La Réserve : Livraison du 15 février 2016
Le tournant de la cabane (Re : Walden). Du dispositif et de l’installation chez Jean-François Peyret
Initialement paru dans : Incertain regard n° 1, Université de Provence, 2011
Texte intégral
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1 Il s’agit du projet Re-Walden dont différentes étapes ont été présentées au...
1Le travail que Jean-François Peyret a entrepris depuis l’automne 2009 autour du penseur américain Henry David Thoreau et de son ouvrage, Walden ou la vie dans les bois, marque un tournant dans l’œuvre théâtrale de ce metteur en scène1. Reprenant un « faire » dont son théâtre est coutumier : lancer sur un plateau une œuvre non dramatique, il s’est cependant acheminé progressivement vers une forme inédite pour lui, celle de l’installation.
2L’adoption de cette forme peut sans doute être considérée comme l’une des conséquences de la présence, au sein de la production, de partenaires comme le Studio National des Arts Contemporains du Fresnoy, mais l’on peut aussi s’interroger sur le tournant que constitue ce cheminement hors du théâtre. C’est-à-dire, avant tout, hors de l’espace traditionnel du plateau. Cet espace, c’était jusqu’alors, aux yeux du metteur en scène, ce qui garantissait à son travail sa théâtralité, souvent remise en question par divers observateurs et commentateurs.
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2 Déjouer l’image, Créations électroniques et numériques, Nîmes, Jacqueline C...
3L’échappée vers cet ailleurs que constitue l’installation n’est sans doute pas anodine, tant aussi l’histoire de cette forme dans l’art contemporain est en partie marquée par ses emprunts à l’art théâtral, comme le rappelle Anne-Marie Duguet : « Dans un grand nombre d’installations qui mettent en scène la représentation, le théâtral va se révéler comme une catégorie centrale, à la fois principe critique et mode d’existence de l’œuvre2. »
4Je ne tenterai pas de faire du projet Re : Walden un cas exemplaire d’installation ni de comprendre dans quelle mesure la pratique théâtrale de son auteur est susceptible d’enrichir une forme qui domine aujourd’hui largement la production artistique contemporaine. Je voudrais plutôt saisir ce qui motive cette échappée en posant la question de sa situation vis-à-vis du théâtre : où s’inscrit l’installation chez Jean-François Peyret ? Comment se positionne-t-elle ? Si j’insiste sur ce verbe – alors que le metteur en scène lui-même s’emploie à l’éviter tant il déteste ce qui relève des positions, et donc d’une certaine stratégie – c’est que le vocabulaire de l’art contemporain, et particulièrement celui développé autour des objets labellisés « Nouvelles Technologies », a fait sien une notion à la fois féconde et galvaudée, celle de « dispositif ».
5C’est par la définition de cette notion, dans le contexte théâtral, que j’envisagerai d’abord le travail de Jean-François Peyret et de son équipe autour de Thoreau. On verra que l’histoire du terme, dans le vocabulaire théâtral, n’est pas tout à fait anodine et que son utilisation dans certaines formes d’art liées aux avancées de la technique dès la seconde partie du XXème siècle, et notamment dans l’art vidéo, a considérablement enrichi la notion tout en contribuant à la définir, de plus en plus fermement.
6Dès lors, on pourra mesurer l’échappée que constitue l’adoption d’une forme comme l’installation, dont le dispositif est un type courant, et j’aurai alors l’occasion de revenir sur la valeur de tournant que j’accorde à cette expérience « Cabane ».
7Enfin, on verra comment la valeur de dispositif, associée à l’adoption de l’installation, peut constituer la remise en question d’une forme théâtrale que Jean-François Peyret a toujours bousculée.
Dispositif(s)
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3 « Le Jeu de Michel Foucault », Dits et écrits III, Paris, Gallimard, 1994, ...
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4 « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », Michel Foucault philosophe, Rencontre Int...
