La Réserve : Archives Jean-Yves Vialleton
Vies et légendes de Rotrou. Les anecdotes biographiques concernant Rotrou
Initialement paru dans : Actes des conférences de la journée de célébration des quatre-cents ans de la naissance de Rotrou, 3 avril 2009, Dreux, Ville de Dreux, 2010, p. 20‑24 [transcription brute de la conférence]
Texte intégral
1Je vais un peu revenir sur des choses dont Stéphane Zékian a déjà très bien parlé, parce que c’est des légendes biographiques dont moi aussi je voudrais parler. Légendes qui existent pour bien d’autres auteurs du 17e siècle (Corneille, Molière, Racine…), mais qui sont particulièrement importantes concernant Rotrou, parce que, finalement, on ne connaît pas grand-chose de sa vie. L’unique livre qui fait la biographie de Rotrou a été écrit à la fin du 19e siècle par l’historien sarthois Henri Chardon. Son auteur essayait d’établir la vérité à partir de documents fiables pour mettre justement à distance ce qu’il appelait les « légendes », les « vieilles croyances littéraires prêtant à de magnifiques lieux communs » (cette dernière expression renvoyant à ce type d’éloquence dans lequel, à partir d’une anecdote biographique, on prêche une leçon morale ou politico-morale).
2Les anecdotes concernant la vie de Rotrou sont en petit nombre, mais il y en a encore un plus petit nombre qui connaît vraiment le succès. C’est-à-dire qu’il y en a trois qui connaissent vraiment le succès : ce sont les trois que Stéphane Zékian a citées. La première, c’est celle selon laquelle Corneille appelait Rotrou « mon père » ; la deuxième, c’est la prodigalité de Rotrou et le procédé qu’il avait trouvé pour pouvoir conserver de l’argent (il jetait des écus et des pistoles dans des fagots et quand il n’avait plus d’argent, parce qu’il l’avait dépensé au jeu, eh bien, il secouait les fagots pour trouver pistoles et écus) ; la troisième c’est sa fameuse mort héroïque (il a refusé de quitter la ville dont il avait la charge et, du coup, il en est mort).
3Ce que je voudrais faire, c’est revenir rapidement sur ces trois anecdotes. Non pas pour les commenter dans le détail, vous les connaissez et Stéphane en a parlé, mais pour voir si elles ne forment pas une cohérence. Apparemment non, elles n’ont rien à voir, mais je vais essayer de faire l’hypothèse qu’elles s’inscrivent dans un mythe cohérent. Et que, du coup, le mot de légende et ou de mythe peut être employé en toute rigueur. Mais avant de se pencher sur ces légendes et de montrer quelle est leur cohérence, je voudrais mentionner une autre anecdote, qui n’a pas « marché ».
4En effet, il y a des anecdotes qui sont très bonnes et qui n’ont pas marché. Par exemple, un des premiers témoignages sur Rotrou se trouve dans les manuscrits où Tallemant des Réaux a réuni à partir des années 1650 des petites anecdotes, des Historiettes, c’est le titre qu’il donne à son recueil, concernant l’époque d’Henri IV, de Louis XIII et de la Régence. Ce manuscrit est longtemps resté inédit, on l’a édité au 19e siècle, puis au 20e dans une version plus complète (on peut le lire dans la collection de la Pléiade). Rotrou y est mentionné et voilà ce qu’écrit Tallemant des Réaux : « Rotrou, le poète comique ou tragique ou tragi-comique comme il vous plaira, cajolait une fille à Dreux sa patrie. Elle le recevait mal. On lui dit : Vous maltraitez cet homme. Savez-vous bien qu’il vous immortalisera. ? – Lui ! dit-elle. Ah ! Qu’il y vienne pour voir ! » Voilà une très bonne anecdote, me semble-t-il, drôle. Or, cette anecdote n’est jamais reprise, elle ne « marche » pas, elle nous semble pourtant bonne. Cela pose un problème, qui est vraiment intéressant.
