La Réserve : Livraison du 15 février 2016

Chantal Massol

Scénographie(s) d’Un prince de la bohème. Avatars de la nouvelle à l’âge de la « démocratie littéraire »

Initialement paru dans : Seuil, Poétique, n° 157, février 2009, p. 89-109

Texte intégral

  • 1 M. Bardèche, Notice d’introduction à Un prince de la bohème, Œuvres complèt...

  • 2 P. Berthier, Notice d’introduction à l’édition de la Pléiade, publiée sous ...

  • 3 Voir à ce sujet Le Savoir des genres, études réunies et présentées par R. B...

  • 4 Le passage de la notion de genre à celle de généricité marque, ainsi que le...

1On ne saurait, certes, classer Un prince de la bohème parmi les « grandes » œuvres balzaciennes. Pour nombre de ses commentateurs, il ne s’agit que d’un croquis plein de verve, improvisé pour compléter à la hâte un numéro de revue, puis un volume en voie de publication : on n’y saurait reconnaître aucun « art de la nouvelle1 ». Peu connu, ce court récit daté (par son auteur) de 1840-1845 n’a, de fait, suscité que très peu d’études. Balzac lui a cependant donné, en l’intégrant à La Comédie humaine, la dimension d’une « œuvre-carrefour2 » – aussi bien par la quantité de personnages « reparaissants » qui s’y pressent (une trentaine) que par le nombre d’œuvres du cycle avec lesquelles il tisse des liens explicites ou implicites. Les effets, calculés, d’enchâssements narratifs et de mises en abyme sur lesquels il joue lui confèrent, en outre, un fort aspect réflexif qui invite à le considérer comme témoignage d’un moment critique : on verra, en effet, en l’examinant dans ses deux versions successives, qu’il est le lieu d’un travail sur le « savoir générique3 » de la nouvelle – qu’il est riche d’enseignements sur la généricité4 du récit bref en ces dernières années de la Monarchie de Juillet.

1840 : Les Fantaisies de Claudine

  • 5 « Les Fantaisies de Claudine », dans La Revue parisienne, deuxième livraiso...

  • 6 Le texte de la nouvelle commence alors à « Entre toutes les personnes de co...

2Dans la première version du texte, celle de 18405, un narrateur à la première personne, anonyme d’abord6, mais que son interlocutrice nomme bientôt Nathan, fait, à cette auditrice – qui se révèle, à la fin, être la jeune Mme de Rastignac (c’est-à-dire Augusta de Nucingen) –, le récit des « fantaisies de Claudine », récit qui se déroule en deux temps : dans un premier chapitre, intitulé « La Bohême (sic) de Paris », nous sont racontées les amours de Charles-Edouard de La Palférine et d’une fille d’opéra, que nous savons mariée, mais dont nous ne connaissons que le prénom, « Claudine ». Amours caractérisées par le cynisme et la désinvolture affichés du bohème, et la dévotion absolue de sa maîtresse. Pour se « débarrasser » de cette « bourgeoise » trop aimante, le fat, un jour, lui impose un « programme » :

Eh bien, si tu veux rester la maîtresse d’un La Palférine pauvre, sans le sou, sans avenir, au moins dois-tu le représenter dignement. Tu dois avoir un équipage, des laquais, une livrée, un titre. Donne-moi toutes les jouissances de vanité que je ne puis avoir par moi-même […]. Je veux que tout Paris m’envie mon bonheur ! qu’un petit jeune homme, voyant passer dans un brillant équipage une brillante comtesse, se dise : À qui sont de pareilles divinités ? et reste pensif. (FC, p. 167-168)

3Programme que sans sourciller, elle accepte (« Tout cela sera fait, ou je mourrai », FC, p. 168).

  • 7 Et l’annonce du narrateur, à la fin du chapitre 1 (« Voici comment je décou...

4Puis s’amorce ce qui – n’était le titre de ce nouveau chapitre (« Le Ménage de Claudine7 ») – pourrait apparaître comme un autre récit, qui, cette fois, porte sur la vie du couple du Bruel. Vaudevilliste à succès connu sous le nom de Cursy, du Bruel a épousé une danseuse d’opéra, que le récit désigne d’abord par son surnom : Tullia. Soucieuse d’embourgeoisement, l’ancienne femme de théâtre a arraché son époux à sa vie quelque peu bohème pour faire de lui un auteur dramatique « des mieux posés, des plus rangés » (FC, p. 169) et elle s’emploie à bâtir son succès social dans le monde d’après Juillet autant qu’elle le rend esclave de ses (inexplicables) « fantaisies » (FC, p. 173). Cette Tullia qui « cach[e] soigneusement sa famille » (FC, p. 170) est évidemment le masque transparent de Claudine, comme le confirme le surgissement de ce prénom (FC, p. 171) dans le discours du narrateur, bien avant que celui-ci ne nous fasse le récit de sa découverte, fortuite, de l’identité de Mme du Bruel, née « Claudine Chaffaroux » (FC, p. 183).

  • 8 « Sous la Restauration, il avait une place de chef de bureau dans un minist...

5Les deux histoires se rejoignant ainsi, on comprend que le succès de du Bruel se trouve être l’œuvre de La Palférine, par Claudine interposée : son succès de vaudevilliste, d’abord (« Grâce à ses soirées, à des prêts bien placés, Cursy n’était pas trop attaqué, ses pièces réussissaient », FC, p. 175-176), puis son succès politique (« [Claudine] eut un brillant équipage et du Bruel se lança dans la politique, elle lui fit abjurer ses opinions royalistes. Il se rallia » FC, p. 185), et l’on suit sa carrière, dans l’administration, qu’il réintègre8, jusqu’au Conseil d’Etat : « En ce moment, il est commandeur de la légion, et s’est tant remué dans les intrigues de la Chambre qu’il vient d’être nommé pair de France. On l’a nommé comte » (FC, p. 185, je souligne). La suite de l’histoire s’imagine aisément : « Il y a trois jours, Claudine est venue à la porte de La Palférine dans son brillant équipage armorié » (FC, p. 186). « Ainsi, conclut le narrateur, Claudine avait exécuté, dans l’espace de deux années, les conditions du programme que lui avait imposé le charmant, le joyeux La Palférine » (ibid.).

  • 9 Le nouveau narrateur (à moins que ce ne soit une narratrice) parle de celle...

  • 10 Ou devoir l’être : le texte est peu précis sur ce point. Mais « cela » par...

6L’explicit de la nouvelle, séparé du récit qui précède par un blanc, ainsi que par un tiret horizontal, consiste en un dialogue qui place le lecteur devant un changement inattendu d’interlocuteurs : « – Vous allez publier cela, me dit Nathan » (FC, p. 188, je souligne). Nathan est ainsi désigné, à présent, à la troisième personne, tandis qu’apparaît un nouveau « je », impossible à identifier ; la jeune baronne de Rastignac, quant à elle, a disparu de la scène9. « Cela » – une coopération très active du lecteur est requise par cet épilogue elliptique – ne peut guère désigner que le conte qui vient d’être fait par Nathan. Celui-ci semble avoir été transposé par écrit10 : et un autre que le conteur originel est, de toute évidence, en train de se l’approprier et de décider de son sort.

7Si, jusque-là, la scénographie de la nouvelle relevait d’un modèle courant chez Balzac – un personnage masculin raconte une histoire à une auditrice, qu’il entend, le plus souvent, séduire ou mettre en garde –, on la voit se compliquer subitement dans ces dernières lignes (et elle se compliquera plus encore dans la version de 1846). Avec le changement de situation intervenu dans l’épilogue, nous avons un récit, et deux personnages pour l’assumer, et donc se partager l’auctorialité (représentée). D’une part un conteur (Nathan) qui, témoin des faits racontés, se donne comme possesseur et garant de l’histoire ; c’est en tant que détenteur de son « dénouement », ignoré du nouveau narrateur, qu’il intervient dans ce dialogue final – dénouement qu’il livre de vive voix à son interlocuteur après avoir souligné le défaut de savoir de celui-ci :

– Mais il y a un dénouement, me dit Nathan […]. La jeune baronne de Rastignac est folle de Charles-Edouard. Mon récit avait piqué sa curiosité.
– Oui, mais La Palférine ?
– Il l’adore !
– La malheureuse ! (FC, p. 189)

8D’autre part un scripteur (le nouveau « je ») qui s’apprête à publier cette histoire et se pose en autorité esthétique, comme en témoigne l’échange de répliques qui précède immédiatement le dénouement révélé par Nathan :

– [Nathan] Et le dénouement.
– Je ne crois pas aux dénouements, il faut en faire quelques-uns de beaux pour montrer que l’art est aussi fort que le hasard ; mais, mon cher, on ne relit une œuvre que pour ses détails. (FC, p. 188)

9L’effet le plus immédiat de cet explicit déroutant (je reviendrai plus loin sur le traitement qu’il réserve à la figure auctoriale) est de déplacer l’attention du lecteur, en la focalisant non plus sur l’histoire, mais sur le dispositif de communication qui en assure la transmission.

10De fait, la question à laquelle la nouvelle s’efforce d’apporter une réponse n’est autre, globalement, que celle de son énonciation : où trouver, dans le monde d’après Juillet, un lieu d’où puisse se proférer la parole ? comment construire une scène énonciative ?

11Elle s’ouvre, en effet, sur le constat sans appel de la médiocrité de la société contemporaine, et sur une dénonciation vigoureuse du gâchis des talents (en cela, elle fait écho à Z. Marcas, qui inaugurait la première livraison de la Revue parisienne) : « À quelle époque vivons-nous ? Quel absurde pouvoir laisse ainsi se perdre des forces immenses ? » (FC, p. 144). C’est dans la bohème – dont Charles-Edouard Rusticoli de La Palférine est le « prince » – que s’est réfugiée « la fleur inutile, et qui se dessèche, de cette admirable jeunesse française que Napoléon et Louis XIV recherchaient, et que néglige depuis trente ans la gérontocratie sous laquelle tout périt en France » (FC, p. 144).

  • 11 Revue des Deux Mondes, juillet-septembre 1839, 4e série, t. 19, « Revue li...

  • 12 Ibid., p. 268.

  • 13 « De la littérature industrielle », Revue des Deux Mondes, juillet-septemb...

  • 14 Elle avait été fondée en 1838 à son instigation.

  • 15 « Dix ans après en littérature », Revue des Deux Mondes, janvier-mars 1840...

12Plus circonstanciel – du moins en apparence –, un autre élément du contexte de la rédaction de l’œuvre joue un rôle déterminant : ce sont les attaques répétées, en 1839-1840, de Sainte-Beuve contre Balzac, dans trois articles de la Revue des Deux Mondes : le 15 juillet 183911, le critique avait éreinté Un grand homme de province à Paris (future deuxième partie d’Illusions perdues), « répugnant écrit » qui cherchait aux journaux une fausse querelle, puisque lui-même relevait moins de la « littérature » que de « l’industrie », et se présentait comme un triste exemple de ces romans « hâtés, sans plan, sans style, sans élévation, sans talent12 » produits par les effets conjugués de l’écriture feuilletonesque et de la critique de complaisance. Le 1er septembre 1839, dans son fameux article sur la « littérature industrielle13 », il déplorait l’« invasion » de la « démocratie littéraire » (LI, p. 681), annonçait la mort de la « librairie » (LI, p. 684), dénonçait les ruses des feuilletonistes pour « gagner » des lignes, qui mettaient le « cerveau » de l’écrivain « en coupe réglée » et gâtaient le « style » (LI, p. 685), renouvelait au bas d’un paragraphe ses accusations contre Un grand homme de province (LI, p. 684) et détaillait, pour finir, ses critiques à l’égard de la Société des gens de lettres, expression même de la « démocratie littéraire » (LI, p. 690) – ne se privant pas d’ironiser sur « M. de Balzac » qui venait d’en être élu président14. Le 1er mars 1840, enfin, dressant un tableau de la littérature nouvelle, Sainte-Beuve faisait du prolifique auteur de la Comédie humaine (« qui ne semble pas en mesure de modifier la verve croissante de ses entraînements15 ») un écrivain déjà mort.

  • 16 Et qui n’aura, comme chacun sait, que trois numéros.

  • 17 « Sur M. de Sainte-Beuve, à propos de Port-Royal », « Lettres sur la litté...

  • 18 Ibid., p. 224.

  • 19 C’est ce qu’avance P. Berthier, dans l’édition de la Pléiade (VII, p. 798).

13Ainsi, quand Sainte-Beuve fait paraître le premier tome de son cours sur Port-Royal (Renduel, 7 avril 1840), Balzac publie contre lui, dans la Revue parisienne – qu’il rédige presque entièrement lui-même16 – une charge violente17, n’épargnant rien d’un ouvrage moqué pour le manque d’envergure de son projet, la faiblesse de sa réflexion historique, la « manie antigrammaticale18 » de son auteur et le ridicule de son style. Les Fantaisies de Claudine, paraissant dans le même numéro, participent de la charge : la nouvelle développe, sur plusieurs pages (FC, p. 149-152), un pastiche qui tourne en dérision le style de l’historien ; ce pourrait même être le noyau originel19 de l’œuvre.

  • 20 Il s’agit en fait d’un contexte unique : Juillet, dans l’analyse de Sainte...

  • 21 Voir sur ce point M.-E. Thérenty et A. Vaillant, 1836. L’An I de l’ère méd...

  • 22 Le gouvernement Thiers est une cible des attaques de Balzac.

  • 23 Voir M.-E. Thérenty, « Critiquer dans les marges du grand œuvre. De quelqu...

  • 24 Prise dans l’actualité récente, et apparemment non fictionnelle (« histoir...

  • 25 La Palférine nous est décrit comme l’incarnation même de cette bohème évoq...

  • 26 Il se présente ici comme l’« ami » (FC, p. 145) du personnage dont les ave...

  • 27 R. Godenne, La Nouvelle, Paris, Champion, 1995, p. 20 (« La nouvelle à ses...

  • 28 G. Mathieu-Castellani, op. cit., p. 13.

  • 29 De 1655 à 1750, par exemple, avait triomphé la pratique de la « nouvelle-p...

  • 30 Voir G. Mathieu-Castellani, op. cit., p. 12-13.

14Ce double contexte – médiocrité du régime de Juillet, débat sur la « littérature industrielle », avènement d’une « démocratie littéraire20 – éclaire à coup sûr le positionnement générique qui est à l’origine des Fantaisies de Claudine, et le choix éditorial qui va de pair avec lui. La revue, en effet, constitue un mode de publication plus élitiste que le journal ou le magazine (elle joue un rôle dans la constitution du champ littéraire21, et l’entreprise même de la Revue parisienne (politique, pour une part 22) est largement vouée à la dénonciation des pratiques journalistiques23 (Balzac la motive aux yeux de ses « Abonnés », le 25 septembre 1840, par « l’hostilité flagrante et continue de la Presse envers [lui] » (RP, p. 394). Le choix de la nouvelle paraît bien dicté par un même souci, celui de se défaire de l’accusation de verser dans la « littérature industrielle ». On est frappé, d’ailleurs, de la manière dont le texte de Balzac se conforme a priori aux exigences du genre tel qu’il se constitue aux xve et xvie siècles : nouveauté et vérité de l’histoire24, exemplarité du récit25, véridicité de son narrateur (témoin accrédité26) ; et, surtout, oralité de la narration – c’est la « marque27 » du genre au xve siècle, au point que « nouvelle » et « conte » sont alors synonymes. Chez Marguerite de Navarre, au siècle suivant, l’écriture ne sera de même qu’« enregistrement de la parole conteuse28 ». Balzac, « oubliant » une partie de l’histoire de la nouvelle29, puise, ici, aux sources mêmes d’un genre qui, à son origine, refuse les artifices de la littérature, leur préférant le naturel de la parole vive30.

  • 31 L’expression se trouve telle quelle, ailleurs, sous la plume de Balzac : «...

  • 32 Voir M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Foli...

  • 33 Voir sur ce point L. Frappier-Mazur, « Lecture d’un texte illisible : Autr...

  • 34 M. Fumaroli, op. cit., p. 176.

  • 35 La manière dont le narrateur des Fantaisies et sa complice stigmatisent le...

  • 36 La personne, l’écrivain, l’inscripteur sont les trois instances entre lesq...

15La scénographie des Fantaisies de Claudine se construit ainsi à partir d’une scène énonciative préexistante : celle, familière, de la « conversation conteuse31 ». L’espace du conte oral n’est pas représenté : il est donné à reconstruire par le lecteur, qui, à partir de quelques indices (une femme du monde, lettrée, s’entretient avec un homme de lettres32), reconstitue celui, mondain, du salon. Le modèle choisi comme légitimant est ainsi un modèle aristocratique – c’est bien ainsi, d’ailleurs, que le théorise le préambule d’Une conversation entre onze heures et minuit, repris dans Autre étude de femme33. Malgré l’obstination du xixe siècle à le revendiquer, il appartient à une autre aire de communication (la conversation est devenue, après la Révolution, un « lieu de mémoire34 »). C’est aux xviie et xviiie siècles, comme on le sait, que domine l’aire du salon : elle est liée au classicisme. Les circonstances de l’énonciation qu’elle détermine ont une incidence à la fois sur le choix des formes (la préférence va aux genres courts) et sur le discours tenu, qui se doit d’être conforme au « bel usage », c’est-à-dire à l’usage oral mondain ; ces exigences de pureté35 et de naturel de la langue de bonne compagnie sont, dans Les Fantaisies, explicitement opposées à la lourdeur et aux disgrâces de la prose beuvienne, le pastiche de Sainte-Beuve (Balzac imite, dans ces trois pages, le style de Port-Royal), jouant le rôle de repoussoir : la baronne de Rastignac rejettera avec force signes de souffrance le « galimatias » (FC, p. 150) que lui sert Nathan « parl[ant] le Sainte-Beuve », lui-même fustigeant explicitement le style « macaronique » (FC, p. 155) – entaché de pédantisme et de jargon – de l’historien. Cet épisode douloureux pour ses « nerfs » (FC, p. 152) achevé, la narrataire écoutera religieusement (comme elle l’a fait avant qu’il ne se produise) la suite du récit : il est clair que le droit d’énoncer est conféré au conteur ; c’est lui qui se trouve doté de l’autorité énonciative, c’est à lui que revient le rôle de l’inscripteur36.

  • 37 Le « texte se présente comme destiné à la lecture dans un milieu fermé » (...

16Dans un tel contexte, la situation de communication est caractérisée par la proximité de l’auteur et du public, dans un cadre fermé37 où la production littéraire ne vise pas nécessairement l’accès à l’impression (les œuvres écrites, relevant de genres mimétiques de la conversation orale, circulent, pour une bonne part, sous la forme manuscrite) – proximité représentée ici par la situation d’interlocution entre Nathan et Mme de Rastignac, et leur connivence (sur les normes et valeurs esthétiques, notamment).

  • 38 Encore qu’elle ne la détruise pas explicitement : rien n’indique que le no...

  • 39 Voir M. Fumaroli, « Littérature et conversation : la querelle Sainte-Beuve...

  • 40 Dans ce geste d’éloignement, Balzac retrouve la figure du conteur liée à s...

17Certes, l’épilogue, qui brouille cette situation d’interlocution, qui fait surgir, dans un espace que l’on ne peut plus guère se représenter, faute d’indices, une personne étrangère au couple homme de lettres-femme du monde, dédouble l’instance de l’inscripteur, et pose la question du destin du récit, voué peut-être à être lu bien au-delà du cercle qui l’a produit (FC, p. 188), vient quelque peu dérégler38 cette chronographie anachronique : celle-ci n’en a pas moins permis à Balzac de renvoyer à Sainte-Beuve l’accusation de mauvais style, en le combattant sur son propre terrain (hostile à la mutation des pratiques littéraires, l’auteur des Lundis ne cesse d’afficher dans ses chroniques son goût pour une sociabilité de salon, ancrée au xviiie siècle, et de vouloir maintenir, voire restaurer cette « institution » qu’est, selon M. Fumaroli, la conversation39 ; et, dans le même geste, de prendre des distances vis- à-vis du type de récit que ce dernier vient alors de placer au centre de la polémique (Un grand homme de province à Paris) – d’affecter, autrement dit, de s’éloigner de la pratique de la « littérature industrielle40.

  • 41 Voir notamment : X. de Montépin, Confessions d’un bohème, 1849 ; H. Murger...

  • 42 En italiques dans le texte.

  • 43 Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse, 1863, t. 2...

  • 44 La notion de bohème esthétique, précise F. Genevray, « acquiert sa visibil...

  • 45 P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire,...

18Néanmoins, il y a quelque bizarrerie dans l’association de cette scénographie « classique » avec la paratopie que construit le discours de l’œuvre : celle de la bohème – dont le xixe siècle, on le sait bien, sera l’âge d’or41. Cette paratopie trouve son embrayage dans l’histoire racontée par Nathan. Le récit commence par une longue explication (FC, p. 143-145) du sens nouveau, et très récent, pris par ce mot de Bohême42 (sic) : pour le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, il apparaîtrait pour la première fois sous la plume de George Sand, dans La Dernière Aldini (en 1838, donc), et pour le définir, Larousse a précisément recours à une citation de Balzac – celle de Nathan, dans Un prince de la bohème43. Si nous n’enregistrons pas véritablement, ici, la naissance de cette notion dont l’émergence est lente, il est clair que nous sommes au temps de son baptême44 ; se construit, par le biais de cette mythologie, une fiction de « société dans la société » dont P. Bourdieu a montré le rôle dans la genèse de l’autonomisation du champ littéraire45. Nathan, en effet, ne définit pas la bohème autrement que comme un « microcosme » : « […] tous les genres d’esprit, de capacité » (FC, p. 144) y sont représentés. Ce monde en puissance occupe le boulevard des Italiens, un lieu frontière, qui en signifie, littéralement, la paratopie : il ne se situe véritablement ni dans l’espace social ni hors de lui.

19Le récit, de fait, s’énonce de ce lieu (celui des forces perdues de Juillet) : car c’est, on l’a vu, en tant qu’ami et témoin (et même confident) que le narrateur peut raconter l’histoire de La Palférine (ainsi, d’ailleurs, que celle de du Bruel). À plusieurs reprises, apparaît un « nous » (« La Palférine nous parla souvent de Claudine. Cependant, personne de nous ne la vit », FC, p. 159) qui intègre explicitement Nathan à la bohème, et ce lieu d’énonciation nous est, plusieurs fois également, spécifié, en particulier par l’expression « en bohème » (« Il y a exemple, en bohème […] », ibid.).

  • 46 Notant que la bohème ne cesse de changer au cours du temps, P. Bourdieu di...

  • 47 « Si la Bohême pouvait souffrir un roi, il serait », affirme Nathan, « roi...

  • 48 Le parasitisme est une paratopie privilégiée au xviie siècle (« la protect...

20On voit donc comment naît, afin d’énoncer, tout à la fois, depuis, et contre la société de Juillet, une scénographie hybride, bâtarde – on peut l’identifier pour l’instant comme le singulier résultat de la négociation entre deux scènes, deux lieux, dont la rencontre est a priori improbable, mais dont on discerne bien, de fait, les deux points d’articulation essentiels. D’une part, l’aristocratisme de la posture d’énonciation qui leur est associée ; car la bohème représentée ici est la « première46 », celle qui, malgré son impécuniosité (« La Bohême n’a rien et vit de ce qu’elle a », FC, p. 144), manifeste ostensiblement son opposition aux habitus et aux valeurs bourgeoises par la revendication d’un art de vivre proche de celui de la noblesse, et cultive volontiers le dandysme : tel est Charles-Edouard de La Palférine, descendant fort désargenté d’une famille de noblesse très ancienne, mais à présent tombée dans l’oubli, entièrement occupé au culte de sa propre personne et à la raillerie insolente envers les « bourgeois de 1830 » (FC, p. 147) ; ce personnage est sacré « roi47 » paratopique et virtuel d’un royaume (très peu Juste-Milieu !) qui n’a plus pour lieu d’existence que la marge. D’autre part, le parasitisme de leurs acteurs : la mondanité et la bohème trouvent en ce trait une seconde caractéristique commune48 (dans le cas de La Palférine, il est hautement revendiqué), et peu en accord, encore une fois, avec l’idéologie du monde de Juillet, comme avec la réalité de la situation de l’écrivain en 1840.

  • 49 « […] il était heureux […] de recevoir une partie des hommes littéraires d...

  • 50 Elle fut fondée en 1777 grâce à l’action de Beaumarchais.

21L’énoncé qui se déploie dans le cadre de cette scénographie composite n’est pas sans poser, de même, la question de la représentation de la parole « autorisée ». La Palférine, investi d’une forme de légitimité par sa naissance, mais écarté des pouvoirs réels, « fabrique », comme on l’a vu, du Bruel, et doublement : il le fait vaudevilliste à succès, puis comte et pair de France. C’est ainsi l’histoire de deux auteurs qui nous est contée : celle de Cursy (pseudonyme de du Bruel), d’abord, « auteur » (FC, p. 175) en effet, de son état, parfaitement intégré dans le monde littéraire de la Monarchie de Juillet49, rendant des arbitrages au nom de la Commission des auteurs dramatiques (FC, p. 176). Il représente exactement ce que stigmatise Sainte-Beuve : la montée du « niveau du mauvais » (LI, p. 675), le « démon de la propriété littéraire » (LI, p. 678) et l’attitude mercantile que celui-ci favorise, la collusion de l’écrivain avec les journalistes d’une presse corrompue (LI, p. 684). Quant à la Commission des auteurs dramatiques, elle administre la puissante Société des auteurs dramatiques, première société d’auteurs50, modèle des suivantes ; dans le contexte général du récit, elle évoque irrésistiblement la seconde, autrement dit la Société des gens de lettres – présidée par l’auteur même des Fantaisies de Claudine

  • 51 Pour de rire ! La blague au xixe siècle, Paris, PUF, « Perspectives littér...

  • 52 Ibid., p. 6.

  • 53 Ibid., p. 10-11.

  • 54 (Citation de Maurice Ménard) op. cit., p. 100, note 1.

  • 55 Ibid., p. 46 sq. (« La blague politique : du trône à la chaise percée ».)

22L’autre histoire est celle du bohème, qui n’écrit rien (il ne répond même pas aux lettres de Claudine…), mais qui est l’auteur de du Bruel, comme le texte nous le donne assez clairement à entendre : « L’auteur de ces mille et un vaudevilles […] est un vouloir formel de Mme du Bruel » (FC, p. 174, je souligne). Le véritable auteur, dans le contexte diégétique, est donc La Palférine, créateur de du Bruel, par vanité, et par blague – la « blague » n’étant autre, comme nous l’indique le narrateur, que « l’esprit de la Bohême » (FC, p. 160), le « carnaval » étant le moment où peuvent se distinguer ces hommes de génie en puissance (FC, p. 143). Florissante, comme le rappelle N. Preiss, sous la Monarchie de Juillet, tendant effectivement à se confondre avec l’attitude bohème51, la blague, parole enflée, « farcie d’air52 », comme l’étymologie du terme le suggère, est un « art de l’effet », elle s’apparente à la hâblerie plutôt qu’à la tromperie (elle n’est pas mensonge : elle exhibe une réalité inexistante53 ). Elle circule, note N. Preiss, comme du « papier-monnaie », comme un titre non acquittable. La logique de la blague « fait souffler le vent du vide54 » : le pouvoir politique est, sous Juillet, l’une de ses cibles favorites : blaguer le régime politique, c’est montrer qu’il ne repose sur rien55. C’est bien le sens de la « plaisanterie » (FC, p. 187) du dandy, qui consiste à faire entrer à la « cour citoyenne » (FC, p. 186) un vaudevilliste médiocre et une ex-danseuse d’opéra, « ignorante comme un brochet » (ibid) : le régime de Juillet est figuré par l’inflation de ses signes de légitimité (« L’ancien vaudevilliste a l’ordre de Léopold, l’ordre d’Isabelle, la croix de Saint-Wladimir, deuxième classe, l’ordre du Mérite civil de Bavière, il porte toutes les petites croix, outre sa grande », FC, p. 186) ; son fondement est un néant (la médiocrité bourgeoise).

  • 56 Ibid., p. 79-80.

  • 57 Les Rusticoli de La Palférine, « portaient […] d’argent à croix fleurdelys...

  • 58 La devise des La Palférine se calque évidemment sur celle de Constantin Ie...

23Mais le rien – lieu de la blague – est aussi celui de son énonciation : le blagueur apparaît lui-même comme celui dont le pouvoir est sans fondement56. La légitimité aristocratique dont se targue le dandy n’est elle-même que papier-monnaie : n’est-ce pas ce qu’entend signifier la devise des comtes de La Palférine, que Balzac juge bon d’ajouter à leur généalogie dans l’édition originale d’Un prince de la bohème : « in hoc signo vincimus » (en capitales dans le texte, VII, p. 810) ? Leurs armes sont l’emblème de l’ordre féodal57 même ; mais elles ne sont plus, de fait, que signe – effet, au sens commercial du terme, non réalisable, en l’occurrence –, et la victoire de leur dernier porteur ne réside plus que dans le signe lui-même58.

24C’est par ce dédoublement de la figure auctoriale (représentée) que Balzac tente de régler les contradictions dans lesquelles il se trouve pris en 1840 : le du Bruel qu’il est, dans le miroir que lui tend Sainte-Beuve, n’est en fait qu’inanité, création fumiste d’un autre Balzac, farceur aristocratique, qui affiche une victoire purement symbolique…

25Ce dédoublement va se retrouver dans le cadre énonciatif, tel qu’il est représenté à la fin ; mais, en se répercutant d’une strate du récit à l’autre, le phénomène s’accentue. Dans l’histoire racontée par Nathan, l’auteur-blaguant et l’auteur-blagué entrent dans une association produite et dominée (du moins en apparence, comme on le verra plus loin) par le blagueur (La Palférine). Entre le conteur et le scripteur présents à l’explicit, on constate plutôt un clivage ; de plus, le conteur (figure valorisée, et qui, comme celle du blagueur, devrait être victorieuse) ne domine pas ce nouveau tandem : le scripteur, inopinément surgi dans ces dernières lignes, s’est emparé de son récit. Dans le brouillage alors subi par la scénographie d’origine, le modèle légitimant du conte oral se trouve soudain altéré et questionné.

1846 : Un prince de la bohème

26En 1846, le texte est remanié pour être intégré à La Comédie humaine, où il prend place dans les Scènes de la vie parisienne, sous le titre que lui avait donné, en 1844, l’édition originale en librairie. À cette occasion, la scénographie de la nouvelle va se compliquer encore : Balzac va exploiter la situation antérieure en en déployant certaines virtualités, comme il aime à le faire dans ses jeux de réécriture, et principalement en ce moment de l’entreprise du Furne, qui voit l’intensification de la réflexion métalittéraire.

27Il va, en particulier, rédiger un prologue, qui aura pour effet de créer un niveau de plus, et même deux, dans la scénographie. Entre alors, sur la scène énonciative, Mme de La Baudraye (VII, p. 807, I. 1) – ce qui rattache Un prince de la bohème à La Muse du département, achevé en 1843. Celle-ci « tir[e] un manuscrit de dessous l’oreiller de sa causeuse », et annonce à son interlocuteur (Nathan) qu’elle a « fait une nouvelle » de « ce [qu’il leur a] dit », quelques jours plus tôt » (VII, p. 807). Puis elle lit une histoire qui a pour scène la « rue de Chartres-du-Roule » et « un magnifique salon » (VII, p. 807-808).

28S’ouvre, là, un premier métarécit, dont les acteurs sont « l’un des auteurs les plus célèbres de ce temps » (VII, p. 808) – on va découvrir qu’il s’agit, de nouveau, de Nathan – et « une très illustre marquise » (ibid.) – qui n’est plus Mme de Rastignac mais Mme de Rochefide (Béatrix) – à qui il s’apprête à faire un conte. Suit le récit de Nathan à Mme de Rochefide – autrement dit un second métarécit.

  • 59 Léo Mazet parle de « renarration de la narration » (« L’échange du récit c...

  • 60 Témoin le « nous » auquel s’intègre cette seconde narrataire : « ce que vo...

29On voit que la situation esquissée à la fin des Fantaisies de Claudine se trouve savamment développée : on a affaire à présent à une narration renarrée59, et ce, plusieurs fois. Reprenons, dans l’ordre chronologique : Nathan est le premier narrateur de l’histoire des amours de La Palférine et de Claudine ; il raconte cette histoire à Mme de Rochefide ; puis il fait, à un cercle d’auditeurs indéfini qui comprend Mme de La Baudraye60, le récit de ce récit ; celle-ci en fait une « nouvelle » (p. 807), dont elle donne lecture à Nathan ; et, pour finir, c’est un récit à la troisième personne qui vient prendre en charge la totalité de ces narrations enchâssées.

30Est ainsi mise en scène la perte de la parole originelle (et même de la parole tout court) en même temps que se trouve défaite la scénographie initiale du récit.

31Il est vrai que l’on pourrait croire, de prime abord, à un renforcement de cette dernière : le récit joue à dupliquer, par une mise en abyme, son décor : et celui-ci, à présent, se trouve véritablement campé, alors que dans la version de 1840 il se déduisait, simplement, de la situation de communication représentée : la « causeuse » sur laquelle sont assis, au début du premier métarécit (p. 808), Nathan et Mme de Rochefide, est une réplique de celle dans laquelle est installée Mme de la Baudraye (p. 807), dans le récit-cadre. Mais il ne s’agit que d’une fausse symétrie, d’un jeu de miroir déformant : la scène sur laquelle nous nous trouvons, désormais, à l’entrée du récit, est celle de La Muse du département ; nous sommes renvoyés, précisément, à l’épisode de ce roman où Dinah (de La Baudraye) et Lousteau ont « deux termes de loyer à payer » (MD, IV, p. 757) : « Enfin vous et la marquise de Rochefide aurez payé notre loyer […] », déclare le bas-bleu sancerrois avant d’entreprendre sa lecture. Le « salon » de Dinah se trouve donc… dans l’appartement de Lousteau, rue des Martyrs – au cœur des lieux où vit, dans La Comédie humaine, la bohème littéraire… Malgré les effets de symétrie ménagés par le récit, il n’a rien de commun avec le « magnifique salon » de la rue de Chartres-du-Roule qui est le décor du premier métarécit : il en est une version dégradée et quelque peu parodique (et ce dernier, de par sa propre implantation géographique, représente lui-même une dégradation du salon aristocratique en salon bourgeois…).

  • 61 Les Règles de l’art, op. cit., p. 88. Elle « constitue une véritable armée...

32La narration d’ensemble du récit de 1846 a donc pour topographie… la bohème – mais, cette fois, celle qui est décrite dans La Muse, une bohème médiocre, aux antipodes, presque, de ce microcosme de grands hommes potentiels qu’était, dans Les Fantaisies de Claudine, la bohème brillante et dandy du boulevard des Italiens. Le « bohémien » Lousteau n’y est qu’un « faiseur » (MD, IV, p. 733). La scène est désormais occupée par cette « seconde bohème », faite selon Bourdieu d’« intellectuels prolétaroïdes61 » – la première, aristocratique, se trouve comme recouverte par les strates narratives, enfouie dans le second métarécit.

  • 62 Ce phénomène a fort bien été analysé par Léo Mazet, op. cit. Je renvoie do...

  • 63 Il faut bien souligner, ici, ce qui oppose le récit-don (auquel, idéalemen...

33Le récit dont Mme de La Baudraye donne lecture à Nathan a donc été écrit à la hâte pour « payer le loyer » de l’appartement de Lousteau. Après le changement de topographie, voilà de quoi fortement altérer encore la scénographie du salon : on ne reconnaît plus, évidemment, dans cet objet littéraire, le type d’œuvre lié à l’aire de communication dont elle relève. En mettant ce récit par écrit, de manière à le rendre publiable, Mme de La Baudraye en fait une valeur monnayable : il entre maintenant dans un circuit d’échanges marchands62, ce dont paraissait protégé le récit oral de la scénographie initiale ; alors que celui-ci avait une valeur d’usage, elle le transforme en valeur d’échange ; alors qu’il était objet de don63, elle en fait une monnaie – ainsi le coupe-t-elle de sa source, de la parole-origine fondamentale dans le contexte du conte oral.

34Par ailleurs, dans l’épisode « bohème » de La Muse du département, Dinah n’écrit rien en son propre nom, se contentant de « faire de la copie » (IV, p. 736) pour son compagnon. La nouvelle rapidement rédigée d’après le récit de Nathan est donc vraisemblablement destinée à être signée… Lousteau, autre figure d’auteur qui apparaît en effet, dans le « nous » du récit-cadre (« notre loyer »), et physiquement, à la fin (« Et le dénouement ? demanda Lousteau qui revint au moment où Mme de La Baudraye achevait la lecture de sa nouvelle », p. 838), comme le dernier maillon de la chaîne que nous avons vu progressivement se former.

  • 64 Léo Mazet qualifie Nathan de « narrateur-échangeur du récit » (op. cit., p...

  • 65 Elle se donne ainsi un rôle d’écrivain (voir A. Viala, op. cit., p. 276 sq.).

35L’instance de l’inscripteur, que l’on voyait se dédoubler à la fin des Fantaisies de Claudine, en vient donc, dans Un prince de la bohème, à se détripler – voire à devenir quadruple : entre la figure du conteur (Nathan) et celle du scripteur (Mme de La Baudraye) vient s’intercaler celle de l’échangeur64 : Mme de La Baudraye, encore, comme on l’a vu plus haut, mais aussi Nathan, en ce qu’il est le premier à renarrer le récit, dépouillant celui-ci de sa nature de don pour le jeter dans un circuit d’échanges monétisés ; à cela s’ajoute un virtuel signataire, venant parachever l’inscription textuelle d’une figure auctoriale, tout en accentuant l’éclatement de celle-ci : l’autorité énonciative se distribue à présent entre des figures qui non seulement ne fusionnent pas, mais entrent en concurrence les unes avec les autres. Lousteau signera sans doute l’œuvre, mais il ne la produit pas – sa seule intervention est pour s’enquérir du « dénouement » (p. 838) de l’histoire ; Mme de la Baudraye, en mettant par écrit le récit de Nathan, a réussi une « prise » (« Tout est de bonne prise dans le temps où nous sommes », lui concède son interlocuteur, p. 807) : bien qu’elle s’arroge, sur le texte dont elle est le scripteur, l’autorité esthétique65 que revendiquait déjà celui des Fantaisies (« il faut […] montrer que l’art est aussi fort que le hasard », p. 838), elle ne se défait pas de l’image de plagiaire que lui imposent les premières lignes (même si sa victime consent au plagiat). Nathan représente la voix-source et le garant de l’histoire ; il n’écrit rien, ne signe pas, mais c’est à lui que revient le dernier mot – la révélation du « dénouement » (« Mais il y a un dénouement, dit Nathan », p. 838).

Sur la scène du roman…

  • 66 Un prince de la bohème se trouve d’ailleurs publié à la suite de La Muse d...

  • 67 « – Pas si malheureuse, dit Nathan, car Maxime de Trailles et La Palférine...

36Les altérations qui affectent la scénographie initiale de la nouvelle, pour légères qu’elles puissent sembler d’abord, sont, de fait, lourdes de conséquences sur la définition de la scène générique elle-même : car les modifications de la topographie et de la chronographie qui s’opèrent dans Un prince installent la nouvelle… sur la scène du roman. Si les premières lignes de la nouvelle raccordent discrètement son récit à celui de La Muse66, les dernières, qui évoquent l’avenir diégétique de la marquise de Rochefide, devenue « folle de Charles-Edouard » (p. 838), le relient, tout à fait explicitement – là est la clé de la substitution de ce personnage à Mme de Rastignac – à la fin de Béatrix67 (rédigée fin 1844 et début 1845).

  • 68 Cette dernière étant apparue dans Les Employés, en 1838.

37Les Fantaisies de Claudine estompaient avec soin les contours de leur scène énonciative représentée, pour en souligner l’autonomie, détachant, formellement, la nouvelle du reste de l’œuvre balzacienne en train de s’écrire ; Un prince procède au travail inverse, tissant des liens exprès avec l’ensemble narratif organisé, depuis 1842, en « (pseudo ?) système » – ou les renforçant ; car, à dire vrai, s’ils se trouvaient formellement occultés, ils n’étaient pas inexistants : on aura bien noté que trois des personnages principaux des Fantaisies de Claudine appartiennent, en 1840 déjà, à l’univers romanesque balzacien : Nathan, du Bruel, Tullia68.

  • 69 A. Novak-Lechevalier, La Théâtralité dans le roman. Stendhal, Balzac, thès...

  • 70 Ce « prétendu grand homme » (FE, II, p. 304) n’est introduit dans le salon...

  • 71 C’est en 1834-1835 que se situe l’action d’Une fille d’Eve ; le temps des ...

38Le personnage de Nathan a été créé, l’année précédente, dans Une fille d’Eve. S’il entre alors sur la scène de la fiction dans le faubourg Saint-Germain, et dans la société choisie de la comtesse de Moncornet (ce qui donne quelque crédit à la scénographie du salon retenue pour Les Fantaisies), il y est cependant introduit par Blondet (ce qui jette le soupçon sur elle, car la notoriété de cet écrivain, parmi les « plus paresseux de l’époque » (FE, II, p. 299), ne s’étend pas au-delà du milieu des journalistes). La rétrospective qu’Une fille d’Eve trace de la carrière de Nathan écorne singulièrement son image d’homme de lettres : doué de talent mais incapable d’effort, il s’est essayé, avec un succès chaque fois brillant et éphémère, au drame romantique, à la poésie, au roman de « haute littérature » (FE, II, p. 303), pour tomber, par « nécessité » (FE, II, p. 302), dans le vaudeville, obligé de s’associer à du Bruel, qui met en œuvre ses idées pour les réduire en « petites pièces productives » (ibid.). Les Fantaisies de Claudine, du coup, se démarquent nettement moins bien qu’elles ne l’affichent d’Un grand homme de province à Paris : dans l’intertexte balzacien, il n’y a pas si loin de Nathan à Lucien de Rubempré ; ainsi que l’observe A. Lechevalier, tous deux dévalent l’échelle des genres, telle que la fixe la hiérarchie de l’époque69. Le Nathan des Fantaisies n’a, en effet, aucune raison d’être différent de celui d’Une fille d’Eve, que du Tillet a surnommé « Charnathan » (FE, II, p. 36270) – l’intertexte balzacien, de nouveau, nous enseigne que les temps diégétiques71 des deux nouvelles sont assez proches. Il y a lieu, autrement dit, de voir en lui… le « frère siamois » (FE, II, p. 302) de du Bruel. Installé, par ce biais, sur la scène énonciative, celui-ci ne se laisse pas si facilement annihiler par la blague ! S’il n’était exclusivement (comme cela apparaît dans Les Fantaisies et dans Une fille d’Eve) auteur de théâtre, on pourrait même identifier en lui le « je » anonyme qui prend la parole dans l’épilogue du récit, ayant « mis en œuvre » (FE, II, p. 302) l’idée de son associé… toutefois, comme il apparaît que Nathan a bien d’autres « collaborateurs » (ibid), c’est bel et bien un du Bruel que l’on est invité à reconnaître dans ce « je ».

  • 72 A. Lechevalier, op. cit., p. 183.

39Ainsi, le contexte balzacien de la nouvelle de 1840 dit obliquement ce que celle-ci fait semblant d’occulter, jusqu’à son explicit sibyllin : les acteurs de la « démocratie littéraire » ne se laissent pas aisément déloger de la scène d’énonciation (et sont ici maîtres du jeu) – aussi « aristocratique » qu’on la veuille ! Quant à la stratégie générique elle-même, ne pouvait-elle trouver meilleur agent que Nathan, en qui Une fille d’Eve nous a révélé « celui qui n’a pas su choisir son genre72 » ?

  • 73 Ils sont co-auteurs de L’Alcade dans l’embarras (Illusions perdues, IIe pa...

40Ce même Nathan, en outre, provient – tout comme Cursy-du Bruel73 – du personnel romanesque… d’Un grand homme de province à Paris, le roman de 1839 vilipendé par Sainte-Beuve, et dont la nouvelle de 1840 affecte, justement, de se démarquer. Lorsque Lousteau, en 1845, apparaît à ses côtés, c’est tout le petit monde littéraire d’Un grand homme qui se reconstitue.

  • 74 Ce retournement s’opère grâce au fait que Nathan (ami de La Palférine et d...

41Il devient clair, alors, que la « blague » de Balzac est à double effet : elle annihile du Bruel dans l’histoire, pour lui confier (ainsi qu’au cercle de ses acolytes) la maîtrise du discours littéraire74. Cela se fait, en 1840, de manière voilée, et même, comme nous venons de le voir, partiellement cryptée. Puis, en 1845, tout à fait ouvertement… Un prince opère visiblement le rapprochement de ce qui prétendait à être distingué : la forme courte élitiste et le roman « industriel ». Le changement de titre des Fantaisies, en 1845, enregistre ce déport de la nouvelle vers la scène générique du roman : construit sur le même patron syntaxique qu’Un grand homme de province à Paris, le syntagme Un prince de la bohème vient lui faire écho…

… et du journalisme

  • 75 Bien qu’il vienne de faire paraître, alors, son « magnifique roman » (IP, ...

  • 76 En décembre 1821, donc.

  • 77 Nathan à cette époque assure la rubrique théâtrale de La Gazette de France...

42Plus jeune de douze ans que dans Une fille d’Eve, ce Nathan d’Un grand homme n’en est pas moins déjà75 un « faiseur de pièces » (IP, V, p. 521). Par ailleurs, nous le rencontrons pour la première fois, dans le temps diégétique de la Comédie humaine76, chez Dauriat : c’est la scène du journalisme qui, dans Les Fantaisies, se devine derrière lui77 – avant de se trouver actualisée en 1845 par l’apparition de son comparse Lousteau.

  • 78 A. Vaillant, « La Comédie humaine ou l’invention du style balzacien », in ...

  • 79 Dans l’édition Furne de 1843.

  • 80 A. Vaillant, La Crise de la littérature, op. cit. (« Poésie et journalisme...

  • 81 Celui qui était un « impuissant folliculaire » dans Splendeurs et misères ...

  • 82 C’est en se distinguant du roman (et de la poésie) que la nouvelle s’était...

43Ultime figure d’auteur suscitée par le récit, ce dernier est, à la lumière d’Un grand homme, moins improbable dans son rôle auctorial qu’on n’aurait tendance à le penser spontanément : dans ce plumitif, on a pu reconnaître le « héros burlesque78 » de ce qui sera la deuxième partie d’Illusions perdues79. C’est par son intermédiaire, notamment, que s’y réalise ce « mixte stylistique » qu’A. Vaillant considère comme caractéristique de l’écriture balzacienne – ce croisement de l’héritage poétique du romantisme de 1820 et de l’esprit journalistique de 183080. Signataire potentiel du récit raconté dans Un prince, il est conforté dans le rôle que lui a attribué Un grand homme : ainsi, dans les années 1840-1846, le feuilletoniste81 se trouve être une figure textuelle notable du romancier Balzac – ou, à strictement parler, de l’auteur de La Comédie humaine : car l’on note que l’attraction de la nouvelle par la scène du roman82 donne, aux deux genres, un même auteur…

44Ce qui se produit dans la forme brève n’est pas sans rapport, du reste, avec ce qu’A. Vaillant a pu observer dans Un grand homme de province à Paris : les différents récits destinés à être subsumés sous la signature de Lousteau réalisent un « mixte » poétique dont l’artisan, en l’occurrence, est Nathan : cette fois, c’est celui du modèle, séculaire, de la « conversation conteuse » avec ceux que fait émerger, dans les années 1830, l’écriture journalistique.

  • 83 M.-E. Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au ...

  • 84 Delphine de Girardin, Chroniques parisiennes. 1836-1848, éd. de J.-L. Viss...

  • 85 Ibid., 6 septembre 1839, p. 218 sq. Citons encore, pour nous en tenir aux ...

  • 86 Cette forme d’étude de mœurs parisienne garde quelque trace également de l...

45Ainsi, pour définir la « Bohême », tout au début du chapitre 1 des Fantaisies de Claudine, Nathan adopte la posture du chroniqueur – la chronique, par excellence, constitue « une forme de pivot entre la littérature et le journal83 » : ces quelques pages sont bien dans le ton des feuilletons que Delphine de Girardin, inventrice de ce « genre » journalistique, consacre à l’actualité, en s’efforçant, comme elle l’écrira plus tard, de faire l’« histoire du présent84 », et en adoptant souvent un point de vue de sociologue avant la lettre (leur ressemblance est grande, par exemple, avec la description des « lions », qui paraît dans La Presse en 183985)86.

  • 87 Ibid., p. 165.

  • 88 L’expression désignait, à l’origine, les gazettes manuscrites publiées sec...

  • 89 Voir M.-E. Thérenty, « Critiquer dans les marges du grand œuvre », art. ci...

  • 90 M.-E. Thérenty, La Littérature au quotidien, op. cit., p. 166.

  • 91 « Son ressort consiste dans la pointe qui montre la rapidité, l’esprit d’à...

46Pour dresser, dans les pages qui suivent, le portrait de La Palférine, il a recours à une série de saynettes ponctuées par les traits d’esprit du jeune fat. Ces anecdotes rapidement contées sont construites sur le modèle de la « nouvelle à la main », une forme qui se développera dans la presse du Second Empire87, mais qui naît et se trouve baptisée, à ce qu’il semble, sous la Monarchie de Juillet88. C’est ce mode d’écriture, discontinu et railleur, qu’adoptent (d’où leur titre) Les Guêpes d’Alphonse Karr, revue à succès fondée en 1839, entièrement rédigée par Karr lui-même – et dont Balzac fait un modèle pour sa Revue parisienne89. La nouvelle à la main se veut – sous une forme épurée – « mimétique de la conversation de boulevard » : elle consiste en une « petite scène de sociabilité parsemée de noms propres et de personnalités, rythmée par un petit dialogue et close par un bon mot90 ». Ce sont, avant l’entrée en scène de Claudine, onze histoires de quelques lignes (et dont le cadre, en effet, est souvent le boulevard), qui se succèdent ainsi (FC, p. 147-155), usant des procédés stylistiques caractéristiques du nouveau genre journalistique (usage du présent de narration, brièveté de la phrase), lui empruntant ses calembours et autres ressources linguistiques, mettant en œuvre la « poétique du raccourci » qui lui est propre91. Bien qu’un peu plus suivi, le récit de l’aventure du dandy avec Claudine n’abandonne d’ailleurs pas ce modèle…

  • 92 Ibid.

  • 93 « Le mythe de la bohème est né de cette caisse de résonance que constitue ...

47De toute évidence, Les Fantaisies portent fortement la marque de la sociabilité journalistique qui s’exprime dans la nouvelle à la main, produit du « tourniquet92 » qui s’installe alors entre le journal et la rue… Entre le mythe de la bohème, dont se nourrit le récit, et la scène journalistique présupposée par l’utilisation de cette forme, et qui vient doubler, envelopper, en pointillés, la scène, apparente, du salon, l’accord est, en réalité, parfait : car ce mythe prend justement naissance dans ce microgenre ironique, occupé à railler l’inanité d’une énergie absurdement dépensée sur « l’asphalte des boulevards93 » (FC, p. 144).

  • 94 Ibid, p. 164, 169, 210.

48Quant à la « blague », dans laquelle le récit se fonde doublement, elle a aussi, pour lieu d’invention, la presse : elle participe de l’esprit de mystification propre au siècle, esprit incarné principalement par les journalistes, qui font, de la duperie, matière à récit. Le journal, de la sorte, est un vecteur de la blague, et celle-ci fait, dans le même temps, partie des procédés d’écriture qui s’y élaborent (elle est l’un des envers de l’écriture sérieuse qui s’y invente parallèlement, et coexiste avec elle94.

  • 95 Ibid., p. 242.

  • 96 Ce modèle se modifiera progressivement, avec l’élargissement du lectorat :...

49Chacune des formules reprises par Les Fantaisies – chronique, nouvelle à la main, blague – revendique son appartenance à un régime de l’oralité ; l’hybridation de la conversation conteuse par les procédés du discours journalistique se révèle de façon particulièrement nette dans le style de la chronique, tel qu’il se manifeste dans les premières lignes du récit : « Entre toutes ces personnes de connaissance que nous avons l’habitude de nommer nos amis, je distingue un jeune gentilhomme […] [je souligne]. » La fiction d’interlocution qui se crée dans cet incipit appartient tout autant aux conventions génériques de la nouvelle classique qu’aux tout nouveaux codes de la chronique, tels que les fixe, sous la Monarchie de Juillet, Delphine de Girardin : Balzac se conforme, de fait, au modèle qui s’est constitué dans les feuilletons de La Presse, celui de la « conversation entre gens du même monde95 » – qui n’est autre que celui du salon du xviiie siècle, que le lectorat des journaux de la Monarchie de Juillet pouvait encore reconnaître comme (ou faire) sien96. On voit là une autre sorte de « tourniquet » : la littérature emprunte des modèles à l’écriture journalistique, qui lui en a elle-même fait l’emprunt… Ainsi métissé, le modèle conversationnel du « bel esprit » s’associe sans trop de peine, dans l’ensemble du récit, aux formes de l’esprit boulevardier… C’est ce mixte que consacrera, en 1846, la dédicace du récit à Heine : en celui qui « représent[e] à Paris l’esprit et la poésie de l’Allemagne comme en Allemagne [il] représent[e] la vive et spirituelle critique française » (VII, p. 807), Balzac salue implicitement l’auteur de chroniques, parisiennes et littéraires, pour la Gazette d’Augsbourg.

  • 97 Voir M.-E. Thérenty et A. Vaillant, 1836. L’an I de l’ère médiatique, op. ...

50Le cadre de cette hybridation est la revue : plus élitiste, certes, que le journal, celle-ci, comme le montre fort bien ce court récit balzacien, est aussi le lieu d’une revalorisation de l’écriture journalistique97.

Du conte à la nouvelle

  • 98 A. Vaillant, La Crise de la littérature, op. cit., p. 16. La « crise roman...

  • 99 Ce qui n’est pas le cas dans le récit lu par Mme de La Baudraye, par exemp...

  • 100 Pour reprendre l’expression par laquelle on a traduit en français Unspeak...

  • 101 Dans l’épilogue, ces énoncés « débrayés » se réduisent aux incises du dia...

  • 102 Comme source : le rôle de témoin-garant de Nathan, capital dans Les Fanta...

51Mais si le modèle oral, sous cette forme mixte, est hautement revendiqué par le récit, c’est, finalement – dans sa version de 1846 – l’histoire de son propre devenir-texte que celui-ci nous raconte. La fracture révolutionnaire, comme l’ont fait apparaître, notamment, les travaux d’A. Vaillant, a détruit en très peu d’années les structures de la communication littéraire d’Ancien Régime – et en particulier l’espace, mondain, du salon. La Monarchie de Juillet est le moment d’une crise culturelle : on est passé à un nouveau système de communication dans lequel les médiations qui existaient précédemment entre la création des œuvres et leur diffusion par l’imprimé ont disparu. D’où cette mutation, d’importance, du fait littéraire : de la « littérature-discours » d’avant la Révolution, on est passé à une « littérature-texte98 ». C’est ce processus même que retrace Un prince, véritable métatexte à cet égard : le récit nous a relaté les étapes par lesquelles il passe du conte oral à la forme manuscrite ; sa lecture sous forme de texte imprimé suppose le franchissement d’une dernière étape, qui ne nous est pas rapporté (mais dans lequel on peut supposer que Lousteau a eu un rôle décisif). Sous cette forme dernière, il est sans narrateur : c’est un récit à la troisième personne d’où a disparu toute forme d’embrayage99, et réduit, à l’incipit (VII, p. 807-808) comme à l’explicit (p. 837-838), à quelques « phrases sans parole100 », remarquables de laconisme (« dit Mme de La Baudraye en tirant un manuscrit de dessous l’oreiller de sa causeuse », « Mme de La Baudraye lut ce qui suit », p. 807101), mais qui manifestent distinctement que l’énonciation globale du récit ne relève plus – alors même que, par compensation sans doute, l’importance de l’oralité, comme source et comme modèle, se trouve réaffirmée dans la nouvelle102 – du modèle discursif.

  • 103 Elle nous les fait constater par le moyen du « blanc », noté plus haut, q...

  • 104 Voir A. Vaillant, op. cit., p. 20.

52À ce niveau, le procès de textualisation nous est raconté, essentiellement, comme celui du devenir-marchandise du récit. La nouvelle insiste moins sur la disparition des modes de médiation interpersonnelle qui assuraient, à l’ère précédente, la communication littéraire103, que sur leur tentative de reconstitution, sous d’autres formes (les deux bohèmes, les sociétés d’auteurs, le milieu journalistique), marginales – les acteurs de ce système « officieux104 » étant représentés comme les agents d’une transformation profonde.

  • 105 Le roman oppose au phénomène une résistance moins unifiée. Son exigence d...

  • 106 Voir, à la fin du siècle, Maupassant, Barbey ou Villiers…

53C’est, en effet, à une mutation du genre de la nouvelle que nous fait assister la genèse d’Un prince de la bohème. Si le passage d’un âge du discours à un âge de la textualité affecte la littérature dans son entier, il faut souligner la manière spécifique dont le phénomène touche ce genre narratif : celui-ci se ressource, massivement (dans la poétique balzacienne comme dans l’ensemble de la poétique romantique), dans son exigence, fondatrice, d’oralité, dans le temps même où il doit y renoncer105. Toute l’histoire de la nouvelle au xixe siècle sera d’ailleurs celle de cette résistance106, et le nouvelliste du xxe siècle se présentera encore bien souvent comme un conteur. Il semble, néanmoins, que ces années 1840 marquent, dans l’histoire du genre, une scansion forte.

  • 107 R. Godenne, op. cit., p. 38.

  • 108 Tous deux entrent, à l’origine, dans un système d’oppositions terme à ter...

54Par ailleurs, dans le temps où elle rejoint la « démocratie littéraire », où règne le roman, la nouvelle, qui depuis plus d’un siècle est « à l’ombre107 » (R. Godenne) de celui-ci, feint de restaurer des pratiques de communication littéraires « aristocratiques » qui l’en distingueraient foncièrement. Par là, elle ne rétablit pas son opposition primitive108 avec lui : mais en mettant en œuvre cette dialectique de la distinction, elle tend à se positionner différemment de lui dans un champ littéraire qui s’autonomise.

  • 109 R. Godenne, op. cit., p. 54 sq.

  • 110 « Au xviiie siècle, “conte” s’oppose à “nouvelle” parce qu’il renvoie à d...

  • 111 Surtout dans la seconde moitié du siècle. Mais les Contes drolatiques de ...

  • 112 R. Godenne, op. cit., p. 92.

  • 113 Je renvoie aux exemples de Nodier ou de Musset, développés par R. Godenne...

  • 114 En employant le terme d’« histoire », le récit des Fantaisies affichait s...

55Le xixe siècle a réaffirmé la proximité de la « nouvelle » et du « conte », au point, nous dit R. Godenne109, de ne plus les distinguer, contrairement à ce que faisait le xviiie : le second terme perd la signification générique qu’il avait au siècle précédent110, et en vient à désigner (comme en témoignent de nombreux titres de recueils111) tout type de récit bref : les deux dénominations redeviennent, comme au xve siècle, à peu près permutables, et il peut même sembler qu’il n’y ait plus désormais qu’un domaine : celui du « récit court112 ». C’est qu’il y a prévalence, en effet, de la forme contée de la nouvelle. En contexte, cependant, ces deux termes apparaissent comme moins indifférenciés qu’on ne serait tenté de le croire – même si de nombreux écrivains de la période romantique, par exemple, paraissent les employer comme quasi synonymes à quelques lignes de distance113. Dans le texte des Fantaisies, aucun des deux termes n’apparaît – mais « conte » est présent à travers le verbe « raconter », dont on relève l’occurrence à la fin (« à qui je racontais cette histoire », FC, p. 187). Ce même verbe introduit, en 1846, le second métarécit (assumé par Nathan) d’Un prince (« me raconter tout ce qui […] », p. 808), en l’installant (comme le fait, par avance, le préambule lui-même) dans un espace du dire (« ce que vous nous avez dit », p. 808). « Nouvelle » apparaît exclusivement dans cette version de 1846, où ce terme est présent deux fois : à l’incipit, où le mot désigne sans équivoque aucune le résultat de la transformation écrite d’une parole vive : « me pardonnerez-vous […] d’avoir fait une nouvelle de ce que vous nous avez dit […] » (VII, p. 806 ; je souligne) ; à l’explicit, où il recouvre la même réalité que dans les premières lignes, et vient donc se faire écho à lui-même, en fermant une boucle : « au moment où Mme de La Baudraye achevait la lecture de sa nouvelle » (p. 838 ; je souligne). C’est dans la seconde version du récit114 (la plus réflexive) qu’interviennent ainsi des jeux sur le métalangage, désignant et soulignant le passage du conte (de la nouvelle contée) à la nouvelle. Ce dernier terme prend alors un sens particulier (« récit court comme texte »). Nous voici loin, désormais, de la signification initiale du terme (« récit nouveau »).

  • 115 Et rédige une « théorie du conte », restée inachevée (Les Cent Contes. Th...

  • 116 Signalons tout de même Le Pacte, vieille nouvelle, de 1832.

  • 117 « Cette Nouvelle ne peut être reproduite », dit une note appelée par le t...

56La manière dont Balzac procède à l’« étiquetage » générique de ses récits témoigne, elle-même, de cette évolution : si, dans les années 1830, il préfère parler de « contes115 » (Les Deux Amis, 1830, Le Chef-d’œuvre inconnu, 1831, Contes bruns, 1832116…), il adopte le terme de « nouvelle » pour un certain nombre d’œuvres des années 1840 : c’est bien ainsi que Les Fantaisies de Claudine (FC, p. 143) se trouvent désignées par leur péritexte117 ; seront des « nouvelles », de même, La Fausse Maîtresse (1842), Honorine (1844), Un homme d’affaires (1846). C’est également en ces années-là que le terme de « nouvelle », en ce sens générique, se relève dans les romans et récits de La Comédie humaine, la plupart du temps dans des contextes qui évoquent la littérature « à la mode » (Albert Savarus, I, p. 967), le mode de publication en revue (Albert Savarus, I, p. 937, 977, 981, La Muse du département, IV, p. 757) ou, plus souvent, dans la presse périodique (La Muse du département, IV, p. 734, Béatrix, II, p. 927, Petites Misères de la vie conjugale, XII, p. 107, 137-138) : bref, l’univers littéraire d’Un prince de la bohème…

  • 118 L’étude du récit fictionnel court chez Balzac, dans sa variété (contes, n...

57La notion de nouvelle est, comme on le sait, floue et instable au xixe siècle. L’étude de ce récit permet d’éclairer un moment de l’histoire de cette réalité complexe. Il ne nous enseigne pas – et je n’y ai pas cherché – ce qu’est la nouvelle, vers 1840, ne fût-ce que chez le seul Balzac118. Il nous informe sur une pratique du genre, et sur le savoir que ce dernier élabore sur lui-même. Il nous fait assister à un véritable travail de transformation, et de redéfinition : la nouvelle, selon la catégorisation que lui-même propose, correspond à un court récit (conté) textualisé. On aura remarqué la forte conscience métagénérique de ce texte, qui plonge, pour se livrer à ce double travail, dans l’archive de la forme narrative courte. La mémoire – sélective – qui s’exerce ainsi retient, des pratiques antérieures du genre, ce qui, combiné à ses aspects nouveaux découlant des changements intervenus dans le système de la communication littéraire, permet de légitimer ceux-ci et de négocier une difficile entrée dans l’âge de la « démocratie littéraire ». La nouvelle des années 1840, de fait, ne se confond pas avec le conte – elle ne le ressuscite que pour le perdre. Elle questionne, de même, ses frontières nouvelles avec le roman. La littérature, en ces années qui la mènent vers son autonomie, s’interroge visiblement sur les dénominations qui lui permettent de se penser, et sur la configuration du système des genres…

Notes

1 M. Bardèche, Notice d’introduction à Un prince de la bohème, Œuvres complètes de Balzac, t. 11, La Comédie humaine, Paris, Club de l’honnête homme, 1956 (voir p. 286 et 287).

2 P. Berthier, Notice d’introduction à l’édition de la Pléiade, publiée sous la direction de P.-G. Castex, Paris, Gallimard, 1977, vol. VII, p. 806. (Ce sera, pour la publication en volume de cette nouvelle, et pour tout renvoi à d’autres récits de La Comédie humaine, mon édition de référence.)

3 Voir à ce sujet Le Savoir des genres, études réunies et présentées par R. Baroni et M. Macé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « La Licorne », 2006-79, p. 9.

4 Le passage de la notion de genre à celle de généricité marque, ainsi que le notent J.-M. Adam et U. Heidmann, un « changement de paradigme » : il s’agit d’éviter l’« écueil essentialiste », en abordant le problème du genre « moins comme l’examen des caractéristiques d’une catégorie de textes que comme […] la mise en évidence d’un processus dynamique de travail sur les orientations génériques des énoncés » (ibid., p. 25).

5 « Les Fantaisies de Claudine », dans La Revue parisienne, deuxième livraison, 25 août, Genève, Slatkine reprints, 1968 (réimpression de l’édition de Paris, 1840). Noté désormais FC.

6 Le texte de la nouvelle commence alors à « Entre toutes les personnes de connaissance que nous avons l’habitude de nommer nos amis […] » (Pr. B, VII, p. 808).

7 Et l’annonce du narrateur, à la fin du chapitre 1 (« Voici comment je découvris qui était Claudine », FC, p. 168).

8 « Sous la Restauration, il avait une place de chef de bureau dans un ministère » (FC, p. 169).

9 Le nouveau narrateur (à moins que ce ne soit une narratrice) parle de celle-ci à la troisième personne (FC, p. 189).

10 Ou devoir l’être : le texte est peu précis sur ce point. Mais « cela » paraît bien désigner un texte écrit.

11 Revue des Deux Mondes, juillet-septembre 1839, 4e série, t. 19, « Revue littéraire », p. 268-269.

12 Ibid., p. 268.

13 « De la littérature industrielle », Revue des Deux Mondes, juillet-septembre 1839, 4e série, t. 19, p. 675-691. Désormais désigné par LI.

14 Elle avait été fondée en 1838 à son instigation.

15 « Dix ans après en littérature », Revue des Deux Mondes, janvier-mars 1840, 4e série, t. 21, p. 695.

16 Et qui n’aura, comme chacun sait, que trois numéros.

17 « Sur M. de Sainte-Beuve, à propos de Port-Royal », « Lettres sur la littérature, le théâtre et les arts, II, Revue parisienne, deuxième livraison, 25 août 1840, p. 193-228.

18 Ibid., p. 224.

19 C’est ce qu’avance P. Berthier, dans l’édition de la Pléiade (VII, p. 798).

20 Il s’agit en fait d’un contexte unique : Juillet, dans l’analyse de Sainte-Beuve, est clairement désigné comme le moment du « naufrage » de la « chose littéraire » (LI, p. 675-676).

21 Voir sur ce point M.-E. Thérenty et A. Vaillant, 1836. L’An I de l’ère médiatique, Paris, Nouveau Monde éditions, 2001, p. 31-32.

22 Le gouvernement Thiers est une cible des attaques de Balzac.

23 Voir M.-E. Thérenty, « Critiquer dans les marges du grand œuvre. De quelques paradoxes autour de La Revue parisienne de Balzac », in Paratextes balzaciens : La Comédie humaine en ses marges, textes réunis par R. Le Huenen et A. Oliver, Toronto, Centre d’études du xixe siècle J. Sablé, « A la recherche du xixe siècle », 2007, p. 7.

24 Prise dans l’actualité récente, et apparemment non fictionnelle (« histoire de la plus exacte vérité dans tous ses détails », FC, p. 187). Ces critères ont été mis en évidence par G. Mathieu-Castellani, La Conversation conteuse. Les Nouvelles de Marguerite de Navarre, Paris, PUF écrivains, 1992, p. 12-13.

25 La Palférine nous est décrit comme l’incarnation même de cette bohème évoquée en préambule, et où « se perdent des forces immenses » (FC, p. 144).

26 Il se présente ici comme l’« ami » (FC, p. 145) du personnage dont les aventures vont nous être contées.

27 R. Godenne, La Nouvelle, Paris, Champion, 1995, p. 20 (« La nouvelle à ses débuts est un récit conté », ibid.).

28 G. Mathieu-Castellani, op. cit., p. 13.

29 De 1655 à 1750, par exemple, avait triomphé la pratique de la « nouvelle-petit roman » (R. Godenne, op. cit., p. 38 sq.). Il s’agissait d’un récit de pure fiction, romanesque, écrit et non plus mimétique de l’oral.

30 Voir G. Mathieu-Castellani, op. cit., p. 12-13.

31 L’expression se trouve telle quelle, ailleurs, sous la plume de Balzac : « La conversation, devenue conteuse […] » (Autre Etude de femme, III, p. 675). Dans ce texte de 1842 s’observe une stratégie comparable à celle que l’on discerne dans Les Fantaisies de Claudine : le modèle oral, mis en place dans le préambule, se trouve opposé au « hideux squelette d’une littérature aux abois » et aux effets de la « fatale Révolution de Juillet » (ibid., p. 674). Or, le préambule en question est, avec quelques remaniements qui rendent sensibles les enjeux de cette reprise, celui d’un conte de 1832 : Une conversation entre onze heures et minuit.

32 Voir M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 1994, p. 136 sq. (« Les deux sources de la conversation […] avaient été les deux ordres du loisir aristocratique : la noblesse et les clercs », ibid., p. 175).

33 Voir sur ce point L. Frappier-Mazur, « Lecture d’un texte illisible : Autre étude de femme et le modèle de la conversation », MLN, vol. 98, n° 4, French issue, mai 1983, p. 714.

34 M. Fumaroli, op. cit., p. 176.

35 La manière dont le narrateur des Fantaisies et sa complice stigmatisent le style beuvien renvoie clairement et quasi explicitement à un imaginaire du champ littéraire forgé par le classicisme (comme terrain d’affrontement entre « littérateurs » et « doctes ») : chez Furetière (Nouvelle allégorique des derniers troubles arrivés au royaume d’Eloquence, 1658), le royaume de Rhétorique, « reine d’Eloquence, patrie du bien-dire et du bien-écrire mondain », a pour ennemi celui de Pédanterie, où règne « Gallimatias (sic), roi des cuistres » (A. Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, éd. de Minuit, 1985, p. 153).

36 La personne, l’écrivain, l’inscripteur sont les trois instances entre lesquelles, pour D. Maingueneau (à qui j’emprunte, de manière générale, le vocabulaire de l’analyse du discours littéraire), se distribue l’Auteur (elles s’enveloppent réciproquement). Ce néologisme désigne « l’énonciateur d’un texte particulier » (Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, A. Colin, 2004, p. 108).

37 Le « texte se présente comme destiné à la lecture dans un milieu fermé » (A. Viala, ibid., p. 136). « L’écriture et la lecture tendent alors à coïncider, comme l’auteur et le lecteur à se confondre » (ibid.).

38 Encore qu’elle ne la détruise pas explicitement : rien n’indique que le nouveau « je », anonyme, soit extérieur à la société des interlocuteurs précédents, et rien n’est dévoilé des modalités de la « publication » du récit (qui n’est pas forcément destiné à une audience large…).

39 Voir M. Fumaroli, « Littérature et conversation : la querelle Sainte-Beuve-Proust », dans La Conversation, dir. G. Cahen, Autrement, n° 182, 1999, p. 108, ainsi que W. Lepenies, Sainte-Beuve. Au seuil de la modernité (1997), Paris, Gallimard, « NRF », 2 002 (trad. fr.), p. 201-207 (« Causerie et conversation »).

40 Dans ce geste d’éloignement, Balzac retrouve la figure du conteur liée à ses premiers succès, au début des années 1830, et récusée dès 1832 au nom de desseins plus vastes (voir Stéphane Vachon, Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac, Presses universitaires de Vincennes, Presses du CNRS, Presses de l’université de Montréal, 1992, p. 22).

41 Voir notamment : X. de Montépin, Confessions d’un bohème, 1849 ; H. Murger, Scènes de la vie de bohème, 1851 ; Nerval, La Bohème galante, 1852 ; Baudelaire « Bohémiens en voyage » (Les Fleurs du mal), 1857 ; Puccini, La Bohème, 1896…

42 En italiques dans le texte.

43 Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse, 1863, t. 2, p. 866.

44 La notion de bohème esthétique, précise F. Genevray, « acquiert sa visibilité à la fin des années quarante, mais sa préhistoire remonte aux années trente, avant son baptême » (« Bohême, bohème, bohémien : autour de George Sand », Séminaire de formation doctorale « L’auteur en marge », centre « Marge », Université Jean-Moulin, Lyon-III, 10 avril 2003, http://www.univlyon3.fr/servlet/com.univ.utils.LectureFichierTomt?C0DE=1130150757419&LANGUE=0, p. 5, consulté le 10 novembre 2007).

45 P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, éd. du Seuil, « Libre examen », 1992, p. 84-88.

46 Notant que la bohème ne cesse de changer au cours du temps, P. Bourdieu distingue globalement deux bohèmes : celle des dandies romantiques, à laquelle on peut rattacher La Palférine, et la « seconde bohème », dominée, autour de 1848, par des jeunes gens d’origine souvent provinciale ou populaire, directement soumis aux lois du marché : ce sera celle de Murger, Champfleury, Duranty (op. cit., p. 88).

47 « Si la Bohême pouvait souffrir un roi, il serait », affirme Nathan, « roi de la Bohême » (clin d’œil évident au roman de Nodier) (ibid.).

48 Le parasitisme est une paratopie privilégiée au xviie siècle (« la protection des grands a fait du parasite la figure prototypique de l’homme de lettres », D. Maingueneau, Le Discours littéraire, op. cit., p. 73. Voir aussi p. 75-77 et p. 97-98).

49 « […] il était heureux […] de recevoir une partie des hommes littéraires dans un hôtel où brillait un luxe royal […]. Tullia le laissait trôner parmi cette gent où se trouvaient des journalistes assez faciles à prendre et à embucquer » (FC, p. 175).

50 Elle fut fondée en 1777 grâce à l’action de Beaumarchais.

51 Pour de rire ! La blague au xixe siècle, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2002, p. 18-20.

52 Ibid., p. 6.

53 Ibid., p. 10-11.

54 (Citation de Maurice Ménard) op. cit., p. 100, note 1.

55 Ibid., p. 46 sq. (« La blague politique : du trône à la chaise percée ».)

56 Ibid., p. 79-80.

57 Les Rusticoli de La Palférine, « portaient […] d’argent à croix fleurdelysée d’azur […], sommé d’une couronne de comte et deux paysans pour support » (Paris, éd. Potter, 1844, pl. VII, p. 809-810).

58 La devise des La Palférine se calque évidemment sur celle de Constantin Ie r (« In hoc signo vinces » : « tu vaincras sous ce signe », phrase qui, avant la victoire de l’empereur romain sur Maxence, accompagna la vision qu’il eut, dans le ciel, du chrisme – ce qui le rallia au christianisme). Mais la formule, qui passe au présent (« In hoc signo vincimus »), est, toutefois, dans le contexte de la nouvelle, ambiguë, et se laisse aussi bien traduire par « nous vainquons sous ce signe » que par « c’est dans ce signe qu’est notre victoire ».

59 Léo Mazet parle de « renarration de la narration » (« L’échange du récit chez Balzac », L’Année balzacienne, 1976, p. 144).

60 Témoin le « nous » auquel s’intègre cette seconde narrataire : « ce que vous nous avez dit, il y a quelques jours » (p. 807).

61 Les Règles de l’art, op. cit., p. 88. Elle « constitue une véritable armée de réserve intellectuelle, directement soumise aux lois du marché, et souvent obligée d’exercer un second métier, parfois sans rapport direct avec la littérature, pour pouvoir vivre un art qui ne peut la faire vivre. »

62 Ce phénomène a fort bien été analysé par Léo Mazet, op. cit. Je renvoie donc à son développement (p. 135 sq.).

63 Il faut bien souligner, ici, ce qui oppose le récit-don (auquel, idéalement, répond un contre-don, c’est-à-dire un autre récit – ainsi que cela se produit dans Autre Etude de femme) au récit-renarré, devenu marchandise.

64 Léo Mazet qualifie Nathan de « narrateur-échangeur du récit » (op. cit., p. 149).

65 Elle se donne ainsi un rôle d’écrivain (voir A. Viala, op. cit., p. 276 sq.).

66 Un prince de la bohème se trouve d’ailleurs publié à la suite de La Muse du département dans l’édition « folio » procurée par P. Berthier (Paris, Gallimard, 1984 et 2007).

67 « – Pas si malheureuse, dit Nathan, car Maxime de Trailles et La Palférine ont brouillé le marquis avec Mme Schontz et vont raccommoder Arthur et Béatrix (Voyez Béatrix, Scènes de la Vie privée) ».

68 Cette dernière étant apparue dans Les Employés, en 1838.

69 A. Novak-Lechevalier, La Théâtralité dans le roman. Stendhal, Balzac, thèse de doctorat soutenue sous la direction de D. Combe, Université Paris-III, 7 décembre 2007, p. 182.

70 Ce « prétendu grand homme » (FE, II, p. 304) n’est introduit dans le salon de Mme de Moncornet qu’en sa qualité « d’ennemi de la nouvelle dynastie » (II, p. 305).

71 C’est en 1834-1835 que se situe l’action d’Une fille d’Eve ; le temps des Fantaisies de Claudine est indéterminé, proche, à ce qu’il semble, du temps de l’écriture ; La Muse du département nous apprend en effet que la collaboration de Dinah et de Lousteau commence en 1838 (IV, p. 766), et que Nathan est assidu chez eux (tout comme Bixiou, Blondet, Finot) pendant l’hiver 1839-1840 (IV, p. 767).

72 A. Lechevalier, op. cit., p. 183.

73 Ils sont co-auteurs de L’Alcade dans l’embarras (Illusions perdues, IIe partie, « Un grand homme de province à Paris », V, p. 391) !

74 Ce retournement s’opère grâce au fait que Nathan (ami de La Palférine et de Lousteau) est au point de jonction entre les deux bohèmes.

75 Bien qu’il vienne de faire paraître, alors, son « magnifique roman » (IP, V, p. 363). Il est, à ce moment, « le collaborateur de Lucien » (V, p. 517).

76 En décembre 1821, donc.

77 Nathan à cette époque assure la rubrique théâtrale de La Gazette de France. Il fondera un quotidien en 1834 (FE, II, p. 323) en passant, après Juillet, du républicanisme à une position de centre gauche.

78 A. Vaillant, « La Comédie humaine ou l’invention du style balzacien », in La Crise de la littérature. Romantisme et modernité, Grenoble, Ellug, « Bibliothèque stendhalienne et romantique », p. 290.

79 Dans l’édition Furne de 1843.

80 A. Vaillant, La Crise de la littérature, op. cit. (« Poésie et journalisme mêlés : le roman balzacien »), p. 290.

81 Celui qui était un « impuissant folliculaire » dans Splendeurs et misères (VI, p. 437) est, dans La Muse du département, un « feuilletoniste » des « plus distingués » (IV, p. 631).

82 C’est en se distinguant du roman (et de la poésie) que la nouvelle s’était constituée comme genre (G. Mathieu-Castellani, op. cit., p. 19).

83 M.-E. Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au xixe siècle, Paris, éd. du Seuil, 2007, p. 259.

84 Delphine de Girardin, Chroniques parisiennes. 1836-1848, éd. de J.-L. Vissière, Paris, Des femmes, 1986, 2 avril 1844, p. 26.

85 Ibid., 6 septembre 1839, p. 218 sq. Citons encore, pour nous en tenir aux années 1839-1840, ses développements sur les républicains enrichis (13 septembre 1839, p. 224), sur les « mondes » rivaux du faubourg Saint-Germain et de la Chaussée-d’Antin (17 janvier 1840, p. 236), sur les femmes « aujourd’hui » (12 mars 1840, p. 243).

86 Cette forme d’étude de mœurs parisienne garde quelque trace également de la « physiologie parisienne journalistique » illustrée sous la Restauration par l’Hermitte (sic) de la Chaussée-d’Antin (voir sur ce point M.-E. Thérenty, ibid., p. 238).

87 Ibid., p. 165.

88 L’expression désignait, à l’origine, les gazettes manuscrites publiées secrètement avant l’invention des journaux (puis devint le nom d’imprimés clandestins, déjouant la censure) ; elle se met, au xixe siècle, avec l’essor de la presse, à dénommer une formule brève, publiée surtout dans les petits journaux, essentiellement satirique (elle offre la caricature de personnes ou de faits, s’alimente des « cancans » du jour).

89 Voir M.-E. Thérenty, « Critiquer dans les marges du grand œuvre », art. cit., p. 4. La même année (1840), Nestor Roqueplan, lui-même inspiré par le succès des Guêpes, fera paraître (déc. 1840) ses Nouvelles à la main.

90 M.-E. Thérenty, La Littérature au quotidien, op. cit., p. 166.

91 « Son ressort consiste dans la pointe qui montre la rapidité, l’esprit d’à-propos de l’auteur du mot, qui est d’ailleurs rarement le rapporteur » (ibid., p. 168).

92 Ibid.

93 « Le mythe de la bohème est né de cette caisse de résonance que constitue la congruence de la nouvelle à la main et du petit feuilleton fictionnel » (M.-E. Thérenty, ibid., p. 168).

94 Ibid, p. 164, 169, 210.

95 Ibid., p. 242.

96 Ce modèle se modifiera progressivement, avec l’élargissement du lectorat : le journal se démocratisant, c’est la forme moins élitiste de la causerie qui succèdera au modèle conversationnel et qui dominera dans la seconde partie du xixe siècle (ibid., p. 177).

97 Voir M.-E. Thérenty et A. Vaillant, 1836. L’an I de l’ère médiatique, op. cit., p. 32.

98 A. Vaillant, La Crise de la littérature, op. cit., p. 16. La « crise romantique de la littérature » se confond avec cette mutation de la communication littéraire, ibid.

99 Ce qui n’est pas le cas dans le récit lu par Mme de La Baudraye, par exemple : « […] l’un des auteurs les plus célèbres de ce temps » (p. 808, je souligne).

100 Pour reprendre l’expression par laquelle on a traduit en français Unspeakable sentences, titre de l’ouvrage (1982) où A. Banfield expose sa théorie non communicationnelle du récit : selon sa deictic shift theory (théorie du déplacement déictique), l’énoncé narratif à la troisième personne est sans locuteur ; il ne faut évidemment pas entendre qu’il n’est produit par personne, mais qu’il coupe tout rattachement à sa situation d’énonciation première.

101 Dans l’épilogue, ces énoncés « débrayés » se réduisent aux incises du dialogue et à un énoncé descriptif (« demanda Lousteau au moment où Mme de La Baudraye achevait la lecture de sa nouvelle », p. 838).

102 Comme source : le rôle de témoin-garant de Nathan, capital dans Les Fantaisies de Claudine, se trouve renforcé dans les passages d’Un prince où celui-ci assume la narration orale de l’histoire ; comme modèle : le récit de Nathan est précédé d’une référence au Grand (sic) Serpentin vert de Mme d’Aulnoy (p. 808).

103 Elle nous les fait constater par le moyen du « blanc », noté plus haut, qui précède le passage de l’état manuscrit du récit de Nathan (aboutissement de la genèse créatrice) à son état de texte, démultiplié, donné à lire – non plus au public, défini, des personnages diégétiques, mais à chacun des lecteurs singuliers et inconnus du lectorat réel, devenus consommateurs du livre.

104 Voir A. Vaillant, op. cit., p. 20.

105 Le roman oppose au phénomène une résistance moins unifiée. Son exigence d’oralité est moindre, à l’origine, même si, avant la Révolution, il s’emploie à mimer les différentes sortes de discours (ibid., p. 21). La formule du roman « à la troisième personne », dont on connaît la fortune au xixe siècle, est symptomatique de son passage à la textualité.

106 Voir, à la fin du siècle, Maupassant, Barbey ou Villiers…

107 R. Godenne, op. cit., p. 38.

108 Tous deux entrent, à l’origine, dans un système d’oppositions terme à terme : oralité, véridicité, nouveauté, pour l’une ; écriture, fictionnalité, imagination romanesque pour l’autre (voir G. Mathieu-Castellani, op. cit., p. 8, 9, 10).

109 R. Godenne, op. cit., p. 54 sq.

110 « Au xviiie siècle, “conte” s’oppose à “nouvelle” parce qu’il renvoie à des types de narration distincts : soit une aventure fondée sur des incidents d’une autre nature (le conte de fées, le conte oriental, le conte allégorique), soit une aventure reposant sur un propos d’un autre ordre (le conte philosophique, le conte moral) » (ibid., p. 55).

111 Surtout dans la seconde moitié du siècle. Mais les Contes drolatiques de Balzac en sont un exemple pour les années 1830.

112 R. Godenne, op. cit., p. 92.

113 Je renvoie aux exemples de Nodier ou de Musset, développés par R. Godenne lui-même (ibid., p. 56).

114 En employant le terme d’« histoire », le récit des Fantaisies affichait sa conformité au modèle originel – non fictionnel, ou affirmé tel – de la nouvelle.

115 Et rédige une « théorie du conte », restée inachevée (Les Cent Contes. Théorie du conte, in Balzac, Nouvelles et contes, 1820-1831, éd. établie, présentée et annotée par I. Tournier, Paris, Gallimard « Quarto », 2005, p. 1607 sq.).

116 Signalons tout de même Le Pacte, vieille nouvelle, de 1832.

117 « Cette Nouvelle ne peut être reproduite », dit une note appelée par le titre (FC, p. 143).

118 L’étude du récit fictionnel court chez Balzac, dans sa variété (contes, nouvelles, scènes, croquis, esquisses, anecdotes, etc. – voir I. Tournier, op. cit., p. 13), reste largement à faire… et n’oublions pas que, par ailleurs, la nouvelle, au xixe siècle, peut encore être longue…

Pour citer ce document

Chantal Massol, «Scénographie(s) d’Un prince de la bohème. Avatars de la nouvelle à l’âge de la « démocratie littéraire »», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 15 février 2016, mis à jour le : 09/02/2016, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/334-scenographie-s-d-un-prince-de-la-boheme-avatars-de-la-nouvelle-a-l-age-de-la-democratie-litteraire.

Quelques mots à propos de :  Chantal  Massol

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – CHARNIÈRES