8Terme médical puis juridique, « dispositif » a toujours appartenu à des vocabulaires spécialisés et techniques. Si son usage se généralise à partir du XVIIIème, s’élargissant à des domaines tels que l’art militaire ou le génie civil, il désigne encore aujourd’hui un ensemble de moyens mis en œuvre dans un but précis, qu’il s’agisse de dispositifs de santé ou de surveillance. On connaît la fortune du mot en philosophie, après notamment que Michel Foucault l’a employé abondamment dans Histoire de la sexualité, puis commenté au cours d’une discussion, reprise dans les Dits et écrits3. A sa suite, Gilles Deleuze y consacra une conférence, simplement intitulée « Qu’est-ce qu’un dispositif4 ? »
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5 Voir par exemple, Registres IV, Paris, Gallimard, 1984, p. 123.
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6 Le Théâtre, cité par Agnès Pierron, Dictionnaire de la langue du théâtre, P...
9Au théâtre, le terme est utilisé dès le début du XXème siècle. Jacques Copeau l’emploie tout à fait couramment dans ses correspondances avec Antonin Raymond et Louis Jouvet, au moment des travaux au Garrick Theater de New York5. On en trouve une occurrence chez André Antoine en juin 1928, « L’aspect général du dispositif scénique à l’instant où commence Turandot est apparemment singulièrement significatif6. »
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7 Danièle Pauly note : « » Cette structure permanente constitue désormais l’e...
10S’il peut être considéré, dans certains cas, comme un synonyme commode de « décor » ou de « scénographie », il faut être attentif à la façon dont il s’en démarque. Car, sous la plume de Copeau, l’utilisation du terme dénote une réforme théâtrale radicale7, fondée sur la sortie de l’espace traditionnel (même si cette sortie est aussi un retour : au tréteau de la farce, à la scène élisabéthaine), l’abolition de la rupture entre scène et salle et l’inscription du mouvement corporel dans l’espace.
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8 « Je ne peux guère te bien dire ce que je rêve pour La Célestine, car à la ...
11Il est intéressant de noter que ce n’est qu’au fur et à mesure de la conceptualisation puis de la réalisation de ce nouvel espace que le terme va s’imposer dans la correspondance entre Copeau et Jouvet. Dans une lettre datée de 1915, alors qu’ils envisagent ensemble les prémices de cette refonte, Copeau, répondant à son régisseur général, emploie encore le mot « décor »8. Le terme « dispositif » n’apparaît de façon récurrente qu’après l’expérience new-yorkaise, en 1917.
12L’idée qui anime les deux hommes est celle d’un décor à la fois fixe et modulable, qu’ils vont nommer « dispositif fixe », dans un geste presque oxymorique, associant au terme un adjectif qui semble d’abord bien mal le définir. De quoi s’agit-il exactement ? Cette nouvelle scène repose sur une simplification extrême d’éléments modulables, permettant une certaine fluidité et une grande adaptabilité à différents projets de mise en scène. Le dispositif devient alors le lieu de différents agencements. Si l’architecture scénique est statique, les jeux de lumières, l’ajout de quelques blocs ou rideaux dévoilent des possibilités infinies.
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9 Car, après leur expérience new-yorkaise, les deux hommes vont rénover le Vi...
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10 D. Pauly, op. cit., p. 109.
13Ce qui se joue dans ce passage du décor au dispositif, dont l’histoire du Vieux-Colombier est tout à fait emblématique9, c’est le passage à un enrichissement des relations qu’entretiennent entre eux les différents éléments de la représentation. Les réactions de différents spectateurs, que cite Danièle Pauly, en sont la preuve suffisante. Tous relèvent le sentiment de complétude, dû à l’agencement d’éléments divers, qu’ils ont éprouvé face à ces mises en scène, « le plaisir complet que distribuent cet équilibre savant de couleurs jouant dans la lumière des rhéostats, cet art d’ordonner les éléments, de faire que l’accessoire concoure à l’essentiel et de ployer la beauté au service de la vérité10. »
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11 Contentons-nous de citer les travaux de C. Metz et J.-L. Baudry (cf. Commu...
14Le terme connaît évidemment une belle fortune dans les études cinématographiques11, même si, là encore, il est associé à une certaine fixité, à l’exception des recherches menées dans le domaine du cinéma expérimental. C’est ainsi plus sûrement du côté des débuts de l’art vidéo que l’on trouvera quelques enrichissements, développements et évolutions susceptibles d’éclairer un faire théâtral contemporain.
15En effet, l’importance centrale du dispositif électronique, dans les installations relevant de cette nouvelle forme, encourage les critiques à repenser les éléments fondamentaux de l’œuvre d’art. La critique de Robert Morris vis-à-vis de la nouvelle esthétique que suggère le développement de l’installation (et en son sein du dispositif) est tout à fait révélatrice :
12 Cité par A.-M. Duguet, op. cit., p. 17-18.
L’objet n’est plus qu’un des termes dans la nouvelle esthétique. D’une certaine manière elle est plus réflexive, parce que l’on a davantage conscience du fait que l’on existe dans le même espace que l’œuvre, qu’on ne l’avait en face d’œuvres précédentes avec leurs multiples relations internes. On se rend mieux compte qu’auparavant que l’on est soi-même en train d’établir des relations, pendant qu’on appréhende l’objet à partir de positions différentes et sous certaines conditions variables de lumière et d’espace.12
16Anne-Marie Duguet rapproche les paramètres de la nouvelle œuvre évoquée par Morris, c’est-à-dire objet, lumière, espace, corps humain, des recherches théâtrales d’Appia dont les éléments sont : acteur, espace, lumière, peinture. Dès lors, l’expérience théâtrale constituera un élément central de l’installation.
17L’écart que l’on mesure entre le dispositif théâtral tel qu’il est envisagé par les metteurs en scène et scénographes du début du siècle et le dispositif au sein de l’installation, et tel qu’il est pratiqué par les artistes vidéo dès les années 60, n’est sans doute pas étranger à la dimension de pouvoir que lui prêtent les travaux de Foucault.
18Pour lui, le dispositif s’apparente à un ensemble hétérogène d’éléments discursifs formulés ou non, « du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif »13, précise-t-il. Deux points viennent encore compléter la définition du terme : celui-ci peut aussi bien caractériser la nature des relations qui s’établit entre les différents éléments de l’ensemble que l’ensemble lui-même. Enfin, cet ensemble est toujours formé pour répondre à un impératif, il « a donc une fonction stratégique dominante »14.
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15 « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », loc. cit., p. 185.
19Reprenant les conclusions de Foucault, Deleuze insiste sur la valeur relationnelle du dispositif ; pour lui, il est surtout et avant tout constitué de lignes infinies et non closes qui « tracent des processus toujours en déséquilibre »15. Le dispositif deleuzien met en jeu du dire et du voir, des « courbes de visibilité » aussi bien que d’énonciation. Les lignes, courbes et directions à l’œuvre au sein du dispositif en font un motif géographique, encore enrichi par un vocabulaire spatial assez marqué : s’éloigner, se rapprocher, arpenter des terres, est, ouest, etc. Enfin, comme Foucault, il accorde au dispositif une dimension de pouvoir importante et relève sa naturelle variabilité.
20Replaçant cette définition dans le contexte artistique, Anne-Marie Duguet en souligne la valeur machinique et génératrice d’effets :
16 A.-M. Duguet, op. cit., p. 21.
A la fois machine et machination (au sens de la méchanè grecque) tout dispositif vise à produire des effets spécifiques. Cet « agencement des pièces d’un mécanisme » est d’emblée un système générateur, qui structure l’expérience sensible chaque fois de manière spécifique. Plus qu’une simple organisation technique, le dispositif met en jeu différentes instances énonciatrices ou figuratives, engage des situations institutionnelles comme des procès de perception.16
21Dans un mouvement inverse, la richesse des études théoriques autour du dispositif dans l’art contemporain peut aider à faire retour vers sa pertinence dans l’espace théâtral. On a vu que pour les hommes de théâtre du début du siècle dernier, l’emploi du terme est le symptôme d’une refonte plus profonde des éléments fondamentaux de l’acte théâtral : sortie de l’espace scénique traditionnel, innovation dans les relations scène-salle et inscription du corps dans l’espace.
22L’enrichissement que connaît le terme dans la seconde partie du siècle tient à la prédominance des contraintes que ce « système » semble imposer : le dispositif est nécessairement producteur d’effets et de positions ; on retrouve la fonction « stratégique » qu’évoque Michel Foucault. Mais c’est à un retournement de cette fonction qu’invite l’artiste dans ses dispositifs. C’est ce que semble confirmer Pascale Cassagnau, dans une étude récente consacrée à la télévision, au cinéma et à la vidéo :
17 Un Pays supplémentaire, La création contemporaine dans l’architecture des ...
Tout dispositif désigne un appareillage technologique, une position du spectateur au sens propre et métaphorique du terme, une culture visuelle et un cadre institutionnel d’écriture dans lequel s’inscrit le dispositif, pour l’accompagner ou le contrarier.17
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18 A.-M. Duguet, op. cit., p. 20.
23Le dispositif se met à fonctionner comme une prise de recul critique sur les formes de l’art et leurs processus et, plus précisément, sur l’histoire de la représentation. Il acquiert une fonction méta-critique étrangère aux dispositifs scénographiques du début du XXème siècle, parce que s’exposant, il fait la critique des processus qui le sous-tendent, « La vidéo apparaît alors comme un instrument privilégié de tels questionnements. Elle peut n’être que processus, pure virtualité d’images. Et plutôt qu’un objet c’est un système de représentation qui s’expose dans les installations18. »
24De l’histoire de ce terme, de son appartenance à différents champs disciplinaires, on retiendra donc qu’il est un ensemble hétérogène dont les éléments peuvent varier, qu’il est producteur d’effets et de sens, notamment par les relations qu’il invente entre ces différents éléments, qu’il a une dimension politique et/ou méta-critique dominante, en fonction des domaines dans lesquels il s’exerce. Enfin, qu’il est un système ouvert et mobile, dont l’architecture même tient à ce que chacun y investit.
25La description du dispositif de Re : Walden est rendue difficile par le statut du projet ; toujours en cours, celui-ci semble en effet peu saisissable pour l’instant. Malgré tout, on en tentera une archéologie.
26Les éléments matériels sont assez peu nombreux : un ou trois écrans, selon les différents états d’avancement de la création, un carré de ruban adhésif blanc disposé au sol, légèrement décentré vers la cour, quelques chaises parfois. Les éléments immatériels, eux, abondent : les images ne sont pas projetées que sur les écrans mais également à l’intérieur de l’espace dessiné par le carré blanc. Il peut s’agir de visages, de paysages ou de textes. Le son est spatialisé sur l’ensemble du plateau ainsi qu’à l’intérieur du carré de ruban adhésif blanc, à l’aide quatre haut-parleurs disposés à chacun des angles.
27Ici l’usage du terme « dispositif » marque de manière évidente la mobilité de la scène. Celle-ci accueille un ensemble d’éléments divers, matériels ou immatériels (mobilier, accessoires, écrans, mais aussi images ou sons) qui confère à l’espace un traitement particulier. Le dispositif scénique désigne ainsi un espace délimité dont on a pensé l’agencement tout en lui conférant une certaine autonomie ; contrairement au décor qui ne prend vie que lorsque les comédiens s’en emparent, le dispositif est un ensemble vivant à l’intérieur duquel les acteurs évoluent et avec lequel ils sont susceptibles d’interagir.
28Il s’organise selon plusieurs pôles, relevant chacun de positions différentes : le pôle jeu, le pôle image et le pôle son (qui regroupe à la fois la musique et les traitements sonores). Entre chacun de ces trois pôles s’opèrent des va-et-vient, s’instaurent des relations de jeu (les acteurs peuvent considérer la projection de certaines images comme un accessoire de jeu), des rapports de force (l’ingénieur son peut décider à tout moment de brouiller l’intelligibilité de la voix d’un des comédiens ou de parasiter la lecture d’un texte projeté), des liens de nécessité (pour afficher convenablement le résultat d’un logiciel de traduction automatique, l’ingénieur son a besoin des compétences du créateur vidéo).
29Les principaux processus techniques mis en place sont les suivants :
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traitement automatique de la langue / de l’écriture : traduction automatique et voix de synthèse
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traitement visuel des visages des acteurs : projections de gros plans permettant des opérations de morphing et de mise en relation automatique entre mouvements des lèvres du visage projeté et voix de l’acteur sur le plateau (en temps réel)
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élargissement vers le monde virtuel : immersion dans Second Life
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19 Ces voix ont été réalisées par le laboratoire de l’Université Polytechniqu...
30Le premier élément mis en jeu par le dispositif est la nature de la présence du comédien, par son augmentation technique : son corps et sa voix sont le plus souvent dédoublés, certains des ses traits identitaires, tels que son visage ou sa voix, sont artificialisés par l’opération de morphing réalisée sur les écrans ou la diffusion de sa voix de synthèse19.
31Avec l’introduction de Second Life, lors d’une étape de création au Théâtre Paris-Villette, sur l’invitation du programme x-reseau, puis avec le mouvement vers l’installation, ce sont à la fois l’espace et le lieu de la représentation qui sont alors bousculés.
L’échappée : un détour ?
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20 « Où la cigogne va chercher les enfants », Patch, 2010, Cecn, Mons, p. 11....
32Comme souvent, Jean-François Peyret explique son intérêt pour Thoreau par la qualité littéraire de son œuvre : « Il était surtout un écrivain, une voix singulière offrant une œuvre complexe, contradictoire, irréductible à une prédication20. » Comme souvent, c’est donc avant tout le rapport au livre qui s’impose :
21 « L’homme qui ne prenait pas Franz Kafka pour un chapeau melon », Théâtre/...
De manière générale, j’aimerais que le théâtre me délivre de tous mes livres, me délivre du Livre, qu’il me permette de dé-lire pour me délier, déménager ma bibliothèque sur le plateau pour y faire ces petits feux de paille que sont les spectacles et qu’ensuite ma tête ait le charme triste des plateaux de théâtre après le spectacle.21
33Aussi y a-t-il deux chemins qui mènent à la cabane. Le premier découle des envies qui surgissent, avant l’entrée en création, du choix des différents collaborateurs et de leurs propositions, puis de la direction que prend le travail au cours des répétitions. Le second trace un sillon plus profond et intime dans le parcours du metteur en scène et fait de l’échappée un nouveau détour. Ce sont ces deux chemins que je me propose à présent d’arpenter.
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22 L’EMPAC (Experimental Media and Performing Arts Center) est situé à Troy, ...
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23 « Où la cigogne va chercher les enfants », loc. cit.
34L’entrée dans la cabane de Thoreau est avant tout un concours de circonstances, de ceux qui font souvent les spectacles. Reçu à l’EMPAC, aux Etats-Unis22, le metteur en scène s’entend proposer, « comme ventriloqué », écrit-il lui-même, à ses futurs collaborateurs un travail sur Thoreau et sa cabane, « comme un spectre qui hanterait notre monde technologique23. »
35Rappelons ici qu’Henry David Thoreau vécut au XIXème siècle, dans la petite ville de Concord (Massachusetts) ; qu’il fut un ardent défenseur de la « désobéissance civile », qu’il écrivit dans la revue transcendantaliste, Dial, fondée par Emerson dont il fut le disciple et l’ami, qu’il prononça diverses conférences telles que « L’esclavage au Massachusetts » (1854) ou « Plaidoyer pour le capitaine John Brown » (1859), et se retira deux années dans les bois de Walden où il construisit une cabane sommaire et vécut des fruits de la nature. C’est cette expérience qu’il rapporte dans son livre, Walden ou la vie dans les bois, publié en 1854. Aujourd’hui, Thoreau apparaît comme le précurseur d’un mode de vie plus proche de la nature. Un écologiste avant l’heure, en somme.
36Cette lecture actuelle de Walden s’éloigne de celle que Jean-François Peyret envisage de faire, voyant plutôt dans Thoreau un homme pétri de contradictions, horrifié par ses instincts sauvages et dévoré par sa misanthropie, mais aussi un critique politique violent, défenseur de l’abolition de l’esclavage, commentateur virulent de l’esprit libéral naissant, du travail et de toute forme d’aliénation.
37L’idée d’une collaboration avec l’architecte Jean Nouvel achève de faire de la cabane le motif central du travail. Le propos n’est pas, bien sûr, de tendre à une reproduction de l’habitation rudimentaire dans laquelle Thoreau vécut deux années, ni même d’en imaginer la version contemporaine :
24 Ibid.
je ne la vois pas comme une chose posée au milieu du plateau, dans laquelle les comédiens pourraient entrer, d’où ils pourraient sortir, une espèce de coulisse à vue…C’est surtout une idée, cosa mentale. Ou plutôt une machine. La cabane, la vraie, celle de Thoreau, n’était-ce pas d’abord une machine et une machine à écrire (une métaphore, je l’accorde) ?24
38Aux côtés de Thierry Coduys, Alexandros Markeas et Pierre Nouvel, trois de ses collaborateurs habituels, respectivement en charge du son, de la musique et de l’image, Jean-François Peyret imagine une cabane virtuelle peuplée de matériaux sonores, musicaux et visuels. Matérialisée sur le plateau par les simples bandes de ruban adhésif blanc déjà évoquées, la cabane est une scène à l’intérieur de la scène, mais dont les réactions physiques sont moins « stables » ; lorsque les comédiens y entrent, plusieurs événements sonores, musicaux ou visuels se déclenchent. Un milieu où les lois physiques diffèreraient légèrement du monde réel.
39Le travail se décline alors en deux formes distinctes : l’une avec comédiens, mise en place au Théâtre Paris-Villette au mois de juin dernier, l’autre sans comédiens, présentée à la même période au Fresnoy - Studio National des Arts Contemporains, à Tourcoing.
40Posons d’emblée que c’est cette absence même de comédiens qui justifie l’emploi du vocable « installation » pour désigner la seconde forme. Précisons également qu’aucune de ces deux formes n’a pour l’instant trouvé son aboutissement. La forme avec comédiens, que l’on pourra nommer « théâtrale », devrait être à nouveau mise en chantier début 2011 pour une présentation au mois de juin, toujours au Théâtre Paris-Villette. L’installation montrée au Fresnoy doit encore être « augmentée », et sera notamment présentée en mars 2011 au Théâtre National de Chaillot.
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25 Il s’agit du Théâtre et son trouble (à paraître).
41Ni critique radicale, ni échappée, le recours à l’installation s’envisage comme un détour. Qu’on me permette ici une hypothèse biographique : ce détour, en effet, me semble d’autant plus significatif de la part d’un homme qui confie avoir fait du théâtre pour échapper, dans une certaine mesure, à la littérature. Chronologiquement, l’entrée en théâtre de Jean-François Peyret (en 1982, avec le spectacle Le Rocher, la lande, la librairie) suit le renoncement à l’écriture. De ce premier spectacle, construit à l’origine autour de trois figures, Prométhée, Shakespeare et Montaigne, ne subsiste que la dernière. La scénographie, un vaste entrepôt envahi par les cartons, rappelle la librairie de l’auteur. Revenant sur ces débuts, Jean-François Peyret explique dans le manuscrit d’un ouvrage à paraître25 :
Á part Montaigne, aux racines du mal, mon sentier a bifurqué, en tant qu’homme de théâtre, de celui du littéromane que je devais être. Ma trahison, ma défaite, ma capitulation sans conditions, devant l’écriture, m’a tiré d’affaire […]. Montaigne m’a confisqué la littérature, mais, à son insu, m’a offert le théâtre. Il m’a permis de quitter ma névrose d’origine (comme un fonctionnaire parle de son corps d’origine), et surtout ma solitude.
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26 Jean-François Peyret et Alain Prochiantz, Les Variations Darwin, Paris, Od...
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27 Extrait du Théâtre et son trouble.
42Le théâtre est dès lors envisagé comme une « drogue de substitution »26, et « Chaque spectacle est comme écrit sur le cadavre d’un livre non écrit ; une espèce de suicide littéraire »27.
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28 Op. cit., p. 21.
43Le mouvement vers l’installation agit comme un nouveau détour, une façon de pousser le choix d’une forme théâtrale singulière à son extrémité. La disparition du comédien dans la forme de l’installation peut être appréhendée comme l’un des paramètres de ce qu’Anne-Marie Duguet nomme l’exposition d’un système de représentations28. En effet, le dispositif mis en place garde la mémoire de leur passage par la diffusion d’images de leur visage, de leur voix naturelle ou synthétique. Ce sont eux qui hantent la cabane. L’installation devient alors un moyen non pas de concrétiser la disparition du comédien, mais plutôt de le transformer en pur objet technique, de faire de sa voix, des traits de son visage de purs matériaux susceptibles de nourrir la cabane.
44La Cabane ainsi transposée dans un ailleurs, reprend les principaux éléments de la scénographie (sa matérialisation, les écrans, les projections) et l’absence du comédien devient un procédé d’augmentation de sa présence : son image se démultiplie, il apparaît à plusieurs endroits en même temps, sa voix envahit plus que jamais l’espace sonore. Et surtout, son individualité se dissout, le dispositif vocal fonctionne à plein, créant un effet choral fait de la rencontre de voix féminines et masculines, de la superposition de l’anglais et du français ou de la confrontation des voix naturelles et des voix synthétiques.
45Dès lors, on peut voir dans l’installation une sorte de devenir naturel de la forme théâtrale, laquelle a pour principal défaut, aux yeux du metteur en scène, son achèvement et sa fixité. Si les spectacles sont toujours conçus à partir d’improvisations et leur écriture réalisée dans le temps même de ces répétitions, il n’empêche que, soir après soir, c’est la même forme qui se rejoue. L’installation, naturellement ouverte et inachevée, plus plastique parce que augmentable ou diminuable à tout instant, correspond plus aisément aux ambitions du metteur en scène.
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29 Sur ce sujet voir Jean-Yves Jouannais, Artistes sans oeuvres, I would pref...
46Il faut encore relever, pour finir, que lorsque Jean-François Peyret parle de renoncement à l’écriture, il désigne plus assurément l’absence d’œuvre écrite. Ce qu’il regrette avant tout, c’est d’avoir été un écrivain sans livres29. Car l’artiste écrit. Beaucoup : carnets, journaux personnels, manuscrits d’ouvrages à paraître emplissent le disque dur de son ordinateur. Mais il bute sur l’achèvement, sur l’idée qu’un texte puisse ne plus se réécrire. Le théâtre, sans trace, re-joué soir après soir, pouvait sans doute constituer un ersatz suffisant. Pourtant, je le disais plus haut, la forme théâtrale n’est pas moins figée qu’un livre publié et mis en vente dans les rayons d’une librairie : Jean-François Peyret n’assiste jamais aux représentations de ses spectacles, il les écoute attentivement d’une loge en coulisse, persuadé qu’une fois le public entré, l’objet ne lui appartient plus, qu’il n’a plus sur lui aucun pouvoir.
47Dans son parcours, l’installation apparaît donc comme une idéalisation de la forme théâtrale. C’est-à-dire comme le possible modèle de ce que pourrait être l’acte théâtral ; sortie de son espace naturel, hors scène littéralement, elle sort aussi du temps de la représentation qui est ressenti comme paralysant. Le spectateur en mouvement peut s’y perdre ou ne faire que la traverser, s’immobiliser devant elle ou l’arpenter de tous côtés. Plus qu’assis dans son fauteuil, il peut s’en faire l’idée qu’il souhaite. Chaque visiteur aura vu, entendu, appréhendé un objet très différent, un objet sans forme, sans temps qui n’existe que par le désir de celui qui s’en empare.
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30 “Où la cigogne va chercher les enfants”, loc.cit.
48Mais on mesure également ici les limites d’une telle installation : pensée comme un ailleurs du théâtre, cette forme ne se réalise pas complètement. Elle existe comme une coulisse, une antichambre du projet en cours. Une sorte de prolongement utopique, comme la forêt de Walden qui n’était aussi qu’« un lieu d’où parler, presque, une atopie30. » Un lieu manquant ?
Notes
1 Il s’agit du projet Re-Walden dont différentes étapes ont été présentées au Théâtre Paris-Villette et au Fresnoy – Studio National des Arts Contemporains en juin 2010 (avec Clara Chaballier, Helga Davis, Jos Houben, Victor Lenoble et Lyn Thibault).
2 Déjouer l’image, Créations électroniques et numériques, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002, p. 13.
3 « Le Jeu de Michel Foucault », Dits et écrits III, Paris, Gallimard, 1994, pp. 298-329.
4 « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », Michel Foucault philosophe, Rencontre Internationale, Paris, Des Travaux, Seuil, 1989, pp. 185-195. On peut également citer les ouvrages de Jean-François Lyotard, Des Dispositifs pulsionnels (Paris, Union Générale d’Editions, 1973) et de Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? (Paris, Payot et Rivages, 2007).
5 Voir par exemple, Registres IV, Paris, Gallimard, 1984, p. 123.
6 Le Théâtre, cité par Agnès Pierron, Dictionnaire de la langue du théâtre, Paris, Le Robert, 2002
7 Danièle Pauly note : « » Cette structure permanente constitue désormais l’essentiel du « décor » ; d’ailleurs, on parlera plutôt de « dispositif » que de décor, terme qui, en regard de cette réforme scénique, prend une coloration quelque peu passéiste. L’aménagement conçu par Copeau et Jouvet s’avère l’un des tous premiers exemples de « scène architecturée » dans l’histoire du lieu théâtral moderne et forme le noyau d’une réflexion pour une nouvelle architecture du théâtre. » (La Rénovation scénique en France, Théâtre années 20, Paris, Editions Norma, 1995, p. 104).
8 « Je ne peux guère te bien dire ce que je rêve pour La Célestine, car à la vérité je n’en sais rien. C’est un décor d’un seul bloc. [...] Il faut donc trouver un décor qui permette de représenter simultanément 6 ou 8 endroits, sans changements ni interposition de rideaux. J’avais donc pensé (mais je ne peux absolument pas te le dessiner) à un décor en étages » (Lettre de Copeau à Jouvet, 25 juillet 1915, Registres IV, Paris, Gallimard, 1984, pp. 422-423).
9 Car, après leur expérience new-yorkaise, les deux hommes vont rénover le Vieux-Colombier en ce sens.
10 D. Pauly, op. cit., p. 109.
11 Contentons-nous de citer les travaux de C. Metz et J.-L. Baudry (cf. Communications, 23, Paris, Seuil, 1975).
12 Cité par A.-M. Duguet, op. cit., p. 17-18.
13 « Le Jeu de Michel Foucault », loc.cit, p. 299.
14 Ibid.
15 « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », loc. cit., p. 185.
16 A.-M. Duguet, op. cit., p. 21.
17 Un Pays supplémentaire, La création contemporaine dans l’architecture des médias, Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2010, p. 171.
18 A.-M. Duguet, op. cit., p. 20.
19 Ces voix ont été réalisées par le laboratoire de l’Université Polytechnique de Mons (Belgique).
20 « Où la cigogne va chercher les enfants », Patch, 2010, Cecn, Mons, p. 11. Le texte est également disponible à l’adresse suivante : http://www.poptronics.fr/Ma-cabane-Walden-par-Jean-Francois
21 « L’homme qui ne prenait pas Franz Kafka pour un chapeau melon », Théâtre/Public, 1996, n° 128, pp. 34-40, Théâtre de Gennevilliers, p. 37-38.
22 L’EMPAC (Experimental Media and Performing Arts Center) est situé à Troy, dans l’état de New-York, et a pour vocation de promouvoir les objets et recherches artistiques en lien avec la science. Ce lieu offre aux artistes, chercheurs et ingénieurs des résidences de création et met à leur disposition un matériel technique à la pointe des dernières innovations. Il accueille également spectacles et installations ; l’année dernière, l’EMPAC a accueilli la première installation du Wooster Group (http://empac.rpi.edu/events/2010/fall/).
23 « Où la cigogne va chercher les enfants », loc. cit.
24 Ibid.
25 Il s’agit du Théâtre et son trouble (à paraître).
26 Jean-François Peyret et Alain Prochiantz, Les Variations Darwin, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 194.
27 Extrait du Théâtre et son trouble.
28 Op. cit., p. 21.
29 Sur ce sujet voir Jean-Yves Jouannais, Artistes sans oeuvres, I would prefer not to, Paris, Gallimard, 1997, 2007.
30 “Où la cigogne va chercher les enfants”, loc.cit.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Julie Valero
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – CINESTHEA