La Réserve : Livraison du 1er décembre 2015
Le phénix antique au miroir de la littérature française des XVIIe au XIXe siècles
Inédit. Version remaniée d’une partie non publiée de l’Habilitation à Diriger des Recherches (23 novembre 2012, Université Lumière-Lyon II), tome 3, Le phénix et son Autre, p. 198-209
Résumé
Cet article concerne la réception du mythe antique du phénix chez quelques auteurs: Cyrano de Bergerac, Voltaire, Victor Hugo, George Sand, Flaubert, Baudelaire, et montre la résurgence du phénix parodique des romans grecs, ainsi que la métamorphose du phénix «noir» d’Ovide, en complément au livre Le phénix et son Autre, PUR, Rennes, 2012.
Abstract
This article treats of the réception of the antic myth of phoenix by few writers: Cyrano de Bergerac, Voltaire, Victor Hugo, George Sand, Flaubert, Baudelaire, and points the resurgence of the parodic phoenix of Greek novels, and the metamorphosis of the «black» phoenix of Ovid, to supplement the book Le phénix et son Autre, PUR, Rennes, 2012.
Texte intégral
En hommage à Françoise Letoublon
1C’est d’abord à la lisière du roman, du conte et du poème en prose que le phénix antique s’est perpétué dans la littérature française classique et romantique.
-
1 Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, 45, dans Romans grecs et latins, te...
2L’influence du roman grec transparaît tout particulièrement dans la façon dont les romanciers français réinterprètent le mythe du phénix. On connaît l’impertinent portrait qu’Achille Tatius a tracé de cet oiseau fantastique au chapitre 25 de son roman, Leucippé et Clitophon, ainsi que les évocations parodiques de l’animal solaire que Philostrate a inséré dans sa Vie d’Apollonios de Tyane ridiculisant du même coup la naïveté des superstitions populaires autant que la vanité et le charlatanisme des prétendus sages, prêtres égyptiens ou brahmanes1.
-
2 Silvia Fabrizio-Costa, « Un phénix baroque à l’index », dans Phénix : mythe...
-
3 M. Rosellini, C. Costentin, Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la ...
3L’ironie légère de ces contes a fait des émules chez les libres penseurs du 17e siècle. Cyrano n’a pas craint de s’approprier cet exemple suspect de l’apologétique et de l’exégèse chrétienne érigé en topos par l’éloquence post-tridentine et devenu pour les alchimistes et autres théosophes le symbole de la métamorphose de la materia prima en pierre philosophale, « le soufre rouge » selon le Dictionnaire hermétique de Pernety2. La parodie du phénix dont Cyrano orne Les États et Empires du soleil (1662) s’inscrit dans la polémique qui opposait alors les libertins, cartésiens et coperniciens, à l’obscurantisme dévot d’une part, et d’autre part à l’aristotélisme défendu à la fois par l’Église et par l’Université3. Cyrano réplique sans doute au pamphlet du père Garasse contre les « beaux esprits prétendus », qui avait, dans les années 1620, assimilé les libertins aux alchimistes et aux magiciens. Il a beau jeu de répondre que pour lui, cartésien érudit, le miraculeux et le merveilleux s’expliquent par des causes naturelles. Son phénix est donc privé de sa dimension métaphysique. Mais, il a beau être descendu complètement dans la sphère des créatures, il n’en garde pas moins son aura ; et il entre avec brio dans la science-fiction. Cyrano raconte un voyage utopique en aéronef, au cours duquel il rencontre un phénix. Ce dernier lui tient ce discours :
4 Cyrano de Bergerac, Les états et Empires du soleil, 2040-2065 dans Œuvres c...
« C’est moi que, parmi vous, on appelle Phénix : dans chaque monde il n’y en a qu’un à la fois, lequel y habite durant l’espace de cent ans ; car au bout d’un siècle, quand sur quelque montagne d’Arabie il s’est déchargé d’un gros œuf au milieu des charbons de son bûcher, dont il a trié la matière de rameaux d’aloès, de cannelle et d’encens, il prend son essor et dresse sa volée au soleil, comme la patrie où son cœur a longtemps aspiré. Il a bien fait auparavant tous ses efforts pour ce voyage ; mais la pesanteur de son œuf, dont les coques sont si épaisses qu’il faut un siècle à le couver, retardait toujours l’entreprise.
Je me doute bien que vous aurez de la peine à concevoir cette miraculeuse production ; c’est pourquoi je veux vous l’expliquer. Le phénix est hermaphrodite, mais, entre les hermaphrodites, c’est encor un autre phénix tout extraordinaire, car... »
Il resta un demi-quart d’heure sans parler, et puis il ajouta : « je vois bien que vous soupçonnez de fausseté ce que je vous viens d’apprendre ; mais si je ne dis vrai, je veux jamais n’aborder votre globe, qu’un aigle ne fonde sur moi. »
Il demeura encore quelque temps à se balancer dans le ciel, et puis il s’envola. L’admiration qu’il m’avait causée par son récit me donna la curiosité de le suivre ; et parce qu’il fendait le vague des cieux d’un essor non précipité, je le conduisis de la vue et du marcher assez facilement. Environ au bout de cinquante lieues, je me trouvai dans un pays si plein d’oiseaux que leur nombre égalait presque celui des feuilles qui les couvraient.4
4L’inversion savoureuse de la situation d’énonciation transforme l’oiseau en professeur d’histoire naturelle.
5À la fois objet et sujet de révélation le phénix se présente et s’explique, tandis que le narrateur émerveillé entre dans la catégorie des sages qui, comme Apollonius de Tyane, comprennent le langage des oiseaux. Le travestissement burlesque du discours didactique s’inscrit ouvertement dans la lignée de Lucien qui, au IIe siècle, parodiait déjà dans son Histoire vraie les voyages fantastiques en se moquant copieusement de la crédulité de ses contemporains.
-
5 F. Lecocq, « Le sexe du phénix », dans Le phénix et son Autre, op. cit., p....
6Remarquons la qualification d’« autre » que s’attribue le phénix parmi les hermaphrodites. Il s’interrompt, laissant planer un mystère sur la nature exacte de cette altérité. Peut-être Cyrano attribue-t-il malicieusement une certaine pudibonderie à ce phénix partiellement détourné des sermonnaires : pareil aux prédicateurs qui voilaient ces questions d’un silence pieux, l’intéressé se refuse à préciser la teneur exacte des examens cliniques mentionnés par Achille Tatius. Sa conformation corporelle restera sous le sceau du secret5.
7Son récit recèle pourtant un enseignement sérieux. Il constitue une allégorie emblématique de la condition humaine qui, selon les théories matérialistes et vitalistes de Cyrano, possède une âme ignée d’origine solaire. Après la mort, chaque étincelle humaine est supposée retourner au soleil, âme du monde. L’oiseau se fait aussi l’apôtre de la pluralité des mondes, chacun d’entre eux ayant son phénix. Il relativise ainsi lui-même son unicité, contre la vision anthropocentrique de ses adversaires. Il livre donc paradoxalement au voyageur deux points fondamentaux de la science physique matérialiste : le processus solaire purement énergétique de la vie et de la mort et l’infinité de l’univers.
8Il le conduit ensuite dans le royaume des oiseaux, version intersidérale de la cité d’Aristophane. Là, le héros apprend aussi la sagesse. C’est un lieu initiatique où il mesure la sottise et la vanité des hommes en écoutant les diatribes des oiseaux. Dans ce monde inversé, les animaux ont plus de bon sens que les humains. La vision de Cyrano est emportée par l’ampleur d’une imagination puissante. Le romancier récupère tout un matériel romanesque, comique et satirique, pour défendre, dans des fictions luxuriantes dignes de Lucrèce, un système cosmique moderne, athée et rationaliste. La leçon de physique est étroitement liée à la leçon de morale. L’inversion ironique des points de vue du soleil vers la terre, la substitution du jugement moral des oiseaux sur l’homme à celui des hommes sur les oiseaux, décape le regard en le dépaysant, renversant d’une façon particulièrement corrosive le même dans l’autre. D’une certaine manière, l’oiseau phénix est un abrégé de la philosophie, mais aussi de la poétique baroque de Cyrano, fondée tout entière sur la surprise.
9Un siècle plus tard, Voltaire insufflera son venin anticlérical à l’image ambiguë du volatile. Dans La Princesse de Babylone, il ridiculise la foi chrétienne à travers une version particulièrement corrosive du mythe. Il y explique comment la princesse Formosante reconnaît le phénix à sa résurrection instantanée « sur un petit bûcher de gérofle et de canelle ».
6 Voltaire, La princesse de Babylone dans Romans et contes, édition établie p...
Je vois bien, dit-elle à l’oiseau, que vous êtes le phénix dont on m’avait tant parlé. Je suis prête à mourir d’étonnement et de joie. Je ne croyais point à la résurrection ; mais mon bonheur m’en a convaincue.6
10Le nouveau phénix révélé par cette particularité se met aussitôt à prêcher, répétant, tel un perroquet, l’argumentation des Pères de l’Église sur la résurrection.
11Chez les romantiques, le phénix se présente au contraire comme un motif idéaliste et archaïsant, expression du goût néogothique pour les figures cryptées.
12En 1842, dans Le Rhin, Victor Hugo joue sur la couleur médiévale. Il invente la légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour, à la manière allemande, et fait apparaître l’Oiseau de feu en allégorie décorative sur une tapisserie seigneuriale. Pastichant les romans d’amour courtois avec une ironie légère, il réduit apparemment le motif à un détail pittoresque, « customisé » par les amoureux qui en font l’emblème de leur passion.
7 Victor HUGO, Le Rhin (1842) : lettres à un ami, 21, Légende du beau Pécopin...
Pécopin avait dans sa salle d’armes, à Sonneck, une grande peinture dorée représentant le ciel et les neuf cieux, chaque planète avec sa couleur propre et son nom écrit en vermillon à côté d’elle ; Saturne blanc plombé ; Jupiter clair, mais enflammé et un peu sanguin ; Vénus l’orientale embrasée ; Mercure étincelant ; la Lune avec sa glace argentine ; le Soleil tout feu rayonnant. Pécopin effaça le nom de Vénus et écrivit en place Bauldour.
Bauldour avait dans sa chambre aux parfums une tapisserie de haute lisse où était figuré un oiseau de la grandeur d’un aigle, avec le tour du cou doré, le corps de couleur pourpre, la queue blanche mêlée de pennes incarnates, et sur la tête des crêtes surmontées d’une houppe de plumes. Au-dessous de cet oiseau merveilleux l’ouvrier avait écrit ce mot grec : Phénix. Bauldour effaça ce mot et broda à la place ce nom : Pécopin. Cependant le jour fixé pour les noces approchait.7
13Ce détail décoratif n’est pourtant pas anodin. Car l’ekphrasis où s’incruste le mythe grec au seuil du faux conte médiéval ne déroge pas à la fonction réflexive du genre. Victor Hugo imite ostensiblement un procédé traditionnel des romans grecs, que Longus utilise par exemple dans le prologue de Daphnis et Chloé et Achille Tatius au début de Leucippé et Clitophon. Il fait de la peinture et de la tapisserie les métaphores du texte dont elles donnent la clef allégorique. Ces descriptions programmatiques annoncent à la fois le genre, le sujet et le processus créateur de l’œuvre. Les inscriptions que rajoutent les héros dessinent l’image « en abîme » de l’écriture romanesque et du principe de l’imitation créative sur lequel elle repose. Les médaillons en diptyque expriment ironiquement les désirs du couple, que les circonstances vont tout à la fois exaucer et décevoir. La céleste Vénus de Pécopin restera inaccessible, tandis que le phénix de Bauldour se réalisera, mais à contretemps.
14Car le beau Pécopin, chevalier de Falkenburg, aimait trop la chasse. La veille de son mariage, il se laisse entraîner par le comte palatin dans une chasse de trois jours. Il est contraint de différer la cérémonie. Puis, toujours empêché de revenir par les missions que lui confient successivement le comte, le duc de Bourgogne, le roi de France, le Miramolin des Maures, il devient ambassadeur auprès du calife de Bagdad. La sultane le remarque et lui offre un talisman qui lui conservera toujours la jeunesse et la vie. Jaloux, le calife le précipite du haut d’une tour en le vouant au diable. Grâce au talisman, il en réchappe et atterrit au loin sur une grève. Mais le diable l’attend. Entraîné par le Malin dans des chasses fantastiques à travers le monde, il ne retrouve son château qu’au bout de cent ans. La belle Bauldour l’a attendu, fidèle Pénélope ou Parque inexorable, en filant la laine. Mais elle est devenue une vieille femme, toute ridée et cassée, méconnaissable. Dans l’égarement de sa douleur, Pécopin arrache le talisman et perd aussitôt sa jeunesse, tandis que le diable éclate de rire.
15Le phénix brodé sur la tapisserie de Bauldour n’est donc pas un simple motif décoratif. Il préfigure ironiquement le destin de Pécopin. Celui-ci, par sa belle mine et sa longévité exceptionnelles est bien une sorte de phénix. Mais la prolongation de jeunesse qu’il obtient, tel l’oiseau unique, ne lui sert à rien, puisqu’il n’y a que pour lui que le temps s’arrête. La temporalité surnaturelle à laquelle il prend part, qui est celle, démesurée, de sa passion pour la chasse, brise son couple.
16L’emblème de l’oiseau devient ainsi l’instrument paradoxal d’une double morale épicurienne et matrimoniale. Il avertit le prétendant au seuil de sa vie, comme le feront plus tard des oiseaux et un vieillard, de ne pas se laisser accaparer imprudemment par sa marotte. Peine perdue !
-
8 G. Chamarat, « Un voyage dans le voyage : ‘l’Orient dans le Rhin’« , dans V...
17Ce joli pastiche de légende allemande où s’enchâsse un conte oriental digne des Mille et une nuits8, récupère tous les ingrédients du roman grec d’aventure et d’amour, notamment le voyage initiatique et le don de compréhension du langage des oiseaux, non sans jouer sur la distanciation qu’introduit le regard amusé du narrateur en voyage. Mais la parodie de Victor Hugo inverse le dénouement heureux traditionnel. La fin du récit révèle pleinement la dimension métapoétique et ironique des médaillons en diptyque du prologue. Ce sont deux allégories du temps et de l’éternité, l’un figuré par le cours des astres et des planètes, l’autre, par la renaissance du phénix. Ils représentent le ressort principal de l’action qui repose sur un défaut de synchronisation entre deux caractères incompatibles.
18Bien qu’il réussisse à acquérir la longévité surnaturelle d’un phénix et s’identifie ainsi au portrait de la tapisserie, Pécopin perd sa belle, car sa bien aimée reste soumise au temps biologique symbolisé par la peinture du zodiaque. D’autre part la fidélité surhumaine de la belle Bauldour fait son malheur en la condamnant à une attente interminable et délétère. Leur amour a beau être resté intact et leur vertu sans tache, l’union des époux ne peut pas se réaliser. Ainsi, loin d’être un présage de bonheur conjugal, le diptyque liminaire est en réalité le signe de leur séparation inévitable.
19Cependant, leur échec n’est pas seulement le châtiment de l’ubris, de la démesure de leurs caractères sublimes. Il sanctionne ironiquement l’idéalisme médiéval du chevalier et de sa dame : Pécopin est une sorte de Dom Quichotte et la fidélité inébranlable de Bauldour, est digne de Pénélope, une héroïne d’épopée. En confrontant ses personnages aux contingences naturelles, Victor Hugo brocarde les poncifs du roman courtois, mais aussi ceux du roman grec antique et son idéalisme fade.
-
9 Nous empruntons ces catégories à Mikhaël Bakhtine, Esthétique et théorie du...
-
10 Claude Millet, « Commençons donc par l’immense pitié » (Victor Hugo) », da...
20En fait, l’histoire repose sur deux « chronotopes » incompatibles9 : celui atemporel du roman grec, du conte merveilleux et du roman courtois dans laquelle se meuvent Pécopin et Bauldour, et celui du temps biologique historique auquel ils retournent finalement. La double ekphrasis marque le point de rupture introduit par la parodie. Plusieurs genres littéraires se subvertissent mutuellement. L’ambivalence du talisman, d’abord apparemment bénéfique, puis maléfique signe l’intrusion de la magie orientale, mais aussi du merveilleux chrétien, celui des diableries moralisées où intervient le Malin en personne. Finalement, le fantastique détruit paradoxalement toute idéalisation romanesque en ramenant ce Faust médiéval à la réalité de la vieillesse. Le récit tombe ainsi dans un pathétique grotesque assez cruel10.
21À travers une légende hybride, mi-allemande, mi-orientale, mi-grecque, s’exprime une douloureuse morale du bon sens. La réflexivité du texte s’inscrit dans cet écart paradoxal. La poursuite des chimères n’est-elle pas l’activité par excellence du génie romantique, dont le personnage de Pécopin constitue un double ambigu ?
22Quelques vingt ans plus tard, en 1860, la réinterprétation hugolienne du phénix retrouve l’ampleur cosmique de la vision dantesque. Mais elle vire au négatif en mêlant plusieurs traditions religieuses, grecque, biblique, orientale. Dans le poème, « Selon Orphée et Melchisédech ». Le souvenir du mythe génésiaque se combine aux réminiscences païennes et apocryphes dans la vision terrifiante d’un oiseau gigantesque et maléfique. évoquant la fin de Satan, qui prélude à la Genèse, Victor Hugo décrit une époque avant l’histoire, où habite une sorte de grand phénix noir. Il paraphrase ainsi les premiers versets scripturaires :
11 Victor Hugo, Le Glaive, Strophe troisième, Selon Orphée et selon Melsichéd...
Et, comme une nuée au-dessus d’un abîme,
Le monstre Nuit planait sur la bête Chaos…11
-
12 Gn. 1, 2 ; Deut., 32, 11 ; L. Gosserez, « La rémanence du grand phénix ori...
23Au lieu de représenter l’Esprit de Dieu, planant sur les eaux, le poète imagine un monstre maléfique à la manière d’Hésiode. L’ombre de l’oiseau fantastique prend alors un caractère effrayant et démoniaque ; loin d’évoquer le mystère de l’amour divin « couvant » le monde comme un aigle ses petits12, elle suggère un accouplement bestial qui rappelle l’union des dieux primordiaux dans la cosmogonie d’Hésiode ou les mythes égyptiens. Le pôle négatif du surnaturel s’enrichit par inversion et altération. Les archétypes bibliques sont réinvestis par les figures bestiales.
24Ailleurs, l’image cosmique s’intériorise et s’associe aux souffrances personnelles. Lamartine voit dans l’unicité du phénix une image de l’inspiration. Il en fait une allégorie de la gloire qui revient tous les cent ans distinguer le génie, en hommage à M. Reboul dont il vient de découvrir le poème « L’Ange et l’Enfant » :
13 Lamartine, Le génie dans l’obscurité, Harmonies poétiques et religieuses, ...
La gloire, oiseau divin, phénix né de lui-même,
Qui vient tous les cent ans, nouveau,
Se poser sur la terre et sur un nom qu’il aime,
Et qu’on y voit mourir ainsi que son emblème,
Mais dont nul ne sait le berceau !13
-
14 Sénèque, Ep. 110, 12 ; sur Sénèque, voir : Lise Revol-Marzouk, « Le retour...
-
15 Lamartine, La Gloire, strophe 5, Œuvres complètes, op. cit., p. 40 ; p. 15...
25La comparaison proverbiale, peut-être héritée de Sénèque14, fait écho aux nombreuses images, plus cicéroniennes, de l’aigle, que Lamartine a inséré dans ses œuvres15 : cette hyperbole exprime désormais non seulement la rareté du génie, mais le mystère de l’élection divine qui frappe le poète inspiré (Homère, Virgile) ou le prophète (Moïse), exemples illustres cités dans les strophes 3 et 4 de la même pièce. Lamartine place M. Reboul sur le même plan que ces modèles éternels, non sans une pointe de grandiloquence. Mais l’éloge rhétorique est subverti par le rythme brisé de l’élégie. En effet la reconnaissance du génie d’autrui s’accompagne chez Lamartine d’un regret personnel qu’ont sans doute éveillé les vers de M. Reboul, celui de sa propre enfance où, pauvre et obscur, il pouvait jouir sans contrainte « de ces songes divins qui chantaient dans son âme » (op. cit., strophe 9, vers 41, p. 423). La simplicité des tableaux rustiques où il dépeint la vigne de son enfance et la table familiale dans la seconde partie du poème répond aux évocations bucoliques et bibliques des premières strophes ; elle ravive le souvenir mélancolique d’un paradis perdu. Le poète définit ainsi son propre idéal poétique : une esthétique neuve, dont la source n’est plus exclusivement grecque ou romaine, mais spirituelle, naïve, ancrée dans l’intimité du vécu et hantée par l’inquiétude métaphysique. Alors la création jaillit au sein même de l’amertume, la poésie renaît du passé transfiguré comme le phénix de ses cendres.
26C’est sur un registre bien plus triste et désespéré que George Sand évoque un phénix épuisé, symbole sublime du mal du siècle, par la bouche du Stévio de Leila (1833).
16 George Sand, La Lélia de 1839, XLIX, dans Lélia, édition de Pierre Reboul,...
Oui, Lélia, tout est mort sur cette terre maudite. La douleur est entrée cette fois bien avant dans mon cœur. Je frémis, je vous l’avoue, devant le spectacle du monde. J’ai besoin d’y échapper pendant quelque temps et d’aller retremper mon âme dans le sein de la nature. Elle seule ne vieillit pas ; mais les races humaines arrivent en peu de temps à la décrépitude et, quand l’heure de leur trépas est sonnée, les médecins de l’humanité sont réduits à se croiser les bras et à les voir expirer en silence. Et pourtant, ô mon dieu ! Il y a encore des éléments de grandeur, il y a encore des âmes fortes, des jeunesses ardentes et pures. Le phénix est encore prêt à étendre ses ailes sur le bûcher ; mais il sait que sa cendre est devenue stérile, que le principe divin va s’éteindre avec lui, et il meurt en jetant un dernier cri d’amour et de détresse sur ce monde qui regarde avec indifférence sa sublime agonie. J’ai vu périr des héros : les peuples aussi les ont vus et ils se sont assis comme à un spectacle, au lieu de se lever pour les venger.16
-
17 Dante, Divine Comédie, Paradis, chant xix, 4-6 ; cf. L. Gosserez, « Le phé...
27Comme le phénix de Dante17, celui de George Sand est une figure collective. Mais, loin de représenter une assemblée de rois, emblème de la justice impériale, il devient une allégorie du peuple. Il représente une jeunesse affligée par les désillusions politiques, en un temps où les révolutions sociales ont échoué. On peut penser, par exemple, à l’échec récent du jeune Alibaud qui avait tenté d’assassiner le roi Louis Philippe. La cendre désormais stérile du phénix suggère que le flambeau de la révolte est éteint.
28L’image se charge également d’une valeur métaphysique dans le cadre d’un roman où George Sand stigmatise la disparition de tout idéalisme sous l’effet du matérialisme positiviste ambiant. Leila a pour emblème le phénix. Dès le premier chapitre, Stévio demande en effet à l’héroïne si elle vient, comme le phénix « des contrées brûlantes où l’on sacrifie à Brahma » et quel est le mystère de son origine. Cette comparaison exprime le génie spécifique de Leila, cette femme supérieure qui est, écrit l’auteur dans sa préface, « la personnification du spiritualisme de ce temps-ci ».
« Oui, Lélia réunit toutes ces idéalités, parce qu’elle réunit le génie de tous les poètes, la grandeur de tous les héroïsmes. » (Première partie, chapitre 14, op. cit., p. 83)
-
18 Hatem Jad, « Scission du cœur et désordre du corps dans Leila de Sand », d...
29Mais chez elle, « l’aspiration sublime », « essence même des intelligences élevées », est ruinée par la science et le scepticisme le plus voltairien. C’est ce qui rend son existence si douloureuse. Des images de feu et de glace traduisent son désir de perfection déçu et ses hantises métaphysiques qui ajoutent à sa frigidité leurs tourments spirituels18. Elle avoue désespérément qu’elle n’a pas d’ailes pour s’envoler vers le ciel.
30Dans l’une de ses premières versions de La Tentation de saint Antoine, Flaubert, pour sa part, fait de l’oiseau de feu mieux qu’une comparaison, l’un des démons fantastiques qui tourmentent l’ermite (version de 1849). L’apparition s’anime et l’oiseau merveilleux s’adresse directement au saint, en une longue prosopopée où il décline son identité, décrit ses occupations, et raconte sa renaissance.
19 Flaubert, La tentation de saint Antoine, version de 1848, dans Œuvres comp...
Le Phénix, planant, arrête son vol ; il a des ailes d’or et deux étoiles à la place des yeux.
Là-haut...
Il renverse son col est montre le ciel.
Là-haut est ma demeure, j’y monte sur un rayon de soleil, au milieu des feux célestes je traverse les firmaments ; je vois passer les météores, les planètes faire leur danse avec les satellites qu’elles conduisent ; je suis, sur l’azur, les sillons argentins de la Voie lactée répandue, et j’effleure de l’aile des plages lumineuses où je vais becquetant des étoiles.
Quand je suis fatigué, je me couche dans la lune en courbant mon corps selon sa forme ovale. Poussé par les brises, elle me porte assoupi, et j’achève de m’endormir à son bercement monotone. Parfois, je la serre dans mes griffes ou la prends à mon bec, et à grands coups d’aile je la traîne dans les espaces ; c’est alors qu’elle court si vite, s’arrêtant sur les sommets, descendant les vallées, sautant les ruisseaux, comme une chèvre vagabonde qui broute en liberté dans sa vaste plaine bleue. Durant les calmes nuits as-tu vu sur la mer rouler parmi les flots les paillettes d’or de ma queue qui plongeait dans l’eau ?
Mais quand les jours sont accomplis, quand les astres tournent lentement sur leurs essieux usés, et que la flamme des soleils ne peut plus réchauffer mon sang appauvri, je vais dans le Yémen prendre la myrrhe fraîche, dont je fais mon lit funèbre que je dépose en un lieu solitaire, révélé par mes ancêtres. Alors je ferme les plumes et je me mets à mourir. La pluie d’équinoxe tombant sur ma cendre la mêle au parfum tiède encor ; il tressaille, il se gonfle, un ver informe paraît dans la poudre grise, il lui vient des ailes, il lève la tête, il s’envole, c’est le Phénix, fils ressuscité du Père ; il entonne dans l’immensité l’hymne de la vie éternelle. Des astres nouveaux s’ouvrent au sein des cieux ; un soleil plus jeune éclaire un monde plus fort, et les sphères paresseuses se remettent à tourner.
Le Phénix fait des cercles enflammés autour de la tête de saint Antoine, il tombe des gouttes de feu, des étincelles jaillissent ; d’autres animaux arrivent, vipères, chats-huants, serpents à triple dard, bêtes cornues, monstres ventrus.19
-
20 Cf. L. Gosserez, « Le phénix de Lactance : Naissance de l’élégie triomphal...
31Flaubert a récupéré l’éclat stellaire et l’aura religieuse ésotérique du phénix de Lactance20 ; mais l’animal mythique a perdu son hiératisme de statue. Son corps métallique et minéral s’est allégé. Sa parure de pierres précieuses est remplacée par des étoiles. Il s’anime, virevolte et bondit comme une chèvre, dans une fantaisie maléfique aussi débridée que les Métamorphoses d’Ovide. Cette vision énigmatique offre de surcroît une variation éblouissante sur la prosopopée du phénix inaugurée par Cyrano, dans une tonalité poétique et nocturne de fête vénitienne, qui rappelle Musset et en fait une allégorie déguisée de l’idéal romantique. Ce paysage onirique en clair-obscur, sur un mode ludique et désinvolte, constitue en lui-même un tableau somptueux, dont l’ekphrasis orfévrée s’apparente à un poème en prose. Lunaire plus que solaire, le phénix de Flaubert recueille les reflets de tous les feux du firmament, dans un espace infini où ses reflets épars dans le ciel et les astres se confondent avec les étincelles disséminées sur la terre et dans la mer.
32Cependant, quelle est la fonction de cette vision fabuleuse dans la série des épreuves qui assaillent saint Antoine ? L’épisode ne comporte apparemment pas de tentation : le phénix ne fait qu’apparaître, se présenter et disparaître. Quelle est donc la cause du cri de souffrance que lance aussitôt l’ascète ? On ne voit pas d’emblée en quoi cette image céleste est démoniaque.
33Est-ce par son charme qu’elle est douloureuse ? Flaubert en accentue la luxueuse fantaisie en faisant de la lune une nacelle où se couche l’oiseau, tel un Pierrot de comédie. Le blasphème passe presque inaperçu. Pourtant, le phénix s’approprie sans vergogne le titre divin en se proclamant lui-même « Fils du Père ». Il semble matérialiser, dans son étrangeté et son autonomie supérieure, l’orgueil qui guette à la fois le dévot et l’écrivain. L’ermite est tenté de s’identifier à cette image sublime de perfection, le poète, de l’égaler par son ambition prométhéenne, son esthétisme ou son dandysme, son désir de gloire. Sa virtuosité créatrice d’un univers artificiel et trompeur crée une idole qui renaît sans cesse de ses cendres. L’oiseau semble ainsi incarner le délire imaginatif qui hante Flaubert et l’exigence énigmatique de beauté qui l’entraîne, tel un ascète ou un mystique, dans cette mise en scène érudite et factice.
-
21 J.-P. Sartre, L’Idiot de a famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris...
34Le discours de l’oiseau à la première personne constitue manifestement une mise en abîme réflexive de l’énonciation et du texte, accentuée par le passage insensible à la troisième personne qui termine le récit. Seule, la typographie distingue les didascalies de l’auteur des paroles du phénix. L’oiseau devient ainsi la figure emblématique du romancier. Il met en scène l’isolement altier, le désir d’altérité, l’aspiration à l’absolu d’une beauté entièrement neuve et bizarre, au parfum de transgression. L’hypotypose illusionniste sert de miroir programmatique à la poétique de Flaubert. Elle résume son esthétique d’alors, savante, flamboyante et baignée de fantastique. Cet Autre imaginaire qui attire l’âme des saints et des poètes dans un rêve stellaire, n’est-t-il pas, en fait, l’une des dénominations du diable ?21
35Pourtant, la queue de paon dont ce phénix est doté alerte le lecteur sur la vanité même du rêve impossible. La beauté littéraire, fut-elle comme le phénix, d’essence divine et éternelle, n’est qu’un appeau décevant à l’appétit démiurgique comme à la soif d’immortalité. « Ce phénix intérieur » exprime la séduction dangereuse d’une beauté vaine où les valeurs morales s’inversent, et c’est en quoi il constitue une tentation.
-
22 L. Gosserez, « Figurations latines du phénix de l’élégie érotique à l’épit...
-
23 Flaubert, Trois contes, introduction et notes par M.-M. De Biasi, Le Livre...
-
24 Cf. « La rémanence du grand phénix oriental chez Ambroise de Milan », dans...
36Flaubert en a une conscience aiguë, comme le montre la suite de ses œuvres. Après la fantasmagorie somptueuse de la Tentation, et l’amère déception causée par les critiques vétilleuses dont le livre fut la cible, Flaubert, prenant ses censeurs au pied de la lettre, cultive tout à coup un style naïf et prosaïque entièrement différent. Dans « Un cœur simple », il retrouve malicieusement, sous l’apparence touchante d’un conte de la vie ordinaire, la veine ovidienne du perroquet-phénix22. Il n’avait guère besoin de forcer le ton. Il dépeint les délires sulpiciens d’une pauvre bonne qui confond son vieux perroquet empaillé avec le Saint-Esprit. Or, l’oiseau qu’elle se représente « avec ses ailes de pourpre et son corps d’émeraude »23 a tous les caractères du phénix de Lactance, à commencer par sa reviviscence solaire et son poids minéral. Il en est pour ainsi dire la caricature. « Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son œil de verre, et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase » (op. cit., p. 85). Pour finir, le volatile atteint une sorte d’« assomption » scintillante sur le reposoir hétéroclite de la Fête-Dieu, où sa tête émerge, parmi les porcelaines, les pendeloques, les flambeaux d’argent, les lis, les tournesols et les pivoines, telle une plaque de lapis-lazuli (op. cit., p. 89). Comment ne pas reconnaître dans ce bric-à-brac pieux, la représentation même de la matière imaginaire et composite sur laquelle travaille Flaubert, en même temps qu’une charge de libre penseur ? Le perroquet ressuscité apparaît à la vieille bonne au moment de sa mort, « gigantesque » et « planant au-dessus de sa tête » dans « les cieux entrouverts », pareil au grand phénix cosmique de Baruch24.
-
25 J. Barnes ne fait cependant pas le lien entre le perroquet et le phénix.
-
26 J. Barnes, Le perroquet de Flaubert, op. cit., p. 22.
-
27 J. Barnes ne fait cependant pas le lien entre le perroquet et le phénix.
37La confusion mentale de la malheureuse est transfigurée. Mais le mélange réaliste du ridicule et de la pitié, dans un cadre banal et insignifiant, et surtout le clinquant sordide de la mise en scène s’opposent en tout point au baroquisme somptueux de Cyrano. Flaubert lie avec jubilation un fond d’acidité à l’émouvant récit d’une vieillesse miteuse. Julien Barnes s’en amuse dans son roman, le perroquet de Flaubert (1984)25. Du sublime au grotesque, le phénix-perroquet aura assumé toute la gamme des tonalités. Le jeu érudit de superpositions mythologiques et apocryphes qui sous-tend la réécriture flaubertienne « simple » du motif invite à lire l’histoire au second degré, comme une réflexion sur le dérisoire de l’art poétique lui-même. Un écrivain n’est-il pas à sa manière « un perroquet un peu compliqué » ? Julian Barnes voit dans l’impossibilité du perroquet de Flaubert à faire autre chose que répéter, un aveu voilé de l’échec de l’écrivain comme génie créateur26. Le grotesque brise le sublime poétique, en révélant l’insignifiance de l’existence, y compris celle de l’écrivain. C’est peut-être pour s’en souvenir que Flaubert avait posé un perroquet empaillé sur sa table de travail27. Certes, l’autodérision sert de réplique cinglante à la sévérité des critiques qui ont écharpé La Tentation de saint Antoine. L’exhibition du phénix de pacotille renvoie aux censeurs une image piégée de leur mauvais goût. C’est ironiquement que Flaubert, blessé, quête sa rédemption.
-
28 G. Flaubert, Madame Bovary, dans Œuvres complètes, préface de Jean Bruneau...
38Mais, dans une tonalité esthétique radicalement opposée à la sophistication de son style précédent, il frise les limites de son art avec une virtuosité confondante. Le psittacisme de l’oiseau a beau figurer l’insuffisance du langage et l’incapacité à créer, l’écrivain a trouvé dans la tension contradictoire de la figure la voie qui le conduira au chef d’œuvre. Ce phénix dérisoire prépare « la passion merveilleuse » de Mme Bovary, que Flaubert compare à « un grand oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poétiques »28 et qui représente aussi l’inspiration de l’auteur. Ainsi, la spécularité de la figure alimente l’autodérision du romancier, mais aussi sa réflexion esthétique. La récurrence du phénix — successivement dans La Tentation de saint Antoine, dans Un cœur simple et dans Mme Bovary —, ponctue trois étapes majeures de l’évolution de son art.
39Le spleen baudelairien, quant à lui, se nourrit d’une contemplation plus prosaïque encore et morbide. Les Fleurs du mal contiennent une effrayante vision de la vieillesse, comparant sept vieillards identiques à « un hideux phénix qui se démultiplie » :
29 C. Baudelaire, Les sept vieillards, Tableaux parisiens, XC, dans Œuvres co...
Aurai-je sans mourir, contemplé le huitième,
Sosie inexorable, ironique et fatal,
Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même ?
— Mais je tournai le dos au cortège infernal.29
-
30 Idem, Note de C. Pichois, p. 1011.
40L’hallucination se mêle au réalisme sordide avec une inquiétante étrangeté. On connaît le jugement enthousiaste de Victor Hugo sur ce poème qui lui est dédié : il salue l’apparition d’une tonalité poétique entièrement neuve : Baudelaire, écrit-il, a doté « le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre ». Il a créé « un frisson nouveau » (LAB, 188)30. Dans cette expression saisissante de l’angoisse, où il s’inspire peut-être de Shakespeare ( Macbeth, IV, 1), le poète lui-même pense avoir réussi à « dépasser les limites assignées à la poésie » (C Pl, I, 583). Le mystère fascinant de ces vers échappe à l’analyse. Oxymore énigmatique, la beauté naît de l’horrible comme le phénix de ses cendres.
41Pour Mallarmé, le phénix exprime l’idéalité de la poésie pure, dont les feux ne laissent que cendres. Le fameux sonnet en -ix, célèbre le travail autonome des mots qu’engendre la dure métrique et la forme fixe du poème. Les signifiants s’appellent les uns les autres, et font ainsi éclore à la rime un phénix.
31 S. Mallarmé, Plusieurs sonnets, IV, Œuvres complètes, texte établi et anno...
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore.31
-
32 Pour une étude détaillée de ce sonnet, voir C. Soula, La poésie et la pens...
42« La disparition illocutoire du poète » suggère paradoxalement la plénitude de l’être et le mystère du monde en exaltant jusqu’à l’incandescence la transparence du langage. Suivant l’analyse de Mallarmé lui-même, le « sonnet nu se réfléchissant de toutes les façons » dévoile « le mirage des mots mêmes » en donnant « une sensation assez cabalistique »32.
-
33 Constatation qui confirme la conclusion du livre Le phénix et son Autre, o...
43De Cyrano à Mallarmé, ce bref parcours montre donc l’étonnante pérennité structurelle du mythe antique fixé par Ovide et par Lactance, en même temps que son extrême plasticité qui s’adapte aux esthétiques, aux philosophies et aux courants littéraires les plus divers. L’oiseau solaire apparaît souvent comme une figure emblématique de l’écrivain et comme un miroir programmatique de son art. Il reste une métaphorisation du principe générateur du mythe33. En France, dans la littérature du XVIIe au XIXe siècle, la figure du phénix n’en prend pas moins une inflexion spécifique. Elle s’y teinte d’une ironie parfois mordante et souvent désabusée qui est d’abord une résurgence affichée du scepticisme parodique des romans grecs, comme chez Cyrano de Bergerac, Voltaire ou Victor Hugo. Peu à peu, la figure s’intériorise et tend à exprimer le regret, le doute, l’angoisse ou la déréliction plutôt que le triomphe. Le phénix noir, au feu infernal, symbole de mort, qui remonte à Ovide et surtout à Dante, prend le pas sur le phénix lumineux. D’abord expression d’un idéal élevé et des emportements romantiques, l’oiseau devient souvent l’image prosaïque de l’échec, ou la figure diabolique de la tentation, notamment chez George Sand, Flaubert et Baudelaire. Pourtant, de la souffrance même que suscite cette tension sort la création d’une esthétique originale, fondée sur la dissonance même.
Jeudi 03 décembre 2015
Notes
1 Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, 45, dans Romans grecs et latins, textes présentés, traduits et annotés par P. Grimal, Paris, Gallimard, 1958, p. 936, 1225-1338 ; Le phénix et son Autre. poétique d’un mythe (des origines au XVe siècle (L. Gosserez dir.), Préface de Simone Viarre, avec la collaboration de Martine Dulay, Hélène Casanova-Robin, Philippe Walter, Françoise Lecocq, Lise Revol-Marzouk, PUR, Rennes, 2013, p. 33-36.
2 Silvia Fabrizio-Costa, « Un phénix baroque à l’index », dans Phénix : mythe(s) et signe(s), Actes du colloque international de Caen (12-14 octobre 2000), Bern-Berlin-Bruxelles-Frankfurt am Main-New York-Oxford-Wien, Peter Lang, 2004, p. 229-252.
3 M. Rosellini, C. Costentin, Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la lune et du Soleil, Coll. Clefs concours- Lettres, Neuilly, Atlande, 2005, p. 42-43.
4 Cyrano de Bergerac, Les états et Empires du soleil, 2040-2065 dans Œuvres complètes, édition critique, textes établis et commentés par Madeleine Alcover, Paris, Champion, 2000, p. 252-254.
5 F. Lecocq, « Le sexe du phénix », dans Le phénix et son Autre, op. cit., p. 187-210.
6 Voltaire, La princesse de Babylone dans Romans et contes, édition établie par Frédéric Deloffre et Jacques van den Heuvel, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, Paris, 1979, p. 373.
7 Victor HUGO, Le Rhin (1842) : lettres à un ami, 21, Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour, préface de Michel Le Bris, Paris, La Nuée bleue, Bueb & Reumaux, 2002, p. 216 ; Œuvres complètes, vol. 7, Voyages, présentation de Claude Gély, Jacques Seebacher (éd.), coll. « Bouquins », Paris, R. Laffont, 1987.
8 G. Chamarat, « Un voyage dans le voyage : ‘l’Orient dans le Rhin’« , dans Victor Hugo et l’Orient, sous la direction de Franck Laurent, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, fascicule 4 ; Krishnâ Renou, Victor Hugo en voyage, Payot, 2002.
9 Nous empruntons ces catégories à Mikhaël Bakhtine, Esthétique et théorie du roman. Le roman grec, traduit par Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier (1975), Paris, Gallimard, 1978, p. 239-277.
10 Claude Millet, « Commençons donc par l’immense pitié » (Victor Hugo) », dans Romantisme 4/2008 (n° 142), p. 9-23.
11 Victor Hugo, Le Glaive, Strophe troisième, Selon Orphée et selon Melsichédech, 2, 86-88 dans La fin de Satan, édition de Jean Gaudon et d’Evelyn Blewer, Paris, Gallimard, 1984, p. 75.
12 Gn. 1, 2 ; Deut., 32, 11 ; L. Gosserez, « La rémanence du grand phénix oriental chez Ambroise de Milan », dans Le phénix et son Autre, op. cit., p. 169-182.
13 Lamartine, Le génie dans l’obscurité, Harmonies poétiques et religieuses, Livre III, viii, dans Œuvres poétiques, édition présentée, établie et annotée par Marius-François Guyard, Paris, Gallimard, 1963, p. 423.
14 Sénèque, Ep. 110, 12 ; sur Sénèque, voir : Lise Revol-Marzouk, « Le retour du phénix et les résurgences du sphinx » et L. Gosserez « Arc-en-ciel et phénix dans l’Œdipe de Sénèque », dans Le phénix et son Autre, op. cit., p. 61-80.
15 Lamartine, La Gloire, strophe 5, Œuvres complètes, op. cit., p. 40 ; p. 152. A. Loiseleur, L’harmonie selon Lamartine. Utopie d’un lieu commun, Paris, Champion, 2005, p. 152.
16 George Sand, La Lélia de 1839, XLIX, dans Lélia, édition de Pierre Reboul, folio classique n° 3911, Paris, Gallimard, éd. o. Garnier 1960 et 1985, p. 423.
17 Dante, Divine Comédie, Paradis, chant xix, 4-6 ; cf. L. Gosserez, « Le phénix chez Dante, entre négativité et vaporisation de l’image », dans Le phénix et son Autre, op. cit., p. 227-292.
18 Hatem Jad, « Scission du cœur et désordre du corps dans Leila de Sand », dans Romantisme, 1996, n° 91, p. 19-34 ; I. Hoog Naginski, « Lélia ou l’amour impossible », dans Érudit, Études littéraires, volume 65, n° 2-3, été-automne 2003, p. 87-106.
19 Flaubert, La tentation de saint Antoine, version de 1848, dans Œuvres complètes, préface de J. Bruneau, présentation et notes de B. Masson, Seuil, Paris, 1964, t. 1, p. 439-440.
20 Cf. L. Gosserez, « Le phénix de Lactance : Naissance de l’élégie triomphale chrétienne », dans Le phénix et son Autre, p. 119-146.
21 J.-P. Sartre, L’Idiot de a famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris, Gallimard, 1971, t. I, p. 1074.
22 L. Gosserez, « Figurations latines du phénix de l’élégie érotique à l’épitaphe », dans Le phénix et son Autre, op. cit., p. 47-61.
23 Flaubert, Trois contes, introduction et notes par M.-M. De Biasi, Le Livre de Poche n° 1958, Classiques, 1999, p. 83.
24 Cf. « La rémanence du grand phénix oriental chez Ambroise de Milan », dans Le phénix et son Autre, op. cit., p. 79.
25 J. Barnes ne fait cependant pas le lien entre le perroquet et le phénix.
26 J. Barnes, Le perroquet de Flaubert, op. cit., p. 22.
27 J. Barnes ne fait cependant pas le lien entre le perroquet et le phénix.
28 G. Flaubert, Madame Bovary, dans Œuvres complètes, préface de Jean Bruneau, présentation et notes de Bernard Masson, Paris, Seuil, 1964, p. 587-588.
29 C. Baudelaire, Les sept vieillards, Tableaux parisiens, XC, dans Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, p. 88.
30 Idem, Note de C. Pichois, p. 1011.
31 S. Mallarmé, Plusieurs sonnets, IV, Œuvres complètes, texte établi et annoté par H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1945, p. 68.
32 Pour une étude détaillée de ce sonnet, voir C. Soula, La poésie et la pensée de Stéphane Mallarmé: Essai sur le symbole de la chevelure, Paris, Champion, 1926, p. 29-34.
33 Constatation qui confirme la conclusion du livre Le phénix et son Autre, op. cit., p. 313-325.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Laurence Gosserez
Université Grenoble Alpes / UMR Litt&Arts – TRANSLATIO