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Jean-Yves Vialleton

Quinault héritier de Tristan : une filiation mystérieuse

Initialement paru dans : Cahiers Tristan L’Hermite, XXX, 2008, p. 62-71

Texte intégral

  • 1 Pour un bilan : S. Berregard, Tristan L’Hermite « héritier » et « précurseu...

  • 2 É. Gros, Philippe Quinault. Sa vie et son œuvre, Paris, Champion, 1926 ; N....

1On sait que beaucoup d’études ont envisagé Tristan L’Hermite en tant qu’« héritier » ou « précurseur »1, mais aucune n’a eu l’idée de s’interroger sur le rapport entre son œuvre et le théâtre de Quinault. Pourtant, si l’on suit les témoignages des XVIIe et XVIIIe siècles, l’unique héritier littéraire de Tristan serait Quinault. Ces témoignages ont été examinés dans les grandes monographies anciennes2 et sont souvent cités incidemment dans les études récentes, mais la filiation littéraire qu’ils désignent reste énigmatique.

I. Le petit valet, l’origine du neuvième et le manteau d’Élie

  • 3 Nous réduisons au minimum les références des textes sources, qu’on trouve d...

2Parmi les trois séries principales d’anecdotes3, une première affirme que Quinault enfant, au lieu de faire des études, aurait servi de valet à Tristan ; une seconde que c’est Tristan qui aurait permis à Quinault de connaître le succès au théâtre ; une troisième que Quinault aurait hérité de Tristan après la mort de ce dernier.

  • 4 É. Gros, ouvr. cité, p. 11-12.

  • 5 J. de la Gorce, « Un proche collaborateur de Lully, Philippe Quinault », XV...

  • 6 J. Jacquot, « Philippe Quinault membre de la petite académie », dans Mélang...

3Les anecdotes de Quinault « petit valet » prouveraient qu’il n’a pas fait d’études et confirmeraient d’autres anecdotes témoignant de son ignorance de l’histoire, mais surtout du latin. Dans la Vie de Quinault précédant l’édition française de son théâtre en 1715, on lit par exemple : « Quinault n’était pas savant ; jusque là qu’une personne lui demandant un jour s’il avait lu Natalis Comes sur la mythologie, il répondit que non, mais qu’il avait lu Noël le Comte. » Étienne Gros, réunissant les pièces du dossier, avait donné de nombreux témoignages permettant d’invalider cette ignorance, sans pourtant les suivre4. Depuis, bien qu’elle puisse être aujourd’hui encore rapportée comme vraie, l’anecdote de Quinault « petit valet » a été démentie par la découverte d’un document5. Quinault a été mis en pension de 1646 à environ 1652 et il a bien fréquenté un collège, avant de faire des études de droit. Il n’est alors plus étonnant qu’il ait pu obtenir une haute charge administrative et être un membre important de la Petite Académie, où il participa à la rédaction d’inscriptions et, à partir de 1683, à la conception des desseins et à la rédaction des devises pour le « médailler du roi », travail déjà signalé dans une vie manuscrite par un certain Boscheron et dont un article de 1969 a fait connaître les résultats en montrant ce qu’il suppose d’érudition6.

4La manière dont Tristan aurait fait réussir Quinault comme auteur dramatique est illustrée par une anecdote, si souvent rapportée qu’on lui a donné une sorte de nom, « l’anecdote du neuvième ». Quinault obtient cent écus des comédiens pour une de ses pièces parce qu’il l’a fait passer pour une pièce de Tristan. Mais les comédiens ne proposent plus que cinquante écus quand ils apprennent qu’elle est de Quinault. Une conciliation aboutit à fixer le paiement au neuvième de la recette, ce qui devient une tradition. L’anecdote a souvent été rapportée et l’est encore aujourd’hui.

5Pour ce qui est du legs de Tristan à Quinault, la question de la véracité ne se pose même pas, car dans les deux textes qui le rapportent en premier, les Historiettes de Tallemant des Réaux et le troisième Factum de Furetière, il s’agit d’un legs burlesque : Tristan ne laisse en héritage que « son esprit de poète ». Un des protecteurs de Tristan, le duc de Guise, dit que Quinault est un dramaturge fils de boulanger qui « n’enfourne pas mal » parce qu’il a reçu l’héritage de Tristan « comme Élie qui laissa son manteau à Élisée ». Bourdelot (personnage chéri des anecdotiers) qui fait partie de l’assistance répond : « Cela serait bon si Tristan avait eu un manteau ».

II. Facéties et merveilles

  • 7 Mary R. Lefkowitz, The Lives of the Greek Poets, Londres, G. Duckworth, 198...

  • 8 Source donnée par les frères Parfaict, mise en doute par Bernardin (p. 295,...

  • 9 Somaize, Le Gand Dictionnaire des précieuses…, J. Ribou, 1661, vol. 1, p.10...

  • 10 Nous laissons de côté ce motif traditionnel de l’œuvre volée, très présent...

  • 11 Ch. de Mouy (1752), Clément et La Porte (1775)…

  • 12 Dans le compte rendu d’une édition du théâtre publiée en 1739, Journal des...

  • 13 É. Gros, ouvr. cité, p. 10.

6Une anecdote fascine parce qu’elle prétend révéler une information inédite. Les études sur les vies des poètes et des philosophes antiques nous apprennent cependant que les prétendues informations trouvent leur source dans l’œuvre même des auteurs, pour finir par être utilisées comme explication de l’œuvre dont en réalité elles proviennent7. On observe ici le même phénomène pour la première et la troisième série d’anecdotes, qui se forgent à partir de courts passages pris dans deux préfaces publiés par Quinault. Dans l’« épître dédicatoire » des Rivales, sa première pièce, publiée en 1655, il dit qu’il a été introduit à l’Hôtel de Bourgogne par Tristan8. Dans la préface à l’Osman de Tristan publié de façon posthume l’année suivante, il dit avoir été le confident de Tristan et en avoir reçu des « instructions ». C’est donc Quinault lui-même qui, juste après la mort de Tristan, se pose en héritier, et de fait ses premières pièces sont dans la veine du dernier Tristan (adaptation de Rotrou, comédie plautinienne, retour à la tragi-comédie et à la pastorale). Ce n’est donc pas une révélation que fait Somaize dans Le Grand Dictionnaire des Précieuses publié en 1661, mais une réponse aux textes de Quinault : il vise à le délégitimer en tant qu’héritier en disant non qu’il a été son confident et ami, mais qu’il a été de sa maison, qu’il « a été autrefois à » Tristan9. Furetière dit de façon ambigüe qu’il a « servi » Tristan et qu’il a été son « élève ». La métamorphose du confident en valet, terme qui fait du poète un personnage méprisable, peut-être même un peu voleur10, en tout cas typiquement comique et proche des Philippin et Jodelet que Quinault met lui-même en scène, est polémique. Au XVIIIe siècle, les frères Parfaict, puis les ouvrages qui les reprennent11, se contenteront de dire que Quinault était l’« élève » de Tristan, mais on oubliera vite que cette information vient de Quinault, les rééditions ne reproduisant pas les textes préfaciels originaux12. La redécouverte du texte inédit de Tallemant, le seul à employer le mot valet, accréditera la légende dans la littérature savante qui finira par proposer une version inversée des choses : « De valet, il est probable qu’il devint bientôt, avec l’âge, un confident et un ami »13. Quant à l’« anecdote du neuvième », sa date d’apparition tardive (frères Parfaict, 1746), met sur la voie de son origine : il s’agit d’une légende étiologique. La Comédie-Française adopte un nouveau règlement en 1697 précisé en 1757, qui fixe le pourcentage à attribuer à l’auteur : un dix-huitième de la recette pour une pièce en un acte, un douzième pour une pièce en trois actes, un neuvième de la recette pour une pièce en cinq actes, rien en cas d’échec.

  • 14 E. Kris et O. Kurz, L’Image de l’artiste. Légendes, mythe et magie [1934, ...

  • 15 Racan allergique au latin (Carpenteriana) ; Corneille ignorant de la versi...

7On aurait cependant tort de réduire les anecdotes à l’intention malveillante où elles peuvent trouver leur origine. Une bonne anecdote se caractérise par son ambiguïté. Une même « légende urbaine » d’aujourd’hui peut servir à faire passer en fraude un discours raciste et avec une variation infime servir un discours anti-raciste. De même, une anecdote biographique peut être utilisée sans grande variation par un ami comme par un ennemi de l’auteur. L’anecdote du legs de Tristan illustre bien cette ambigüité. Elle parle de l’héritage littéraire, mais en même temps du rapport du poète et de la société : elle finit en effet sur l’embarras de Guise qui s’aperçoit trop tard que la pauvreté de Tristan le met personnellement en cause en tant que protecteur du poète. Elle fournit du poète une image à la fois grotesque et sublime. C’est une anecdote comique de « poète crotté », qui reprend le schéma du legs burlesque, illustré par Villon et bien présent dans les anecdotes biographiques (Angelo Constantini, La Vie de Scaramouche, 1695). Mais elle assimile aussi le poète au prophète, et même au prophète par excellence, Élie. Le manteau n’est plus le tabarro du personnage de farce, mais l’instrument qui permet de faire des miracles. La fameuse « bouche d’Élie », celle qui annonce aux puissants leur condamnation par la Providence, s’identifie alors avec l’os magna sonaturum du poète inspiré selon Horace. Élie est le seul avec Énoch à ne pas connaître la mort, emporté au Ciel par le fameux chariot de feu. Si on cherche dans la mythologie païenne un équivalent à ce chariot, on peut le trouver dans le char d’Apollon, symbole habituel de la poésie la plus élevé. Le thème de l’ignorance lui-même de comique peut devenir prodigieux : grand artiste qui n’a pas besoin de maître14, grand poète dont l’ignorance montre qu’il doit tout au génie qu’il a reçu en naissant15.

8C’est donc une autre perspective qui s’ouvre ici, une perspective où le biographème le plus invraisemblable est le meilleur, où c’est la beauté et non la véracité de l’anecdote qui compte, celle-ci devant être lue comme le fragment d’une mythologie de la création littéraire.

III. Les enfants de Vénus

  • 16 Voir É. Gros, ouvr. cité, p. 7-8. L’hypothèse de Quinault fils caché de Tr...

  • 17 E. Kris et O. Kurz, ouvr. cité, p. 46.

9Les trois séries d’anecdotes ont un point commun, celui de faire de Tristan un père substitutif de Quinault. Certaines variantes tardives font même de Quinault le filleul de Tristan, ou le remplaçant de son fils (à la santé fragile, ou mort), voire le fils naturel de Tristan16. On retrouve ici un phénomène qui se rencontre dans les vies de poètes antiques et celles des artistes, la « généalogisation »17 : la création d’un lien de parenté ou d’alliance entre les auteurs ou les artistes permet de transposer en narration biographique le tableau des genres et des écoles Cette substitution de pères est aussi une manière de dire la séparation de deux ordres : Tristan est dans l’ordre de la littérature ce qu’est le vrai père dans celui de la société. La biographie de 1715 fait de l’arrivée de Quinault chez Tristan le résultat d’une vocation précoce de l’enfant-poète, en rupture avec la carrière que lui voulait son père, motif bien connus des vies d’artistes et de saints.

  • 18 G. Dumézil, Mythe et épopée I , Paris, Gallimard, 1986, ch. 1.

10On ne peut cependant comprendre cette filiation si on la cherche à la traduire en termes de ressemblance. Somaize loue Tristan comme un « Gentilhomme fort estimé parmi le grand monde pour les beaux ouvrages qu’il a faits », mais n’accorde à Quinault que « la routine de faire des vers ». Tallemant assimile Tristan à Élie et Quinault à Élisée, le contexte burlesque faisant lire le nom du deuxième prophète comme un « diminutif » du premier. De même, Molière est donné comme le successeur de Térence, mais aussi comme un demi-Térence, jugement qui ne fait que transposer celui rapporté dans la Vie de Térence attribuée à Suétone : Térence est un dimidiate Menander, un Ménandre diminué de moitié. C’est bien ce que dit, de façon plus arithmétique encore, l’anecdote du neuvième : une pièce de Tristan vaut cent écus, une pièce de Quinault seulement la moitié. La filiation ne dit pas une reproduction du même, mais la chute dans un ordre inférieur. Ce schéma n’est pas inconnu des études de mythologies : selon Marcel Granet la succession des « cinq souverains », légendaires ancêtres des dynasties royales de la Chine ancienne, transpose dans la chronologie historique la série ordonnée des cinq éléments naturels ; selon Georges Dumézil la succession des quatre premiers rois légendaires de Rome projette la structure des trois fonctions indo-européennes dans une histoire qui les fait apparaître dans un ordre hiérarchique décroissant18.

  • 19 G. Dumézil, ouvr. cité, ch. II.

11Reste à savoir quelle est la structure qui est mise en récit dans le mythe biographique croisé de Tristan et Quinault. Dans la préface à Osman, Quinault dit orgueilleusement l’estime dans lequel le tenait Tristan, sa gratitude pour les « quelques instructions favorables qu[’il a] eu l’honneur de recevoir de cet écrivain », mais il commence par ces mots : « Ma bonne fortune, qui me fit autrefois avoir quelque part de sa confidence ». Les anecdotiers et les biographes ont repris largement ce thème de la « bonne fortune » pour suggérer que Quinault ne devait rien à son mérite propre. Sommaize explique que Quinault devant tout à ses protections mondaines a « eu plus de bonheur que de mérite ». Furetière affirme que « ce n’est pas un petit bonheur pour lui d’avoir servi l’illustre Tristan ». Boscheron évoque le « bonne étoile » qui conduit Quinault chez Tristan. Mais, bien plus, c’est toute la vie de Quinault qui semble faite de hasards heureux, dans les premières notices biographiques, celles de la seconde édition du Menagiana, en 1694, et celle de Perrault, en 1696 (tome I des Hommes illustres). Dans la version de Perrault, c’est le hasard de l’absence d’un avocat pour lequel travaille Quinault qui permet à ce dernier de conquérir l’estime d’un gentilhomme. Dans la version du Menagiana, Quinault est logé par un marchand amateur de comédie. Celui-ci meurt, Quinault épouse la veuve et ses 40.000 écus (schéma familier à la comédie de l’époque), ce qui fait de lui un poète prospère. La répartition des poètes entre poètes riches et poètes pauvres est antique et mythiquement fondamentale. La pauvreté peut servir de marque au vrai poète, dont la richesse n’est pas de ce monde. Le Dictionnaire des précieuses en nommant Quinault « Quirinus » le met du côté de la prospérité, de la terre féconde et des plaisirs : Quirinus est le dieu des Sabins, race riche en biens et en femmes qui s’oppose à la race martiale et masculine des proto-Romains avec laquelle elle va s’unir en se soumettant19. Quinault est l’homme de la prospérité, mais de la prospérité obtenue sans effort, l’homme qui doit tout à la bonne fortune. En cela, il s’oppose parfaitement à Tristan, homme de la pauvreté et de la vertu en proie à la mauvaise fortune, mais poète supérieur. Quinault est protégé par une mère attentive, la fortune, ou bien les précieuses qui le « mettent au monde » (Somaize reprend deux fois ce jeu de mot). Il est né sous une bonne étoile. Tristan a, au contraire, une « ingrate Maîtresse », la vertu, la fortune ne lui accordant rien, comme le dit le quatrain mis autour de son portrait gravé de 1648, résumant un discours que Tristan tient souvent, en particulier dans la dédicace et l’avertissement des Lettres mêlées. Il est né sous une mauvaise étoile : le motif du mauvais ascendant, souvent associé à la plainte dans la poésie du premier XVIIe siècle, est présent chez Tristan, jusque dans l’ouverture du Page disgrâcié.

  • 20 Éd. citée, t. 2, p. 109-112. Texte cité dans la vie de 1715, qui précise q...

12Quinault est du côté du féminin, du naturel, du léger, de la grâce. Plus, son ignorance du latin, sa naïveté même (l’anecdote sur Natalis Comes relève des beotiana) en font une sorte de femme. C’est d’ailleurs probablement cette imaginaire qui fait le sel de l’épigramme de Racine, dont la pointe ne parle pas seulement de l’ignorance de Quinault, mais en fait une sorte d’Agnès de l’homosexualité, la proie naïve de Lully adepte du vice italien. Somaize nous livre cette « humeur » qui le met du côté des femmes20 : « Pour son humeur, il se vante d’être d’une complexion fort amoureuse, et d’être fort brave auprès des Dames » Physiquement, Quinault est « fort noir de visage », c’est un « roi d’Éthiopie », il a la « conversation douce », « ses yeux noirs sont enfoncés, pétillant et sans arrêt. Au reste, il est d’une fort belle encolure, et dans son déshabillé, on le prendrait presque pour Adonis l’aîné ». La comparaison avec le roi d’Éthiopie range Quinault du côté du roman d’amour grec (Héliodore) ou du romanzo italien (Médor de l’Arioste) et en fait un More du pays de l’Aurore. La mention finale d’Adonis prolonge cet érotisme juvénile et oriental et désigne Quinault comme un favori de Vénus.

  • 21 S. Berregard, « Tristan ou l’image d’un poète mélancolique », Cahiers Tris...

  • 22 G. Trottein, Les Enfants de Vénus. Art et Astrologie à la Renaissance, Par...

  • 23 R. Klein, « Les sept ‘gouverneurs de l’art’ selon Lomazzo », article repri...

  • 24 Carpenteriana, éd. de 1742, p. 49, p. 191, vie de Lippi, p. 147-150 ; D. A...

  • 25 Recueil…, Coignard, 1705.

13Car si Tristan est à Quinault ce que la littérature grave est à la littérature légère, le poète maudit au poète mondain, le tempérament mélancolique21 au tempérament fleuri, la mauvaise étoile à la bonne, c’est que plus fondamentalement il est à Quinault ce que les enfants de Saturne sont aux enfants de Vénus. La triste mais grandiose tradition des enfants de Saturne est célèbre depuis le grand livre de R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl sur « Saturne et la mélancolie ». Mais ce ne sont pas les seuls à être sous le signe d’un astre. Il existe autant de types d’homme que de planètes, selon une tradition qui remonte à Vincent de Beauvais. Le vénusien est du côté du temperatus du mois d’avril. Il se reconnaît à ses beaux yeux, son corps à la fois léger et bien en chair. Il aime la compagnie, le doux langage et la musique faite à plusieurs. Cette tradition alimente toute une iconographie22. Elle permet aussi de classer en sept types les personnalités artistiques23 et peut informer les biographies d’artistes. D’après Vasari, Filippo Lippi resta ignorant parce que, malgré son prodigieux talent manuel, il était « inapte à apprendre les lettres », était d’un « tempérament très amoureux » (tanto venereo). Il s’embarqua dans une romanesque aventure amoureuse. Il eut des « revenus honorables », mais fit d’extraordinaires dépenses pour ses amours. Il « aimait la compagnie des gens gais et vécut toujours joyeusement ». Il était dans la filiation de Masaccio et « beaucoup disaient que l’esprit de Masaccio était entré dans le corps de Fra Filippo », mais c’est dans un autre registre qu’il excellait : la petite composition (le texte italien multiplie les diminutifs : tavolina, tavolletta, storiette), la merveilleuse grâce et la proportion, la délicatesse, le fondu. La vie et l’œuvre de Filippo Lippi est celle d’un enfant de Vénus24, comme Quinault qui, selon le discours de réception de son successeur à l’Académie française, François de Callières, se caractérisait « par la beauté et la fécondité de son génie, par le tour heureux et naturel de ses productions, par sa douceur, par sa politesse et par ses autres bonnes qualités personnelles qui vous le font regretter »25.

  • 26 G. Trottein, ouvr. cité, p. 191.

  • 27 R. Klein, article cité.

14La grille des enfants des sept planètes peut être réduite à une simple opposition binaire. La page de titre de l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton (Oxford, 1638) se contente d’opposer le mélancolique et le sanguin, le mélancolique étant désigné par le mot « Hypocondriacus », le sanguin assimilé non à un enfant de Jupiter selon la stricte tradition mais à un enfant de Vénus : il est en effet désigné comme l’« Innamorato » et représenté sous la forme d’un jeune homme bien portant et élégant avec près de lui des instruments de musique26. Ces deux caractères opposés peuvent recevoir un codage rhétorique : ils s’opposent comme le style sublime de la terribilità s’oppose à la suavitas du style moyen tel que le définit la rhétorique hellénistique, le style fleuri, humide et printanier, celui de Sappho (Michel Ange est saturnien, Raphaël vénusien27). Ils définissent aussi les deux lyrismes : celui, majeur, du poète au laurier apollinien selon le modèle du couronnement de Pétrarque et tel qu’on le voit sur le frontispice par Mellan des Amours de Tristan et celui, mineur, du poète des guirlandes de fleurs, celui des amours de Cassandre et celui des amours de Marie. Ils peuvent aussi recevoir un codage philosophique : le saturnien et le vénusien s’opposent comme la vérité à la beauté (ou à la fausse beauté, au fard), comme le sage au sophiste. On sait que Tristan a pu être vu à son époque comme une incarnation de la figure du sage et que les attaques de Boileau contre Quinault s’accompagnent d’attaques contre un style qui est sophistique, puisque sous l’apparence de la santé prospère et du teint rose il cache le poison moral de la lubricité.

15Une étude des anecdotes nous amène à dissoudre la figure des auteurs pour retrouver des armatures mythiques. Mais les anecdotes nous enseignent d’abord qu’une œuvre n’a de sens que si on postule son unité et que c’est la figure de l’auteur que fonde cette unité. Et il y a plus encore. Dans le cas de Quinault, le mythe auquel donnent forme les anecdotes semble non seulement fournir un cadre à l’interprétation de l’œuvre achevée, mais bien un programme à ce qui, de l’œuvre, reste à écrire. Quinault réalise un destin, fixé dès l’époque de ses œuvres de jeunesse : ami de la musique en tant qu’enfant de Vénus, il finit par écrire des livrets d’opéra ; avatar d’Adonis, il puise ses sujets chez Ovide. Tout se passe comme si les vies et les œuvres des poètes ne faisaient qu’accomplir quelque chose qui les dépasse, quelque chose que la raison aura du mal à comprendre, mais auquel les récits facétieux et merveilleux des anecdotes nous donnent, sans même qu’on y pense, un accès immédiat.

Notes

1 Pour un bilan : S. Berregard, Tristan L’Hermite « héritier » et « précurseurs ». Imitation et innovation dans la carrière de Tristan L’Hermite, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2006.

2 É. Gros, Philippe Quinault. Sa vie et son œuvre, Paris, Champion, 1926 ; N.-M. Bernardin, Un précurseur de Racine, Tristan L’Hermite…, Paris, Picard et fils, 1895.

3 Nous réduisons au minimum les références des textes sources, qu’on trouve dans W. Brooks, Bibliographie critique du théâtre de Quinault, Biblio 17, 38, PFSCL, Pais/Seattle/Tûbingen, 1988.

4 É. Gros, ouvr. cité, p. 11-12.

5 J. de la Gorce, « Un proche collaborateur de Lully, Philippe Quinault », XVIIe siècle, 1988-4, n° 161, p. 365-370, document cité p. 365.

6 J. Jacquot, « Philippe Quinault membre de la petite académie », dans Mélange d’histoire…offert à Raymond Lebègue, 1969, p. 305-320. On essaiera de revenir ailleurs sur cette science de Quinault en proposant l’hypothèse selon laquelle son opéra Phaéton est en fait la reconstitution archéologique d’une pièce perdue d’Euripide, fondée sur une telle érudition que sa validité sera confirmée par les découvertes philologiques du XIXe siècle.

7 Mary R. Lefkowitz, The Lives of the Greek Poets, Londres, G. Duckworth, 1981; G. Arrighetti, Poeti, Eruditi e Biografi, Momenti della riflessione dei Greci sulla letteratura, Pise, Giardini Editore, 1987.

8 Source donnée par les frères Parfaict, mise en doute par Bernardin (p. 295, note 2) qui n’avait pas retrouvée cette dédicace, retrouvée depuis (Aspin, « The unrecorded original edition of Quinault’s first Play”, French Studies, 25, 1971, p. 10-14).

9 Somaize, Le Gand Dictionnaire des précieuses…, J. Ribou, 1661, vol. 1, p.103-104.

10 Nous laissons de côté ce motif traditionnel de l’œuvre volée, très présent dans la « vie » de Quinault.

11 Ch. de Mouy (1752), Clément et La Porte (1775)…

12 Dans le compte rendu d’une édition du théâtre publiée en 1739, Journal des savants le regrette.

13 É. Gros, ouvr. cité, p. 10.

14 E. Kris et O. Kurz, L’Image de l’artiste. Légendes, mythe et magie [1934, 1975], trad. M. Hechter, Paris, Rivages, coll. Galerie, 1987, p. 46.

15 Racan allergique au latin (Carpenteriana) ; Corneille ignorant de la versification (Segraisiana).

16 Voir É. Gros, ouvr. cité, p. 7-8. L’hypothèse de Quinault fils caché de Tristan (1959, voir W. Brooks, n°J56) permet de lui trouver des racines dans la Marche, après qu’on a montré qu’il était né à Paris et non à Felletin (sur la fontaine Quinault à Felletin, voir W. Brooks, n° J35).

17 E. Kris et O. Kurz, ouvr. cité, p. 46.

18 G. Dumézil, Mythe et épopée I , Paris, Gallimard, 1986, ch. 1.

19 G. Dumézil, ouvr. cité, ch. II.

20 Éd. citée, t. 2, p. 109-112. Texte cité dans la vie de 1715, qui précise que Quinault avait en réalité les yeux bleus.

21 S. Berregard, « Tristan ou l’image d’un poète mélancolique », Cahiers Tristan L’Hermite, n° 24, 2002, p.00-00.

22 G. Trottein, Les Enfants de Vénus. Art et Astrologie à la Renaissance, Paris, Lagune, 1993. Citation du Speculum naturale (XV, 45) de Vincent de Beauvais p. 18 et p. 88.

23 R. Klein, « Les sept ‘gouverneurs de l’art’ selon Lomazzo », article repris dans La Forme et l’Intelligible, Paris, Gallimard, 1970, p. 174-192.

24 Carpenteriana, éd. de 1742, p. 49, p. 191, vie de Lippi, p. 147-150 ; D. Arasse, Le Sujet dans le tableau. Essai d’iconographie analytique, Paris, Flammarion, 1997, p. 123.

25 Recueil…, Coignard, 1705.

26 G. Trottein, ouvr. cité, p. 191.

27 R. Klein, article cité.

Pour citer ce document

Jean-Yves Vialleton, «Quinault héritier de Tristan : une filiation mystérieuse», La Réserve [En ligne], La Réserve, Archives Jean-Yves Vialleton, mis à jour le : 31/01/2016, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/328-quinault-heritier-de-tristan-une-filiation-mysterieuse.

Quelques mots à propos de :  Jean-Yves  Vialleton

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution

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