5Passons à nos trois anecdotes, celles qui ont « marché ». Dès la fin du 17e siècle et tout au long du 18e siècle se publient des grands dictionnaires, des grands dictionnaires historiques, ou de langue, qui connaissent de nombreuses rééditions, chaque fois augmentées. Rotrou, sous le nom erroné d’Eustache Rotrou, est répertorié dès 1725, dans une réédition du dictionnaire de Moréri. Son nom apparaît aussi dans les histoires du théâtre français. Au 18e siècle, il y a une véritable passion pour le théâtre, ce qu’on a appelé une « théâtromanie ». Cette passion fait que l’on publie des histoires du théâtre français, des dictionnaires du théâtre français, des répertoires des pièces, des auteurs, des acteurs, parfois année par année, et cela depuis les origines, c’est-à-dire depuis le Moyen Âge. On dispose d’une dizaine de livres de ce genre. De tous ces livres, les plus connus, ce sont le dictionnaire et l’histoire du théâtre des frères Parfait. Mais il y en a bien d’autres. Tous ces ouvrages sont des ouvrages assez érudits. Ils sont ce que sont aujourd’hui les histoires et dictionnaires du cinéma : il y a eu au 18e siècle des ouvrages pour « théâtromanes », comme il y a aux 20e et 21e siècles des ouvrages pour cinéphiles. Comme les films aujourd’hui dans le Guide des films dirigé par Jean Tulard, dans ces livres les pièces sont « notées », jugées bonnes ou pas… C’est tout à fait le même phénomène que la cinéphilie. Il y a une théâtromanie qui construit une mémoire théâtrale et qui construit le théâtre moderne, en français, comme grand art. Comme au 20e siècle, on a construit le cinéma comme « septième art ». Eh bien, dans ces différents ouvrages, on trouve des notices sur les auteurs et on trouve des anecdotes sur les pièces. Et c’est dans ces notices, dans ces histoires du théâtre que vont être reprises sans cesse et parfois au mot près les anecdotes sur Rotrou. Évidemment, il y en a trois qui ressurgissent sans cesse : celles qu’on a dites.
6Il y a quelque chose à ajouter, qui est curieux : c’est que, au 19e siècle, ces légendes vont être véhiculées par ceux-là même qui les réfutent. On va faire des travaux très sérieux pour dire : « Mais non, c’est tout à fait faux, Rotrou n’a jamais fait ceci ou cela. ». Mais, du coup, on va faire connaître l’anecdote. Et, en fin de compte, l’esprit critique du 19e siècle va continuer à faire vivre ces anecdotes. Cela a fonctionné comme la circulation des rumeurs qu’on essaie d’éteindre et, en en parlant, par là même au contraire on les attise, ou comme celle des « légendes urbaines » d’aujourd’hui (ces histoires que l’on raconte : « il y a des mygales dans les yuccas » etc.). On ne transmet pas seulement les légendes urbaines parce qu’on y croit, mais aussi parce que l’on s’est fait gruger et qu’on veut rendre la pareille, ou encore parce que l’on trouve cela tout à fait drôle, ou même pour pouvoir dire qu’on trouve scandaleux que l’on puisse raconter des choses comme cela. Ce qui reste, c’est que cela se diffuse, quelle que soit l’intention de ceux qui participent à cette diffusion. C’est pour cela qu’il me semble que l’anecdote biographique fonctionne bien comme la légende. Elle fonctionne bien de cette façon aussi parce que, et ça, Jean Guiloineau nous le montrera tout à l’heure, elle donne naissance à des fictions. Les légendes urbaines ont donné des idées de scénario fabuleuses, vous le savez, aux cinéastes d’Hollywood. De même, au 19e siècle, les peintres ont fait des tableaux, les dramaturges ont écrit des pièces à partir d’anecdotes concernant par exemple Molière. Cela a commencé même bien plus tôt. Dès après la mort de Molière, on l’a mis en scène dans une pièce qui s’appelle « l’ombre de Molière ». Au 18e siècle, Goldoni lui-même a écrit une pièce qui met en scène Molière.
7L’anecdote selon laquelle Corneille aurait appelé Rotrou « mon père », on la retrouve aujourd’hui dans des ouvrages universitaires. Quand un universitaire n’a plus de quoi montrer sérieusement les relations entre Corneille et Rotrou, il peut écrire : « D’ailleurs la tradition ne dit-elle pas que… ». Donc vous voyez que c’est encore vivant. C’est l’anecdote la plus répandue. Alors pourquoi la plus répandue ? À mon avis parce qu’elle a été lancée par quelqu’un de très important : par Voltaire. Voltaire n’a pas inventé l’anecdote, le livre le plus ancien dans lequel je l’ai trouvée, c’est en un livre de 1733, la Bibliothèque théâtrale de Maupoint, c’est-à-dire un des premiers répertoires de l’ancien théâtre français écrit au 18e siècle. Et c’est probablement là que Voltaire l’a trouvée. Maupoint disait : « Corneille appelait ordinairement Rotrou “mon père“ ». Voltaire a supprimé l’« ordinairement ». Il faudrait réfléchir là-dessus, mais, bon, c’est un détail. Et il a introduit cette anecdote dans une courte notice qu’il a mise dans Le Siècle de Louis XIV en 1752. L’ouvrage a eu immédiatement un énorme succès et il a connu plein de contrefaçons. Et c’est un ouvrage qui a modelé la vision que l’on a du « Grand Siècle », il a eu une importance énorme dans l’historiographie. Or, il y a en annexe un petit dictionnaire avec des notices sur les grands hommes de ce siècle, et Rotrou y entre avec une très courte notice. C’est d’autant plus important que Rotrou n’était pas dans les listes précédentes. Il n’est pas par exemple dans la liste des grands hommes de l’époque du siècle de Louis XIV dressés dès 1696 par Charles Perrault. Donc cela donne une valeur à cette notice, par ailleurs extrêmement courte en réalité. Je la lis : « Rotrou Jean né en 1609 » Ce n’est pas mal, car au début du 18 siècle, certaines répertoires ne connaissent pas son prénom ou bien ne savaient pas sa date de naissance. Je poursuis : « … le fondateur du Théâtre. La première scène et une partie du quatrième acte de Venceslas sont des chefs-d’œuvre. » À l’époque, on se demande : « C’est qui, Rotrou ? », parce que c’est un auteur oublié, mais en même temps on continue à jouer une ou deux pièces de lui. Donc, du coup, on se demande qui c’est. Voltaire finit ainsi la notice : « Corneille l’appelait son père. On sait combien le père a été surpassé par le fils. Venceslas ne fut composé qu’après Le Cid. Il est tiré, comme Le Cid d’une tragédie espagnole. Mort en 1650. » Là où Voltaire a pris ce renseignement, l’anecdote est noyée dans beaucoup de faits, y compris le catalogue des pièces de Rotrou. Ici, Voltaire ne prend qu’une seule anecdote et il en fait le centre d’une notice très courte. Cela fait « vrai témoignage ». Cela fait encore plus vrai que la mention de la date de naissance : « né en 1609 ». C’est précis. D’autres ne la donnaient pas. Mais si l’on réfléchit, ces deux précisions se contredisent. Si Rotrou est né en 1609, cela veut dire qu’il avait trois ans de moins que Corneille. Au 17e siècle on pouvait dire « mon père » à une personne âgé, même par simple politesse à un inconnu. Mais Rotrou est mort à 41 ans, il n’a jamais été un vieillard. On ne voit pas comment Corneille aurait pu appeler quelqu’un qui n’a jamais été un vieillard, et même quelqu’un qui était plus jeune que lui, « mon père ». Donc cette anecdote est totalement invraisemblable. Et on voit à la fin d’ailleurs que Voltaire est gêné : il précise que Venceslas n’a été composé qu’après Le Cid. La demi-rectification chronologique donne l’impression d’un repentir de mythomane. Mais d’un repentir de mythomane que l’on ne peut pas dire maladroit, puisque cela a très bien marché en réalité.
8Vous voyez que cette anecdote n’est pas plus vraisemblable que l’anecdote de la jeune Drouaise. L’une a marqué les mémoires, l’autre non. L’anecdote de la jeune Drouaise, en réalité, elle a eu du succès, mais avec d’autres noms que celui de Rotrou. Des anecdotes analogues, on en trouve sur Ronsard, mais sur Rotrou, cela n’a pas marché. Cela signifie que l’anecdote est bonne, mais qu’elle n’est pas bonne pour Rotrou. Qu’elle n’est pas une anecdote rentrant dans le cycle mythique dont Rotrou est le nom. Et cela signifie autre chose aussi : c’est que les histoires persistent et que les noms changent. On raconte une histoire sur Charlemagne et, après, on va la raconter sur Charles Quint. Et c’est un phénomène bien connu de ceux qui ont étudié la formation des légendes. Dès la fin du 19e siècle, les folkloristes se sont aperçu qu’on racontait des anecdotes un peu invraisemblables sur Garibaldi qui était en réalité tirées de Tite-Live. Alors, ici, dans le cas de la jeune Drouaise, on a une jeune fille idiote. Donc on est dans les histoires drôles qui font rire aux dépens des gens supposés être bêtes (c’est ce qu’on appelle les beotiana). Mais si on réfléchit, on peut aussi lui donner un peu raison, à cette jeune fille, comme à une servante de Molière. Elle ne se laisse pas avoir : c’est du blabla ce que racontent les poètes. Vous voyez, soit on rit du poète, soit on rit d’elle. En réalité, on est dans une espèce de trouble, d’ambiguïté. On ne peut pas dire que cette anecdote est une démystification de la poésie ou qu’elle est au contraire une condamnation des gens habitant loin de Paris. Non. C’est ambigu : ce n’est pas exemple moral. Un exemple moral fonctionne avec une sorte de message simple. Une anecdote, elle, semble insignifiante et ambiguë. C’est qu’elle renvoie en fait à des choses bien plus profondes. En effet, la jeune fille représente quoi ? L’union sexuelle, donc la perpétuation de l’espèce, la nature, alors qu’en revanche le poète est celui qui ne peut pas s’unir sexuellement, parce que, lui, en écrivant des textes qui durent plus que les hommes, il perpétue la culture, ce qui permet la perpétuation du groupe social. Mort/perpétuation, nature/ culture : c’est là l’ « armature » de l’anecdote, pour reprendre une notion que Claude Lévi-Strauss utilise dans son analyse des mythes.
9Dans l’anecdote de Voltaire, évidemment, quand on dit que Rotrou est le père de Corneille, il ne s’agit pas d’établir une généalogie réelle ni même une relation biographique d’amitié entre les deux hommes, mais d’établir une chronologie mythique de l’histoire littéraire, comme Stéphane l’a dit. C’est-à-dire de distinguer trois âges dans l’histoire du théâtre français : un grand-père qui serait Rotrou, un fils qui serait Corneille et un petit-fils qui serait Racine. On fait ce qu’on appelle une « généalogisation ». Cela est bien connu de ceux qui étudient les mythes et légendes. Dans les vies légendaires des philosophes, des peintres ou des poètes antiques, on dit qu’Untel est le gendre de tel autre ou le fils de tel autre, alors qu’on n’en sait rien et que c’est sûrement faux. En réalité, c’est pour dire que telle œuvre est affiliée à telle œuvre. Bref, ce qui compte, c’est moins finalement la vérité des faits et de la chronologie, que la vérité du tableau que cela dessine, de la mise ne ordre que cela opère, et qui fait sens. Je prends d’autres exemples. On dit qu’Homère était le fils de Télémaque. Vous voyez que cela a un rapport direct avec l’œuvre. On dit également qu’Euripide était le fils d’une maraîchère et qu’il vendait un certain légume. Cela peut sembler complétement insignifiant, mais si on se renseigne sur ce légume, on s’aperçoit qu’il était censé faire maigrir dans l’Antiquité grecque. On comprend alors qu’Euripide est mis sous le signe du mince. Or, qu’a fait Euripide précisément ? Il a employé dans ses tragédies le style simple de la conversation ordinaire qui l’opposait au grand style poétique de Sophocle et encore plus d’Eschyle : un style que les Grecs appelaient justement « maigre ». Vous voyez que la légende a une vérité profonde. Il ne faut pas la suspecter, il faut savoir au contraire l’écouter : elle peut nous donner la signification profonde de l’œuvre, rien que ça.
10Passons aux deux autres anecdotes : celle du fagot et celle de la mort héroïque. L’histoire de la mort de Rotrou apparaît non pas dans un dictionnaire historique, mais dans un dictionnaire de langue, celui de Richelet (c’est le tout premier dictionnaire de la langue française, avant même celui de Furetière et celui de l’Académie française). Elle apparaît non pas dans la première édition, de la fin du 17e siècle, mais dans des éditions du 18e siècle. Un imprimeur lyonnais fait une contrefaçon du dictionnaire de Richelet, mais une contrefaçon complétée. Il ajoute d’abord une liste des auteurs cités par Richelet, puis dans une nouvelle édition, en 1728, cette liste devient carrément un dictionnaire des auteurs et dans ce dictionnaire apparaît Rotrou. C’est là qu’on trouve pour la première fois l’histoire de la mort de Rotrou et surtout la citation de la lettre de Rotrou à son frère lui expliquant qu’il veut rester dans la ville.
11Quant à l’anecdote sur la prodigalité et sur les fagots, elle apparaît en 1727 dans un livre qui s’appelle Le Parnasse français d’un certain Titon du Tillet. Titon du Tillet, vers 1708, décide de persuader le roi de faire faire un grand jardin allégorique, dans lequel il y aurait des statues de poètes et, au milieu du jardin, une espèce de montagne qui représenterait le Parnasse. En haut, une statue d’Apollon qui aurait les traits de Louis XIV. Les Muses seraient représentées par les écrivains-femmes du Grand Siècle. On y verrait les statues de Molière, de Racine et de Corneille. Et puis, il y aurait des médaillons, des rouleaux sur lesquels il y aurait les noms d’écrivains célèbres, et, parmi ces noms, il y aurait celui de Rotrou. Titon du Tillet fait fabriquer une maquette en bronze, des dessins, et publie une description de son projet en 1727. Comme le projet n’est pas adopté, il republie le livre en 1732, mais cette fois dans un très grand format (in folio) avec des illustrations. Comme si le livre monument remplaçait le monument qu’il n’a pas pu faire faire. Dans la seconde édition de son livre, Titon de Tillet complète sa notice sur Rotrou : il s’est renseigné auprès de la famille et des successeurs de Rotrou dans la charge qu’il avait à Dreux. Mais dans la première édition, il ne dit pas grand-chose. Il dit qu’il a vécu au début du 17e siècle sans donner la date de naissance ; il ne donne pas son prénom. En revanche, il donne toute une importance à ce qu’il appelle une particularité (c’est à l’époque un synonyme d’anecdote) : « on dit une particularité assez plaisante de Rotrou, que dans sa jeunesse il était joueur et qu’il avait une manière singulière pour s’empêcher de perdre tout son argent à la fois. Quand un comédien lui apportait un présent pour le remercier d’une de ces pièces, il jetait ordinairement les pistoles ou les louis sur un tas de fagots qu’il tenait enfermés. Et quand il avait besoin d’argent, il était obligé de secouer de ces fagots pour en faire tomber des pistoles, ce qui l’empêchait de prendre tout son argent à la fois, et lui faisait toujours quelque chose en réserve. »
12Cette anecdote va être souvent reprise. Elle va être rationnalisée. Certains vont affirmer que Rotrou jouait trop et qu’il perdait de l’argent, mais en omettant soigneusement l’histoire des fagots, qui rendrait leur affirmation pas très crédible. D’autres vont modifier un peu l’anecdote pour faire de Rotrou quelqu’un qui était dépendant de l’argent que lui apportaient les comédiens : c’est la naissance de l’idée que Rotrou est un « poète à gages », mythe toujours bien vivant, dont je ne parlerai pas, mais qui mériterait qu’on y regarde de près. Ce qui nous intéressera pour aujourd’hui, ce n’est pas la prodigalité de Rotrou, son goût du jeu ou sa servitude aux comédiens, qui relèvent de la rationalisation de la légende, mais bien ce procédé étrange qui aurait consisté à jeter des pièces d’or dans un fagot. Les pièces d’argent et d’or ne sont pas les plus courantes au 17e siècle : elles représentent de grosses sommes ; pour les petites on réglait avec de la petite monnaie de cuivre. Les pistoles, ce sont carrément ce que sont pour nous les grosses coupures : le mot désigne des monnaies frappées à l’étranger (Italie ou Espagne) de grande valeur (11 livres pour une pistole). Elles symbolisent la richesse : être très riche au 17e siècle, c’est « être cousu de pistoles » (l’expression est dans le dictionnaire de Furetière). Le fagot, c’est au contraire, une chose qui évoque le dur quotidien, ce qui est fait à la va vite, ce qui a peu de valeur. Fagoter, faire des fagots, c’est rassembler des brindilles, ce n’est pas une tâche de bûcherons : ce sont les petites filles ou les vielles personnes qui s’en occupent (voyez « Le Chaperon rouge »). Le fagot est bien présent dans la vie quotidienne du 17e siècle et bien présent dans la langue de l’époque : les locutions comportant le mot fagot et les mots dérivés sont nombreux (même si il ne nous reste plus aujourd’hui qu’« être fagoté »). Cette histoire de pistoles dans les fagots a un bon parfum de conte de fée. De fait, le procédé utilisé par Rotrou est moins ingénieux qu’irrationnel. Pour qu’il y ait toujours de l’or dans les fagots, il faudrait compter combien on en met et combien on en retire. Ou bien on compte et ce n’est plus drôle, ou bien on ne compte pas, mais alors le procédé ne marche pas : il risque de plus en rester de pistoles. Qu’est-ce qui permettrait d’être insouciant et en même temps d’avoir toujours des pistoles ? Seulement un fagot magique, bien sûr. Des fagots magiques (sur lesquels on peut voyager en l’air par exemple) et des objets d’où l’on peut retirer de l’or sans compter, voilà deux motifs bien présents dans les contes. Le fagot magique est un motif particulièrement rattaché au personnage de Jean Bête dans les contes français, à celui du Hans Dum des contes de Grimm, c’est-à-dire à un garçon paresseux ou stupide que l’on envoie faire des fagots et à qui il arrive toutes sortes de choses. Vous savez qu’il existe un répertoire de contes-types de l’Europe : c’est le conte-type n° 675. Le motif de l’objet d’où l’on puise à volonté de l’or est lui aussi répandu, dans des contes qui connaissent bien des versions. En Haute-Bretagne, c’est l’histoire d’un soldat qui a une culotte dont les poches sont toujours remplies de pièces d’or. Mais si on regarde où apparaît le plus souvent le motif de l’or inépuisable, eh bien, on voit qu’il apparaît dans des contes qui ont un point commun. Dans le conte-type 475, Le Chauffeur du diable (qui correspond chez les Frères Grimm au Frère tout noir de suie du diable), un personnage a de l’argent sans cesse, parce que, en fait, il fait un petit travail qui est celui de faire chauffer une chaudière. Mais il s’aperçoit que c’est le diable qui possède cette chaudière. Dans un autre conte-type (n° 1182), La Pièce de cuivre, on n’a pas une pièce d’or, mais une pièce de cuivre qui fait devenir riche car elle revient sans cesse après avoir été dépensée. C’est un conte où le héros trompe le diable. Celui-ci croit gagner en lui donnant du cuivre à la place de l’or, mais le héros en dépense tellement que le diable doit finir par renoncer au contrat.
13Ce qui est en jeu dans la légende des fagots plein de pistoles de Rotrou, c’est donc peut-être quelque chose qui est le contrat avec le diable. Le contrat avec le diable, c’est un thème qui est extrêmement important dans la mythologie européenne. C’est le motif essentiel de la légende de Faust, légende qui naît, comme celle de Rotrou, au croisement d’anecdotes très savantes et de contes populaires. En effet, la légende de Faust est née en partie dans des livres de foires, les Vollbücher allemands, analogues aux livres de géants qui ont inspiré Rabelais, mais elle est née aussi dans des milieux savants, dans des anecdotes attribués au savant Melanchthon par les milieux luthériens. Or, quel est le pouvoir le plus ancien de Faust qu’il obtient grâce à ce pacte avec le diable ? C’est le pouvoir de montrer par illusion ou par magie - on ne sait pas trop - des personnages de l’Antiquité. Il montre Alexandre et sa concubine devant l’Empereur. Il montre Hélène devant des clercs émerveillés.
14Quand Marlowe, le dramaturge élisabéthain, reprend cette histoire de Faust, il reprend ce thème ancien. Pourquoi il reprend ce thème ancien ? Parce qu’il y voit évidemment une figure du dramaturge : le contrat avec le diable permet de devenir dramaturge. Le dramaturge est en fait une variante du magicien. Or, si on regarde les livres nous donnant la structure-type du récit de magicien, on trouve que la dernière séquence est une mort particulièrement violente, mystérieuse, en tout cas, signalée par quelque chose d’exceptionnel, et qu’elle est précédée d’un testament solennel ou d’une confession publique.
15On y trouve donc quelque chose d’équivalent à la mystérieuse fièvre pourprée qui emporte Rotrou et à la lettre quasi-testamentaire qu’il écrit à son frère. Un des tous premiers avatars du mythe du magicien (Goethe y voyait même l’ancêtre du mythe de Faust), c’est la légende chrétienne de Cyprien d’Antioche Dans cette légende antique, un sage fait un pacte avec le diable, mais, finalement, meurt chrétien comme martyr. Calderón en a fait une pièce. Voilà qui nous montre le renversement possible d’une anecdote à l’autre.
16Les anecdotes biographiques concernant Rotrou semblent disparates et insignifiantes. Les remarques précédentes invitent à penser pourtant qu’elles touchent au sacré et qu’elles ont une cohérence profonde.
17Mais il y a plus : elles permettent une lecture de l’œuvre de Rotrou.
18Les comédies et les tragi-comédies de Rotrou finissent bien, c’est traditionnel. Elles finissent non seulement par la joie, mais par le retour à l’harmonie, comme on l’a souvent noté. Les amants sont unis et enfin tranquilles. Les troubles finis, tout le monde peut faire la fête, oublier ses « soucis », boire et trouver le « repos » dans les « pots ». Quant à ses tragédies, on a souvent mis en évidence qu’elles mettent en avant le thème du sacrifice, sacrifice auquel on a pu trouver une couleur chrétienne. La première tragédie de Rotrou, Hercule mourant, a été interprétée par certains critiques comme une tragédie christique. Dans d’autres tragédies, Rotrou nous montre une Antigone qui se jette devant la mort ou une Iphigénie qui est contente de mourir. On trouve donc dans l’œuvre de Rotrou la même « double postulation » que dans sa légende d’après laquelle le joueur sans souci finit par un sacrifice héroïque.
19La légende de Rotrou nous indique même où chercher sa théorie de la littérature. On dit que Rotrou n’a pas de théorie. En fait, au début du 16e siècle, un auteur italien a exposé clairement la double postulation du théâtre : c’est Gian Battista Guarini, l’auteur qui a rendu célèbre la tragi-comédie dans toute l’Europe avec son chef-d’œuvre Il Pastor Fido (Le Berger fidèle) et qui a écrit un abrégé (compendio) de l’art de la tragi-comédie pour justifier la poétique de cette pièce contre ceux qui la critiquaient. Dans cet abrégé, il expose les deux buts du théâtre. Pour les comédies et les tragi-comédies, c’est de nous donner un bienfaisant repos, un moment de plaisir réparateur, de façon à ce que nous ne sombrions pas dans la mélancolie, dans la dépression. Pour la tragédie, c’est plus compliqué. Guarini essaie d’abord de comprendre la fameuse catharsis d’Aristote, mais, comme tout le monde, il trouve cela bien obscur. S’inspirant alors des drames de saints, de ce que Dante dit sur le suicide de Caton dans l’Antiquité, il essaie de montrer que la tragédie est faite pour nous libérer de la peur de la mort, et c’est pour cela que le suicide (comme celui d’Antigone ou d’Iphigénie), même s’il est interdit par le christianisme, y doit prendre une place importante : il apprend au chrétien à se détacher du monde.
20Il y a donc deux fonctions du théâtre, pour Guarini, comme à sa suite pour Rotrou, mais deux fonctions qui n’en font qu’une : il s’agit par le théâtre d’arriver au « repos » de l’âme. L’illusion théâtrale est un exercice spirituel qui nous « recrée » et nous prépare. Le théâtre est un remède qui nous permet d’échapper à l’inquiétude qui nous ronge, en nous disant, d’une part, que la vie ne mérite pas le souci que l’on s’en fait et, d’autre part, que la mort ne mérite pas la crainte qu’on en a. Cette leçon secrète du théâtre de Rotrou, sans la légende de sa vie, on ne la comprendrait peut-être que mal. La vie légendaire de Rotrou est une clef, au sens profond, de son œuvre.
21La connaissance de la vie de l’auteur a pu être naguère réputée vaine : c’est probablement vrai si on y cherche des choses « sérieuses », relevant de la psychologie, de l’histoire, de la politique ou de la sociologie. Mais connaître la vie de l’auteur est indispensable si en revanche on la sait écouter comme une légende. Il n’est donc pas ridicule, mais nécessaire, de redire la vie et la légende de Rotrou. On aimerait même que courent de main en main des billets de banque montrant le visage de Rotrou, avec, dans les lointains, le clocher unique de Saint-Pierre et l’ancienne collégiale de sa ville natale… Ce genre de billets existait autrefois. Les plus anciens d’entre nous se souviennent des Racine, des Corneille, des Hugo, des Pasteur… Autant de visages de la gloire des Sciences et des Lettres. Aujourd’hui, sur les billets de notre Europe désenchantée, le visage humain a disparu. Pire, il arrive que des gens placés aux plus hauts rangs de la République méprisent ouvertement et tournent en dérision la culture littéraire et particulièrement la culture classique. Il est donc d’autant plus urgent de pratiquer ce devoir humain qu’Emmanuel Levinas a formulé ainsi : accueillir, célébrer, transmettre. Et c’est pour cela qu’il faut être particulièrement reconnaissant aux élus de la Municipalité, au Musée Marcel Dessal, à Axelle Moreau et à toute son équipe, de nous avoir réunis pour célébrer ensemble Jean Rotrou, dramaturge du Grand Siècle, dont la petite patrie était la belle ville française de Dreux.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Jean-Yves Vialleton
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution