La Réserve : Livraison du 09 janvier 2016
Le cerveau à l’épreuve du miroir
Initialement paru dans : Le miroir, une médiation. Entre Imaginaire, sciences et spiritualité, C. Fintz (dir.), Presses Universitaires de Valenciennes, 2013, p. pp. 331-342
Résumé
Comment peut-on avoir fenêtre sur le cerveau, non pas au-delà, mais en-deçà du miroir ? Cette contribution s’ouvre sur l’illusion du Chat du Cheshire, simple allusion à Lewis Carroll, puisque découverte seulement en 1979 par Duensing et Miller. En 1963, Nielsen avait déjà créé son dispositif pour tester la main étrangère dans le miroir. Si le "chat" de D&M, grâce à la rivalité binoculaire, nous dévoile la priorité du mouvement sur la forme, la main de N nous fait déjà entrer dans la question du Soi. C’est grâce à l’illusion, chez l’amputé, de la présence de sa main fantôme dans la boîte à miroir de Ramachandran (1998), que nous allons plus fondamentalement comprendre comment l’action peut réparer le Soi par une re-coordination sensori-motrice. En examinant le recours aux neurones miroirs, proposé pour rendre compte de la phénoménologie du membre fantôme, nous serons conduits à interroger les propositions en cours sur l’image et le(s) schéma(s) du corps neural.
Abstract
How to get a window into the brain, not beyond the mirror, but on one’s side ? Beginning with the Cheshire cat illusion, just an allusion to Lewis Carroll, since Duensing and Miller discovered it only in 1979, we will after consider the alien hand in the mirror, designed before by Nielsen in 1963. While D&M’s "cat" in binocular rivalry evidences the priority of movement over the form in object or face processing, N’s hand leads to the inside issue about the Self. The illusion of the presence of their amputated hand by subjects trained in the mirror box by Ramachandran (1998) helps to understand how action can mend the Self, via the sensori-motor recoordination. Finally the reliance on mirror neurons to account for phantom limb phenomenology will lead us to question ongoing proposals about the neural body image and scheme(s).
Texte intégral
1Quelques expériences perceptives faisant intervenir un miroir vont nous permettre d’ouvrir une fenêtre sur le fonctionnement du cerveau. Lors de l’exposition « Une image peut en cacher une autre. Arcimboldo, Dali, Raetz », qui s’est tenue au Grand Palais à Paris en avril-juillet 2009, était présentée une sculpture de Markus Raetz, représentant un homme avec un chapeau qui se métamorphosait en lapin dans le miroir qui lui faisait face. L’artifice du miroir est ainsi utilisé pour créer ce qui peut être communément appelé une illusion, mais qui dans le cas précis est à relier à une perception qui varie selon l’angle de vue. En effet, en tournant autour de la sculpture, on se rend compte que l’homme, comme le lapin, ne sont vus chacun que sous un angle bien précis. Au mieux on serait dans le domaine de la neuromagie (Kuhn et al., 2008).
1. De la rivalité binoculaire à la cognition motrice
2Le Cheshire cat d’« Alice au pays des Merveilles » disparaît et réapparaît et parfois même ne laisse que son sourire. Ce chat a donné son nom à un effet mis en évidence par Duensing et Miller en 1979 dans un processus de rivalité binoculaire. Vous tenez un miroir entre vos deux yeux. Vous regardez avec votre œil gauche le sourire d’une personne assise en face de vous, tout en réalisant un geste rapide de votre main droite sur le côté, geste que vous allez percevoir dans le miroir. Vous aurez la surprise de constater que le visage s’efface, ne laissant visible que le sourire. Ainsi que le commente Berthoz (2003, p. 213) : « l’attention [sur la bouche] sauvegarde une partie du champ visuel sur lequel les deux yeux sont en rivalité ». La rivalité binoculaire créée par le miroir découple des systèmes habituellement couplés, coopérant avec une priorité du mouvement sur le traitement de la forme (on sait en effet que ces deux propriétés ne sont pas traitées par les mêmes aires dans le cortex visuel).
3Dans une autre expérience encore plus ancienne, Nielsen en 1963 avait imaginé un dispositif de miroirs permettant de faire croire à un sujet qu’il voyait sa main, recouverte d’un gant, alors qu’en réalité la main vue dans le miroir pouvait être soit la sienne (miroir transparent), soit celle d’un autre recouverte d’un gant similaire (miroir réfléchissant). La tâche du sujet consistait à tracer une ligne droite dirigée vers son corps. Lorsque la main vue est celle du sujet, la tâche est bien évidemment réalisée sans difficulté aucune. Lorsque la main est étrangère, et qu’elle trace une ligne droite, l’illusion est parfaite : tout se passe comme si cette main continue d’être considérée par le sujet comme sienne. De plus, alors que la main étrangère trace volontairement une ligne déviante à droite ou à gauche, le sujet corrige progressivement la trajectoire de son tracé en sens opposé de la trajectoire tracée par la main étrangère, de manière à suivre cette dernière. Mais une fois interrogé sur ce qu’il a ressenti au cours de la tâche, il apparaît que le sujet n’a pas eu conscience de corriger sa trajectoire. Comment comprendre ce phénomène ? On pourrait l’analyser, ainsi que Nielsen l’a fait, comme un cas de dominance de la vision sur la proprioception. Mais reprenant ce dispositif avec une tablette enregistreuse, Fourneret et Jeannerod (1998) ont montré qu’au-delà d’une déviation de 15°, le sujet devient conscient de sa correction qu’il peut alors correctement décrire. Jeannerod (2002, p. 131) concluait que : « On ne devient conscient d’une action que lorsqu’elle échoue et qu’elle ne peut atteindre son but ». Nous sommes donc passés d’une simple prévalence de la vision sur la proprioception, au contrôle de l’action, et à la question de la conscience d’être l’auteur de ses propres mouvements. Autrement dit, à la question de la cognition motrice pouvant révéler le Soi.
4On sait depuis les travaux de Marc Jeannerod et de quelques autres que le mouvement anticipé, simulé ou imaginé, est l’accès à la cognition motrice. On pense aussi que c’est l’action qui réussit à coordonner les sensations pour en faire un percept unique : un objet. L’action imaginée mène ultimement au Soi comme l’écrit Jeannerod (2006), Motor cognition : What actions tell the Self ? Et c’est bien ce que nous allons illustrer par la thérapie coordinative bimanuelle de Ramachandran et Hirstein (1998) qui permet de regagner un membre fantôme (toujours neuralement senti) dont le contrôle est resté douloureusement perdu, en le rendant visuellement virtuel.
2. La sensation de membre fantôme chez les amputés
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1 On doit à Ambroise Paré (1552) les premières descriptions de cette sensatio...
5Amputés d’un membre, les patients continuent pourtant à le percevoir1. C’est une sensation très fréquente, persévérante et souvent douloureuse, longtemps présentée comme imaginaire, surtout lorsque les patients affirment de surcroît pouvoir bouger volontairement leur membre fantôme.
6Cette sensation a longtemps donné lieu à deux théories explicatives concurrentes: celle périphérique, en termes d’excitabilité des névromes ou terminaisons nerveuses du moignon (Pitres, 1897), explication qui a même pu conduire certains chirurgiens à amputer toujours plus haut le patient; et une explication plus centrale, par une stimulation spontanée des aires corticales représentatives du membre perdu (Livingston, 1943; Haber, 1958). Le médecin neurologue, Paul Schilder, qui subit fortement l’influence de Freud, exposa, en fait dès 1935, les deux points de vue en faisant appel à la notion d’image du corps:
« Il reste que les phénomènes périphériques ne peuvent fournir une explication suffisante de l’image du corps telle qu’elle apparaît dans le fantôme. […] Il est certain que pour interpréter des phénomènes de cet ordre, il faut d’abord admettre que l’image du corps et le fantôme dépendent d’un mécanisme général complexe. Paresthésies et sensations périphériques ne sont par conséquent que des facteurs activateurs. J’ai souvent posé comme un principe général qu’il n’y a pas lieu de se demander si un phénomène est périphérique ou central, mais plutôt, dans le cas présent par exemple, de se poser la question: "Quels sont, dans un fantôme, les composants périphériques, et quels en sont les composants centraux?" Je repousse tout point de vue qui opposerait l’un à l’autre centre et périphérie. » (Schilder, 1968, p. 87).
7Mais il s’orientera finalement de manière étonnante vers une origine émotionnelle du membre fantôme: « Nous sommes accoutumés à posséder un corps complet. Le fantôme d’un amputé est par conséquent la réactivation par les forces émotionnelles d’un patron perceptif donné. » (id., p. 89).
8Nous ne rappellerons pas la phénoménologie complète de cette sensation (Murray, 2010 ; Cathiard, 2011, 2012). Un aspect intéressant de cette phénoménologie est qu’elle permet de mettre en évidence l’existence d’un plasticité cérébrale même à l’âge adulte, ce que Ramachandran (1993) a démontré par une exploration avec un coton-tige de la surface du visage du patient (visage exploré du même côté que le bras amputé) entraînant une sensation double : sensation sur le visage bien évidemment, mais aussi une perception tactile au niveau de la main fantôme, allant jusqu’à différencier chaque doigt. Une exploration similaire au niveau du moignon permit de mettre en évidence une autre carte de la main au niveau de l’épaule, attestant d’une réorganisation corticale massive. 12 patients sur 18 avaient une carte de la main sur le moignon, et 8 patients parmi ces 12 avaient aussi une carte sur le visage, avec parfois des évolutions de cette carte au cours du temps (Ramachandran & Hirstein, 1998).
9Ce fait s’explique par une réorganisation au niveau de l’aire somato-sensorielle, l’aire de la main proche de celle de la face ayant été colonisée par cette dernière. Ainsi contre la théorie des névromes qui renverraient des influx à la zone de la main, ce sont les zones corticales réactualisées du visage et de l’épaule, qui auraient « colonisé » l’ancienne zone de la main, qui créent le fantôme. Ramachandran & Blakeslee (2002, pp. 57-58) proposent deux voies possibles pour cette recolonisation : un bourgeonnement mais dont l’organisation précise et la rapidité de mise en place posent problème, auquel ils préfèrent une hypothèse de redondance des connexions neurales, avec certaines connexions habituellement inhibées mais qui pourraient s’exprimer en cas de main réelle absente.
3. Une boîte à miroir pour re-coordonner la sensori-motricité
10Une des thérapies proposées pour contrôler la douleur de cette sensation est celle de la « boîte à miroir » qui permet d’illusionner le sujet sur la présence de son membre amputé, en utilisant un miroir qui va permettre au patient de visualiser son membre à partir du reflet du membre intact. Le patient, amputé de la main et de l’avant-bras droits, glisse sa main valide gauche dans la boite, qui se trouve reflétée par le miroir placé verticalement au centre de la boîte. On demande au patient de positionner sa main droite fantôme dans la partie droite de la boite, de manière à la faire correspondre au mieux avec l’image reflétée de sa main gauche. Puis le patient exécute des mouvements de sa main valide. En regardant par le dessus de la boite, le patient peut visualiser les mouvements de deux mains et a la sensation que sa main fantôme bouge. Il s’agit en quelque sorte d’une illusion d’action. Au fur et à mesure des séances, la douleur fantôme diminue, probablement par le biais d’une re-coordination visuo-motrice des sensations, qui rétablit une cohérence entre l’intention motrice et les retours sensoriels (cf. aussi Giraux et Sirigu, 2003).
11Ramachandran & Herstein (1998) ne prétendent pas, avec leur hypothèse de colonisation de cartes sensorielles, détenir la clé de l’explication du membre fantôme, mais proposent plutôt un modèle multifactoriel. Partant de considérations générales sur la perception, comme le fait que pour générer des percepts stables (par exemple notre image du corps), le cerveau doit s’appuyer sur différentes sources et arriver rapidement à une décision − ce qui suppose de rechercher la cohérence de l’information entre les sources et d’inhiber temporairement les sources discordantes −, Ramachandran et Herstein (1998, p. 1624) posent un principe simple: « ... accidental concordance from discrepant sources is extremely rare, whereas accidental discrepancies are common (due to extraneous "noise", intrinsic noise from circuit malfunction or other reasons), a rule which organisms use to their advantage. »
12Ils appliquent cette règle au membre fantôme en avançant que cette sensation puisse être générée par l’intégration d’au moins cinq sources différentes. La première source pourrait être les névromes du moignon, la seconde serait la colonisation de régions sensorielles (colonisation de la région de la main par le visage et l’épaule par exemple), la troisième concernerait le monitoring opéré par les lobes pariétaux à partir de commandes motrices, la quatrième référerait à l’image du corps, peut-être génétiquement déterminée selon les auteurs, et la cinquième source serait constituée des mémoires somatiques vivaces des sensations douloureuses ou des postures inconfortables du membre avant amputation. L’importance particulière de l’une ou l’autre de ces sources expliquerait les manifestations variées de la sensation selon les individus.
13Le fait que l’illusion de mouvement créée à partir de la boîte à miroir puisse à la fois permettre de remobiliser un membre fantôme et d’en diminuer la douleur plaide bien en faveur de l’existence d’une relation forte entre le mouvement fantôme et la douleur fantôme. Il a été montré qu’une réorganisation plus importante du cortex moteur primaire (Giraux et Sirigu, 2003; Mercier et al., 2006) est observée chez les patients ayant les plus fortes sensations douloureuses. Reilly et al. (2006, p. 12) ont exploré par électromyogramme (EMG) les activations présentes dans le moignon de patients amputés au niveau du coude et leur conclusion est que des représentations des commandes de la main ont reciblé les muscles du moignon:
« In amputees’ hand representation persist in the form of potential commands, not just as abstract memories of a missing part of their body schema. These findings reveal a new dimension of cortical motor plasticity, namely that hand neurons target other muscular groups to express themselves. »
14Ainsi le fait nouveau est qu’il semble bien que la réorganisation corticale entraînée par l’amputation du membre n’efface pas la représentation du membre amputé. Reilly & Sirigu (2008; cf. aussi Gagné et al., 2009) font l’hypothèse de l’existence de deux niveaux de représentations dans le cortex moteur primaire, l’un qui concernerait la carte musculaire – c’est sur celle-ci que porterait la réorganisation corticale – et l’autre qui concernerait la carte de commandes du bras et de la main – qui ne serait pas touchée par la réorganisation. Ils proposent que « phantom limb movement would therefore be a byproduct of such hand motor-command activation, which survives despite deafferentation and deefferentation of the hand muscular map » (p. 201).
15Des expériences toutes récentes permettent de distinguer clairement entre la perception imaginée du membre absent et la perception réelle de ce membre. Raffin et al. (2011) ont ainsi pu différencier chez des patients amputés entre une tache d’exécution de mouvements avec le membre fantôme et une tache imaginée de ces mêmes mouvements. Des différences apparaissent qui permettent de montrer que le mouvement fantôme est réellement « exécuté » (les auteurs parlent de « mouvement sans mouvement »), puisque par exemple le mouvement fantôme exécuté est ralenti par rapport au mouvement exécuté avec le membre intact, alors que le temps d’exécution est préservé dans la tache d’imagination motrice. De plus, on peut noter la présence d’une activité musculaire pour les mouvements exécutés avec le membre fantôme, mais pas pour les mouvements imaginés.
4. Membre fantôme et neurones miroirs
16Un des cas cliniques qui pose le plus de problèmes à Ramachandran est celui des patients nés sans membre, qui éprouvent cependant des sensations fantômes, avec et sans mouvements. Ramachandran et Blakeslee (2002, p. 66) nous parlent ainsi d’une patiente M. née sans bras:
« Elle n’avait que deux courts moignons au bout de ses épaules. La radio révéla que ces moignons contenaient la tête de l’humérus (l’os du bras), mais il n’y avait trace ni d’un radius, ni d’un cubitus. Même les os minuscules des mains manquaient, bien qu’on pût observer une trace d’ongles rudimentaires dans le moignon. »
17Ce qui est surprenant, c’est qu’elle a des bras fantômes, plus courts que ce qu’ils devraient être (ce qui l’a d’ailleurs conduite à demander des prothèses plus courtes que la normale). Lorsqu’elle marche, ses bras sont figés. Mais lorsqu’elle parle, elle ressent des mouvements de ses bras fantômes. Ces faits – qui sont aussi présents chez d’autres patients (cf. entre autres, Brugger et al., 2000; Funk et al., 2005) – peuvent sembler très surprenants et ont conduit Ramachandran à supposer que l’image du corps puisse être en partie d’origine génétique: « … chacun de nous a une image interne du corps et des membres à la naissance – une image capable de survivre indéfiniment, malgré des informations contradictoires venant des sens. » (Ramachandran et Blakeslee, 2002, p. 68)
18Une perspective nouvelle est apportée par les résultats en imagerie rapportés par Brugger et al. (2000) à propos d’une patiente A.Z. (ayant 44 ans à l’âge de l’étude), née sans bras ni jambes. La patiente peut attraper des objets avec ses moignons supérieurs (de 25 cm de long) qui bougent librement au niveau de l’épaule; elle se déplace uniquement en chaise électrique (elle n’a jamais porté de prothèse). Depuis aussi longtemps qu’elle se souvienne, elle a des sensations fantômes très vivides des bras, mains, jambes et pieds.
19Au cours de l’étude IRMf, la patiente A.Z. devait réaliser différents mouvements avec certaines parties de son corps (moignons, lèvres, yeux) afin de tester la réorganisation possible de la région du cortex moteur primaire correspondant à la main; elle devait aussi réaliser des mouvements avec ses mains et pieds fantômes, à raison d’un geste par seconde (des enregistrements électromyographiques, lors des phases d’entraînement, ont révélé une absence totale d’activité musculaire au niveau des moignons). En comparant avec une condition de repos, la réalisation de mouvements avec les membres fantômes généraient une activation bilatérale du cortex prémoteur dorsal à la jonction des sulci (sillons) supérieurs frontal et précentral, ainsi qu’une activation bilatérale dans le cortex pariétal postérieur supérieur le long du sulcus intrapariétal. Notons que l’activation pariétale obtenue est bien en accord avec l’hypothèse de monitoring de Ramachandran (cf. supra). Plus important encore, le cortex sensori-moteur primaire au niveau de la zone de la représentation de la main n’était pas activé par les mouvements fantômes d’opposition des doigts. Les mouvements de parties du visage n’entraînaient pas d’activation de la zone normalement réservée à la main, tandis que c’était partiellement le cas lors de mouvements des moignons supérieurs.
20Les auteurs pensent que leurs résultats ne permettent ni de confirmer ni de contredire la notion d’image du corps génétique. Ils proposent néanmoins, en conclusion, une explication de la présence de membres fantômes chez des sujets nés sans membre, dans la veine de la théorie des neurones dits « miroirs » parce qu’ils déchargent lors d’actions réalisées par soi, mais également lors de l’observation d’actions identiques réalisées par autrui (Di Pellegrino et al., 1992; Grafton et al., 1996; Rizzolatti et al., 1996; pour la différence de localisation chez l’humain, Mukamel et al., 2010):
« In the absence of a physical substrate for the execution of an action, habitual perception of a conspecies moving extremities could still activate networks mediating a visuomotor limb representation. This activation may give rise to phantom sensations in at least a minority of individuals with limb aplasia. » (Brugger et al., 2000, p. 6172).
21Ramachandran et Rogers-Ramachandran (2008, Ramachandran et Altschuler, 2009) défendent aussi l’implication du système des neurones miroirs à partir de l’exemple de patients amputés qui regardent un sujet dont on touche le bras. Les quatre patients testés ont tous pu ressentir la stimulation tactile sur leur membre fantôme. Les auteurs ont vérifié que leurs patients n’affabulaient pas. Habituellement, même si nos neurones miroirs du toucher s’activent à la vue d’un contact sur la main de quelqu’un d’autre (Keysers et al., 2004), les récepteurs de notre peau informent nos neurones non-miroirs du toucher que notre main n’est en réalité pas touchée. Chez les amputés, les récepteurs absents du membre fantôme ne pourraient pas inhiber le système de neurones miroirs.
5. Une perception visuelle modulée par la présence/absence du membre fantôme
22La présence de membre fantôme chez des sujets nés sans membre intéresse aussi fortement la psychologue Maggie Shiffrar, qui étudie depuis l990, comment le système visuel traite les objets en mouvement. Dans une étude de 2005 (Funk et al., 2005), elle teste chez deux patients – la patiente A.Z. dont nous avons parlé et un homme CL, né avec des jambes raccourcies et sans bras (pas d’articulation au niveau de l’épaule), mais qui n’a jamais eu la moindre sensation fantôme – la perception visuelle de mouvements humains. Elle utilise un paradigme proposé par Shiffrar & Freyd (1990), consistant à présenter deux images de positions de main ou de bras, présentées à la suite l’une de l’autre en les séparant par un intervalle de temps variable (interstimulus interval= ISI, de 135 ms à 1035 ms, par pas de 300 ms).
23Six sujets sans aucune atteinte physique (sujets dits contrôle) percevaient un mouvement apparent de rotation de la main, créé par la succession des deux images: rotation dans un sens physiquement impossible lorsque l’intervalle de temps est court (pour des ISI de 135 et 435 ms), tandis que lorsque l’intervalle de temps est plus long (ISI de 735 et 1035 ms), le sens de rotation est plausible. L’explication des auteurs est que lorsque les deux images sont séparées par un temps suffisant, le sujet peut faire appel à ses connaissances stockées en mémoire sur les mouvements possibles des articulations, pour interpréter la scène observée.
24La patiente A.Z. percevait quant à elle la succession d’images de la même manière que les sujets contrôle: mouvement impossible pour un ISI de 135 ms et mouvement possible pour un ISI long de 1035 ms (de plus, la pente de la régression linéaire du sujet A.Z. est incluse dans l’intervalle de confiance obtenu à partir des pentes individuelles des 6 sujets contrôle). En revanche le sujet C.L., qui rappelons-le n’a jamais éprouvé de sensation de membre fantôme, perçoit un mouvement physiquement impossible, pour tous les temps séparant les deux images.
25Cette différence de résultats entre les deux patients suggère que: « … years of phantom movement experience may impose similar constraints on the visual analysis of human body stimuli as do years of sensori-motor experience with physically intact limbs. » (p. 344). Si les auteurs soulignent que leurs expériences ne permettent en rien de déterminer pourquoi certains patients nés sans membre éprouvent une sensation de membre fantôme tandis que d’autres ne l’ont pas, ils soulignent le fait que les composantes proprioceptives ou kinesthésiques du schéma corporel puissent ne pas être innées et que la sensation de membre fantôme puisse au contraire se constituer à partir du système qui permet de mettre en relation, par les neurones miroirs, l’observation et l’exécution d’une action, rejoignant en cela le point de vue précédemment défendu par Brugger et al. (2000) et Ramachandran & Rogers-Ramachandran (2008).
6. De l’image du corps aux schémas corporels
26Nous aimerions revenir sur la notion d’image du corps, que nous avons déjà évoquée en citant Schilder (1935). C’est un concept qui continue d’être très présent dans les écrits des psychologues et philosophes, mais aussi des chercheurs en sciences cognitives. On le trouve tout récemment à nouveau exploré par Shaun Gallagher, qui s’interroge aussi sur la présence de sensation de membre fantôme chez des patients nés sans membres. Dans son livre intitulé How the Body Shapes the Mind, Gallagher (2005, p. 24) propose en effet de distinguer entre l’image du corps (body image) et le schéma corporel (body schema) qu’il définit ainsi:
« A body image consists of a system of perceptions, attitudes, and beliefs pertaining to one’s own body. In contrast, a body schema is a system of sensory-motor capacities that function without awareness or the necessity of perceptual monitoring. »
27Les arguments pour distinguer entre ces deux concepts sont essentiellement tirés d’une dissociation neurologique. Ainsi l’image du corps serait affectée dans le syndrome d’héminégligence, qui empêche le patient qui en est atteint de s’occuper d’une partie de son corps: de même qu’il ne mange que le contenu situé sur une moitié de son assiette, il ne se rase qu’un seul côté du visage par exemple. En ce qui concerne l’atteinte du schéma corporel, il s’agit de patients souffrant d’une déafférentation, comme le patient I.W. décrit par Gallagher (2005). Ce patient n’a plus aucune sensation tactile ou proprioceptive en dessous du cou. Il est néanmoins encore capable de bouger et de marcher mais à condition qu’il exécute ses mouvements sous le contrôle de sa vision: ce patient aurait, selon Gallagher, perdu son schéma corporel et utiliserait en substitut son image du corps pour contrôler ses mouvements. Ainsi que le souligne Frédérique de Vignemont (2006), dans sa revue critique du livre de Gallagher, le schéma corporel ne peut pas être limité aux seules informations tactiles et proprioceptives. Elle propose d’introduire une nouvelle distinction pour le schéma corporel, avec un schéma de niveau 1 (first-order body schema) et un schéma d’ordre supérieur (higher-order body schema). Le schéma corporel de niveau 1 est un schéma très spécifique à chaque personne, qui lui permet d’accéder à des informations perceptives sur la position du corps avant et après mouvement et sur la réussite du mouvement réalisé, en fonction des contraintes spécifiques à l’individu (taille, force des membres, etc.). C’est une représentation à très court-terme de l’état du corps tandis que le schéma corporel de niveau supérieur serait une représentation non particulière à l’individu et à long-terme du corps. En quelque sorte une carte fonctionnelle corporelle, qui permet de prendre en compte les contraintes cinématiques du corps, comme par exemple les degrés de libertés des articulations. Le patient déafférenté de Gallagher (2005) n’aurait perdu que le schéma de premier ordre, puisque ce patient semble avoir conservé les contraintes cinématiques de son corps. Si on reconsidère le patient A.Z. de Funk et al. (2005), il est possible que sa sensibilité aux contraintes cinématiques des articulations lui soit donnée par un schéma corporel de niveau supérieur actif.
Notes
1 On doit à Ambroise Paré (1552) les premières descriptions de cette sensation de membre fantôme (cf. Bonnot, 2009, pour l’établissement de deux extraits du texte de Paré). C’est le médecin Silas Weir Mitchell, en 1871, suite à l’observation de patients amputés lors de la guerre de Sécession, qui proposa ce nom de « membre fantôme ».
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Marie-Agnès Cathiard
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA