La Réserve : Livraison du 14 septembre 2016

Corinne Denoyelle

Représenter le Moyen-Âge : de l’érudition à la créativité

Compte-rendu inédit de : V. Cangemi, A. Corbellari & U. Bähler (dir.), Le Savant dans les lettres, Rennes : Presses universitaires de Rennes, "Interférences", 2014, 286 p.V. Cangemi, A. Corbellari & U. Bähler (dir.), Le Savant dans les lettres, Rennes : Presses universitaires de Rennes, "Interférences", 2014, 286 p.

Texte intégral

1Cet ouvrage est constitué des actes d’un colloque organisé en octobre 2010 à l’Université de Lausanne sous l’égide de la société Modernités médiévales à laquelle on doit l’actualisation et le développement remarquable des études en français sur le « médiévalisme », c’est-à-dire la représentation du Moyen Âge à notre époque. Cette société a su, en une dizaine d’années, proposer des recherches ambitieuses et érudites qui ont mis en valeur les présupposés originels et l’évolution de notre regard sur le Moyen Âge, éclairant ainsi à la fois les pratiques culturelles de notre société contemporaine et nos principes critiques universitaires et renouvelant souvent en profondeur notre approche de la société médiévale. C’est très précisément cette triple ambition que l’on retrouve dans ce volume dirigé par Valérie Cangemi, Alain Corbellari et Ursula Bähler, dont les ouvrages dans ce domaine sont déjà connus. Ce volume rend l’extrême richesse d’un colloque dont on se doute qu’il fut à la fois plaisant et savant.

2Sous ce titre, un peu trop large ou trop vague peut-être, du « savant dans les lettres », ces collègues interrogent la relation entre érudition et créativité. Si ce recueil d’articles décrit parallélement des itinéraires de chercheurs et d’auteurs non universitaires, c’est la partie consacrée aux universitaires qui est la plus originale du volume car cette relation entre « science et imagination » nous touche à la fois dans notre pratique de chercheur et dans notre mission de transmission à un public plus ou moins large. Science et imagination sont en effet conjointes dans notre appréhension du Moyen Âge, période historique mouvante que nous redéfinissons à chaque fois que nous l’approchons en ce qu’elle implique aussi notre modernité comme son double inversé : « [le Moyen Âge] reste en effet, plus que n’importe quelle autre [période], chargé d’ambiguïté, car [il] représente à la fois nos origines et le repoussoir du monde actuel » (p. 12). Mieux comprendre la relation entre ces deux pôles de notre intelligence permet de mieux prendre conscience des enjeux de l’écriture académique et fictive. En cela, cet ouvrage offre une réflexion salutaire à tous ceux qui veulent repenser la définition de leur métier d’enseignant-chercheur.

3Le recueil est constitué pour l’essentiel de monographies qui explorent les stratégies de divers auteurs et/ou chercheurs, classées en cinq parties : « Quand le professeur se fait écrivain » ; « Facettes de la vulgarisation » ; « La fibre médiéviste des écrivains français » ; « Fantasy et érudition » ; « Le texte du théâtre ». La partie consacrée à la Fantasy étonne un peu car elle isole artificiellement des auteurs et des chercheurs qui auraient été parfaitement à leur place dans les deux parties précédentes, la Fantasy n’impliquant pas finalement un rapport particulier à la connaissance. La partie sur le théâtre oriente la problématique légèrement différemment pour interroger les concepts à la base de la recherche actuelle. De plus, deux universitaires écrivains se sont prêtés à une savoureuse exploration de leurs propres œuvres de fiction, qui ouvre et ferme l’ouvrage. Michel Zink et Paul Verhuyck décrivent avec modestie et humour leurs romans et expliquent comment ils ont mêlé leurs connaissances à la fiction. M. Zink rappelle le genre des « Professorenroman », romans de professeurs d’université qui n’ont guère laissé de trace dans l’histoire littéraire et qui représentent pour lui un contre-modèle. Il insiste sur la nécessité pour le savant-écrivain de faire oublier sa science sans négliger de la transmettre et évoque le plaisir qu’il a eu à orienter son écriture vers des thématiques intimes et personnelles. P. Verhuyck avoue sa réticence à l’égard du roman historique qui implique de pénétrer l’intériorité, même fictive, d’un individu éloigné de nous dans le temps, il explique ainsi le choix qu’il a fait avec son épouse Corine Kisling, de rédiger des romans situés dans notre époque contemporaine mais dont l’intrigue est profondément irriguée par leurs connaissances historiques et littéraires.

Quand le professeur se fait écrivain

4Dans la première partie du recueil, Myriam White-Le Goff se penche sur le corpus ambitieux de trois auteurs, Paul Zumthor, Umberto Eco et Michel Zink de nouveau, pour analyser de manière théorique les jeux d’intertextualités qui y sont à l’œuvre : « les écrivains travaillent à la métamorphose, à la réécriture, à la recréation et s’appuient sur un savoir dominé, intériorisé et partagé » (p. 28). La connaissance des chercheurs-écrivains se synthétise dans des figures récurrentes de passeurs et dans la représentation d’un Moyen Âge ouvert et sans obscurantisme. La fiction est pour eux une forme d’appréhension du réel par les procédés de l’analogie et par une approche plus sensuelle qui permet de rendre vivant ce que l’érudition peine à transmettre.

5Resserrant l’analyse autour du seul Umberto Eco, Sophie Schaller-Wu examine la figure du héros éponyme Baudolino, conteur et mystificateur dont les récits successifs, qui forment le roman, permettent de passer en revue toute la littérature du xiisiècle. Le roman souligne en même temps avec malice les stratégies de mystification à l’œuvre dans tout récit et dans celui-ci tout particulièrement. Il offre de ce fait une réflexion sur la création poétique. Anna Loba nous écarte des best-sellers et des médiévistes célèbres pour se pencher sur ce qui est un échec révélateur : l’adaptation en polonais de la geste de Guillaume d’Orange par Anna Ludwika Czerny en 1927, alors que la Pologne se cherche une identité nationale. Le travail sur la langue, « belle, raffinée et érudite, mais opaque voire obscure, surchargée de néologismes, de termes archaïques, de mots inusités et par là souvent inintelligibles » (p. 59) effectué par cette chercheuse qui travaillait à inventer un idiome capable de rendre l’ancien français, outre qu’il rend le roman difficilement accessible, contribue à figer l’histoire en un décor creux et statique.

Facettes de la vulgarisation

6La partie suivante s’intéresse à des chercheurs qui se sont fait passeurs, des érudits qui ont travaillé à mieux faire connaître le Moyen Âge. Anna Caiozzo examine le destin des premiers explorateurs et traducteurs qui à l’époque de Louis xiv firent découvrir le Proche-Orient et le monde turco-mongol. Elle retrace la curiosité pour l’Orient de ces voyageurs, bibliothécaires et traducteurs qui ont fait connaître, avant les traductions des Mille et une nuits par Antoine Galland, l’histoire orientale, mettant à la mode par là une exotique « matière d’Orient » adaptée aux Occidentaux. Isabelle Durand-Le Guern fait revivre l’historien Augustin Thierry, contemporain de Michelet, qui, quoique moins célèbre, a profondément marqué notre représentation du Moyen Âge. S’il a valorisé une méthode historiographique fondée sur le respect des sources et des archives qui s’est aussi autorisée à aborder la littérature, toutefois son approche n’est pas exempte d’anachronismes et repose sur une vision téléologique de l’histoire qui a contribué à créer l’image d’un Moyen Âge barbare, fantasme sortant difficilement de notre imaginaire collectif.

7Agnès Gracefa ensuite fait revivre la figure attachante de Ferdinand Lot, éditeur et historien reconnu pour son érudition et passé à la vulgarisation après sa retraite en 1937 pour lutter contre le révisionnisme historique fasciste. Dénonçant le concept de race, il promeut en pleine Occupation une vision humaniste des fondements de la nation française et n’hésite pas à afficher ses convictions politiques au péril de sa liberté et de sa vie en mettant sa connaissance historique au service d’une prise de conscience politique de ses concitoyens.

8Jean-Louis Benoit cherche à réhabiliter l’historienne Régine Pernoud dont les succès éditoriaux se sont accompagnés du mépris des institutions universitaires. Alors qu’elle défend l’idée d’un Moyen Âge équilibré où les progrès scientifiques et techniques se développent sous le regard bienveillant d’une église forte de son rôle fondamental de solidarité et de cohésion sociale, elle s’est trouvée en but à des historiens, tous hommes, bien établis dans l’université dont les recherches, fondées sur la tradition marxiste et anticléricale, ne lui ont pas permis d’obtenir la reconnaissance qu’elle méritait.

9C’est à la même conclusion qu’aboutit Anne Larue au sujet de la chercheuse britannique Margaret Murray, dans une article tristement relégué dans la partie Fantasy de l’ouvrage. Les recherches de M. Muray sur le folklore médiéval et la sorcellerie ont été abondamment critiquées sur des arguments spécieux moins en raison de sa méthodologie que de son féminisme et anticléricalisme. S’intéressant à un domaine de recherche peu prestigieux, celui de la culture populaire et en particulier féminine, M. May a eu cependant une influence énorme sur la littérature et la culture contemporaines mais a été attaquée comme jamais par une institution universitaire encore très patriarcale.

10L’article sur C. S. Lewis, lui-même aussi curieusement exilé dans la partie sur la Fantasy, d’Anne-Isabelle François, montre que la trajectoire du chercheur n’était guère différent de celle des autres universitaires à l’étude, forts de leur mission de passeurs. C. S. Lewis se définissait en effet lui-même comme « pont », vivant ce rôle de manière double : d’une part insistant sur la transmission vivante du savoir, d’individu à individu, par opposition à une transmission académique livresque ; d’autre part se concevant lui-même comme une incarnation du Moyen Âge, un « fossile » ou un « dinosaure », anachronisme vivant, digne de devenir objet d’étude en lui-même, rappelant toujours ses racines à notre monde moderne.

11L’article le plus impressionnant toutefois de cette partie est celui de Christopher Lucken sur la Chanson de Roland. C’est moins les informations qu’il apporte sur le contexte patriotique dans lequel la Chanson de Roland a été redécouverte au xixe siècle par Léon Gautier, étude déjà bien balisée par plusieurs chercheurs, que l’éclairage historique et moral dans lequel il les insère qui nous importera ici. Ch. Lucken commence son article par une magistrale mise en question des tenants et aboutissants de notre enseignement de langue et de littérature médiévales. Prenant prétexte de la mise au programme de l’agrégation en 2004 de la Chanson de Roland, il s’interroge et nous interroge sur ce que l’on attend aujourd’hui de cet enseignement. Alors que cette chanson de geste est reconnue comme « un grand texte » dont la transmission semble d’intérêt public, les médiévistes ne semblent guère s’interroger sur les vertus que l’on attend de cette transmission : « Les valeurs qu’elle met en scène ne concernent-elles que son analyse thématique ou sont-elles destinées à l’éducation morale d’un lecteur qui doit s’y rapporter afin d’y puiser des modèles de comportement ? À quoi se réfère d’ailleurs exactement ce ‘fonds commun de la culture nationale’ et que signifie le possessif ‘notre’ appliqué au terme de littérature ? » (p. 96-97). Cette réflexion essentielle mérite à coup sûr la lecture de cet ouvrage : « Les savants ne semblent pas éprouver le besoin de réfléchir à la portée ou à la valeur de leurs travaux pour leurs étudiants ou leurs contemporains, ni de justifier la place que devrait occuper leur objet dans le monde des lettres. […] En ne disant rien de la validité du savoir dont on exige l’acquisition, on risque de laisser penser qu’il en est dépourvu » (p. 97-98). Il oppose notre actuelle indifférence à la survalorisation des valeurs viriles de la Chanson de Roland dans le contexte nationaliste du tournant du siècle.

La fibre médiéviste des écrivains français

12La troisième partie ne se tourne plus vers les passeurs universitaires mais sur des écrivains qui ont puisé une partie de leur inspiration dans l’érudition. Caroline Cazanave se penche sur Notre-Dame de Paris écrit en 1831 par le jeune Victor Hugo, fresque gonflée d’érudition parfois gratuite jusqu’à la caricature, pleine de clins d’œil au lecteur et qui met en abyme la question de la soif d’apprendre. Si le narrateur affiche une culture médiévale parfois proche du pédantisme, il pose aussi la question de sa validité à travers les personnages de Gringoire et de Frollo en particulier. Caroline Cazanave traque cette image du savoir à travers les multiples adaptations de ce best-seller mondial.

13La poésie de Louis Aragon fait l’objet de l’analyse d’Élodie Burle-Errecade. Elle note son inspiration médiévale dans les années de guerre où il trouve dans le Moyen Âge le creuset d’une collectivité nationale et européenne. Le lyrisme d’Arnaut Daniel ou les romans de Chrétien de Troyes forment pour lui le terreau d’une écriture destinée à valoriser la nation. Mohain Holgrain étudie le long compagnonnage de Philippe Sollers avec l’œuvre de Dante qui l’a nourri depuis plus de soixante ans. Dans la Divine Comédie, l’écrivain français a trouvé « le récit d’une expérience concrète » (p. 174) et existentielle qui cerne l’éventualité humaine de vivre enfer, purgatoire et paradis, « trois modalités de l’être » (p. 175), ici et maintenant. Cette expérience physique et sociale est celle que vivent plusieurs héros de Sollers, touchés dans leur corps et dans leur relations aux autres. Christophe Imperiali étudie le cycle du Graal théâtre de Florence Delay et Jacques Roubaud et se penche tout particulièrement sur les modifications que les deux auteurs ont apportées à leur projet initial. Ce cycle qui joue subtilement de l’histoire littéraire se caractérise par le conflit entre celtisme et christianisme, deux visions du monde : les auteurs montrent un univers fictionnel essayant de résister à la christianisation, ce qui implique aussi de leur part une position entre les sources littéraires médiévales, les situant plus près de Chrétien de Troyes que de la Vulgate.

14Isolée elle aussi dans la partie Fantasy, Anne Besson étudie le Livre des Cendres de Mary Gentle, une uchronie située dans un duché de Bourgogne recréé et qui joue sur le topos du document historique. Le récit brouille les repères entre fiction et réalité historique d’une part, procédures de vraisemblablisation et affichage de fictionalité d’autre part. Terriblement actuel dans son relativisme, « la réalité n’est que le fruit d’un consensus » (p. 230), le Livre des Cendres considère le passé et l’histoire comme un « mythe partagé » qui joue le rôle social de « stabilisateur » (p. 231).

Le texte du théâtre

15La cinquième partie aborde le genre théâtral et déplace légèrement la perspective de l’ouvrage dans deux analyses très intéressantes qui se consacrent moins aux relations entre érudition et fiction qu’au regard renouvelé que porte (ou que tente de porter) la critique actuelle. Marie Bouhaïk-Gironès offre une réflexion bienvenue sur la place accordée aux concepts prétendument bakhtiniens dans la recherche sur le théâtre médiéval. Rappelant le contexte des purges staliniennes dans lequel Bakhtine écrivait, en prison ou en relégation, elle nous invite à nous débarrasser de la notion de culture populaire vs culture officielle, inopérante pour analyser un théâtre de clercs qui joue moins sur le « bas-corporel » que sur l’équivoque et sur le fantasme qui se crée entre non-dit et représentation. Bakhtine doit être remis à la place qui est la sienne : celle d’un philosophe spécialiste de l’esthétique et non de l’histoire littéraire où ses concepts ont réduit et caricaturé les textes qui y ont été soumis.

16Enfin Mario Longtin dans un article programmatique invite les chercheurs à reconsidérer la farce et à la voir non comme l’ancêtre forcément rudimentaire de la comédie classique mais comme le fruit d’un travail sur la langue qui explore toutes les possibilités de la versification, de la parodie, de la rhétorique pour établir une complicité avec le spectateur le plus à même de les comprendre. À l’instar des œuvres d’un Frédéric Dard qui servent d’analogie pour préciser les procédés comiques à l’œuvre, les farces n’ont pas leur raison d’être dans leurs intrigues mais dans le jeu brillant de langage qui sollicite l’intelligence des spectateurs.

17Le principal mérite de ce recueil est de nous donner envie de découvrir ou de redécouvrir toutes les œuvres qui y sont évoquées. Quel dommage que les romans de Corine Kisling et de Paul Verhuyck ne soient pas traduits en français. Mais cet ouvrage apporte aussi des pistes précieuses pour aborder la théorie littéraire (l’article de M. White-Le Goff a une ampleur qui par exemple dépasse largement les auteurs dont elle parle), pour dépoussiérer nos approches critiques (la réflexion de M. Bouhaïk-Gironès est non seulement courageuse mais aussi indispensable pour aborder le Moyen Âge) et pour réfléchir au sens de notre recherche académique comme nous y invite la réflexion de Ch. Lucken. Dépassant le niveau souvent anecdotique des études médiévalistes, les chercheurs ici rassemblés scrutent non seulement les représentations du Moyen Âge mais mènent aussi une réflexion de fond sur le bien-fondé de cet objet d’études.

Pour citer ce document

Corinne Denoyelle, «Représenter le Moyen-Âge : de l’érudition à la créativité», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 14 septembre 2016, mis à jour le : 08/03/2017, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/356-representer-le-moyen-age-de-l-erudition-a-la-creativite.

Quelques mots à propos de :  Corinne  Denoyelle

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution