La Réserve : Archives Jean-Yves Vialleton
La théorie dramatique de Giambattista Guarini et la Querelle du Cid
Initialement paru dans : Christine Noille et Bernard Roukhomovski dir., Un autre 17e siècle. Mélanges en l’honneur de Jean Serroy, Paris, Honoré Champion, 2013, coll. « Colloques, congrès et conférences, le classicisme, 16 », p. 87-98
Texte intégral
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1 P. Corneille, Le Cid, éd. J. Serroy, Paris, Gallimard, 1993 (Folio Théâtre)...
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2 G. Forestier, présentation à son édition du Cid, Paris, STFM, 1993, p. xix.
1« Le Cid ? quel Cid ? » Par cette question qu’il pose au lecteur de son édition de la pièce de Corneille1, Jean Serroy ne nous invite pas à décider si la plus belle version du mythe littéraire se trouve dans les épopées dramatiques de Guillén de Castro, dans la pièce de Corneille, ou encore dans le film d’Anthony Mann (chef d’œuvre que le cinéphile averti qu’il est n’oublie cependant pas de mentionner). Il nous rappelle que le Cid du vieux Corneille est le fruit de nombreuses corrections faites de réédition en réédition et qui aboutissent à constituer une pièce toute différente de celle que le jeune Corneille avait publiée au moment de la création. On sait, en outre, qu’à partir des Œuvres de 1648, Corneille donne à sa pièce le sous-titre de « tragédie » et la commente comme s’il avait oublié l’avoir d’abord présentée comme une tragi-comédie. Cette métamorphose générique, qui se fait avant même la révision majeure du texte pour le Théâtre de 1660, a été justement mise au compte de l’histoire du genre tragi-comique en France au xviie siècle : la tragi-comédie « s’assimile progressivement » à la tragédie2. On voudrait ici lui donner un nouvel éclairage en montrant que la décision de Corneille constitue une acceptation de l’argument capital que Scudéry a donné pour condamner la pièce lors de la fameuse « Querelle ». La mise en évidence de cet argument capital amène à renoncer à faire de Scudéry un théoricien incohérent et à donner sa juste mesure à l’influence dans la France littéraire des années 1630 de la théorie dramatique de Guarini telle qu’elle a trouvé sa formulation définitive en 1602, après les querelles autour du Pastor fido, dans son Compendio di Poesia tragicomica.
L’argument capital des Observations sur Le Cid
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3 Observations sur Le Cid, p. 6 et p. 10. Le numéro des pages est celui de l’...
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4 Observations, p. 21-31.
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5 Poétique, ch. 6, 50 a 38.
2Il est tentant de réduire la « dramaturgie classique » aux « règles » et aux « bienséances » : c’est l’héritage du post-classicisme du xviiie siècle et plus encore des romantismes européens qui caricaturent pour le rejeter le modèle dramaturgique français. En appliquant cette grille à la lecture des Observations sur Le Cid, on retient surtout que Scudéry s’y réclame des « règles du Poème dramatiques3 » et qu’il y reproche longuement au personnage de Chimène de « choque[r] les bonnes mœurs »4. Mais une bonne lecture des Observations doit tenir compte de la structure du texte dans son ensemble, structure que Scudéry rend particulièrement claire en appliquant lourdement le protocole rhétorique. L’exorde énonce la thèse (« proposition », propositio) et les cinq « preuves » qui doivent la « soutenir » (divisio de la probatio). Mais il fait plus que cela, il donne le type de dispositio utilisé : on commence par l’argument essentiel, qui concerne la valeur du « sujet » et donc l’« invention », « principale partie, et du Poète, et du Poème ». La primauté de cette première « preuve » est « amplifiée » par une comparaison (empruntée à l’architecture ou plutôt à la poliorcétique : le « fondement » d’un bâtiment qui, « sapé », fait tout s’écrouler) et elle est ensuite doublement étayée (recours à l’autorité d’Aristote, recours à l’étymologie). C’est donc ne pas comprendre ce que veut nous dire Scudéry que de négliger ce premier argument et de se focaliser sur une partie du reste, même si ce reste représente, en masse de texte, la partie importante du discours. Les arguments 2 à 4 sont l’infraction aux « règles du Poème dramatique », le « manque de jugement en [l]a conduite », les « méchants vers » nombreux. Le cinquième et dernier argument est le plagiat (les « beautés dérobées »). En mettant en dernier ce qui dans la première attaque contre Corneille, la lettre en vers anonyme attribuable à Mairet, L’Auteur du vrai Cid espagnol, était l’essentiel, Scudéry reprend le débat en le déplaçant sur le terrain de la théorie. En privilégiant le premier argument sur les trois suivants, il suit Aristote pour qui le sujet est l’âme de la pièce5 et il dit que, dans la tâche du poète, la capacité de création, l’ingenium (premier argument) compte bien plus que la capacité à se juger et se corriger, le judicium (arguments 2 à 4).
3Quel est donc le contenu du seul argument qui compte vraiment, le premier énoncé ? Cet argument semble double en ce qu’il se modèle sur la duplex conclusio6. Le premier versant en est que, si le sujet était bon, il ne serait de toute façon pas de Corneille. C’est à la fois un rappel de la thèse de la lettre de L’Auteur du vrai Cid et une manière d’envelopper en un cercle le discours, en ce que le dernier argument fait boucle avec le premier. Mais c’est le second versant du premier argument qui compte : le sujet est mauvais. C’est le vrai point, celui qui va être argumenté7. Cette argumentation commence par une définition de la tragédie (« La Tragédie composée selon les règles de l’art… »). Cela a pu faire dire que lors de la Querelle on avait jugé de la tragi-comédie du Cid comme si la pièce avait été une tragédie, qu’en somme la Querelle était fondée sur un malentendu. Mais, si Scudéry rappelle ce qu’est une tragédie, c’est au contraire pour montrer que Le Cid est écrit comme une tragédie, alors que la pièce devrait être écrite comme la tragi-comédie qu’elle est. La première « preuve » est donc que Le Cid ne suit pas les règles qui fixent la bonne constitution de la tragi-comédie. Le fait que la pièce ne suit même pas les règles générales du « poème dramatique » n’est que second dans les deux sens du terme, les « preuves » 2 à 4 ne sont que des éléments aggravants.
4Qu’est-ce donc qu’une tragi-comédie régulière selon Scudéry ? Les questions de l’unité de temps et de l’unité du lieu ne font rien à l’affaire. Scudéry ne les évoque que plus tard et qu’incidemment. Il juge la première « excellente quand elle est bien entendue », mais il la juge aussi accessoire, puisqu’il reproche à Corneille de s’y être astreint contre la vraisemblance8. Il n’évoque qu’indirectement la seconde, non pour accuser Corneille de l’avoir respectée ou de l’avoir enfreinte, mais pour lui reprocher de mal faire comprendre où se déroulent les différentes scènes, la pièce se déroule « presque sans changer de face9 ». Il faut comprendre que Corneille n’a pas su utiliser les possibilités scénographiques offertes par les « toiles » cachant ou dévoilant une partie du décor.
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10 Observations, p. 8. Cf. Scudéry, préface à La Mort de César : « » qu’une p...
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11 Observations, p. 9.
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12 Observations, p. 9.
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13 Observations, p. 8.
5Une tragi-comédie se définit d’abord par son « sujet » en opposition à la tragédie : c’est une action qui n’est pas simple et une histoire qui n’est pas connue. L’action simple, c’est ce qu’on trouve dans la tragédie10 et ce que Corneille a choisi par erreur dans Le Cid. Ce n’est pas une action unique, mais une action rayonnante centripète, c’est « une action principale, à laquelle tendent, et viennent aboutir toutes les autres, ainsi que les lignes se vont rendre, de la Circonférence d’un cercle à son Centre », et une action où un personnage ne « pouss[e] » « qu’un seul mouvement ». Ce qui s’oppose à la pièce à action simple de la tragédie et qui est de règle dans la tragi-comédie11, c’est le type d’action que n’a pas su inventer Corneille, celle où l’on a de la « diversité », une « intrigue », un vrai « nœud », un nœud vraiment « gordien ». En somme, la tragi-comédie se distingue de la tragédie par ce qui la fait « pencher » plutôt vers la comédie : « il faut que le premier Acte, dans cette espèce de Poème, embrouille une intrigue, qui tiennent toujours l’esprit en suspens, et qui ne se démêle qu’à la fin de tout l’Ouvrage12 » La tragi-comédie, c’est donc une vraie intrigue au lieu d’une action simple et une histoire dont on ne devine pas la fin au lieu d’une histoire qu’on sait déjà. On comprend que ces deux traits n’en font en réalité qu’un si on se rappelle que Scudéry dit que, dans la tragédie, on utilise des histoires connues parce qu’« on n’a pas dessein de surprendre le Spectateur, puisqu’il sait déjà ce qu’on doit représenter13 ». Ce trait unique, c’est la surprise, et plus largement la « diversité » : la surprise est dans la temporalité de l’action ce qu’est ce « changement de face » dans la scénographie que n’a pas non plus su exploiter Corneille, une recherche de la varietas.
Scudéry, le Guarini des Français
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14 A. Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, 1948, rééd....
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15 Cf. Scudéry, avis « À qui lit » de Ligdamon et Lidias : « dans les règles ...
6Le principal reproche fait par Scudéry au Cid est donc que la pièce ne respecte pas les règles de la tragi-comédie. Si cette vérité peut échapper, c’est que la tragi-comédie nous semble un genre qui se définit comme un genre sans règles, une « pièce irrégulière et qui revendique tous les droits14 ». Pourtant, pour Scudéry, la tragi-comédie a des règles, et des règles assez admises à son époque pour qu’il puisse, sans avoir même à les justifier, s’appuyer sur elles pour faire condamner Le Cid. Ces règles, ce sont celles qu’a imposées la théorie que Guarini a faite de la tragi-comédie pour répondre aux détracteurs de son Pastor fido15.
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16 Il compendio della poesia tragicomica, p. 5. Les numéros des pages sont ce...
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17 Compendio, p. 15 (la tragédie « richiama l’animo rilassato e vagante »).
7Tout en acceptant le postulat identifiant unité et perfection, Guarini doit répondre au reproche de monstruosité qui est adressé à la tragi-comédie, de façon à établir la légitimité de ce genre même s’il est inconnu des Anciens. C’est l’objet des deux premières parties de son Compendio¸ de son « Abrégé de la poétique de la tragi-comédie » (une troisième justifie l’appellatif de « pastorale » et la fin est une « anatomie » de la pièce acte par acte). Dans la question de l’unité, il distingue la question de la « forme » (forma, « genre ») et celle du « sujet » (soggetto, « action »)16. Premièrement, est-il légitime de mêler dans la tragi-comédie tragique et comique ? Oui, répond Guarini, en s’appuyant sur les traités d’histoire naturelle, de physique et de logique d’Aristote. La tragi-comédie n’est pas un « composé » (composto), un assemblage hétérogène de deux choses, mais un « mixte » (misto), une troisième chose homogène créée par une union de deux, qui sont contraires et non incompatibles. Il existe donc une « forme » tragi-comique, comme il existe une « forme » comique et une « forme » tragique. Deuxièmement, est-il légitime de mêler plusieurs actions, ou plutôt d’utiliser un « sujet » innestato, dans lequel s’insère un autre, sur lequel se greffe un autre ? Oui, car la tragi-comédie tient plutôt de la comédie et tout l’intérêt d’une pièce de Térence vient de ce que le sujet est « greffé » comme elle l’est dans le Pastor fido. L’action simple de la tragédie et l’action innestata de la comédie s’opposent, dans la forme et par leur effet : l’une produit la contraction et la concentration chez le spectateur17, l’autre a un effet dilatant et décontractant.
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18 C’est la lecture que proposait la grande étude sur Scudéry dramaturge d’Év...
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19 É. Dutertre, notice à l’édition du Prince déguisé, STFM, 1992.
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20 É. Dutertre, Scudéry dramaturge, ouvr. cité, p. 323.
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21 Andromire, Paris, Antoine de Sommaville, 1641, avis au lecteur.
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22 Démétrios (p. 27-28) et Hermogène (p. 29) comme théoriciens du mélange.
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23 La tradition cicéronienne (Orator, 20) et néo-platonicienne est décrite da...
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24 Comendio, p. 29 (« vaghe e belle misture » « gli stili si mescolano a guis...
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25 Sur les sources et la postérité moderne de cet idéal, voir P. Galland-Hall...
8Les Observations sont un texte qui s’appuie sur les règles, mais ces règles ne sont pas les règles de ce qu’on appelle aujourd’hui la dramaturgie classique. Faute de comprendre cela, on ne peut que trouver qu’il y a contradiction entre le Scudéry dramaturge et le Scudéry des Observations. Scudéry se serait fait de mauvaise foi et par jalousie pour Corneille le champion des règles au moment de la Querelle, mais il resterait profondément un « irrégulier »18. Le romanesque, l’irrégularité, l’immoralité et le spectaculaire du Prince déguisé seraient des traits baroques qui contrediraient la doctrine classique présente dans les Observations19. Cette perspective amène aussi à voir une contradiction profonde entre les Observations et les autres textes théoriques de Scudéry, en particulier l’avis au lecteur d’Andromire, postérieur à la Querelle20. Or ce dernier texte est au contraire une preuve de la cohérence de la pensée de Scudéry et une confirmation de sa source guarinienne. Le texte n’est pas à lire comme un manifeste de l’irrégularité, mais simplement comme un résumé de la théorie guariniennne de la tragi-comédie. Il est en effet une sorte d’abrégé de l’Abrégé et sa structure même reprend la « division » majeure du Compendio. La première partie traite du caractère misto de la tragi-comédie, la seconde de son caractère innestato. Entre les deux, Scudéry rappelle la thèse des adversaires de Guarini en utilisant la métaphore topique du monstre : il faut que « ceux qui n’approuvent point ce mélange, ne s’imaginent pas que les ouvrages de cette espèce, soient des Monstres comme les Centaures21 ». Dans la première partie, le propos peut sembler banal : « ce beau et divertissant poème, sans trop pencher vers la ude la Tragédie, où vers le style railleur de la Comédie, prend les beautés les plus délicates de l’une et de l’autre et sans être ni l’une ni l’autre, on peut dire qu’il est toutes les deux ensemble, et quelque chose de plus ». En fait, il s’agit d’un parfait résumé de l’argument de Guarini en faveur du misto, de la légitimité et même de la supériorité du genre tragi-comique. On note d’ailleurs la reprise d’un verbe et d’une image (« pencher ») déjà présents dans les Observations. Dans la seconde partie, Scudéry ne revendique pas l’irrégularité, mais résume simplement ce qui différencie la tragi-comédie de la tragédie : « Il est bien difficile qu’une action nue, et sans incidents imprévus, pense avoir autant de grâce, que celle qui dans chaque scène, montre quelque chose de nouveau ; qui tient toujours l’esprit suspendu ; et qui par cent moyens surprenants, arrive insensiblement à la fin ». Il ne fait encore que résumer Guarini en belles formules, remplaçant les savantes références à Aristote de ce dernier par des exemples tirés de l’ordre architectural « composé » pour le misto (« en Architecture, on mêle les différents Ordres » et « du mélange des cinq il s’en fait un composé, qui n’est pas moins beau que les simples », « de même de l’assemblage des ces diverses beautés, il résulte quelque chose d’excellent ») et des grands tableaux à plusieurs personnages de « cet illustre et fameux Poussin » pour l’innestato. Mais ce qui relie plus profondément Scudéry à Guarini, c’est que comme lui il pense la tragi-comédie en référence au style moyen. Ce style est celui de l’agrément : du genre de la tragi-comédie, Scudéry dit que « s’il n’est le plus parfait, il est du moins le plus agréable », que s’y rencontre « admirablement » « cette juste médiocrité où l’on dit que se trouve la perfection de toutes choses ». Mais ce style est repensé à travers les rhétoriques hellénistiques. Guarini y renvoyait explicitement22, prônant pour la tragi-comédie un style moyen, pensé non comme un style intermédiaire selon sa définition cicéronienne23, mais comme le style de la composition du divers, du « mélange plaisant et beau » où « les styles se mêlent à la façon des couleurs »24, et en tant que tel propre à être le style des styles, à détrôner le style élevé comme style « récapitulatif ». La tragi-comédie, dit Scudéry, est un « beau et divertissant poème », qui « prend les beautés les plus délicates de l’un et de l’autre », c’est un « assemblage de diverses beautés ». Les exemples qu’il utilise sont significatifs en ce qu’ils sont empruntés aux arts plastiques, modèles hellénistiques de l’art littéraire, et en ce qu’ils disent l’alliance du multiple : Poussin est mobilisé pour « l’ordonnance, ou pour le grand nombre de figures, qu’il fait mouvoir ou plutôt vivre dans ses Tableaux ». C’est définir le grand style moderne selon cet idéal grec de la poikilia25 qui fait la beauté chatoyante de l’« émail » des fleurs dans un pré de printemps, de la soie, de la plume de paon. Pour le frontispice du Prince déguisé, tragi-comédie de la galanterie « grecque », Scudéry avait justement fait graver un jardin dont le parterre de fleurs divisé en triangles évoquait la queue d’un paon.
Le reniement de Corneille
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26 Compendio, p. 41-45.
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27 Poétique, X, 52 a (peplegmenos). Scudéry traduit par « mixte », mêlé » ou ...
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28 Poétique, IX, 52 a (episodiôdès muthos).
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29 Les Six premières comédies facétieuses, Paris, l’Angelier, 1579 ; éd. cité...
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30 Scudéry, La Comédie des comédiens, Paris, A. Courbé, 1635, « Le Prologue, ...
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31 La Querelle du Cid, éd. citée, p. 609
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32 Pratique du théâtre, II, 1, éd. H. Baby, Paris, Honoré Champion, 2001, p. ...
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33 Sur l’« intrigue » comme trait définitoire de la comédie en opposition au ...
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34 Pratique du théâtre, II, 5, éd. citée, p. 149.
9Avant de montrer comment des épisodes viennent s’intriguer dans son Pastor Fido, Guarini commence par l’analyse d’un exemple, la comédie de l’Andrienne, et suit un contre-exemple, la tragédie d’Hécube d’Euripide et sa duplicité d’action (ce qui lui permet de tenir compte de la condamnation de la pièce à épisodes par Aristote)26. Le sujet innnestato ne correspond pas à la pièce complexe telle que la définit Aristote dans la Poétique, celle qui se fonde sur un renversement accompagné d’une « péripétie » et/ou d’une reconnaissance27, ni à la condamnable pièce à épisodes28. C’est l’intrigue élaborée, dont Térence donne le modèle, modèle qui est aussi celui de la comédie littéraire de la Renaissance italienne. Dans le prologue de l’Andrienne, Térence affirme que le but est d’abord de plaire et revendique pour cela le droit de faire du nouveau en mêlant plusieurs modèles grecs (deux pièces de Ménandre). Quand en 1579, dans le prologue des Jaloux29, P. de Larivey écrit : « comme elle est d’argument double, aussi la plus grande partie de son sujet a été prise de deux de Térence ; à savoir l’Andrie et l’Eunnuque », il « imite » Térence sur deux plans à la fois : il le prend comme source, mais plus profondément il reprend sa méthode même. Quand dans les années 1630 en France on parle de pièce « composée », ce n’est pas en référence à Aristote, mais à Térence et plus généralement au modèle comique dont pour tous, pour Scudéry comme pour Corneille, le « principal secret » est l’« intrique » des « accidents »30. La préface de Mairet à La Silvanire parle de « sujet non simple, mais composé » en ajoutant immédiatement « comme la plupart de celles de Térence » : c’est l’action « innestata di due soggetti alla terenziana » dont parle Guarini. La définition que donne des poèmes composés l’auteur du « traité de la Disposition du Poème dramatique » inclus dans le Discours à Cliton, un des textes de la Querelle, a été donnée comme originale, voire comme constituant un « hapax » théorique. Mais définir les poèmes composés comme ceux « qui sont composés de deux ou trois sujets remplis d’effets et d’incidents »31, ce n’est pas revendiquer le droit de violer la règle de l’unité d’action, c’est formuler en français ce qu’est la pièce « innestata ». On souligne l’originalité de cette position en la trouvant où elle n’est pas. En opposant les pièces simples respectant les unités de temps et de lieu et les pièces composés ne les respectant pas, l’auteur se contente d’enregistrer une réalité du théâtre contemporain. Son originalité théorique n’est pas là : elle est de dissocier cette opposition de l’opposition des genres à laquelle elle était liée, ce qui permettait d’imaginer par exemple des tragi-comédies simples ou des tragédies composés, ce que n’admettent pas justement ni Guarini ni à sa suite Scudéry. Il faut donc bien comprendre que l’auteur du texte écrit contre Scudéry, comme l’indique d’ailleurs le titre. C’est à une dissociation du même ordre que se livrera l’abbé d’Aubignac. Il oppose les pièces où l’« histoire » est « fondée » sur « une belle passion », comme « la Mariane et le Cid » et celles où elle est fondé « sur une belle intrigue, comme le Prince déguisé et le Cléomédon »32, mais il n’assimile plus cette opposition à une opposition entre d’une part la tragédie et son unique « mouvement » et de l’autre la comédie ou la tragi-comédie et leurs sujets « intriqués », assimilation qui fondait la poétique guarinienne de Scudéry et celle du premier Corneille33. De même, il considère comme naturelle à la comédie l’« histoire à deux fils » et constate son absence dans la tragédie antique, mais il accepte en outre qu’elle soit utilisé dans la tragédie moderne34.
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35 Compendio, p. 42 (« grandi affetti, ma non intrighi » ; « favola patetica ...
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36 Compendio, p. 42 (« terzo termine »).
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37 Compendio, p. 43 (« Che altro è quella favola, se non l’amore d’uno infeli...
10L’analyse que Guarini fait de L’Andrienne met en évidence le peu d’intérêt en soi de l’intrigue principale (les amours de Pamphile et Glycère). Celle-ci constitue un module minimum (la colère du père empêche les amours, une reconnaissance leur donne une fin heureuse), mais en soi « insipide », parce que, s’il permet de peindre des caractères et des passions, il n’est pas dramatique35. La réussite dramatique ne se fonde que sur les épisodes des amours d’un second couple, épisodes nécessaires grâce à la présence d’un « troisième terme »36 faisant le lien. De même, le principal sujet du Pastor Fido n’aurait pas d’intérêt s’il n’était le point de jonction des fils multiples de la pièce et il ne trouve son nœud qu’en se croisant avec les amours de Corisca et Silvio ; en lui-même, ce n’est qu’un banal triomphe de l’amour37.
11Cette analyse rend compte de bien des tragi-comédies des années 1630. Dans La Céliane de Rotrou, on aurait du mal sans le titre à désigner le personnage principal. Les amours de l’héroïne éponyme et de Florimant occupent une place centrale seulement si on prend l’adjectif à la lettre : elles passent au premier plan après l’histoire de Pamphile et Nise qui prépare le nœud, mais reviennent au second avec l’histoire de Philidor et Julie qui permet le dénouement. Elles sont en outre un peu ternes, puisqu’elles ne sont bâties ni sur la « fortune » qui contrarie les amours romanesques et passionnées de Pamphile et Nise, ni sur la subtilité comique qui embrouille et débrouille celles de Philidor et Julie de façon pré-marivaudienne. L’histoire principale des amours de Céliane et Florimant se déroulent sans vraie justification psychologique : Céliane passe sans raison et hors scène de la froideur à la déclaration d’amour, Florimant va chercher ailleurs l’amour et revient à elle de façon tout aussi brusque. Ces amours sont en somme insipides, parce que, si elles permettent de peindre des caractères et des passions, elles ne sont pas dramatiques. Ce qui fait l’intérêt de la pièce, c’est l’intrication avec les parties ajoutées. La pièce illustre le modèle tragi-comique guarinien.
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38 Œuvres complètes, éd. A. Stegmann, Paris, Seuil (« L’Intégrale »), p. 55 a...
12C’est la même analyse qu’on pourrait faire de Clitandre de Corneille, si lui-même ne l’avait pas faite dans l’« examen » de sa pièce38. La « constitution » est si « désordonnée, que vous avez de la peine à deviner qui sont les premiers acteurs ». Le personnage éponyme sert de pivot (c’est sur lui que pèse le péril, celui d’être cru coupable), mais c’est un « héros bien ennuyeux » : il ne manque pas de pathétique, mais est fort peu dramatique (il sert à un schéma dramatique réduit à l’essentiel), et ne sert qu’à enter deux histoires d’amour périphériques où se porte l’intérêt, celles de Rosidor et Caliste, celles de Pymante et Dorise. Quand Corneille en 1632 publie sa première pièce, Clitandre, il offre au public une illustration du prestigieux modèle guarinien : le Pastor fido, c’est le « miracle de l’Italie » (avis au lecteur de 1648 des Œuvres de Corneille). Quand il en fait l’ « examen » en 1660, il sacrifie sa pièce pour tourner en dérision ce modèle, qu’il présente comme absurde parce que c’est en son nom que Scudéry a condamné Le Cid. En transformant sa première tragi-comédie parfaitement « composée » en une tragédie ratée et sa seconde, mal « composée » parce que n’ayant pas de véritable intrigue, en une tragédie réussie, Corneille répond habilement à la critique de Scudéry faite au nom du modèle guarinien auquel il a lui-même un temps adhéré, et il opère en même temps la liquidation de ce modèle.
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39 Dans A. Niderst dir., Les trois Scudéry, Paris, Klincksieck, 1993, trois a...
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40 C. Searles, « Italien Influence as Seen in the Sentiments of French Academ...
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41 Pour un état de la question critique, voir L. Giavarini, « La réception du...
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42 Voir la fin de l’introduction (p. 120-170).
13Les polémiques autour du Pastor fido et le monument théorique de Guarini auquel elles avaient abouti servent d’horizon de la Querelle du Cid. L’imprégnation par la prestigieuse culture italienne des principaux acteurs de la Querelle du Cid, Mairet bien sûr, mais aussi Scudéry39 et Chapelain40, est bien connue. Mais l’étude de l’influence de Guarini dans la France du premier xviie siècle s’est longtemps limitée aux imitations textuelles ou thématiques du Pastor fido41 et il semble qu’il reste à faire l’histoire du modèle théorique guarinien en France. La réflexion de Guarini est pour le théâtre ce qu’est celle du Tasse pour le roman et l’épopée, et ce dès la génération d’Alexandre Hardy. L’édition du Compendio par Laurence Giavarini et sa riche introduction ont tout récemment ouvert la voie42.
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43 Voir l’index de La Querelle du Cid, éd. citée.
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44 La Querelle du Cid, éd. citée, p. 568 (éd. or. p. 11).
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45 Lettre à Balzac du 13 juin 1637 (Lettres, éd. Ph. Lamizey de Larroque, t. ...
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46 L. Giavarini (introduction à l’éd. citée du Compendio, p. 136) relève la c...
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47 Lettre à M. Bouchard du 6 janvier 1639 (Lettres, éd. citée, t. I, p. 335).
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48 La Querelle du Cid, éd. cité, p. 933b (éd. or. p. 11).
14Lors de la Querelle du Cid, les références aux théories de Guarini sont rarement explicites, mais quelques mentions dispersées nous montrent que son souvenir est omniprésent43. La péroraison de la Lettre de Mr de Scudéry en appelle à l’Académie pour la gloire des Académiciens et « celle de notre Nation en général » « vu que les étrangers qui auront pu voir ce beau chef-d’œuvre, eux qui ont eu des Tasso et des Guarini, croiraient que nos plus grands Maîtres ne sont que des apprentis »44. Chapelain pense de même, qui déplore dans une lettre de 1637 à propos du Cid l’état « barbare » du théâtre français par rapport à l’Italie45. Dans sa préface à l’Adone, il avait repris la méthode de Guarini, fondant la légitimité d’un genre nouveau en l’inscrivant dans une « case vide » de la théorie antique et en le rattachant au style moyen46. Dans une lettre deux ans après la Querelle en 1639, il place le Pastor fido au-dessus même de l’Aminte « pour le nœud et le dénouement »47. On lit dans les Sentiments de l’Académie la trace de cette reconnaissance du prestige de Guarini quand y est noté que sa pièce a déclenché une querelle en Italie qui permit de poser et de résoudre des questions essentielles de poétique48. La Querelle du Cid est le moment où la France imite l’Italie de Guarini. Mais faire comme Guarini en Italie a amené finalement à sonner le glas du modèle guarinien jusqu’alors dominant : c’est le paradoxe de toute imitation vraiment réussie. Et c’est ce qui fait qu’il y a deux Cid, une tragi-comédie à l’italienne, ratée, et une tragédie que Corneille a réussi à imposer comme la première pièce classique à la française.
Notes
1 P. Corneille, Le Cid, éd. J. Serroy, Paris, Gallimard, 1993 (Folio Théâtre), préface p. 7-33. De Jean Serroy, voir aussi “Le Cid comi-tragédie”, dans E. Mosele dir., Dalla tragedia rinascimentale alla tragicommedia barocca…, Fasano, Schena Editore, 1993.
2 G. Forestier, présentation à son édition du Cid, Paris, STFM, 1993, p. xix.
3 Observations sur Le Cid, p. 6 et p. 10. Le numéro des pages est celui de l’édition originale. Nous citons d’après l’édition du texte dans La Querelle du Cid, éd. J.-M. Civardi, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 367-431.
4 Observations, p. 21-31.
5 Poétique, ch. 6, 50 a 38.
6 Rhétorique à Hérennius, II, 38 ; Cicéron, De inventione, II, 45.
7 Observations, p. 8-10.
8 Observations, p. 17-19.
9 Observations, p. 64.
10 Observations, p. 8. Cf. Scudéry, préface à La Mort de César : « » qu’une principale action où toutes les autres aboutissent ».
11 Observations, p. 9.
12 Observations, p. 9.
13 Observations, p. 8.
14 A. Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, 1948, rééd. A. Michel, 1997, t. 1, p. 425.
15 Cf. Scudéry, avis « À qui lit » de Ligdamon et Lidias : « dans les règles des anciens Poètes Grecs et Latins, et dans celles des modernes Espagnols et Italiens »,
16 Il compendio della poesia tragicomica, p. 5. Les numéros des pages sont ceux de l’édition de 1601. Nous citons d’après Il compendio della poesia tragicomica [De la poésie tragi-comique], éd. et trad. L. Giavarini, Paris, Honoré Champion, 2008.
17 Compendio, p. 15 (la tragédie « richiama l’animo rilassato e vagante »).
18 C’est la lecture que proposait la grande étude sur Scudéry dramaturge d’Évelyne Dutertre, Genève, Droz, 1988. Selon elle, sans former un « système logique et rationnel », « les Observations sont néanmoins un exposé à peu près complet des règles essentielles de la doctrine classique » (p. 28).
19 É. Dutertre, notice à l’édition du Prince déguisé, STFM, 1992.
20 É. Dutertre, Scudéry dramaturge, ouvr. cité, p. 323.
21 Andromire, Paris, Antoine de Sommaville, 1641, avis au lecteur.
22 Démétrios (p. 27-28) et Hermogène (p. 29) comme théoriciens du mélange.
23 La tradition cicéronienne (Orator, 20) et néo-platonicienne est décrite dans J. Lecointe, L’Idéal et la Différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993.
24 Comendio, p. 29 (« vaghe e belle misture » « gli stili si mescolano a guisa di colori »).
25 Sur les sources et la postérité moderne de cet idéal, voir P. Galland-Hallyn et L. Deitz, « Les styles au Quattrocento et au XVIe siècle », dans P. Galland-Hallyn et F. Hallyn dir., Poétiques de la Renaissance […], Genève, Droz, 2001, p. 541 et suiv., p. 552-555, et P. Galland-Hallyn, Le Reflet des fleurs, description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 380-384 et p. 538-563.
26 Compendio, p. 41-45.
27 Poétique, X, 52 a (peplegmenos). Scudéry traduit par « mixte », mêlé » ou « non simple » (Observations, p. 393)
28 Poétique, IX, 52 a (episodiôdès muthos).
29 Les Six premières comédies facétieuses, Paris, l’Angelier, 1579 ; éd. citée : Lyon, Benoist Rigaud, 1597, p. 420. La pièce est une adaptation des Gelosi de Gabbiani.
30 Scudéry, La Comédie des comédiens, Paris, A. Courbé, 1635, « Le Prologue, l’Argument », en tête de L’Amour caché par l’amour, p. 48.
31 La Querelle du Cid, éd. citée, p. 609
32 Pratique du théâtre, II, 1, éd. H. Baby, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 111-112. Une troisième catégorie est celle des pièces fondées « sur un spectacle extraordinaire ».
33 Sur l’« intrigue » comme trait définitoire de la comédie en opposition au mouvement de passion définissant la tragédie, chez le premier Corneille, voir Ch. Noille-Clauzade, « Le Cid et la rhétorique des passions », dans J ;-Y. Vialleton dir., Lectures du jeune Corneille, Rennes, PUR, 2001, p. 93-110.
34 Pratique du théâtre, II, 5, éd. citée, p. 149.
35 Compendio, p. 42 (« grandi affetti, ma non intrighi » ; « favola patetica e morata, ma non operante »).
36 Compendio, p. 42 (« terzo termine »).
37 Compendio, p. 43 (« Che altro è quella favola, se non l’amore d’uno infelice amante, col mezzo della fede maravigliosamente fatto felice ?).
38 Œuvres complètes, éd. A. Stegmann, Paris, Seuil (« L’Intégrale »), p. 55 a et 55 b.
39 Dans A. Niderst dir., Les trois Scudéry, Paris, Klincksieck, 1993, trois articles sont consacrés à l’italianisme de G. de Scudéry, mais Guarini n’y est mentionné qu’en passant.
40 C. Searles, « Italien Influence as Seen in the Sentiments of French Academy on the Cid”, The Romanic Review, vol. III, n° 4, oct.-déc. 1912, p. 362-390. L’auteur va jusqu’à soutenir que l’on peut considérer les Sentiments de l’Académie sur Le Cid comme le texte qui plus qu’aucun autre fut le véhicule des doctrines littéraires et des méthodes critiques en provenance d’Italie (p. 388).
41 Pour un état de la question critique, voir L. Giavarini, « La réception du Pastor fido en France au XVIIe siècle : bref état des lieux de la recherche », Études Epistémè, n° 4, 2003.
42 Voir la fin de l’introduction (p. 120-170).
43 Voir l’index de La Querelle du Cid, éd. citée.
44 La Querelle du Cid, éd. citée, p. 568 (éd. or. p. 11).
45 Lettre à Balzac du 13 juin 1637 (Lettres, éd. Ph. Lamizey de Larroque, t. I, p. 156).
46 L. Giavarini (introduction à l’éd. citée du Compendio, p. 136) relève la commune « disposition en arborescence de la démonstration ».
47 Lettre à M. Bouchard du 6 janvier 1639 (Lettres, éd. citée, t. I, p. 335).
48 La Querelle du Cid, éd. cité, p. 933b (éd. or. p. 11).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Jean-Yves Vialleton
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution