La Réserve : Livraison du 15 février 2016
La passion e(s)t le devoir : anatomie rhétorique du Cid, I, 5
Initialement paru dans Un autre dix-septième siècle. Mélanges en l’honneur de Jean Serroy, éd. Ch. Noille et B. Roukhomovsky, Paris, Champion, 2013, p. 121-132
Texte intégral
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1 Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tr...
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2 Cité dans Passions tragiques…, p. 259, qui cite encore (p. 275) Les Sentime...
1Corneille aime les dilemmes, « les belles et puissantes oppositions du devoir et de la passion » (préface d’Héraclius) – où passion désigne la seule passion amoureuse. Georges Forestier en déduit que devoir signifie ici l’antonyme habituel de passion, à savoir la raison, et que la phrase de Corneille décrit un « affrontement entre passion et raison »1. Je voudrais au contraire soutenir que le devoir cornélien est lui-même une passion. La phrase citée décrit un affrontement entre passions ou, pour utiliser les mots de D’Aubignac, entre « mouvements contraires », d’Aubignac donnant pour exemple « les Stances de Rodrigue, où son esprit délibère entre son amour et son devoir »2.
2Je commencerai par reconstituer une analyse rhétorique précise de la scène qui précède les célèbres stances, pour avoir un exemple un peu ferme de ce qu’est une passion. Sur ces bases, nous pourrons ensuite conceptualiser le devoir-passion (comme on dit l’amour-passion) : les passions sont légitimes, et le passionnel n’est pas l’opposé du rationnel. Tout cela sera une façon de se faire l’avocat du diable, d’Aubignac et la Rhétorique d’Aristote, que Forestier rejette au nom de la Poétique.
Anatomie rhétorique du Cid, I, 5
3Chez les commentateurs rhétoriques d’Ancien Régime, « analyser » signifie tout simplement « découper ». Ana-tomiser, ana-lyser, c’est dis-séquer, sur secare, « couper ». Prenons donc nous-mêmes une scène pour y distinguer des sections. Pareille dissection ou vivisection a pour but de comprendre ce qui fait la vie même du texte. Or sa vie, son sang, c’est la passion.
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3 Texte non de la princeps (1637 ; éd. J. Serroy en Folio, 1993) mais de 1660...
4Voici le texte, en notant par des intertitres les sections qui me semblent s’imposer3 :
[Exorde]
261 DIÈ. Rodrigue, as-tu du cœur ? RO. Tout autre que mon père
262 L’éprouverait sur l’heure. DIÈ. Agréable colère !
263 Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
264 Je reconnais mon sang à ce noble courroux,
265 Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
[Proposition]
266 Viens mon fils, viens mon sang, viens réparer ma honte,
267 Viens me venger.
[Narration]
267 RO. De quoi ? DIÈ. D’un affront si cruel,
268 Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel,
269 D’un soufflet. L’insolent en eût perdu la vie,
270 Mais mon âge a trompé ma généreuse envie,
271 Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
272 Je le remets au tien pour venger et punir.
Il remet son épée à Rodrigue. [Suit un alinéa]
[1e péroraison, ou conclusion]
273 Va contre un arrogant éprouver ton courage,
274 Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage,
275 Meurs, ou tue.
[Réponse anticipée aux objections, dont
A. l’offenseur est redoutable]
4 Texte de 1637 (italiques pour les différences) : « Je l’ai vu tout sanglant...
275 Au surplus, pour ne te point flatter,
276 Je te donne à combattre un homme à redouter,
277 Je l’ai vu tout couvert de sang et de poussière
278 Porter partout l’effroi dans une Armée entière,
279 J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus4,
[B. l’offenseur est un ami]
280 Et pour t’en dire encor quelque chose de plus,
281 Plus que brave soldat, plus que grand Capitaine,
282 C’est... RO. De grâce, achevez. DIÈ. Le père de Chimène.
283 RO. Le... DIÈ. Ne réplique point, je connais ton amour,
284 Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour,
285 Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense :
[2e péroraison]
286 Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance,
287 Je ne te dis plus rien, venge-moi, venge-toi,
288 Montre-toi digne fils d’un père tel que moi ;
289 Accablé des malheurs où le Destin me range,
290 Je vais les déplorer, va, cours, vole, et nous venge.
5Cette anatomie permet aussitôt de faire saillir les points problématiques. Exorde, proposition, narration : c’est l’ordre habituel. Mais ensuite, il manque de façon vraiment très étonnante l’argumentation, on passe à la réfutation des objections. Et encore n’y passe-t-on pas directement, mais après une « première » péroraison, quelques vers qui ont toutes les apparences d’une conclusion. Si l’alinéa dégage deux grandes sections dans la scène, le problème est leur suture.
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5 Voir Alain Riffaud, La Ponctuation du théâtre imprimé au XVIIe siècle, Genè...
6De l’exorde à la narration (261-272), la première grande section est comme un premier et bref discours, complet en lui-même. L’alinéa suffirait à le signaler, ainsi que le jeu de scène (la remise de l’épée) : pauses très fortes5. Le retour du mot venger vaut également signal. Ce mot énonce d’abord la proposition, quelle est la requête du père (« Viens me venger », 267), et il est repris juste avant la conclusion (« venger et punir », 272). On a de façon classique identité de la requête ou petitio et de la conclusion, ce qui boucle l’ensemble sur soi-même. Si ce mini-discours peut se passer de toute argumentation, c’est qu’à l’évidence les deux protagonistes sont d’accord. Le père et le fils communient dans l’idée qu’un déshonneur doit être puni dans le sang. La réaction de Rodrigue à la fameuse question initiale l’a amplement démontré. « As-tu du cœur ? » : il prend pour une insulte le simple fait qu’on le lui demande. Le père se félicite aussitôt de cette communauté de valeurs entre eux, communauté que sa question avait bien entendu pour but de vérifier, de réveiller. Il suffit alors de raconter qu’il y a eu soufflet et que le père n’a pu y répondre, pour que la conclusion s’ensuive. Ajouter des arguments serait prêcher un convaincu, « perdre temps en propos superflus » (texte de 1637). Dans une telle situation, le discours se réduit à transmettre une information. À un vrai ami ou fidèle, il suffit de dire ce qui vous arrive pour qu’il vous vienne en aide. Le chef du clan a parlé : l’entendre c’est obéir. Ajouter des arguments pour démontrer qu’il faut se venger serait aussi insultant que la question initiale sur le cœur ou courage.
7Ce qui tient lieu d’argument est la logique du sang, à l’hémistiche les deux fois : « Je reconnais mon sang à ce noble courroux » (264), « Viens mon fils, viens mon sang » (266). Or ce seul argument est « pathétique », il relève du pathos, qui est techniquement la passion de la (juste) colère, dite ici « noble courroux ». La formule en est donnée sous forme de maxime, pathétique elle aussi, dans la conclusion de cette première section, ou première péroraison : « Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage » (274). Le sang soude le clan. Et comme Rodrigue a le sang chaud, on peut aller très vite. Un soufflet ? Vite, que je vous venge. Le mini-discours est ainsi une excitation express, l’amadou s’enflamme dès qu’on approche l’allumette. Cela ne demandait tout de même qu’un minimum d’art.
8Or le discours continue, pour des raisons internes. Rodrigue sait maintenant « de quoi » (267) venger son père. Mais il ne sait toujours pas qui « punir » (272). Par rapport au transport qui l’agite, il y a là quelque chose de presque comique. Il est là avec l’épée de son père dans les mains, tout tendu pour se battre : il ne lui manque qu’un adversaire. La reprise après la pause (273-275) n’apporte pas l’information nouvelle et manquante. « Meurs, ou tue ». Mais tuer qui ? Du strict point de vue informatif, ces vers 273-275 sont en eux-mêmes superflus, ils ne font que reprendre ce qui a déjà été dit. Ils sont donc bien une per-oratio ou un epi-logos, un discours qui est un ajout. On n’est pas dans le docere, mais dans le mouere.
9Pour décrire le problème de la suture entre les deux grandes sections, l’anatomiste peut ou bien accentuer ce qui les sépare, ou bien l’atténuer. En parlant de « première » péroraison, j’accentue, et je nous place ainsi du côté de Rodrigue, qui ne sait pas que c’est une harangue. Mais on peut aussi atténuer, en se plaçant cette fois du point de vue de l’orateur, lequel a médité sa construction d’ensemble. Pour Don Diègue, ce que j’appelle la première péroraison est plutôt une « peroratiuncula » (Quintilien), une petite péroraison qui, sur place et sans attendre, tire le bénéfice pathétique de la narration. On pourrait aussi la nommer amplificatio ou exaggeratio, l’orateur y donne un comble d’importance à la loi du sang. Quoi qu’il en soit, au vide d’information nouvelle correspond un trop-plein de pathos. La reprise après la pause permet un surcroît pathétique, elle tranforme venger en mourir. Rodrigue préalablement chauffé est maintenant d’accord pour mourir, pour être sacrifié par son père sur l’autel du clan.
10Passons à la seconde grande section. « Meurs, ou tue » se présente, et avec quelle violence, comme une fin finale, la chute ou clausule de toute la harangue qui précède. C’est le cri romain du Père sacrificateur, son Dura lex sed lex. Et pourtant le vers continue, Don Diègue ne peut en fait s’arrêter. En termes de suture, le « Au surplus » qui suit immédiatement est savoureux. L’orateur présente comme un supplément non nécessaire ce qui est en réalité très nécessaire, très attendu, et dont il a lui-même creusé l’attente. Cet effet de (faux) surplus est repris plus bas, à 280, « Et pour t’en dire encor quelque chose de plus », lui-même repris par « Plus que brave soldat, plus que grand Capitaine » (281). N’était le contexte, le refus de nommer tournerait au comique. En réalité, Don Diègue fait monter la pression, il « chauffe » de plus en plus son fils. Plus tu es là à attendre le nom, moins je le donne, et il me faut tout un vers (280) pour dire que je ne le dirai pas. « De grâce, achevez » (282). Ce sera en effet le coup de grâce, le coup qui tue.
11Cette manière de retarder l’information qui fâche est du grand art. L’orateur fait d’une pierre deux coups. En retardant il évite d’affronter trop tôt l’objection qui menace de ruiner tout son projet (le A est une pseudo-objection, et c’est en fait un défi). De l’autre côté et dans le même mouvement, il joue de cet effet-retard pour faire monter la pression, pour faire monter la « passion ». En parant le négatif, il produit du positif. Entre le premier discours et le second, entre ces deux grands moments de la scène, l’articulation est donc la suivante. On commence par réactiver l’accord pour donner force par avance au maillon faible. On réaffirme la loi du sang dans sa plus grande généralité pour obliger ensuite le destinataire à l’appliquer même dans le cas d’espèce, si particulier. Il n’y aura pas d’exception qui infirme la règle. En d’autres termes, Rodrigue est coincé, piégé par ses premières réactions. Ses emballements valent engagement. Son père a pour ethos classique celui du vieux général prudens qui sait manipuler les jeunes si ardents, et les envoyer à la mort avec leur consentement, voire leur enthousiasme. Si le vieux chef ne peut plus se battre, il peut encore diriger les opérations. Sa harangue masquée qui mobilise les troupes illustre une fois de plus son sens aigu de la stratégie et de la tactique.
12Au total, le mouvement d’ensemble de la scène va de façon canonique du désaccord à l’accord. Il oblige les réticences à se taire, il construit un accord final là où il y avait a priori possibilité d’un désaccord. Un tel mouvement permet ce qu’on appelle aujourd’hui la construction d’un nous, d’une communauté. Ici, on passe de « venge-moi, venge-toi » (287) à venge-nous (290 : seul nous de la scène). Moi et toi, ce n’est pas encore nous. Le passage de l’un à l’autre se fait dans le mouvement, cet extraordinaire mouvement qui emporte le tout dernier hémistiche, « va, cours, vole et nous venge ». Plus tu iras vite, plus « nous » existerons comme une communauté, plus tu ne feras qu’un avec moi, avec les nôtres, avec le clan. À défaut de bouger lui-même, Don Diègue immobilisé fait bouger son fils, selon le sens propre de mouere. Ce vocabulaire nous donne une image du mouere plus militaire que rhétorique : construire l’accord, le collectif, le nous, c’est mobiliser les volontés. Mobiliser, voilà la « passion ».
