de M. Ch. Salomon », Revue du mois, avril 1911 ; publié dans « Charles Salomon, Gustave Lanson. Amateurs, savants et professeurs », textes présentés par Michel Charles, Poétique 96, 1993, p. 493-508.
16 Extrait du « Premier Interrogatoire. 22 Mars 1624 », dans F. Lachèvre, op. cit.
17 Apologie de Théophile, op. cit.
18 Extrait du « Premier Interrogatoire. 22 Mars 1624 », dans F. Lachèvre, op. cit.
19 Ibid..
20 Ibid.
21 F. Garasse, Doctrine…, op. cit., p. 1019.
22 Ibid., p. 14 sq.
23 Ibid., p. 47.
24 Extrait de la « Confrontation de Théophile avec Pierre Galtier, le 18 août 1625 », dans F. Lachèvre, op. cit.
25 Nous renvoyons ici à l’analyse de J.-P. Cavaillé, Dis/simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Acetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2002.
26 F. Garasse, Apologie…, op. cit., p. 256.
27 Extrait du « Premier Interrogatoire. 22 Mars 1624 », dans F. Lachèvre, op. cit.
28 Ibid.
29 Voir Théophile, Œuvres…, op. cit., Elégie : Aussi souvent qu’amour fait penser à mon âme…
30 Ibid., Elégie : Mon âme est triste et ma face abattue
31 Ibid.
32 Ibid., Stances : Maintenant que Philis est morte…
33 Ibid., Ode : Enfin mon amitié se lasse…
34 Voir la sélection des énoncés suivants dans les registres de l’accusation (dans F. Lachèvre, op. cit.) : « Heureux tandis qu’il est vivant / Qui va toujours suivant / Le grand maître de la nature » ; « Ne t’oppose jamais aux droits de la nature » ; Je pense que chacun aurait assez d’esprit / Suivant le libre train que nature prescrit… » ; ou encore : « J’approuve qu’un chacun suive en tout la nature. / Son empire est plaisant et sa loi n’est pas dure. »
35 Extrait du « Premier Interrogatoire. 22 Mars 1624 », dans F. Lachèvre, op. cit.
36 F. Garasse, Apologie.., op. cit., p. 240. A ce passage allégué dans l’interrogatoire, Théophile répond (Extrait du « Second Interrogatoire », dans F. Lachèvre, op. cit. : « Rép. — A dit qu’il n’a jamais pris prétexte sous la licence poétique d’écrire quelque chose en dérision de Dieu et que jamais, ni en vers, ni en prose, il n’a rien traité théologiquement […] et que, pour le passage qui lui a été allégué de ce second volume imprimé en son nom, il n’est pas intelligible de la sorte parce qu’il entend seulement de la disposition de l’esprit de l’homme qui compatit avec l’inclination du corps […]. »
37 Fr. Goyet, « Du grammaticus au rhetor », Poétique 165 bis, p. 45-49.
38 Dans Théophile, Œuvres…, op. cit., Première journée, 2e paragraphe.
39 Molé (Procureur Général), Projet d’interrogatoire, dans F. Lachèvre, op. cit.
40 F. Garasse, Apologie…, op. cit., p. 242-243.
41 Théophile, traduction du Theophilus in carcere, op. cit.
42 Voir Ch. Noille, « Sur un exemple de Michel Charles ou comment composer (avec) des textes », Poétique 169, 2012, p. 97-115.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Christine Noille
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution