La Réserve : Livraison du 09 janvier 2016

Jean-François Massol

De la Littérature et de l’Histoire à l’École au moment de l’instauration de l’Histoire des arts

Inédit. Version rédigée d’une intervention au colloque « Histoire et littérature, enseignement et épistémologie », Institut français de l’Éducation, Lyon, 26-28 mai 2011

Texte intégral

  • 1 Bulletin officiel de l'Education nationale n° 32 du 28 août 2008.

1L’Histoire des arts est donc un enseignement nouveau créé par les programmes de 2008. « Obligatoire pour tous les élèves de l’Ecole primaire, du Collège et du Lycée1 » selon le texte officiel et rendu tel par certains dispositifs (comme son inscription en tant qu’épreuve pour l’obtention du diplôme national du brevet), cet enseignement constitue « une approche pluridisciplinaire des œuvres d’art », ce que l’on peut a priori trouver judicieux. Bien sûr le programme spécifie les termes de cette rencontre : la confrontation des élèves, de l’école primaire au lycée, avec des œuvres artistiques vise officiellement plusieurs objectifs. Le premier mis en avant au niveau du « Préambule » est large puisqu’il s’agit de la « conscience commune » que chaque élève doit retirer « d’appartenir à l’histoire des cultures et des civilisations, à l’histoire du monde ». D’autres visées sont citées dans les « dispositions générales » :

  • 2 Ces objectifs généraux sont ensuite spécifiés en une liste de 5 « connaissa...

- la construction d’une « culture personnelle à valeur universelle » ;
- la transmission de savoirs diversifiés : « un premier vocabulaire sensible et technique » ou des « repères spatiaux et temporels ;
- la formation de savoir être : on souhaite que l’élève devienne un « amateur éclairé » qui aura appris à « franchir spontanément les portes d’un musée »…
- la transmission d’informations à visée professionnelle concernant les métiers liés aux arts et à la culture2.

  • 3 Comme on le sait, dans l’enseignement secondaire, la lecture des textes lit...

2On peut remarquer que la rencontre avec des œuvres et certains des objectifs cités sont déjà présents pour certaines disciplines scolaires depuis plus d’un siècle : chacune de son côté, l’Histoire et la Littérature3 contribuent, en effet, à donner aux élèves « des repères historiques et culturels » aptes à leur fournir « une conscience commune ». A travers ce partage des objectifs, la nouvelle, l’Histoire des arts permet de s’interroger sur la situation actuelle de l’Histoire et de la Littérature dans l’enseignement récemment réformé, parce qu’elle vise certains objectifs communs, mais aussi parce qu’elle s’inscrit à l’intérieur de ces disciplines anciennes (on verra comment) et, de manière transversale comme au-dessus d’elles (je le montrerai aussi).

  • 4 C’est sous le Ministère de Xavier Darcos, Ministre de l’Education nationale...

3S’il y a reprise pour une nouvelle organisation disciplinaire, d’un certain nombre d’objectifs déjà là, on ne saurait pourtant réduire ce nouveau dispositif à une simple reformulation « à la Darcos4 » pour une simple raison. La nouveauté institutionnelle du nouvel enseignement de l’Histoire des arts a été préparée auparavant par des demandes concernant les arts venues d’horizons variés ainsi que par des décisions partielles qui ont été officiellement prises ou programmées, parfois supprimées assez vite d’ailleurs, avant 2008. Je ne reviendrai pas là-dessus.

4Je me propose d’esquisser quelques éléments de réflexion sur les relations actuelles entre Histoire et Littérature dans l’enseignement, en lien avec l’Histoire des arts. Je le ferai à partir de l’enseignement de la littérature et je me limiterai à trois points : après avoir rapidement interrogé la nouveauté et l’intérêt de cet enseignement des arts, je m’intéresserai à la complexification des relations entre Histoire et Littérature que suppose le nouveau dispositif et j’évoquerai quelques-unes de ses implications didactiques.

I. Un enseignement nouveau : spécificités et limites

5Pour interroger ce nouvel enseignement dans ses implications, je mettrai en évidence cinq de ses particularités ainsi que des limites entraînant quelques risques.

1. Une extension infinie des repères

  • 5 Sivadier, Annette, « La notion de littérature européenne dans l'enseignemen...

  • 6 Si, comme l’a montré Jean Pierrot, il y a une littérature de jeunesse passi...

6La volonté de « donner des repères « historiques et culturel » n’est pas une nouveauté, je l’ai dit. On pourrait faire la même remarque sur l’ouverture large du cadre historique et géographique permettant la construction des dits repères. Quand on propose, en effet, que l’élève construise le sentiment « d’appartenir à l’histoire des cultures et des civilisations, à l’histoire du monde. », il me semble qu’ici encore l’on retrouve une tâche que l’Histoire vise car l’on est loin, et depuis longtemps, d’une Histoire centrée sur la seule Nation française, comme on la trouvait encore enseignée dans les classes au milieu du XXe siècle. En revanche, si l’on se place du côté de la Littérature enseignée, il est bien évident que l’ouverture sur les littératures étrangères, et même, de manière moins large, sur les littératures francophones et européennes5, reste limitée encore aujourd’hui, du moins si l’on ne confond pas étude de la littérature et formation du goût de lire, laquelle peut reposer sur des textes écrits pour la jeunesse par des auteurs de nationalités diverses6. Or, cette ouverture est possible. Mais une double interrogation est alors à mener sur les raisons des limites actuelles de la littérature enseignée et sur les conditions d’un élargissement possible de celle-ci : dans les temps impartis à la lecture et l’étude des textes littéraires, jusqu’où peut aller la volonté de prise en compte d’une littérature mondiale, si l’on veut éviter un éparpillement des lectures et des repères ?

2. Extension infinie des formes d’art et mise en question de la place traditionnelle de la Littérature dans l’enseignement français

  • 7 Picorer de différents côtés permet-il de construire une culture ? Quelle di...

  • 8 Pour en retirer des enseignements utiles concernant l’instauration d’une Hi...

7 Ben entendu, les textes qui instaurent l’Histoire des arts en prévoient l’organisation. Si la première catégorie (« les périodes historiques ») renvoie explicitement aux découpages des études historiques, une deuxième catégorie est promue, celle des « différents arts », à savoir six ensembles regroupant des pratiques artistiques extrêmement variées. On notera ainsi, du côté des arts du langage, des genres qui sont ceux de « la littérature écrite et orale ». Mais la liste qui développe la catégorie des « arts du spectacle vivant » propose, à côté du théâtre, de la musique et de la danse, le « mime, les arts du cirque, les arts de la rue, les marionnettes, les arts équestres, les feux d’artifices, les jeux d’eaux, etc. » Ce qui est patent ici, c’est bien la multiplication des formes artistiques, à un point extrême d’ailleurs, et les littéraires ne peuvent que craindre une dissolution de la littérature dans cet ensemble considérable de formes artistiques que le « etc. » de chaque catégorie affichée ne fait qu’ouvrir tendanciellement. Là est bien aussi une des nouveautés : la littérature qui, en France, a été promue et considérée comme la forme artistique majeure permettant, depuis la création du système scolaire national à la fin du XIXe siècle, d’apprendre à construire un discours sur l’art, paraît se trouver noyée cette fois dans un ensemble très large. Cependant, tout est tellement artistique dans l’ensemble de catégories que le texte officiel énumère et distingue que professeurs et élèves risquent de s’y perdre un peu. Personnellement, s’il me paraît peu pertinent de prétendre ouvrir à tous les arts7, l’élargissement de la culture scolaire sur une certaine diversité des pratiques artistiques doit être examiné de manière précise dans ses modalités de réalisation ainsi que dans ses effets sur les élèves8.

3. Nouveau rapport aux savoirs savants

  • 9 La transposition didactique, Grenoble, La pensée sauvage, 1985.

8Même si, pour certains aspects, elles peuvent faire référence à des pratiques et savoirs sociaux, les disciplines scolaires actuelles sont toujours fondamentalement reliées à des savoirs académiques - que l’on dit aussi savants depuis qu’Y. Chevallard a construit la célèbre notion de transposition très largement connue aujourd’hui9. On retrouve ce rapport aux savoirs dans les définitions mêmes de l’Histoire des arts quand on évoque « un premier vocabulaire sensible et technique » ou « des repères historiques et culturels ». Mais si l’on prend en compte l’ensemble des « catégories artistiques », on ne peut que faire le constat d’un rapport très divers des enseignants aux dits savoirs. Il est ainsi relativement facile pour les professeurs de construire avec leurs élèves une approche appuyée sur des savoirs des « arts du langage », ceux en tout cas qui renvoient aux genres et formes de la littérature : la formation des enseignants fait une place plus ou moins grande à l’étude de celle-ci. L’approche des œuvres relevant des arts visuels, lesquels comprennent « peinture, sculpture, dessin et arts graphiques, photographie », mais aussi « illustration, bande dessinée » est sans doute moins évidente pour les professeurs de français qui ont aussi pour tâche d’enseigner la lecture de l’image. Mais la difficulté ne sera-t-elle pas patente si l’on évoque, pour l’historien seulement alors, l’art des jardins (« arts de l’espace »), les arts populaires (« arts du quotidien »), les feux d’artifice et les jeux d’eaux (« arts du spectacle vivant »), etc.

  • 10  Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008.

9De fait, une notation concernant l’Histoire des arts dans les programmes du collège met en lumière le rapport très nouveau aux savoirs qui est officiellement impliqué par cette nouvelle discipline : « Le professeur de français collabore à l’enseignement de l’histoire des arts avec sa compétence propre. Il n’a pas besoin pour cela d’une formation spécifique. Il suivra ses goûts, se fondera sur sa culture personnelle, avec le souci constant d’enrichir celle de ses élèves »10. Si l’on suit précisément les textes définissant cette nouvelle discipline, on en arrive à un rapport fluctuant aux savoirs que je trouve personnellement contestable.

4. Un système d’utilisation et de classement des œuvres en décalage, voire en contradiction avec certaines définitions de l’art

« Les événements arrivent, mais, aussitôt arrivés, ils s’évanouissent ; l’œuvre d’art leur confère de la durée, les représente dans leur vérité impérissable. (…) C’est pourquoi l’œuvre d’art est supérieure à tout produit de la nature qui n’a pas effectué ce passage par l’esprit. » (Hegel, Esthétique)

« Les oeuvres d’art sont d’une infinie solitude ; rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles. » (Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, 1929)

« Il n’y a en art, ni passé, ni futur. L’art qui n’est pas dans le présent ne sera jamais. » (Pablo Picasso, extrait d’une interview dans The Art - 25 Mai 1923)

10On pourrait bien sûr citer bien d’autres auteurs encore. A partir des trois citations, je note simplement : réflexion sur es événements afin de leur conférer de la durée, nécessité d’une approche empathique contre un abord avant tout critique des oeuvres, nécessité d’une inscription dans le présent. Les définitions que l’artiste, l’écrivain, le philosophe ont données des œuvres d’art et de l’art se situent pour partie dans un certain décalage avec les objectifs généraux par lesquels les textes officiels de 2008 installent l’art (et donc aussi les œuvres) dans les pratiques scolaires. Les points de vue de ceux qui vouent ainsi leur vie à l’élaboration d’œuvres d’art ou qui en ont proposé des théorisations reconnues tendent de fait à dévaloriser un système dont j’ai rappelé supra les objectifs. N’y a-t-il pas là encore une limite à une nouvelle discipline dont il faudrait élargir les visées ?

5. Un contexte scolaire particulier

11Ces dernières remarques m’amènent à évoquer d’autres risques que l’Histoire des arts peut tendanciellement faire courir aux disciplines actuellement enseignées et construites en relation avec des savoirs académiques institués. Il n’est pas, en effet, absurde de mettre en relation cette nouvelle discipline créée en 2008 avec la politique de réduction drastique du nombre d’enseignants qui a été conduite par X. Darcos et ses successeurs au Ministère de l’Education nationale. Prôner un enseignement « porté par tous les enseignants », instaurant « des situations pédagogiques pluridisciplinaires et partenariales » ainsi que des « situations pédagogiques nouvelles, favorisant ….. le dialogue entre les disciplines », peut être aisément lu en relation avec une transformation de l’institution scolaire dont les moyens sont réduits. Je ne vais pas poursuivre la réflexion dans cette direction, mais je crois important de conserver cette inquiétude de circonstance à la périphérie de nos réflexions.

  • 11 Baudelot, Christian, Cartier, Marie, Détrez, Christine, Et pourtant ils li...

12Sous ces différents aspects, on voit bien que la nouvelle discipline de l’Histoire des arts ne laisse pas de poser question. Pour les aspects les moins négatifs, si l’on observe que certains de ses objectifs sont actuellement réalisés par des disciplines existantes, on se rend compte aussi que d’autres méritent que l’on s’y arrête : il n’est pas inutile de permettre aux élèves de découvrir certaines œuvres qui ne figurent pas toujours dans les traditions disciplinaires ; il n’est pas inintéressant d’élargir les références artistiques premières en relation avec ce que nous apprennent, des goûts et loisirs des jeunes générations, les sociologues des pratiques artistiques11 ; il n’est pas aberrant non plus de réfléchir aussi à la place des savoirs dans l’approche des œuvres.

13J’en viens maintenant au rapport plus spécifique que cette Histoire des arts élabore entre Histoire et Littérature.

II. Une complexification des relations entre Histoire et Littérature

14La complexification actuelle des relations entre Histoire et Littérature dans leurs formes scolaires ne se comprend qu’à travers la mise en perspective de ces relations. Avant d’en venir aux dispositifs actuels, je reprendrai donc certaines observations des historiens de l’enseignement de la littérature.

  • 12 l'évêque de Meaux est un exemple à suivre pour la composition et la rédact...

  • 13 Dans La Troisième République des Lettres (Le Seuil, 1983), A. Compagnon a ...

15Il faut, en effet, rappeler que l’époque classique (dont les conceptions perdurent mutatis mutandis dans l’enseignement jusqu’à la fin du XIXe siècle) considère généralement l’Histoire comme un genre littéraire. C’est à ce titre, pour donner un seul exemple, que le Voltaire qui a droit de cité dans un enseignement des Belles Lettres ayant alors Bossuet pour auteur français majeur12, est un historien seulement, l’auteur de l’Histoire de Charles XII et de l’Histoire du siècle de Louis XIV13.

  • 14 Pour appréhender ces transformations du côté des études littéraires, on pe...

16A la fin du XIXe siècle, en particulier comme réaction à la défaite de 1870 et dans le cadre de l’université réformée par les républicains de progrès de J. Ferry, l’Histoire développée comme science d’obédience positiviste, et unie à la géographie dans l’enseignement secondaire, prend son autonomie en se séparant de la Littérature. Celle-ci, qui, d’ailleurs, est lue et étudiée désormais dans le double cadre du Français et des Langues anciennes, disciplines se séparant alors à partir des anciennes Humanités, garde, cependant, une relation forte avec les études historiques : le nouveau savoir de l’Histoire Littéraire est en partie construit par G. Lanson sur le modèle et selon des méthodes prises à l’Histoire positiviste des Langlois et Seignobos14.

  • 15 C’est la sémiologie de l’image avant tout représentée par la réflexion de ...

17Dans la 2ème moitié du XXe siècle, à partir des travaux des théoriciens de la littérature (certains des courants issus de ce que l’on a appelé la Nouvelle critique) et des linguistes, le modèle d’enseignement construit à partir de l’Histoire littéraire est remis en question.. Discours théorique fondamental reconnu par un ensemble important de « savoirs savants » (de la linguistique à la psychanalyse lacanienne, en passant par le marxisme d’Althusser), le structuralisme impose une vision qui nie ou minimise la dimension historique des phénomènes afin d’observer ceux-ci en synchronie. Le troisième modèle d’enseignement qui en est issu, se caractérise, au plan des exercices, par le remplacement de l’explication de texte et de ses soubassements conceptuels par une forme de lecture qui privilégie le Texte et le Lecteur au détriment de l’Auteur, la dimension historique des textes littéraires se trouvant minimisée, même si le lien entre Littérature et Histoire enseignées n’est pas rompu. On retiendra que c’est à ce moment que la lecture de l’image s’introduit dans la discipline français au collège, prenant a priori un peu de temps sur la lecture de la Littérature mais utilisant des démarches proches, relevant de conceptions identiques15.

  • 16 Histoire littéraire, Bruxelles, De Boeck, 1990.

  • 17 Histoire littéraire, théorie et enseignement, Toulouse, Bertrand-Lacoste, ...

  • 18 « L’Histoire littéraire en question », actes du colloque de Nice, Universi...

  • 19 Les actes de cette journée ont été publiées dans L’Ecole des lettres lycée...

  • 20 Dans le préambule des programmes de 2000, qui met l’accent sur le sens, la...

18La période actuelle se caractérise, du côté de la discipline Français définie par les programmes officiels et de sa mise en œuvre d’un enseignement de la Littérature, par un certain retour de la dimension historique dans l’enseignement de la littérature à la suite des travaux et réflexions des années 1993-1995 sur la place et le rôle de l’Histoire littéraire (manuel d’Y. Reuter et J.-M. Rosier16, approche théorique et didactique d’A. Armand17, journées d’étude de Nice organisée par C. Perez18, et journée de Grenoble par J.-C. Larrat et moi-même19). C’est ainsi que les instructions officielles de 1996-2000 établissent, pour le collège, qu’une partie des oeuvres littéraires lues en français doit être officiellement liée aux programmes d’Histoire. Pour le lycée, l’histoire littéraire et culturelle est une perspective d’étude nettement affichée à côté de trois autres20, donnant lieu à des objets d’étude spécifiques en 2nde et en 1ère. Est ainsi promu un retour officiel de la dimension historique dans la lecture des textes. On observera que ce nouveau système est reconduit pour l’essentiel au moment où les programmes de 2008 instaurent l’Histoire des arts.

  • 21 L’Histoire des arts est « un enseignement de culture partagée… porté par t...

  • 22 dans les arts du langage, la « littérature écrite et orale (roman, nouvell...

  • 23 dans les « arts du spectacle vivant », une deuxième occurrence du théâtre ...

  • 24 « L’histoire des arts entretient en effet de nombreuses correspondances av...

19On peut noter que cette nouvelle discipline, de fait fondamentalement inter et pluri-disciplinaire21 mais définie pourtant à partir de l’Histoire, installe la Littérature dans deux de ses catégories : comme art du langage22 mais aussi comme art du spectacle vivant pour ce qui est du théâtre23. Forme artistique reconnue par l’Histoire des arts et offerte au partage interdisciplinaire officiellement prôné, la littérature conserve le Français comme discipline principale d’ancrage, puisque ce sont les programmes de français qui en définissent toujours la lecture et l’étude. Un deuxième rapport entre Histoire et Littérature apparaît à propos des images artistiques puisque celles-ci sont présentes en Histoire et en Français (au collège, les programmes de 2008 relient l’Histoire des arts et la lecture de l’image et font le lien avec la littérature24).

  • 25 Je laisse de côté, ici, toute interrogation sur les dimensions rétrograde ...

20Ces relations s’inscrivent par ailleurs dans un cadre plus large qui pourrait apparaître comme une nouvelle organisation disciplinaire en construction, on l’appelle « culture humaniste » à l’école primaire ou « Humanités »25 au niveau du lycée. On rappellera que la « culture humaniste » figure comme pilier du « Socle commun des compétences et des connaissances », texte de loi voté en 2005, qui doit inspirer les programmes et auquel les enseignants doivent se référer dans leur mise en œuvre de ceux-ci. Présente dans les programmes de 2002 pour l’école primaire, la culture humaniste est le cadre dans lequel a été créée la discipline Littérature, ainsi séparée de l’enseignement de la langue française mais alors unie à l’Histoire, à la géographie, et aux langues vivantes.

  • 26 « Plaidoyer pour le « français », discipline autonome, ouverte et articulé...

21L’Histoire des arts est ainsi instituée dans un ensemble disciplinaire en mouvement et contribue à ce mouvement. Il est difficile de dire, pour l’instant, si cette tendance à la reconfiguration des disciplines qui est portée par une transformation tendancielle du système scolaire actuel sen lien avec, à un autre niveau, une limitation de ses moyens d’enseignement débouchera sur un ensemble totalement nouveau dont on pourrait craindre alors la dégradation des contenus de savoir. Certains qui constatent ces tendances pensent d’ailleurs que les reconfigurations esquissées n’iront pas à leur terme. Ainsi en est-il, par exemple, de Bernard Schneuwly qui remarque : « ces tendances lourdes existent actuellement mais avec des effets relativement superficiels, étant donné la profondeur des pratiques réelles, matérialisées notamment dans des corps de professionnels à orientation fortement disciplinaire. »26 Il n’en reste pas moins que la création de l’Histoire des arts et la complexification des relations entre la Littérature et l’Histoire dont elle est porteuse n’a pas seulement lieu au niveau des textes cadres. Elle induit un certain nombre de conséquences que je vais évoquer.

III. Le statut varié des œuvres d’art qui relèvent des arts plastiques et de la littérature et ses implications didactiques et pédagogiques

22Pour les œuvres littéraires et pour les artistiques relevant des arts du visuel, on peut observer un ensemble de statuts, certains communs d’autres divers, par rapport à l’Histoire-Géographie et au Français.

1. Communauté de statut : les œuvres illustratives

23Si l’on considère d’abord seulement les images artistiques, on peut noter une communauté de statut : les oeuvres qui relèvent des arts plastiques et des arts décoratifs sont présentes comme illustrations aussi bien dans les manuels d’Histoire que dans les anthologies de textes littéraires (pour ces derniers, depuis la collection Lagarde et Michard qui témoigne de l’apparition des images dans les manuels de Littérature). Prise comme illustration, l’œuvre plastique a pour visée de donner à voir, même si ce n’est peut-être pas exactement la même chose dans les deux disciplines. Si de nombreuses œuvres sont présentes sous ce statut dans les deux disciplines, elles n’en constituent pas, cependant, l’essentiel.

2. Des statuts différents à divers degrés

24Si l’on tente d’évoquer ensemble œuvres plastiques et œuvres littéraires dans les deux disciplines, on est amené à différencier les secondes des premières. Pour les œuvres littéraires, en effet, le français en enseigne certaines modalités d’écriture dans la perspective de l’imitation ; or, pour que l’on puisse envisager des pratiques artistiques du côté des oeuvres plastiques, il faut recourir à une troisième discipline, les arts plastiques bien évidemment, présente au collège avec un horaire limité, et bien moins présente encore au lycée. Il y a ainsi inégalité de statut des œuvres et inégalité de rapport entre les disciplines en fonction du type d’œuvre.

25En Histoire certaines oeuvres artistiques, littéraires aussi bien que plastiques, sont, par ailleurs, considérées comme des documents au service de la discipline : elles sont ainsi placées sur le même plan que l’ensemble des autres documents que l’Histoire utilise pour construire son récit du passé et sont interrogées selon les mêmes modalités. Une banalisation similaire des œuvres littéraires peut s’observer en français lorsque les textes sont pris comme simples phénomènes langagiers à étudier, sur le même plan que les productions courantes (textes fonctionnels) ou pour construire des compétences de lecture mais aussi d’écriture à côté des productions courantes (mêmes textes fonctionnels).

  • 27 Rouxel, Annie, et Langlade, Gérard, Le Sujet lecteur, Lecture subjective e...

26En français cependant les œuvres, littéraires surtout, plastiques un peu moins, peuvent aussi jouir de leur plein statut d’œuvre d’art : et l’on a ici actuellement deux cas de figure bien distincts. D’une part, dans certains exercices traditionnels comme le commentaire de texte, reconfigurés à travers les mutations disciplinaires des années 85, la littérarité conçue à travers les dispositifs textuels spécifiques est un élément de l’interrogation objectivante sur les œuvres littéraires, de l’autre, les recherches menées en lien avec la notion de sujet lecteur amènent à les reconnaître comme pouvant susciter des émotions esthétiques27.

27Ces statuts différents, ne restent pas une pure vue de l’esprit dans la mesure où les œuvres littéraires et plastiques les reçoivent des modes de saisie variés dont elles sont l’objet dans les pratiques des classes.

3. Conséquences didactiques : l’élève face à des œuvres aux statuts divers

28Pour le collégien ou le lycéen qui suit un parcours défini en passant, dans la semaine et même d’un moment à l’autre de ses journées, d’une discipline à une autre, cet ensemble de statuts, relativement complexe et mouvant, n’est jamais explicitement mis en évidence. L’élève est ainsi plongé dans un ensemble d’activités qui lui font rencontrer des œuvres d’art de différentes manières, en neutralisant la plupart du temps ce que ces œuvre ont de singulier, les émotions qu’elles devraient susciter, mais encore sans la possibilité de comprendre les différents statuts qui leur sont de fait successivement octroyés. De manière générale, en effet, il n’y a pas d’articulation particulière entre les différents regards portés sur les œuvres en fonction de leur statut : pour revenir aux deux disciplines qui nous intéressent, souvent le professeur de littérature n’a pas pleinement conscience que le professeur d’histoire peut parler des œuvres littéraires dans le cadre de la construction des savoirs historiques ; le professeur d’histoire ne tire pas non plus toutes les conséquences du fait que le professeur de lettres peut aussi enseigner la lecture de l’image. Du point de vue très général des pratiques scolaires, il y a couramment simple juxtaposition entre des regards et des usages variés.

  • 28 Cécile Dreyfus, mémoire pour la 2ème année du Master Lettres et arts, spéc...

29Avant la création de l’Histoire des arts, les programmes suggéraient des coopérations pour permettre une approche plus réfléchie de ces articulations. Ces approches qui nécessitent des efforts conjoints de la part des enseignants de Lettres et d’Histoire souffrent du fait qu’elles n’ont jamais été construites pendant les périodes de formation des enseignants. Sur ce point, les textes officiels qui ont créé l’Histoire des arts prévoient un regroupement des professeurs : « Son enseignement implique la constitution d’équipes de professeurs réunis pour une rencontre, sensible et réfléchie, avec des oeuvres d’art de tout pays et de toute époque », c’est ce que l’on appelle le « dialogue entre les disciplines ». Une étude de cas qui a été faite par une étudiante pour son mémoire de 2ème année de Master28 laisse penser que ce dialogue entre les disciplines ne se fait pas toujours aisément. Mais il faudrait évidemment étendre les travaux de ce genre pour savoir un peu mieux comment les choses se passent de manière générale.

30Qu’en est-il pour les élèves ? Dans les programmes, à travers l’Histoire des arts, un objectif leur est assigné : c’est à eux de « mettre en cohérence des savoirs pour mieux cerner la beauté et le sens des oeuvres abordées et le lien avec la société qui les porte. » On peut dire ici que l’on a officiellement laissé à l’élève beaucoup à faire à propos d’un ensemble très large, ce qui n’est peut-être pas la manière la plus égalitaire de traiter cette question. Il serait donc fort utile de réfléchir aussi aux aides que l’on peut apporter sur ces points.

31Pour ne pas en rester à un point de vue négatif, je terminerai en soulignant que la situation est relativement ouverte.

32Gardons en mémoire que le nouveau dispositif peut avoir des effets négatifs, en particulier dans le cadre d’une politique qui privilégierait toujours plus de diminution de postes d’enseignants et demanderait à tous les professeurs de l’enseignement secondaire d’enseigner deux ou trois des disciplines actuelles pour lesquelles on considérerait officiellement qu’ils n’ont pas besoin d’une formation spécifique. Mais cette nouvelle configuration disciplinaire peut permettre aussi l’organisation de rencontres avec les œuvres artistiques et la transmission de connaissances pour l’ensemble des domaines concernés. Une telle orientation ne peut qu’être facilitée par une formation des enseignants digne de ce nom et de la plus grande utilité pour le dynamisme du système scolaire, qui prendrait en compte la complexification des relations entre Histoire et Littérature dont est porteuse la création de l’Histoire des arts.

33Dans cette perspective, la mise en œuvre de différentes recherches serait aussi fort utiles, sur :

- les effets sur les élèves de la rencontre avec des œuvres assumées pour telles, comme on a commencé à le faire à propos des textes littéraires dans le cadre des recherches sur le sujet lecteur ;
- la construction des repères dans le cadre d’un élargissement des perspectives historiques et géographiques et des arts à découvrir, et dans le cadre d’une interdisciplinarité plus présente ;
- les effets sur les élèves de la variété de statuts des œuvres littéraires et plastiques et de la diversité des modalités d’approche qui leur sont réservées.

Notes

1 Bulletin officiel de l'Education nationale n° 32 du 28 août 2008.

2 Ces objectifs généraux sont ensuite spécifiés en une liste de 5 « connaissances », 5 « capacités » et 4 « attitudes » dans une partie intitulée « acquis attendus ». c

3 Comme on le sait, dans l’enseignement secondaire, la lecture des textes littéraires est assurée depuis la fin du XIXe siècle et dans des configurations disciplinaires diverses par les professeurs de Français recrutés à la suite d’étude de Lettres, classiques ou modernes. A l’école primaire, c’est seulement depuis 2002, d’abord dans le cadre des « Humanités » puis en « Français » depuis 2008, qu’existe un enseignement spécifique de « Littérature ».

4 C’est sous le Ministère de Xavier Darcos, Ministre de l’Education nationale du gouvernement de François Fillon, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qu’a été instaurée l’Histoire des arts.

5 Sivadier, Annette, « La notion de littérature européenne dans l'enseignement du français », dans Brillant-Annequin, Anick, et Massol, Jean-François, coord. Le Pari de la littérature, quelles littératures de l'école au lycée ?, Grenoble, Sceren-CRDP de l'académie de Grenoble, 2005, p. 137-146.

6 Si, comme l’a montré Jean Pierrot, il y a une littérature de jeunesse passionnante dans le monde entier ( Mondialisation et littérature de jeunesse, Paris, Le cercle de la librairie, 2008), les éditeurs pour la jeunesse traduisent largement la production diversifiée des auteurs anglais et américains du Nord.

7 Picorer de différents côtés permet-il de construire une culture ? Quelle différence y a-t-il entre picorer et consommer ? Etc.

8 Pour en retirer des enseignements utiles concernant l’instauration d’une Histoire des arts de l’école au lycée, ne devrait-on pas revenir, en particulier, sur les modalités progressives, laborieuses et encore passablement limitées de l’introduction de la lecture de l’image dans la discipline Français au collège et au lycée ou sur celles, momentanément plus soutenues mais hélas passablement remises en question par les programmes de 2008 et la récente transformation des épreuves du CRPE, de l’instauration de la Littérature à l’école primaire, ?

9 La transposition didactique, Grenoble, La pensée sauvage, 1985.

10  Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008.

11 Baudelot, Christian, Cartier, Marie, Détrez, Christine, Et pourtant ils lisent, Paris, Le Seuil, 1999.

12 l'évêque de Meaux est un exemple à suivre pour la composition et la rédaction des discours oratoires de la classe de rhétorique. Dans les manuels de l'époque, ses sermons et éloges funèbres sont accompagnés des textes similaires de Bourdaloue et d’autres grands orateurs d’Eglise, textes et noms qui ont disparu depuis longtemps des manuels français de littérature. Voir Chervel, André, Les auteurs français, latins et grecs au programme de l'enseignement secondaire de 1800 à nos jours, Paris, INRP, Publications de la Sorbonne, 1986.

13 Dans La Troisième République des Lettres (Le Seuil, 1983), A. Compagnon a bien montré que le changement de statut de Voltaire dans l’enseignement des Lettres s’accompagne d’un changement d’image. Le Voltaire promu dans l’enseignement secondaire réformé de multiples fois de 1880 à 1907 est cette fois le philosophe auteur des Lettres philosophiques, dont G. Lanson procure alors une édition critique monumentale, exemplaire des nouvelles méthodes appuyées sur les démarches scientifiques des historiens .

14 Pour appréhender ces transformations du côté des études littéraires, on peut se référer à l’ouvrage de Gérard Delfau et Anne Roche, Histoire/Littérature (Paris, Le Seuil, 1977), ainsi qu’à celui d’Antoine Compagnon La Troisième République des Lettres déjà cité.

15 C’est la sémiologie de l’image avant tout représentée par la réflexion de R. Barthes (« Rhétorique de l’image », Communications n° 4, 1964, repris dans Œuvres complètes, t. 1, Le Seuil, 1993), qui constitue le soubassement théorique des approches officielles concernant la lecture de l’image. (Voir aussi Joly, Martine , Introduction à l’analyse de l'image, Paris, Nathan, 1994),.

16 Histoire littéraire, Bruxelles, De Boeck, 1990.

17 Histoire littéraire, théorie et enseignement, Toulouse, Bertrand-Lacoste, 1993.

18 « L’Histoire littéraire en question », actes du colloque de Nice, Université et I. U. F. M. de Nice, 1997.

19 Les actes de cette journée ont été publiées dans L’Ecole des lettres lycée (1994 ).

20 Dans le préambule des programmes de 2000, qui met l’accent sur le sens, la dimension historique des textes est l’une des quatre perspectives d’étude, à côté des « genres et registres », de l’argumentation, de la singularité des textes.

21 L’Histoire des arts est « un enseignement de culture partagée… porté par tous les enseignants » qui « instaure des situations pédagogiques pluridisciplinaires et partenariales » et favorise « le dialogue entre les disciplines » (les citations sont prises à la première page de l’Encart sur l’organisation de l’Histoire des arts dans le Bulletin officiel n° 32 du 28 août 2008).

22 dans les arts du langage, la « littérature écrite et orale (roman, nouvelle, fable, légende, conte, mythe, poésie, théâtre, essai, etc) » voisine avec les « inscriptions épigraphiques, typographies, calligraphies, etc. »

23 dans les « arts du spectacle vivant », une deuxième occurrence du théâtre apparaît, cette fois en compagnie de « musique, danse, mime, arts du cirque, marionnettes, arts de la rue, arts équestres, feux d’artifices, jeux d’eaux, etc. »

24 « L’histoire des arts entretient en effet de nombreuses correspondances avec l’étude des textes. Son enseignement éclaire et facilite la lecture et la compréhension de certaines oeuvres littéraires car il propose des approches spécifiques en ce qui concerne les fonctions, les formes et les genres de ces oeuvres. Au cours de l’année, certains textes sont donc choisis de préférence à d’autres en raison de leur source artistique, pour les échos et prolongements artistiques qu’ils éveillent, et enfin pour le pouvoir de création poétique ou littéraire qu’ils recèlent ou initient. », programmes de 6ème, 2008.

25 Je laisse de côté, ici, toute interrogation sur les dimensions rétrograde et d’ouverture que contient ce retour des Humanités.

26 « Plaidoyer pour le « français », discipline autonome, ouverte et articulée », Actes du 9e colloque de l'AIRDF, Québec, 2004, http://www.colloqueairdf.fse.ulaval.ca/fichier/conferenciersdebattants/bernard_schneuwly_conf.pdf, consulté le 12 mai 2011.

27 Rouxel, Annie, et Langlade, Gérard, Le Sujet lecteur, Lecture subjective et enseignement de la littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.

28 Cécile Dreyfus, mémoire pour la 2ème année du Master Lettres et arts, spécialité « Didactique du français : langage et littérature », université Stendhal Grenoble 3.

Pour citer ce document

Jean-François Massol, «De la Littérature et de l’Histoire à l’École au moment de l’instauration de l’Histoire des arts», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 09 janvier 2016, mis à jour le : 08/01/2016, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/303-de-la-litterature-et-de-l-histoire-a-l-ecole-au-moment-de-l-instauration-de-l-histoire-des-arts.

Quelques mots à propos de :  Jean-François  Massol

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – LITEXTRA