Le devoir-passion
13C’est sans doute enfoncer une porte ouverte que de rappeler à quel point, chez Corneille, le devoir est vibrant, de noblesse, de chevaleresque. Le devoir est pour ses héros une passion. Comme l’a si bien formulé de Gaulle, nourri de Corneille et de Péguy, c’est une « ardente obligation ». Mais nous pouvons maintenant préciser, de façon plus conceptuelle. L’axe général est donné par cette équivalence entre collectif et mobilisation. Le devoir-passion dit fortement qu’une passion est liée à la loi et au groupe, ici le clan. La mobilisation des volontés est aux couleurs militaires ou romaines. Dura lex, sed lex : le fils qui a désobéi aux ordres est exécuté devant le père, lui-même sous les yeux de toute l’armée qu’il commande. Cet axe général donne leur sens aux deux propositions que j’annonçais, non moins cornéliennes. Les passions sont légitimes ; il n’y a pas divorce entre le passionnel et le rationnel.
14Cela permet de problématiser les chapitres de la Rhétorique d’Aristote sur les passions, ici celui de la colère, qui est aussi le premier dans sa liste (II, 2). Commençons en effet par identifier le motif ou « lieu » qui fonde la seconde objection, « Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense » (285). À ce vers qui est le sommet du pathos correspond un passage exact de la Rhétorique :
6 Trad. Ch.-É. Ruelle, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 189.
On se fâche plutôt contre des amis que contre des indifférents ; car on pense qu’il y a plutôt lieu d’en recevoir du bien que de n’en pas recevoir (§ XV, 1379b136).
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7 Bauduyn de La Neufville, La rhétorique royale d’Aristote, Paris, André Bout...
15Le père de Chimène est un ami, ou du moins un futur allié, puisqu’il a laissé entendre qu’il voyait d’un bon œil le mariage de sa fille avec Rodrigue. C’est en tout cas ce que comprend le traducteur de 1669, en citant ostensiblement le célèbre vers 285 au sein d’une traduction très développée du si bref paragraphe d’Aristote7. L’offense faite par un ami ou allié est la pire de toutes. Elle est celle qui est selon le traducteur de 1669 « contre toute sorte de justice », qui est, dirait-on aujourd’hui, un comble, un scandale absolu. Ce comble doit à son tour susciter un comble de colère, d’indignation, autrement dit le plus grand désir de se venger – venger c’est-à-dire, on l’a vu, « punir » (272). À l’objection suprême que pourrait lui opposer Rodrigue, Don Diègue oppose un argument lui aussi suprême.
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8 De même par exemple pour la crainte (Rh., II, 5). Aux v. 276-279, dire que ...
16Or ce n’est pas parce qu’on est dans l’absolu qu’on est dans l’illégitime, bien au contraire. La vengeance ici est légitime, comme l’indique justement sa reformulation en « punir ». C’est ce que notre anatomie nous permet de comprendre, en restituant derrière le chapitre d’Aristote un contexte d’emploi. D’une part, le chapitre est moins dans le descriptif que dans le prescriptif. Dire que tel motif suscite le pathos de la colère, c’est dire qu’il doit susciter ce pathos. La forme maxime chère à Corneille le proclame hautement, en donnant au « lieu » valeur de loi générale. D’autre part, l’énoncé de ce devoir est, en contexte, polémique. S’il est affirmé aussi fortement, c’est qu’il affronte une résistance non moins forte. Chimène ou pas, Rodrigue n’a pas le droit de ne pas être indigné, ou, comme on dit familièrement, « il ne peut pas ne pas ». Ce double aspect est sensible dès les tout premiers exemples d’Aristote, qui sont ceux, si paradigmatiques, de la « colère du roi » et en particulier de la colère d’Achille, sujet même de l’Iliade. Nous ne sommes pas dans le De ira de Sénèque, qui déconseille au Prince la colère, comme indigne de sa grandeur ; ni dans la dénonciation chrétienne de toute vendetta. Chez Aristote, il est impératif de ne pas pardonner à ceux qui nous ont offensés. Ce qu’évoquent en filigrane ses exemples, c’est l’apathie du roi, la tentation de ne rien faire, de ne pas punir. Susciter sa colère est le rappeler à l’ordre : il n’a pas le droit de ne pas faire payer l’injure8.
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9 Corneille, Cinna. Auguste rappelle à son épouse quels sont « les devoirs d’...
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10 Menace bien énoncée, un ton plus bas, chez Bonaventure des Périers. Un nob...
17Si le roi ne punit pas, il devra à son tour subir une punition. « Tout son peuple » le désavoue, il « cesse d’être Prince »9. Le roi n’agit pas dans un vide irresponsable, mais sous les yeux d’un collectif qui s’impose à lui, comme l’armée qui assiste à l’exécution du fils. L’appel au devoir est le rappel de ce regard des autres, on est dans une shame culture. Celui qui n’éprouverait pas cette sainte colère se déshonorerait aux yeux de tous, et d’abord aux yeux des siens. En appeler au pathos, au devoir, c’est donc convoquer le collectif. Don Diègue rappelle à son fils que le clan a les yeux fixés sur lui, avec ce que cela comporte de menace10. C’est en cela que le pathos est irrésistible. Le héros ne peut résister à l’appel du devoir, du moins chez Corneille. Cesser d’être Prince, ou Grand ? Plutôt mourir.
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11 Denis Crouzet, Charles de Bourbon connétable de France, Paris, Fayard, 200...
18Il ne s’agit donc pas de susciter une réaction mécaniquement, automatiquement, mais de faire honte de l’absence de cette réaction, avec ce que cela suppose de temps de latence. Le pathos n’en appelle pas à céder à un instinct ou pulsion de façon impulsive, mais tout au contraire à se sacrifier, à sacrifier son désir instinctif de tranquillité, et à le sacrifier de façon réfléchie et assumée. Comme dans la geste gaullienne, c’est un appel à la résistance, pas à la passivité. Le pathos selon la Rhétorique d’Aristote ne consiste pas à prendre l’auditoire dans le sens de sa pente, mais contre sa pente. Ce n’est pas l’appel douteux à des sentiments bas, refoulés, inavouables, tels que l’ambition personnelle ou le désir d’argent, catégories absentes de sa liste de passions. Le pathos est tout à l’inverse l’appel très avouable, très raisonnable à des sentiments hauts, et même les plus hauts qui soient. En termes modernes, c’est l’appel à une légitimité, et en général toute invocation « au nom de » : au nom de la justice, au nom de la parole donnée, au nom de la France, etc. Rodrigue, au nom du clan, au nom de tous les nôtres, tu dois y aller. Comme l’écrit Denis Crouzet, un tel devoir à contre-pente « peut aller jusqu’au sacrifice de soi, jusqu’à une inhumanité assumée qui est aussi un sacrifice de soi »11. En parlant ainsi du sacrifice, on inscrit le geste individuel dans une geste collective.
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12 Dans Victor-Marie, comte Hugo.
19Une telle passion peut donc être légitime. L’autre point est évidemment lié. Il n’y a pas à ce stade opposition entre la passion et la raison, c’est-à-dire entre le corps et l’esprit, entre l’irréfléchi et le réfléchi. Le sentiment est fondé en raison, en « motif » ou lieu d’être en colère. La colère motivée est éminemment rationnelle, justifiée en droit. Sénèque insiste sur la colère furieuse, sur ses emportements terribles ; Aristote tout au contraire accentue la colère rassise, celle qui est comme on dit un plat qui se mange froid. Corneille nous aide à dépasser ce distinguo, qui se résout dans ce que Péguy appelle le « charnel spirituel »12, ou pour le pasticher le « passionnel rationnel ». Même instinctif, le passionnel chevaleresque d’un Rodrigue est réassumable par le rationnel, il peut s’énoncer en raisons, se justifier par des paroles. Le héros mobilisé est un héros unifié, sans dissonance entre instinct et réflexion. Son passage à l’acte se fait de sang chaud, non de sang froid. Il marche d’un seul pas.
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13 Je condense ci-après L’orateur sans visage. Essai sur l’acteur romain et s...
20L’indistinction complète entre corps et esprit se dit, dans notre scène, « le cœur », dont Rodrigue ne manque pas. La même indistinction se disait animus. Terminons là-dessus ces considérations sur le devoir-passion, en prenant comme guide Florence Dupont13.
21Celle-ci pose d’abord que « mouere c’est toujours mouere animos », bouger les âmes, avec pour substantif les motus animi, qui sont les « mouvements » dont parle d’Aubignac. Si âme est le mot qu’emploie Dupont, tout ce qu’elle en dit correspond de près à cœur au sens de Corneille. Elle explique en effet fortement que cette âme ou cœur n’est pas lui-même une stabilité, il est en mouvement avant même que l’orateur le mette en branle. Le cœur est par définition dans une agitation permanente. L’animus est chez chacun constamment en mouvement, parce qu’animus « désigne l’activité vitale de l’homme ». D’où l’indistinction. Ce peut être l’activité intellectuelle, et animus est alors associé à mens et à cogitatio, donc à ce que nous appelons la raison. Ce peut être aussi l’activité du sentiment, tous les états d’esprit et états d’âme, donc ce que nous appelons les passions : « associé à fortitudo, le “courage”, animus est le cœur, le courage ». « Enfin, associé à uoluntas, la “volonté”, animus indique un engagement vers l’action, un projet. »
22Au total, ce mot intraduisible d’animus (et, chez Corneille, de cœur) « est donc le nom et le siège de l’identité sociale, de la valeur éthique de chacun qui se révèle dans l’action », et cette définition « explique pourquoi les mouvements de l’âme désignent les modalités de son être au monde » :
En fait, tous les comportements relationnels d’un homme sont des mouvements de l’âme : elle bouge quand elle perçoit, elle bouge quand elle pense, elle bouge quand elle décide, elle bouge quand elle veut ou désire, elle bouge quand elle ressent. Le mouvement de l’âme est aussi bien passion que raison. […] Les grandes âmes ont de grands mouvements : « C’est pourquoi, à juste titre <ceux qui gouvernent l’État> sont agités par de plus grands mouvements de l’âme, qui les poussent à accomplir de plus grandes choses, que ceux qui ont choisi l’inactivité : il leur faut d’autant plus de grandeur d’âme et d’indifférence aux angoisses » [Cicéron, De Officiis, I, 73 : maiores motus animorum concitantur].
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14 De Oratore, II, 215.
23C’est pourquoi encore, ajoute Dupont, « les Romains répètent inlassablement » qu’en rhétorique le mouere est ce qui emporte les suffrages. Comme le dit Cicéron, qui s’y connaît, « commouere […] in quo sunt omnia, bouleverser, tout est là »14. J’ajouterai que ce n’est pas plus démagogie que la « passivité » du pathos irrésistible. Bouger l’âme de ses auditeurs est réorienter leurs mouvements et agitations, les faire aller dans un sens plutôt que dans un autre, les agiter différemment. Une telle action n’est pas en soi condamnable, surtout à contre-pente. L’appel du 18 juin cherche à faire bouger son auditoire, de façon pathétique et cornélienne : ce n’est pas démagogie mais noblesse. Cet exemple résume, en condensé, tout l’argumentaire classique en faveur du recours aux passions dans l’éloquence, et en particulier dans l’éloquence sacrée.
24En liant passion et groupe, on peut donner des « passions » de la rhétorique une analyse non pas psychologique mais sociale : non pas morale (ou moralisatrice) mais politique.
25Mobiliser ou mouere le destinataire, le faire bouger, c’est le solidariser avec le groupe, souder ou ressouder les liens. Or le lien en question n’est pas un esclavage, une obligation éternelle. L’appartenance au groupe n’est pas à concevoir de façon statique mais dynamique, tout comme le groupe lui-même n’est statique qu’en apparence. Rodrigue appartient au clan de par sa naissance, mais ce donné n’est pas immuable. La question est de savoir si, au seuil de l’âge adulte, il confirme par ces faits et gestes une telle appartenance. Es-tu encore des nôtres, ou pas ? La dynamique, toujours liée à un moment de passage et de décision, a ici pour figure la sortie de l’enfance, une initiation rituelle emblématisée par le passage du flambeau (ici, de l’épée). De la noblesse de naissance il reste à passer à la noblesse de cœur : en as-tu ? Si oui, tu seras des nôtres ; sinon, le groupe ne te reconnaît plus comme sien, et à ma mort tu ne seras que nominalement son chef, le cœur n’y sera pas.
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15 Pour résumer d’un mot mes développements aristotéliciens dans Les Audaces ...
26On conçoit qu’un tel passage puisse susciter chez le destinataire une émotion considérable, un maximum d’intensité. Il y va, dans et par l’emballement, d’un engagement, tous deux passionnels rationnels, charnels spirituels. Un engagement engage corps et âme, ou n’est pas engagement, fides, « foi » au clan – ou à la Dame, ces deux devoirs-passions égaux en dignité : « Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père » (v. 321). Dès lors, le vocabulaire du XVIIe siècle est trompeur. « Modérer » ou « régler » les passions ne saurait signifier diminuer leur intensité, pas plus que le juste milieu ne veut dire moyenne fade15. Il s’agit de procéder à une critique des passions, ou en termes modernes à une analyse politique de la situation. Honneur des nobles, que de sottises on commet en ton nom. Le père piège le fils dans sa propre analyse de la situation. Pour Don Diègue, le clan est un absolu, il ne voit pas au-delà. Imaginons un moment un fils à la tête un peu plus politique, puer senex, doté de prudentia. Il aurait pu rappeler que l’affront regardait, d’abord, le roi, ce que celui-ci rappellera au vers 603. Il serait ainsi sorti des termes du débat tels que les lui impose son père, et qu’il reprend à l’identique dans les stances. Car si le choix est seulement entre la Dame et le clan, l’affaire est close d’entrée en faveur du second. Mais en fait, Rodrigue est écartelé entre trois fides : la Dame, le clan et le roi. En rappelant à son père l’autorité royale, il aurait évité le piège, il serait sorti du débat par le haut. Là où un Grand d’Espagne comme Don Diègue snobe le roi, Rodrigue va apprendre au fil de la pièce à réintégrer cette dimension, et ainsi parfaire son éducation, son initiation politique. De même, le groupe auquel il appartient doit apprendre à se fondre dans un ensemble plus vaste, sans pour autant considérer qu’il disparaît. Alors les cinq cents, le clan stricto sensu, seront trois mille, que leur chef donne au roi. Ce regroupement est un réassemblement, une nouveauté : un événement.
27Un Rodrigue jeune mais prudens est impossible, car la pièce s’arrêterait là. Mais rien n’interdit au spectateur d’être plus sensé que ce jeunot, et, plus prudens que Don Diègue, de voir un peu plus loin que l’honneur du clan. Comme un juge, le spectateur est à la fois avec la partie qui plaide sa cause et à distance d’elle, il l’écoute de façon critique. Il ne s’identifie donc que jusqu’à un certain point, là où Forestier et bien d’autres n’envisagent que l’identification non critique. Voir plus loin ou plus clair conduit à « modérer » ou « régler » la passion. On peut de là donner à la « purgation » des passions un sens autre que celui, rabat-joie et haïssable, de supprimer les passions, ou de baisser leur intensité. Car la question n’est pas du tout que Rodrigue soit moins emballé, ni engagé avec moins d’intensité, mais de savoir au service de quel groupe, de quelle juste cause, il va mettre une capacité aussi extraordinaire à l’engagement. Le roi de la pièce parle peu, agit peu, mais c’est lui le meilleur orateur. Lui – et Chimène ! – sait mieux que Don Diègue la rhétorique : l’art d’être maître d’un tel cœur (Cinna, v. 1764), de régler ses passions.
Notes
1 Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003, p. 259 ; l’identification entre devoir et raison est poursuivie aux p. 260-268.
2 Cité dans Passions tragiques…, p. 259, qui cite encore (p. 275) Les Sentiments de l’Académie française parlant du « combat de ces deux mouvements », à savoir « l’honneur » et « l’amour », cette fois chez Chimène. On sait que mouvements était alors une des traductions habituelles du latin motus, qui désigne le pathos (ou plutôt l’ensemble des émotions ou pathè, colère, pitié, etc.)
3 Texte non de la princeps (1637 ; éd. J. Serroy en Folio, 1993) mais de 1660, vu dans Le theatre de P. Corneille…, Paris, Louis Billaine, 1664 (B. M. de Grenoble). Je garde ses ponctuation, majuscules et alinéa, ainsi que sa présentation des vers brisés et ses « DIÈ. » pour Don Diègue, « RO. » pour Rodrigue. J’ajoute les numéros de vers et, comme partout ailleurs, je modernise les graphies.
4 Texte de 1637 (italiques pour les différences) : « Je l’ai vu tout sanglant au milieu des batailles / Se faire un beau rempart de mille funérailles. / RO. Son nom, c’est perdre temps en propos superflus. / DIÈ. Donc, pour t’en dire encor quelque chose de plus… » La possibilité même d’interrompre signifie que les vers qui précèdent forment un tout.
5 Voir Alain Riffaud, La Ponctuation du théâtre imprimé au XVIIe siècle, Genève, Droz, 2007. Je le remercie de m’avoir confirmé que cet alinéa est bien présent dans l’édition 1660 (mais il est absent de 1637), cette édition 1660 multipliant les alinéas, où ils distinguent les articulations essentielles du discours.
6 Trad. Ch.-É. Ruelle, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 189.
7 Bauduyn de La Neufville, La rhétorique royale d’Aristote, Paris, André Boutonné, ad loc. (je souligne) : « Mais ce que nous trouvons de plus insupportable, et qui nous emporte davantage, c’est quand nous recevons une injure, et quand nous sommes offensés par nos amis, contre lesquels nous nous fâchons davantage, que contre d’autres personnes, parce que l’offense est d’autant plus grande, que l’offenseur est cher ; et il est contre toute sorte de justice de recevoir du déplaisir, et un mauvais office de la part de ceux dont nous ne devons attendre que des bienfaits, et des marques d’une mutuelle bienveillance. »
8 De même par exemple pour la crainte (Rh., II, 5). Aux v. 276-279, dire que l’adversaire est « à redouter » (276), c’est dire que Rodrigue aurait le droit d’avoir peur – et non pas qu’il va avoir peur, ou qu’on veut lui faire peur. Cf. v. 375, « Vous devez redouter la puissance d’un roi ». Ce qui est redoutable fait peur et est digne de faire peur.
9 Corneille, Cinna. Auguste rappelle à son épouse quels sont « les devoirs d’un Prince en cette conjoncture » (IV, 3, v. 1250-1254 ; je souligne) : « Tout son peuple est blessé par un tel attentat, / Et la seule pensée [d’attenter à sa personne] est un crime d’État, / Une offense qu’on fait à toute sa Province, / Dont il faut qu’il la venge, ou cesse d’être Prince. » Le il faut dans « il faut qu’il la venge » énonce l’ardente obligation du devoir (même chose dans la conclusion du loup, « il faut que je me venge », dans « Le loup et l’agneau » des Fables de La Fontaine : le loup conclut par là une argumentation).
10 Menace bien énoncée, un ton plus bas, chez Bonaventure des Périers. Un noble de robe, notoirement cocu, ne réagit pourtant pas : « dont les parents de lui se fâchèrent fort : l’un desquels ne se put tenir qu’il ne lui vint dire : lui remontrant la rumeur qui en était : Et que s’il n’y obviait : il donnerait à penser qu’il serait de vil courage, et enfin qu’il serait laissé de tous ses parents et des gens de sorte [des membres de la bonne société] » (Nouvelles récréations et joyeux devis, nouvelle 6 ; éd. K. Kasprzyk, Paris, Champion, 1980, p. 40).
11 Denis Crouzet, Charles de Bourbon connétable de France, Paris, Fayard, 2003, p. 474. » Ne pas exercer sa vengeance, ne pas aller jusqu’au bout de sa haine, c’est reconnaître l’état de fait de la supériorité et du droit de l’adversaire, c’est accepter l’abandon de son droit. […] Celui qui hait et se venge est comme un être qui a perdu une partie de lui-même, qui se sent nié et qui ne peut retrouver une intégrité que dans un acte par lequel le sang coule » (p. 464-482, sur le « devoir de vengeance »).
12 Dans Victor-Marie, comte Hugo.
13 Je condense ci-après L’orateur sans visage. Essai sur l’acteur romain et son masque, Paris, PUF, 2000, p. 125-130.
14 De Oratore, II, 215.
15 Pour résumer d’un mot mes développements aristotéliciens dans Les Audaces de la prudence, littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Classiques Garnier, 2009.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Francis Goyet
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution