La Réserve : Livraison du 15 février 2016
Qui était Chimène ? Le personnage et ses possibles au XVIIe siècle
Initialement paru dans : Fr. Lavocat dir., La Fabrique du personnage, Paris, H. Champion, 2007
Texte intégral
… Amante trop sensible, et fille dénaturée !
1Dans une de ces remarques, La Bruyère nous avait prévenus :
1 La Bruyère, Les Caractères, éd. E. Bury, Paris, Le Livre de Poche, 1995, re...
Le Cid enfin est l’un des plus beaux poèmes que l’on puisse faire ; et l’une des meilleures critiques qui aient été faites sur aucun sujet, est celle du Cid.1
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2 Pour une récente édition, voir La Querelle du Cid(1637-1638), édition criti...
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3 Voir G. de Scudéry, Observations sur le Cid (1637), dans Œuvres de P. Corne...
2La première représentation de la pièce a été donnée le 05 janvier 1637, et la querelle – à la fois littéraire et politique, avec l’intervention de Richelieu2 -, s’est poursuivie sur toute l’année 1637, avec deux temps forts : les Observations sur le Cid de Georges de Scudéry (avril 1637) et les Sentiments de l’Académie, rédigés par Chapelain et dont la version définitive paraît en décembre de la même année3. Parallèlement, le succès a été à la fois immédiat et ne s’est jamais démenti : comme en témoignera Pellisson,
4 Pellisson, Relation contenant l’histoire de l’Académie française, Paris, Bi...
Il est malaisé de s’imaginer avec quelle approbation cette pièce fut reçue de la Cour et du public. On ne se pouvait lasser de la voir, on n’entendait autre chose dans les compagnies, chacun en savait quelque partie par coeur, on la faisait apprendre aux enfants, et en plusieurs endroits de la France il était passé en proverbe de dire : Cela est beau comme le Cid.4
3Et très vite, l’un des ressorts du succès et de la querelle a été le personnage de Chimène –-
4cause du scandale, tout d’abord, qu’une approche superficielle qualifierait de moral. Scudéry est assurément le plus violent :
5 Scudéry, op. cit., p. 15, 17-18, 30.
L’on y voit une fille dénaturée ne parler que de ses folies, lorsqu’elle ne doit parler que de son malheur ; plaindre la perte de son amant, lorsqu’elle ne doit songer qu’à celle de son père ; aimer encore ce qu’elle doit abhorrer ; souffrir en même temps et en même maison ce meurtrier et ce pauvre corps ; et pour achever son impiété, joindre sa main à celle qui dégoutte encore du sang de son père […]
Mais je découvre encore des sentiments plus cruels et plus barbares dans la quatrième scène du troisième acte, qui me font horreur. C’est où cette fille, mais plutôt ce monstre, ayant devant ses yeux Rodrigue encore tout couvert d’un sang qui la devait si fort toucher…, elle répond, ô bonnes mœurs ! Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien [...]
Le dernier [acte] n’est pas plus judicieux que ceux qui l’ont devancé. […] Leur seconde conversation est de même style que la première ; elle lui dit cent choses dignes d’une prostituée, pour l’obliger à battre ce pauvre sot de don Sanche […].5
5Chapelain, d’habitude plus modéré, confortera Scudéry sur ce point :
6 Chapelain, ibid., p. 76.
L’observateur, après cela, passe à l’examen des mœurs attribuées à Chimène, et les condamne. En quoi nous sommes entièrement de son côté ; car au moins ne peut-on nier qu’elle ne soit, contre la bienséance de son sexe, amante trop sensible, et fille trop dénaturée.6
6Ce à quoi Corneille a beau jeu de répondre :
7 P. Corneille, Lettre apologétique ou Réponse aux Observations du sieur de S...
Quand vous avez traité la pauvre Chimène d’impudique, de prostituée, de parricide, de monstre, ne vous êtes-vous pas souvenu que la reine, les princesses et les plus vertueuses dames de la cour et de Paris l’ont reçue et caressée en fille d’honneur ?7
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8 Voir M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Eds. du Seuil, 1...
7Qui était Chimène ? Le trouble est instauré dans notre esprit, comme dans celui des contemporains : en témoignent les variantes qu’apportent aux personnages toute une série de réécritures ou de suites, les unes contestataires et critiques, les autres fidèles imitatrice. En 1637 et 1638, on peut dénombrer cinq projets de récriture et trois Suites, autrement dit, pour reprendre l’analyse et la dénomination de Michel Charles dans son Introduction à l’étude des textes8, huit possibles du texte cornélien lui-même, qu’ils soient compatibles ou contradictoires avec la version actuelle du Cid.
8On peut en premier lieu répertorier comme autant de pièces possibles non actualisées les variantes que proposent Scudéry et Chapelain. Scudéry tout d’abord refait la pièce en changeant les caractères, dans le sens une correction ennoblissante :
9 Scudéry, op. cit., p. 17.
Fernand y aurait été plus grand politique, Urraque d’inclination moins basse, don Gomès moins ambitieux et moins insolent, don Sanche plus généreux, Elvire de meilleur exemple pour les suivantes », et Chimène, bien sûr, plus morale.9
9Chapelain quant à lui, en bon tacticien de l’intrigue, eût corrigé le projet de mariage, ce dénouement qui force à l’immoralité de Chimène, de quatre façons possibles :
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1. en choisissant comme sujet héroïque pour Chimène le sacrifice définitif de l’amour à son devoir et l’évacuation héroïque de tout projet de mariage (mais on sort alors de la comédie) :
10 Chapelain, ibid., p. 77.
Elle pouvait sans doute aimer encore Rodrigue après ce malheur, puisque son crime n’était que d’avoir réparé le déshonneur de sa maison ; elle le devait même en quelque sorte pour relever sa propre gloire, lorsque, après une longue agitation, elle eût donné l’avantage à son honneur sur une amour si violente et si juste que la sienne ; et la beauté qu’eût produire dans l’ouvrage une si belle victoire de l’honneur sur l’amour eût été d’autant plus grande qu’elle eût été plus raisonnable.10
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2. en suggérant, par un procédé de reconnaissance tardive, que Don Gormas n’était pas le véritable père de Chimène (tant et si bien que cessant d’être le meurtrier du « père de Chimène », Rodrigue redevient un meurtrier comme les autres, et partant un mari très convenable) ;
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3. en suggérant, par un retournement in extremis, que Don Gormas n’est pas mort (Rodrigue se retrouve donc fréquentable) ;
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4. en trouvant une motivation forte pour le mariage, par exemple une motivation politique (mariage nécessaire à la survie de l’Etat)11.
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12 Voir la tripartition de Parsons (Nonexistent Objects, New Haven, Yale Univ...
10A côté de ces canevas concurrents du Cid, on trouve donc, dans les deux années qui suivent, trois tragi-comédies en cinq actes qui se présentent comme des suites et exemplifient toutes les procédures répertoriées de migration des personnages et plus généralement de transfictionalité éthique et diégétique12.
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Première à paraître (et peut-être à être jouée), La Suite et le mariage du Cid (Chevreau,1637)13 : les formes rhétoriques les plus célébrées du Cid y sont reprises (stances déploratives, narration épique, duo des amants), et le personnel y est conservé et ré-exploité du même au même : échec de l’amante intrigante (l’Infante) et du soupirant éconduit (don Sanche), utilisation de don Fernand en roi et juge, couple des premiers acteurs amants (Rodrigue, Chimène) avec séparation nodale et réunion finale.
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La Vraie Suite du Cid (tragi-comédie, 5 actes, Desfontaines, 163714) : notons une même reprise des formes rhétoriques applaudies dans le Cid, tandis que le personnel est à la fois nominalement conservé et partiellement modifié dans son emploi : le couple des premiers acteurs amants (Rodrigue, Chimène) est certes conservé, ainsi que l’amante intrigante (l’Infante) et le soupirant éconduit (D. Sanche) ; mais il y a en outre la réunion finale des personnages opposants en couples secondaires grâce à l’introduction d’un nouveau personnel exotique ; et surtout, l’emploi de don Fernand change : le Roi devient en effet un soupirant de Chimène et fonctionne comme obstacle. Le dénouement de comédie est alors assuré par le renoncement royal, qui seul sauve le mariage.
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L’Ombre du Comte de Gormas et la Mort du Cid (tragi-comédie, 5 act., Chillac, 1638)15 : c’est sans aucun doute la pièce la plus éloignée de l’intertexte. Tout débute après le mariage des deux amants, lorsque Rodrigue repart au combat. L’Infante surgit pour renverser une première fois la donne, en constatant l’extinction de son amour pour le Cid, tandis que revient don Gormas, sous la forme d’un fantôme maudissant sa fille. Le premier acte voit ensuite l’annonce (confirmée !) de la mort de Rodrigue au combat et celle de don Diègue terrassé par la nouvelle, tandis que Chimène se fait religieuse et quitte définitivement l’histoire. La nouvelle pièce peut alors commencer, avec un combat contre les Perses en Castille, où domine le nouveau Comte de Gormas, frère de Chimène. A son retour triomphal, il se verra offrir en récompense les régions conquises, le titre de Prince et la main de l’Infante pour le retenir à sa Cour et assurer la sécurité du royaume. Bref, tandis que les formes rhétoriques sont encore réexploitées, le personnel du Cid n’immigre que pour être évacué et permettre à un nouveau couple de rejouer l’histoire des deux amants en la corrigeant dans le sens de la pudeur (pour la première actrice) et de l’obéissance politique (du premier acteur, d’abord sujet, et non pas amant), le mariage enfin assurant le salut de l’Etat16.
11Quel bilan tirer de cette brève présentation des canevas concurrents ?
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17 Pour une parodie rhétorique de la dispute entre don Diègue et don Gormas, ...
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18 A l’inverse des préconisations aristotéliciennes de la Poétique, fidèlemen...
12Dans un monde possible, Chimène n’épousera jamais Rodrigue, dans un autre, elle se fait religieuse, dans un autre encore, elle a pour soupirant le Roi ; et dans un autre enfin, elle attend au tombeau son Roméo. De tous ces univers de fiction, certains sont incompatibles avec le texte et s’y substituent (versions améliorées) ou l’évacuent (en mettant hors jeu les enjeux du Cid) ; d’autres rejouent la pièce à l’identique (Chevreau) ou en effectuant des déplacements (Desfontaines, Delavigne) – sans parler de versions scéniques parodiques, dont on a gardé la trace, mais rarement le texte17. Toutes les modalités de ces diverses récritures excèdent ici le seul phénomène de transformation hypertextuelle, dans la mesure où le texte du Cid ne remplit pas strictement la fonction d’hypertexte : les référents–source en effet sont d’une part des situations micro-discursives (des topoï rhétoriques : duos d’amour, stances élégiaques, récit épique), d’une autre part, une « partie » seulement de l’intrigue (le dénouement par intervention royale : à savoir le mariage sur proposition du Roi), et enfin et surtout, la liste des personnages, reprise et complétée, mais dissociée de tout module textuel ou énoncé identificateurs. Ce qui revient à dire que les Suites n’exploitent pas systématiquement les « virtualités » dramatiques ou rhétoriques du texte, mais, reprenant la donne des caractères eux-mêmes – tout en pouvant la tordre et la remodeler -, elles nouent les fils d’une nouvelle intrigue18.
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19 Pour une présentation déjà ancienne de cette innervation de la critique pa...
13A partir de là, nous pouvons rassembler toutes ces leçons, du texte et du paratexte (Querelle), des suites et des variantes, pour nous demander qui était Chimène, ou, comme les analyticiens nous ont appris à le faire (c’est ce que nous pourrions appeler le « tournant épistémologique » de la critique), ce que nous cherchons à dire quand nous disons « Qui est Chimène ? »19.
14Ainsi reformulée, notre enquête s’installe donc à un niveau métathéorique, pour essayer de penser le personnage à la lumière des présupposés et des attendus critiques du XVIIe siècle : autrement dit, selon quelles modalités le XVIIe siècle pense-t-il et produit-il des personnages ? Et à partir de là, que faisons-nous nous-mêmes quand nous parlons des personnages, quand nous utilisons le concept de personnage ?
15La mobilisation de ce concept dans le discours critique (et dans la pratique scripturale qui lui est conjointe) nous paraît obéir à plusieurs problématiques assez hétérogènes, à plusieurs logiques d’identification, de conceptualisation.
Le personnage dans le logos : écritures rhétorique et poétique
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20 Pour une synthèse sur les différentes positions concernant la définition d...
16Parler d’un personnage, c’est d’abord parler d’un morceau du texte, d’une construction, d’une écriture, d’une inscription dans le continuum d’un texte. L’identification passe ici par une opération de (de)scription (à la fois auctoriale et lectoriale). Le personnage est équivalant à la somme des énoncés le mobilisant (nous retrouvons là une première version, classique, de l’approche « textualiste »20), il procède d’une logique de description, qui s’effectue au XVIIe siècle selon deux grandes modalités : une construction rhétorique et une construction poétique.
Rhétorique du caractère
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21 Voir Aristote, Rhétorique II, éd. M. Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 19...
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22 Voir Horace, Art Poétique, éd. F. Richard, Paris, Garnier Frères, 1967, p....
17Selon la procédure rhétorique, le personnage est conçu comme un caractère (éthos) tissé de tous les discours qu’il tient concernant ses inclinations et ses préférences (ou ses refus) : il s’agit là d’une opération de caractérisation, qui passe par une qualification discursive. A la suite de la Rhétorique II d’Aristote21, de Théophraste puis de l’Art Poétique d’Horace, la tradition rhétorique a répertorié un certain nombre de caractères (la jeune fille, l’homme ambitieux, le vieillard avare etc.), qui repose sur une anthropologie essentialiste, mais qui surtout commandent l’invention discursive dans le sens d’énoncés et d’arguments compatibles avec le caractère22.
18On aura ici reconnu le débat sur l’apparente immoralité de Chimène : la disconvenance morale ne provient pas en effet uniquement d’un péché contre les mœurs, mais surtout, et de façon plus grave sans doute, d’une faute technique. Corneille a mis dans la bouche de Chimène des propos qu’une fille dévouée à son père ne peut pas tenir. Cette redéfinition strictement technique de la bienséance se trouve mentionnée par le XVIIe siècle lui-même. C’est ainsi que bien avant la Querelle, Chapelain écrivait déjà (1635) :
23 Chapelain, La Poésie représentative (1635), dans Opuscules critiques, A. H...
[Les Poètes] ont particulièrement égard à faire parler chacun selon sa condition, son âge, son sexe ; et appellent bienséance non pas ce qui est honnête, mais ce qui convient aux personnes, soit bonnes, soit mauvaises, et telles qu’on les introduit dans la pièce.23
19Et il est vrai que Chimène est littéralement partagée entre deux qualifications possibles : l’amante ennemie, et la jeune fille consacrée à la piété filiale. Comme l’écrit Chapelain :
24 Chapelain, Sentiments de l’Académie sur la tragi-comédie du Cid, op. cit.,...
[…] amante trop sensible, et fille trop dénaturée […], c’est trop clairement taire ses obligations naturelles en faveur de sa passion ; c’est trop ouvertement chercher une couverture à ses désirs, et c’est faire bien moins le personnage de fille que d’amante.24
20Mais ce que Corneille nous apprend aussi, même s’il ne le théorise pas, c’est précisément que la concurrence des caractères à l’intérieur d’un personnage devient l’enjeu même du drame. Vue sous cet angle la pièce montre comment un personnage rejoint son caractère, comment l’amante entre dans le personnage de fille.
Poétique de l’agent
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25 Sur les personnages comme opérateurs de la représentation et agents du dra...
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26 Le personnage est l’agent des discours tissés par le poète-orateur, tandis...
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27 Sur cette définition du pathos comme discours, rhétoricité spécifique (rel...
21Une seconde option est envisagée par les classiques pour opérer cette identification par inscription textuelle, une option poétique selon laquelle, depuis Aristote, le personnage se définit par sa fonctionnalité, comme agent des opérations de mimesis, d’action et de langage (puisque nous sommes au théâtre)25. Ce qui revient à dire que sur la scène classique, un personnage est fait des actions qu’il prend en charge et des discours qu’il est amené à prononcer. Là aussi, le cas de Chimène nous apprend qu’il peut y avoir une dualité des emplois. Chimène est l’agent d’un certain nombre d’actions, en l’occurrence elle occupe un emploi de comédie (celui de l’amante ennemie). Mais Chimène est aussi l’agent d’un certain nombre de discours26, un agent oratoire et plus précisément dans Le Cid, un des agents de la rhétoricité pathétique27.
22De façon générale, il apparaît en effet que la pièce du Cid obéit à un double régime générique : d’un côté, un régime de comédie (avec multiplication des intrigues de cour et de cœur, et multiplication des argumentations judiciaires ou délibératives) ; de l’autre côté, un régime pathétique (d’amplification rhétorique sur le pathos). Or, là où l’ensemble des personnages se spécialise dans l’un ou l’autre emploi (agent intrigant, agent du pathos), Chimène joue sur les deux. Un symptôme fort de cette « pluri-fonctionnalité » nous est donné dans l’ampleur quantitative de son rôle : il est au moins deux fois plus long que ceux de Rodrigue (si l’on excepte le récit épique), de Don Diègue, ou de n’importe quel autre personnage, car tous les personnages sauf elle sont des agents spécialisés soit dans l’avancement de l’intrigue soit dans la prise en charge du pathos, de la beauté oratoire. On pourrait dire ainsi qu’au regard de son emploi, Chimène est un « agent double » : c’est un personnage partagé entre une actio judiciaire et une pose élégiaque, entre la raison (les raisonnements) et la folie (personnage nocturne, anéanti devant la vue du sang, de l’épée ou de son amant). On peut parler ici d’un paradoxe du personnage, ouvert sur un imaginaire verbal à la fois héroïque – à la façon des imprécations de Camille – et élégiaque – telle Ophélie ou Juliette. Elle est celle qui a pu dire dans un même élan :
Et si jamais l’amour eschauffa tes esprits,
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix. (1637, V, 1, v. 1565-1566)
23et
Ne m’importune plus, laisse-moi soupirer,
Je cherche le silence, et la nuit pour pleurer. (III, 4, v. 1009-1010)
Le personnage en profondeur : reprises herméneutiques / actoriales
24Identifier un personnage, c’est encore l’approfondir dans une opération d’interprétation, que cette interprétation passe par l’inscription et le déploiement d’un commentaire ou par le jeu de l’acteur interprète. Il nous faut alors préciser cette définition herméneutique de l’interprétation, qui nous permet de rassembler des opérations assez diverses à première vue, l’appréhension symbolique du personnage comme type, figure emblématique d’une part, et l’interprétation du personnage dans le jeu actorial d’autre part.
Herméneutique du type allégorique
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28 Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots fra...
25Sur le premier point, qui intervient moins dans la querelle du Cid, rappelons simplement la définition stricte du type à laquelle s’en tient le XVIIe siècle (confer Furetière28), et qui constitue le soubassement étymologique de la notion dans son évolution ultérieure : le type, c’est dans l’Ancien Testament, telle figure historique en tant qu’elle préfigure la personne du Christ ; Moïse est le type – nous dirions peut-être le « prototype » - du Christ, et l’interprétation typologique consiste à déployer le sens (christique) de la personne de Moïse, contenue « en puissance » dans l’Ancien Testament et « réalisée » dans le Nouveau Testament.
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29 Sur tous ces points, voir J. Pépin, Dante et la tradition de l’allégorie, ...
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30 Nous revenons sur cette articulation difficile de la rhétorique avec l’her...
26De façon générale, en nous transposant dans l’allégorie des poètes, parler du personnage comme d’un type, c’est procéder à une identification herméneutique (symbolique) du personnage, c’est considérer que le texte nous donne en quelque sorte le prototype d’un modèle dont nous expliciterons la réalité et la vérité dans le déploiement d’une interprétation parfois strictement typologique (le type préfigurant un être supérieur), le plus souvent allégorique (le type symbolisant une idée sublime)29. A ce titre, Chimène peut aussi apparaître comme un type allégorique (par exemple, le type de l’amour combattu par l’honneur). Il est vrai que les textes de la Querelle ne font pas état d’une telle lecture, les critiques se positionnant tous dans un rapport moral d’identification et de singularisation – témoignage s’il en est besoin du désinvestissement herméneutique de la critique et de l’écriture au XVIIe siècle30. L’important ici d’un point de vue méthodologique est de considérer la conceptualisation typologique comme un des modes attestés de l’identification du personnage, et le type allégorique comme un des concepts que l’herméneutique a élaboré pour ancrer sa quête du sens dans la lettre du texte (en l’occurrence dans le tissu verbal constitutif des caractères rhétoriques et des agents poétiques).
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31 L’« invention » de la lecture littérale de la Bible s’est poursuivie tout ...
27Dans cette optique en effet, l’identification par interprétation (l’identification herméneutique) qui met en place le concept de type apparaît bien comme une des façons possibles de penser et de faire « du » personnage ; et le fait qu’elle ne joue pas sur les ressorts de l’empathie ou de la singularisation signifie simplement qu’elle n’a pas investi un rapport historique (ou « littéral », pour reprendre un terme théologique) à la lettre du texte31. Car une lecture privilégiant l’identification singulière (morale ou psychologique) peut être appréhendée – aux époques charnières où le couple littéral / spirituel fait encore sens - comme une compréhension « historique » du personnage, strictement morale au XVIIe siècle, et progressivement psychologique (la psychologie étant, l’on s’en souvient, une philosophie de l’esprit élaborée par toute une école française de penseurs, dans le premier XIXe siècle). Qu’elle relève de la critique littérale et qu’elle se distingue par définition des interprétations (typologiques et allégoriques), voilà qui cessera d’être pertinent à partir du moment où l’approche historique dominera au point d’être « naturalisée ».
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32 Voir F. Lavocat, Arcadies malheureuses, Paris, H. Champion, 1998.
28Et pour en revenir au fonctionnement allégorique du type, il domine à la Renaissance, dans une culture où précisément la lecture littérale est encore peu investie32. A ce titre, il est un mode d’identification du personnage fondamentalement étranger au mode d’identification « historique » (rhétorique et moral), qui s’imposera généralement au siècle suivant. Il n’en reste pas moins qu’une compréhension intégrative de la fiction doit le considérer comme un des modèles attestés pour penser le personnage.
Actio du rôle sur scène : entre technique et interprétation
29S’il est important de défendre à ce point l’idée que l’identification par interprétation du personnage comme type emblématique d’une symbolique est un des modes possibles de conception du personnage, c’est parce qu’il existe une autre version de l’ « interprétation du personnage », celle que produit l’acteur, l’acteur interprète. Le bénéfice de cette cohérence que nous avons décidé d’établir entre interprétation symbolique et interprétation actoriale, consiste à remotiver fortement la conception que l’on a du jeu de l’acteur classique comme « interprétation », en le pensant comme une réalisation herméneutique stricte.
30Le XVIIe siècle sur ce point nous le confirme, si on veut bien relire les déclarations sur le métier d’acteur. Elles l’abordent sur deux plans bien distincts.
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33 Voir Grimarest, Traité du Récitatif dans la lecture, dans l’action publiqu...
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34 Voir les analyses, toujours d’actualité au XVIIe siècle, de F. Dupont, L’A...
31. D’abord sur le plan de l’habillage extérieur (nous avons ici un souvenir philologique du masque) : sont attestées des expressions telles que « se charger d’un rôle » ; « représenter un personnage » ; « entrer dans un caractère »33 ; « faire un personnage » (« Contrefaites le triste ! », dit don Diègue au Roi, dans la version de 1637), bref, toute une dichotomie technique qui ne confond pas être et paraître, qui canalise le jeu dramatique dans l’extériorité, dans la sphère de la maîtrise technique du masque et du costume, de la virtuosité à jouer sur la gamme du répertoire34.
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35 Grimarest, op. cit. (1707), p. 128-129.
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36 Voir J. Derrida, De La Grammatologie, Paris, Ed. de Minuit, 1967 ; et id.,...
32. Mais il ne faut pas oublier que l’actio est aussi abordée sur un second plan sensiblement différent : le plan de l’aspiration du texte dans le souffle d’une voix. Il s’agit là d’une stratégie d’interprétation en acte, dans la déclamation ou action qui, comme son nom l’indique, est seule à même pour les classiques de rendre le discours actif. Car c’est par l’action que le comédien parvient à « pénétrer dans le sens d’un rôle »35, à produire du sens avec du texte. Nous pouvons ici relire l’actio déclamatoire à la lumière de la lecture phénoménologique que Derrida a effectué sur le logocentrisme de la culture occidentale36. A partir d’une référence globalement phénoménologique, Derrida a analysé la condamnation occidentale de l’écriture en termes de refoulement et en a tiré un certain nombre de conséquences, au nombre desquelles une pensée de l’écrit en termes de secondarité et de manque, de défaillance du sens, que seule l’oralisation, dans cette optique herméneutique, permet de suppléer.
33Or c’est bien ce sur quoi insistent les définitions de l’actio au XVIIe siècle. D’un côté,
37 B. Lamy, La Rhétorique ou L’Art de parler, éd. Ch. Noille-Clauzade, Paris,...
Les paroles sur le papier sont comme un corps mort qui est étendu par terre. Dans la bouche de celui qui les profère elles vivent, elles sont efficaces : sur le papier elles sont sans vie, incapables de produire les mêmes effets.37
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38 Grimarest, op. cit., p. 74.
34En sens inverse alors, l’actio rémunérera la défaillance ontologique du texte par l’interprétation verbale de l’acteur : car l’actio n’est pas pur « récitatif », elle opère un travail d’interprétation du texte pour « en communiquer les sens et les mouvements à ceux qui l’écoutent »38.
35Les bénéfices de l’actio se disent en termes de vie, de vivacité, d’animation, de rémunération de ce manque fondamental de l’écrit, du texte, qui est toujours pure lettre morte à laquelle il manque l’esprit, simples marques scripturaires en attente d’un souffle. Dans cette tension entre la lettre et l’esprit, entre le déficit et la surabondance de vie, nous reconnaissons le paradigme que Derrida a analysé comme paradigme herméneutique. L’actio classique est bien à comprendre comme une relation d’interprétation au sens fort du terme, comme une opération herméneutique sur le rôle par la seule énergie d’une verbalisation inspirée.
Le personnage dans la référence : désignation / inférence
Référence nominale / référence accidentelle
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39 Voir l’ouvrage de référence de Kripke, S., La Logique des noms propres, Pa...
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40 Sur cette thèse soutenue principalement par Kléber, voir C. Beyssade, « La...
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41 Contemporain du Cid, l’ouvrage de Cyrano, Les Etats et Empires de la Lune ...
36Parler du personnage enfin, c’est en référer à lui. Autrement dit, le personnage appartient à l’univers de référence de mon discours, et mon discours renvoie à lui selon diverses stratégies d’identification par référenciation. La convocation du concept se fait donc selon une logique de référenciation, avec tous les problèmes envisagés d’abord du côté de la logique sémantique (et tout particulièrement celle des noms propres, définis comme désignateurs rigides39) : en ce sens, le sémantisme des noms propres se réduit à jouer le rôle d’un « prédicat de nomination », lequel présuppose comme seule information une « existence » et une « unicité »40. La référenciation s’établit ainsi à la limite de la description (de l’identification), en tant qu’elle mobilise un sémantisme minimal : à ce titre, elle ne saurait prétendre à prévaloir sur les autres logiques d’identification que nous avons répertoriées. Elle n’est pas une condition nécessaire à la conceptualisation du personnage41, elle est tout juste suffisante.
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42 Voir F. Corblin, « Les désignateurs dans les romans », Poétique 54, avril ...
37Mais la référence aux personnages peut aussi s’établir par les désignateurs accidentels, et l’option pour l’une ou l’autre des désignations peut même être appréhendée, comme l’a fait Francis Corblin pour Zola et Flaubert, en termes de style, de style de nomination42. Dans la mise en place de l’identité au théâtre, il convient en outre de distinguer entre le niveau de la représentation et le niveau de la lecture. La lecture joue en effet sur le processus d’identification à la fois rigide et accidentelle qu’introduit la mention de la liste des acteurs, tandis que la représentation joue uniquement sur des mécanismes de présentation interne par anticipation (Acte d’exposition) qui aboutissent à cet idéal que décrit d’Aubignac : le spectateur doit savoir l’identité de chaque personnage avant qu’il entre sur scène, et pour ce faire,
43 Aubignac (François Hédelin, abbé d’), La Pratique du théâtre (1663), éd. H...
[…] le poète ne doit mettre aucun acteur sur son théâtre qui ne soit aussitôt connu des spectateurs, non seulement en son nom et en sa qualité ; mais encore au sentiment qu’il apporte sur la scène : autrement le spectateur est en peine, et tous les beaux discours qui se font lors au théâtre, sont perdus ; parce que ceux qui les écoutent, ne savent à qui les appliquer.43
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44 « Un page de l’Infante » est le seul rôle pourvu de répliques (voir Le Cid...
38C’est ainsi que la pièce du Cid multiplie les désignateurs accidentels pour identifier les personnages et fait l’économie de la plupart des noms propres : Don Fernand, Dona Urraque, Don Arias, Don Alonse et Léonor ne sont connus comme tels que par la liste ; le dialogue les identifie par des descriptions accidentelles (le Roi, l’Infante…44). Confusion la plus connue, le « père de Chimène » se nomme Don Gomès dans la liste (avec le titre de « Comte de Gormas »), et n’est nommé que par son titre dans la pièce (« le Comte de Gormas et lui… », II, 4), tant et si bien que la tradition théâtrale et universitaire l’a rebaptisé « Don Gormas ». Enfin une désignation accidentelle devient l’enjeu d’un épisode, avec, à sa victoire contre les Maures, l’identification par les rois prisonniers de Rodrigue sous le titre de Cid : au vers de Rodrigue
Ils demandent le Chef, je me nomme… (IV, 3, v. 1336)
39répond en effet la proclamation du Roi :
A ce seul nom de Cid, ils trembleront d’effroi… (V, 7, v. 1853)
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45 Récurrence de « Chimène » à la rime, majoritairement associée à « peine » ...
40Quant à Chimène, c’est le seul nom répertorié à la rime45 : sa vocation lyrique est ainsi confirmée.
Identification par inférence logique
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46 Recadrage strict, ou recadrage métaphorique dans la théorie des mondes pos...
41Mais il est une autre façon de concevoir les problèmes liés à l’identification logique du personnage : non pas en analysant de quelle manière il y est fait référence, mais en le considérant lui-même comme un référent, le référent commun que partagent les variantes et les suites, autrement dit, en le replaçant dans une théorie des mondes possibles46. Comment aborder en effet le processus de « reprise » du personnage ? L’identification par référence patronymique exténue-t-elle la compréhension de la migration ? Il n’en est rien, bien sûr, mais cette seule certitude ne nous apprend rien de ce qui migre, de ce qui est repris du personnage, des modes de son réinvestissement dans un autre univers de fiction.
42Plusieurs leçons peuvent alors être tirées du sort de Chimène, d’un canevas ou d’un texte à l’autre.
43Premier point, les suites ou les variantes concurrentielles ne récrivent pas les modules textuels cornéliens endossés par Chimène dans Le Cid : la reprise du personnage ne se laisse pas appréhender à un niveau intra-textuel.
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47 Voir les propositions de A. Teulade dans « Le Cid à l’épreuve des genres :...
44Deuxième point, nous pouvons noter l’effacement de la frontière entre personnage fictif / personnage référentiel / personnage mythique : il se trouve qu’avec Chimène nous pourrions être du côté de la référentialité ou du mythe47, mais ni Corneille ni ses détracteurs ne sont de ce côté-là : le personnage migrateur fonctionne en quelque sorte lui-même comme référent, dénoté entre autres par l’ensemble des textes qui y réfèrent ; et en tant que tel, il est exemplifié (exemplication ouverte et non close, encore une fois), dans les textes, selon des versions contradictoires ou compatibles.
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48 La notion de personnage peut en effet s’étendre sans difficultés à des réf...
45Pour aller plus loin dans l’analyse de ce référent trans-textuel qu’est le personnage, disons encore qu’il est un référent « anthropomorphique », indépendamment de son identification par un désignateur rigide et de sa description rhétorique (énoncé d’un caractère) et poétique (énoncé d’une action)48 : qu’est-ce à dire, s’il est à entendre ici autrement qu’en termes de personnification ? Dans une approche intuitive, cet anthropomorphisme fondamental signifie que le personnage est porteur d’une vision du monde, qu’en lui s’ancre une version du monde, sa version du monde. En effet, l’objet des débats et des variantes autour de Chimène, c’est bien, au-delà de la disqualification technique pour inconvenance, sa vision d’elle-même, de son devoir et de son obéissance : elle nous montre comment une fille peut sortir à ce point de sa dénature, ou alors comment une amante fidèle à son honneur peut à ce point approfondir la douleur d’une séparation. C’est bien un débat sur sa version des faits et sa vision d’elle-même et du monde qui est partout étalée, des ouvrages de critique aux nouvelles productions dramatiques.
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49 Voir G.W. Leibniz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de...
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50 Pour les références, voir les recensions du débat effectuées dans T. Pavel...
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51 Sur la relation leibnizienne de compossibilité, voir L. Couturat, « Théori...
46Quel lien peut-on alors établir entre ce concept idéologique (la « version » du monde) et l’outil d’inférence logique qu’est le monde possible ? Dans la perspective leibnizienne des futurs contingents, l’hypothèse des mondes possibles est introduite, comme on s’en souvient, sous l’égide de l’Intelligence divine49. Deux modélisations concurrentes sont alors attestées dans l’histoire récente de la logique modale, une pensée strictement logique de la possibilité comme relation d’accessibilité, et une conception qui accorde aux mondes ainsi reliés (le monde possible et le monde actuel) un statut ontologique50. C’est cette dernière hypothèse de travail qui pourra ici nous être utile : qu’un monde possible, aussi logiquement appréhendé soit-il, s’ancre dans une ontologie implicite, c’est d’une certaine façon ce qu’exhibe et met à nu l’appréhension du personnage migrant : les personnages sont les symptômes de l’ancrage ontologique implicite des versions du monde dans la fiction classique, et par leur pluralité, ils témoignent que le texte articule en lui-même plusieurs univers possibles de la fiction . Déplacer alors un personnage, ce n’est pas déplacer un nom, ou un « texte » (un ensemble défini de caractéristiques textuelles), c’est reprendre et déplacer d’un référent textuel à un autre, un monde possible que l’auteur rendra compatible avec l’ensemble des mondes possibles orchestrés par sa fiction ; c’est donc aussi reprendre et renverser la relation d’accessibilité entre monde possible et texte : si un monde possible M1 (monde de Chimène) est accessible à chaque lecteur par inférence à partir du texte 1 Le Cid de Corneille, il doit être rendu compossible par l’auteur d’une suite ou d’une variante avec l’ensemble des mondes possibles M2 inférés par son nouveau texte (texte 2)51 : à ce titre, M1 introduit une contrainte forte – même si supra-textuelle - dans la mise en place du texte 2. A côté d’autres contraintes transcendantes (comme les contraintes topiques ou génériques) qui président à la production d’un texte, la migration du personnage entraîne une contrainte logique indéniable, qu’il conviendrait d’approfondir.
Le tableau de Chimène
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52 W. James, Pragmatism and Other Essays, New York, Simon & Schuster, 1963, p...
47En conclusion nous voudrions replacer notre propos dans son cadre : nous avons tenté de clarifier l’outillage conceptuel passablement embrouillé mobilisé dans la notion intégrative de personnage, en nous appuyant sur trois logiques fortes d’identification que le XVIIe siècle nous a permis de mettre à jour et que nous schématisons dans le tableau ci-après. Il s’agit là bien entendu d’une hypothèse prospective, ou, pour reprendre une fois de plus la formule de William James, d’un « programme pour toujours plus de travail »52. Qu’attendre encore de cette étude ? Formulons un vœu : nous espérons qu’elle aura fait comprendre au lecteur qui était Chimène - une voix qui habite un monde, un être fait de mots et de mythes.
Notes
1 La Bruyère, Les Caractères, éd. E. Bury, Paris, Le Livre de Poche, 1995, remarque I, 30 (4e éd., 1689), p. 135.
2 Pour une récente édition, voir La Querelle du Cid(1637-1638), édition critique intégrale de J.-M. Civardi, Paris, H. Champion, 2004 ; nous nous reportons ici à l’ancienne édition du XIXe siècle (Oeuvres de P. Corneille, Paris, 1821, t. III).
3 Voir G. de Scudéry, Observations sur le Cid (1637), dans Œuvres de P. Corneille, op. cit., t. III, pp. 5-42 ; et Sentiments de l’Académie Française sur la tragi-comédie du Cid [par J. Chapelain], ibid., pp. 56-129.
4 Pellisson, Relation contenant l’histoire de l’Académie française, Paris, Billaine, 1672 (2ème éd.), p. 186. Cité en note par G. Forestier, dans Corneille, Le Cid, op. cit., p. 4.
5 Scudéry, op. cit., p. 15, 17-18, 30.
6 Chapelain, ibid., p. 76.
7 P. Corneille, Lettre apologétique ou Réponse aux Observations du sieur de Scudéry sur le Cid (1637), dans Œuvres de P. Corneille, ibid., pp. 43-48.
8 Voir M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Eds. du Seuil, 1995, par exemple pp. 119-167.
9 Scudéry, op. cit., p. 17.
10 Chapelain, ibid., p. 77.
11 Voir ibid, p. 69-70 : « […] il y aurait eu, sans comparaison, moins d’inconvénient dans la disposition du Cid, de feindre contre la vérité, ou que le compte ne se fût pas trouvé à la fin véritable père de Chimène, ou que, contre l’opinion de tout le monde, il ne fût pas mort de sa blessure, ou que le salut du roi et du royaume eût absolument dépendu de ce mariage[…]. »
12 Voir la tripartition de Parsons (Nonexistent Objects, New Haven, Yale University Press, 1980) entre personnages autochtones, immigrés et substituts ; pour un commentaire important dans les études françaises, voir T. Pavel, Univers de la fiction (1986), Paris, Eds. du Seuil, 1988, pp. 41-42 ; pour une conceptualisation de la transfictionalité qui excède une compréhension textualiste, voir R. Saint-Gelais, « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionalité », dans Actualités Fabula, URL : http://www.fabula.org/forum/colloque99/224.php, 19.03.2000.
13 Chevreau, La Suite et le Mariage du Cid, tragi-comédie (1ère représentation, 1637), Paris, T. Quinet, 1638.
14 Desfontaines, La Vraie Suite du Cid, tragi-comédie (1ère représentation, 1637), Paris, A. de Sommaville, 1638.
15 Chillac, L’Ombre du Comte de Gormas et la Mort du Cid, tragi-comédie (1ère représentation, 1638), Paris, Cardin Besongne, 1640.
16 En 1840, Casimir Delavigne écrira lui aussi une variation libre, La Fille du Cid : même évacuation du personnel initial (Chimène au tombeau à l’incipit, le Cid mourant au retour du combat à l’Acte V) et même liaison rejouée sur la génération suivante (Elvire, fille du Cid, Rodrigue fils adoptif du Cid), avec une récriture de Chimène dans le sens de l’exaltation héroïque et une réécriture de Rodrigue dans le sens d’une ascèse monacale.
17 Pour une parodie rhétorique de la dispute entre don Diègue et don Gormas, voir N. Boileau-Despréaux, le Chapelain décoiffé (1664) : « Ô rage ! ô désespoir ! ô perruque ma mie ! etc. »
18 A l’inverse des préconisations aristotéliciennes de la Poétique, fidèlement réitérées par Corneille lui-même, selon lesquelles les personnages ne sont que des « acheminements vraisemblables », servant de supports à l’intrigue. Voir Aristote, Poétique, éd. J. Lallot et R. Dupont-Roc, Paris, Eds. du Seuil, 1980, ch. VI ; et Corneille, Œuvres complètes, Paris, Eds. du Seuil, coll. L’Intégrale, Préface de Rodogune (1647), p. 416. Pour une analyse de la caractérisation comme « acheminement vraisemblable » au dénouement, voir infra ; voir aussi G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996, pp. 144-156.
19 Pour une présentation déjà ancienne de cette innervation de la critique par la théorie analytique, voir D. Lorries éd., Philosophie analytique et esthétique. Pour un parallèle entre les deux démarches, critique et épistémologique, voir par exemple la « checklist of questions about style » de B. Lang (dans The Concept of Style, B. Lang éd., Cornell University Press, 1987, pp. 299-304, repris et traduit dans Ch. Noille-Clauzade, Le Style, Paris, Flammarion, 2004, pp. 185-187), laquelle pourrait parfaitement relever de la définition analytique de l’épistémologie que propose Dominique Latour en 2001 (dans La Philosophie des sciences, Paris, P.U.F., 2001, p. 16) : « L’épistémologie s’applique à l’analyse rigoureuse des discours scientifiques, pour examiner les modes de raisonnement qu’ils mettent en œuvre et décrire la structure formelle de leurs théories ». Placer la réflexion au niveau des discours utilisateurs et producteurs de la notion de personnage, c’est donc aborder la/les critique(s) comme des ensembles de discours théoriquement modélisés, et la notion elle-même sous l’angle d’un concept : tournant épistémologique, disions-nous, de l’approche critique.
20 Pour une synthèse sur les différentes positions concernant la définition des personnages, voir Ch. Montalbetti, Le Personnage, Paris, Flammarion, 2003.
21 Voir Aristote, Rhétorique II, éd. M. Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1931, ch. 12-17.
22 Voir Horace, Art Poétique, éd. F. Richard, Paris, Garnier Frères, 1967, p. 262 : « Si tu crées des caractères, qu’ils soient d’accord avec eux-mêmes. Veux-tu représenter Achille couvert de gloire ? Il sera actif, emporté, inexorable, violent […] ; Médée sera farouche et inflexible ; Ino, gémissante ; Ixion, perfide,Io, errante ; Oreste, sombre. […]Que ce personnage reste jusqu’au bout tel qu’il s’est montré au début, qu’il demeure semblable à lui-même. »
23 Chapelain, La Poésie représentative (1635), dans Opuscules critiques, A. Hunter éd., Paris, Droz, 1936, p. 129.
24 Chapelain, Sentiments de l’Académie sur la tragi-comédie du Cid, op. cit., pp. 76-77.
25 Sur les personnages comme opérateurs de la représentation et agents du drame ou de l’action, voir Aristote, Poétique, op. cit., 2, 48a1, 3, 48a19, 6, 49b31-36, 6, 50a16-38, 15, 54a16.
26 Le personnage est l’agent des discours tissés par le poète-orateur, tandis que chaque discours peut être lui-même défini en rhétorique comme le tissu d’une pluralité de voix adoptées tour à tour par l’orateur (voir Quintilien, Institution oratoire, III, 8). Sur cette rhétoricité générale du poème dramatique, voir M. Fumaroli, « Rhétorique et dramaturgie : le statut du personnage dans la tragédie cornélienne », dans Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1996, pp. 288-322 [1ère éd. dans la Revue d’Histoire du Théâtre, t. XXIV, 1972, pp. 223-250].
27 Sur cette définition du pathos comme discours, rhétoricité spécifique (relevant d’une rhétorique de l’ampleur et de l’ingenium, de l’ingéniosité), voir notre étude « Le Cid et la rhétorique des passions », dans Lectures du jeune Corneille, Presses Universitaires de Rennes, 2001, pp. 93-110.
28 Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye, Rotterdam, A. et R. Leers, 3 vol. , 1690 : « Type : copie d’un modèle, caractère gravé ou imprimé, terme dogmatique fort usité par les théologiens et qui signifie signe, figure. »
29 Sur tous ces points, voir J. Pépin, Dante et la tradition de l’allégorie, Paris, Vrin, 1970, pp. 31-51, « Allégorie et typologie ».
30 Nous revenons sur cette articulation difficile de la rhétorique avec l’herméneutique au XVIIe siècle, pour la mesurer mais aussi la relativiser, dans notre ouvrage L’Éloquence du Sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2004.
31 L’« invention » de la lecture littérale de la Bible s’est poursuivie tout au long du XVIIe siècle, des milieux réformés de Saumur à l’oratorien Richard Simon. L’explicitation du sens littéral (la critique du Texte) é en effet été raffinée et compliquée selon des procédures grammaticales et rhétoriques, mais aussi historiques, juridiques, géographiques, etc., pour finir par reléguer les sens spirituels au second plan. Voir F. Laplanche, La Bible en France, entre mythe et critique (XVIe-XIXe siècle), Paris, Albin-Michel, 1994 ; id., L’Écriture, le sacré et l’histoire. Erudits et politiques protestants devant la Bible en France au XVIIe siècle, Amsterdam, Holland University Press, 1986 ; ou encore J. Jehasse, La Renaissance de la critique, Saint-Etienne, 1976.
32 Voir F. Lavocat, Arcadies malheureuses, Paris, H. Champion, 1998.
33 Voir Grimarest, Traité du Récitatif dans la lecture, dans l’action publique, dans la déclamation et dans le chant, Paris, J. Le Fevre et P. Ribou, 1707, repris S. Chaouche éd., Sept Traités sur le jeu du comédien et autres textes. De l’action oratoire à l’art dramatique (1657-1750), Paris, H. Champion, 2001.
34 Voir les analyses, toujours d’actualité au XVIIe siècle, de F. Dupont, L’Acteur-roi, Paris, Les Belles Lettres, 1985.
35 Grimarest, op. cit. (1707), p. 128-129.
36 Voir J. Derrida, De La Grammatologie, Paris, Ed. de Minuit, 1967 ; et id., « La pharmacie de Platon », dans Tel Quel, Paris, n° 32 et 33, 1968.
37 B. Lamy, La Rhétorique ou L’Art de parler, éd. Ch. Noille-Clauzade, Paris, H. Champion, 1998, L. III, ch. XVI, p. 324-325.
38 Grimarest, op. cit., p. 74.
39 Voir l’ouvrage de référence de Kripke, S., La Logique des noms propres, Paris, Eds. de Minuit, 1986.
40 Sur cette thèse soutenue principalement par Kléber, voir C. Beyssade, « Langue et discours », dans Sens et savoir, des communautés épistémiques dans le discours, Presses Universitaires de Rennes, 1998, p. 150 sq.
41 Contemporain du Cid, l’ouvrage de Cyrano, Les Etats et Empires de la Lune (1657), joue sur tous les possibles de la nomination dans l’identification des personnages : usage d’un nom propre singulier (« Monsieur de Montmagny ») ou d’un nom propre repris (« le prophète Elie »), et même jeu sur la tentation d’une motivation sémantique du nom propre (cf. « Achaab », première femme arrivée sur la lune). Mais le plus souvent, il nous faut constater l’absence de nom propre identificateur ; c’est ainsi que les acteurs principaux (de la narration, de l’action et du discours) sont privés de noms propres : cf. « le démon de Socrate », « l’Espagnol », « le fils de l’hôte », et encore plus fondamentalement, le narrateur lui-même, pourtant héros du voyage extraordinaire (sa nomination incidente et ludique, « Dyrcona », ne s’effectue que dans une Suite à l’authenticité discutée, Les Etats et Empires du Soleil). Voir Cyrano de Bergerac, Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil, éd. M. Alcover, Paris, H. Champion, 2004.
42 Voir F. Corblin, « Les désignateurs dans les romans », Poétique 54, avril 1983, p. 203 sq.
43 Aubignac (François Hédelin, abbé d’), La Pratique du théâtre (1663), éd. H. Baby, Paris, Honoré Champion, 2001, IV, 1.
44 « Un page de l’Infante » est le seul rôle pourvu de répliques (voir Le Cid, II, 4) à ne pas recevoir de nom propre dans la liste. Le texte désigne nommément Elvire, Chimène, Rodrigue, don Sanche, Don Diègue, le Comte de Gormas.
45 Récurrence de « Chimène » à la rime, majoritairement associée à « peine » (en particulier dans les célèbres stances de Rodrigue, en I,6, où le nom propre vient clore chacune des six strophes), mais aussi à « haine », et accidentellement (une occurrence dans chaque cas) à « capitaine », « certaine » et « incertaine ».
46 Recadrage strict, ou recadrage métaphorique dans la théorie des mondes possibles, le débat est ouvert : à la compréhension élargie et affaiblie de T. Pavel (voir Univers de la fiction, 1986, Paris, Eds. du Seuil, 1988, pp. 66-67) répondent les tentatives de compréhension plus stricte et rigoureuse de L. Dolezel (voir Heterocosmica. Fiction and Possible Worlds, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1998), de M.-L. Ryan (voir Possible Worlds. Artificial Intelligence and Narrative Theory, Indiana University Press, Bloomington, 1991) ou encore R. Ronen (voir Possible Worlds in Literary Theory, Cambridge University Press, 1994).
47 Voir les propositions de A. Teulade dans « Le Cid à l’épreuve des genres : réélaboration, retour à l’origine ou dissolution du personnage », au colloque La Fabrique du personnage (C.L.A.M.-Paris VII, 18-20 nov. 2004).
48 La notion de personnage peut en effet s’étendre sans difficultés à des référents animaux ou végétaux dépourvus de caractérisation ou de fonction agentuelle, mais porteurs d’une parole spéculative forte (cf. le chou ou le chêne de Dodonne, toujours dans ce laboratoire des mondes possibles, interstellaires ou littéraires, que sont Les Etats et Empires de la Lune, op. cit.). Endosser une parole suffit à cet anthropomorphisme fondamental dont nous parlons et qui n’a rien à voir avec les effets de personnification chers à un La Fontaine.
49 Voir G.W. Leibniz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (§§ 42 sq., 415 sq.), dans C.J. Gerhardt éd., Die Philosophischen Schriften von G.W. Leibniz, Georg Olms Verlag, 1978, VI.
50 Pour les références, voir les recensions du débat effectuées dans T. Pavel, op. cit., et R. Ronen, op. cit.
51 Sur la relation leibnizienne de compossibilité, voir L. Couturat, « Théorie des possibles et des compossibles », dans La Logique de Leibniz (1901), Olms Verlag, 1985, p. 224 sq.
52 W. James, Pragmatism and Other Essays, New York, Simon & Schuster, 1963, p. 26.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Christine Noille
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution