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Le destinataire érudit de la Servitude volontaire à la lumière de l’analyse rhétorique
Initialement paru dans : Méthode, Agrégation de Lettres 2015, n° 24, 2014, p. 11-32
Texte intégral
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1 Nous proposons notre propre découpage en paragraphes, dans un tableau en an...
1Certains éléments prêtent à penser que le sens de la Servitude volontaire est sans lien avec la politique qui lui est contemporaine. Le propos du discours est formulé à deux reprises : « Pour ce coup je ne voudrois rien sinon entendre comm’il se peut faire que tant d’hommes […]. » (§ 31) et « Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s’est ainsi si avant enracinée ceste opiniastre volonté de servir […] » (§ 10). La cohérence est entière, la lisibilité parfaite. Telle que l’auteur la présente, la visée de l’œuvre est purement cognitive et abstraite.
2Montaigne a intentionnellement entretenu cette représentation dans les Essais :
2 L’édition Pléiade, citée ci-dessous, clarifie par une note pertinente le se...
3 Montaigne, Les Essais, par J. Balsamo, M. Magnien, C. Magnien-Simonin, Pari...
Parce que j’ay trouvé que cet ouvrage a esté depuis mis en lumiere, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’estat de nostre police, sans se soucier s’ils l’amenderont, qu’ils ont meslé à d’autres escris de leur farine, je me suis dédit de le loger icy. Et affin que la memoire de l’auteur n’en soit interessée en l’endroit de2 ceux qui n’ont peu connoistre de pres ses opinions et ses actions, je les advise que ce subject fut traicté par luy en son enfance, par maniere d’exercitation seulement, comme subjet vulgaire et tracassé en mil endroits des livres3.
3La critique ne retient bien souvent que la proposition subordonnée de cette dernière phrase, en omettant dans la citation la proposition principale et le contexte, qui spécifient un allocutaire précis et sous-entendent la raison pour laquelle Montaigne prend cette précaution, qui est d’ordre politique. Aviser, c’est avertir. Montaigne cherche à contrer les récupérations partisanes qui en ont été faites par temps d’affrontements religieux, à commencer par Le Reveille-matin des Francois et de leurs voisins.
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4 La première datation (« dix-huict ») est celle de l’édition des 1580 ; la s...
4La question de la datation est problématique pour deux raisons. Elle tient d’abord au flottement entre les « dixhuict » et les « seize4 » ans attribués à l’auteur au moment de la rédaction. Elle est également relative aux segments de textes qui ne peuvent avoir été écrits que plus tard.
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5 Magistrat auquel La Boétie « succède en la charge de conseiller au parlemen...
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6 P. Desan, Montaigne, une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, p....
5Le Discours fut remanié à plusieurs reprises par son auteur – notamment en 1554 lors de la bataille de l’édit du Semestre au moment de la nomination de La Boétie au parlement de Bordeaux et de Lur Longa5 au parlement de Paris [apostrophes des § 13 et 40] – et l’on sait qu’il circula sous forme de manuscrit du vivant de La Boétie ainsi qu’après sa mort en 1563. Le texte a donc été modifié par la suite, comme l’indiquent les éloges de Ronsard, Baïf et Du Bellay qui sont postérieurs à 1550 [§ 45]6.
6Philippe Desan en déduit que « Montaigne prend soin de déshistoriciser ce traité et le présente comme un texte général “a l’honneur de la liberté contre les tyrans” ».
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7 P. Mesnard, L’essor de la philosophie politique au XVIe siècle, 1935, 3e éd...
7La Boétie et Montaigne élaborent des mises en scène convergentes de la Servitude volontaire. Cette stratégie mérite un examen. Rhétoriquement parlant, le texte est donc présenté comme relevant du genre épidictique, consacré au blâme in abstracto7 de la tyrannie et plus encore de la servitude volontaire, et comme un raisonnement a causa, sur les causes. L’éventualité de son appartenance aux genres délibératif ou judiciaire est diligemment écartée.
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8 É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Simone Goyard-Fab...
8Une partie de la critique universitaire accorde beaucoup de crédit à cette double allégation. Simone Goyard-Fabre estime que « le Discours n’est pas la dénonciation des malheurs ponctuels d’un moment. Il a une portée générale. Il est tout autre chose qu’une réaction à l’histoire du moment et, fût-ce maladroitement, se propose comme une réflexion philosophique sur l’essence du politique ». La Servitude volontaire serait « un essai de réflexion doctrinale8 ». M. Magnien souligne cette tendance critique, encouragée par le texte et son paratexte éditorial :
9 La fin de ce bel article de J.-R. Fanlo, citée infra, accentue cependant la...
10 M. Magnien, « Notes additionnelles » de la fin du volume E. de La Boétie, ...
Certaines études importantes, publiées depuis 1987 (J.-P. Cavaillé, R. Kingdon ou J.-R. Fanlo9), ont plutôt eu tendance à souligner le caractère abstrait, quintessencié de cette pensée qui s’élabore dans un ca Doctorat – U.M.R. Litt&Arts / RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution dre humaniste et dont l’horizon intellectuel et les références sont, à de très rares exceptions près, tout antiques10.
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11 S. Goyard-Fabre, op. cit., p. 38.
9Mais peut-être un texte aussi ouvert que la Servitude volontaire laisse-t-il envisager concomitamment à celle-ci une autre lecture. La présentation de S. Goyard-Fabre met en valeur cette ambiguïté par le simple fait de s’ouvrir par une chronologie d’une dizaine de pages, et de convoquer incessamment le contexte historique dans sa longue introduction, par exemple en consacrant une page entière à la « révolte des gabelles11 ».
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12 La conciliation consiste pour l’orateur à s’attirer les grâces de son audi...
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13 P. Malandain, « La Boétie et la politique du texte », Bulletin de l’Associ...
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14 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974,...
10Nous proposerons en premier lieu une étude de la conciliation12 que met en œuvre la première partie de l’argumentation de la Servitude volontaire pour étudier ensuite sa stratégie énonciative d’ensemble. Nous prolongerons ainsi les analyses énonciatives de P. Malandain13, qui se focalisent sur la première et la deuxième personnes, « actants de la communication », et qui méritent effectivement une étude approfondie. Or il semblerait que le destinataire ne soit pas toujours apostrophé directement. La troisième personne ou « non personne14 » peut également – telle est l’ingénieuse et audacieuse stratégie qui semble ici employée par le texte – s’adresser à un groupe qui reste délocuté, mais n’en est peut-être pas moins le public visé de ce que Montaigne a souhaité intituler « discours ».
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17 Cette deuxième partie manifeste une « finesse » singulière, dans la mesure...
11Pour étudier le plan du discours, nous avons la chance de disposer d’une paraphrase de l’époque, celle d’Henri de Mesmes15. Ce commentaire synthétique, d’une page environ, met en évidence ses grandes articulations. Il manifeste la première par un saut de ligne, après la reformulation de l’exorde ; les autres, par une numérotation : « Le II […] Le 3e […] 4. […] ». Henri de Mesmes identifie quatre parties là où Jean-Raymond Fanlo et nous-même n’en percevons que trois16. La Servitude volontaire étudie successivement trois types de causes, dont le premier est lui-même une triade. La Boétie commence par observer méthodiquement les trois composantes d’une notion cruciale à la Renaissance, l’habitus (« habitude » ou plus exactement « disposition stable » d’une personne) : natura, usus, doctrina (§ 11-31) qui vide de son sens tout consentement à la servitude. Il analyse ensuite la lâcheté du peuple, que le tyran peut entretenir par différents artifices ici énumérés17 (§ 32-45). Il en arrive finalement à l’ambition qui anime chaque échelon du pouvoir (§ 46-61). La péroraison, brève et disproportionnée par rapport à l’exorde, se signale par un pathos particulier18 (§ 61).
12Le texte, dès sa première partie, met en œuvre une stratégie de conciliation efficace, à partir des trois catégories d’analyse de l’habitus : « a) la natura ou talents innés ; b) l’ars ou doctrina [qu’il appelle aussi scientia, p. 135], le savoir théorique de la discipline ; c) l’usus ou pratique constante19 ». En l’occurrence, la servitude s’explique par un triple défaut. Les hommes ne respectent pas la nature, puisque celle-ci ne connaît que la « franchise » (§ 12 à 17). Ils manquent absolument d’usus c’est-à-dire de pratique, d’exercice de la liberté (§ 18 à 26). La doctrine ou science leur fait également défaut, puisque les hommes ne disposent pas de la connaissance livresque et historique qui ne peut que détourner de la sujétion (§ 27-28). Ce raisonnement est une façon rigoureuse d’utiliser les catégories morales de l’époque pour prouver le non-sens de l’asservissement.
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20 Pour ne donner qu’un seul exemple, voir la présentation de N. Gontarbert, ...
13Henri de Mesmes n’accorde pas beaucoup d’attention à cette première partie : le troisième temps, consacré à la doctrine, en dépit de son efficacité rhétorique, passe inaperçu à ses yeux comme à ceux de toute la critique moderne20. La thématique de la science est pourtant cruciale du point de vue de la conciliation :
Tousjours s’en trouve il quelques uns mieulx nés que les autres, qui sentent le pois du joug et ne se peuvent tenir de le secouer ; qui ne s’apprivoisent jamais de la subjetion ; et qui tousjours comme Ulisse, qui par mer et par terre cherchoit tousjours de voir de la fumée de sa case, ne se peuvent tenir d’aviser a leurs naturels privileges, et de se souvenir de leurs predecesseurs, et de leur premier estre […] (§ 27)
14Le discours commence à choisir son destinataire : les prudentes, les hommes d’expérience pouvant s’identifier à la figure archaïque d’« Ulisse ». Mais en les flattant, l’auteur leur rappelle leur signe distinctif, qui est aussi leur responsabilité politique et morale, la conscience historique.
21 Formule reprise par Montaigne, « un conducteur qui eust plutost la teste b...
[C]e sont volontiers ceus là qui aians l’entendement net et l’esprit clairvoiant ne se contentent pas comme le gros populas de regarder ce qui est devant leurs pieds, s’ils n’advisent et derriere et devant, et ne rememorent ancore les choses passées pour juger de celles du temps advenir, et pour mesurer les presentes : ce sont ceus qui aians la teste d’eusmesmes bien faite21, l’ont ancore polie par l’estude et le scavoir. ceus la : quand la liberté seroit entierement perdue et toute hors du monde, l’imaginent et la sentent en leur esprit, et ancore la savourent […]. (§ 27)
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22 Voir F. Goyet, op. cit., p. 487, qui cite ce passage précis.
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23 Cicéron, De l’invention, trad. Liez, dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot, ...
15La répétition du verbe aviser souligne cette vertu de la prudentia, qui est aussi providentia22. Elle dévoile une capacité visuelle de se représenter mentalement ce qui n’est accessible aux sens. Ce passage est une référence transparente à un beau passage du De inventione : « La prudence […] se compose de la mémoire, de l’intelligence, et de la prévoyance. Par la mémoire, l’âme se rappelle le passé ; l’intelligence examine le présent ; la prévoyance lit dans l’avenir23 ». L’œuvre met en abyme sa propre fonction de rappel historique.
16La comparaison avec le « gros populas » est tout à l’avantage des « clairvoyant[s] ». La Servitude volontaire crée une connivence entre le lecteur et l’auteur, qui s’érige lui aussi en prudens. En définitive, l’amour de la liberté est présenté comme prérogative des érudits auxquels le lecteur ne manque pas, ne serait-ce que par orgueil, de s’identifier.
17 Le tyran est ensuite mis en scène sous les traits d’un obscurantiste (§ 28) ; puis l’auteur met au jour un phénomène social intéressant, l’isolement des hommes d’esprit et autres amateurs de la liberté, qui ne peuvent « s’entrecongnoistre » : « la liberté leur est toute ostée sous le tiran, de faire, de parler et quasi de penser : ils deviennent tous singuliers en leurs fantaisies. » Une œuvre comme la Servitude volontaire apparaît implicitement comme un germe de résistance ou de remède à cet isolement, une tentative de contribuer à recréer cette sorte de lien social.
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24 À propos de ce passage et ses présupposés platoniciens, voir E. Buron, « L...
18 A contrario, pour esquisser la figure du peuple, La Boétie entrecroise les motifs de l’ignorance, de la servitude et de l’intérêt bassement matériel : « le plus avisé et entendu d’entr’eus n’eust pas quitté son esculee de soupe pour recouvrer la liberté de la republique de Platon24 » (§ 38). Il lui impute un jugement dévoyé : les « lourdauds », tels qu’il les peint, se méprennent systématiquement sur le bien et le mal. Ce portrait intellectuel inversé des hommes avisés renforce encore l’isotopie de l’habileté et de la lucidité. Sont ainsi subrepticement intriquées d’une part, l’absence de discernement, la basse extraction sociale, et la cupidité ; et d’autre part l’amour de la connaissance, exemplifié par Platon, la lucidité, le discernement, ainsi que la gratuité du geste, le désintéressement. Les deux paradigmes constitués ne laissent que peu de choix au lecteur qui prendra naturellement, par fierté et par magnanimité, le parti de la franchise. La dissuasion se fait moins par le logos que par l’éthos. La bêtise sert de repoussoir à la servitude de laquelle elle semble consubstantielle. La deuxième apostrophe à G. de Lur Longa (§ 40) fait de l’impudence le propre de la bêtise : « Car tu sçais bien o Longa le formulaire duquel en quelques endroits ils pourroient user assez finement, mais a la plupart certes il ne peut avoir de finesse, la ou il y a tant d’impudence. » L’auteur fait converger intelligence et vertu.
19 Dans la troisième et dernière partie du discours, La Boétie attire l’attention sur la cause instrumentale de la tyrannie, en proposant une énigme, qui n’est pas pour déplaire au lecteur intrigué.
Mais maintenant je viens à un point, lequel est à mon advis le ressort et le secret de la domination, le soustien et le fondement de la tirannie, qui pense que les halebardes, les gardes, et l’assiette du guet garde les tirans a mon jugement se trompe fort, et s’en aident ils comme je croy plus pour la formalité et espouvantail que pour fiance qu’ils y ayent. (§ 46)
20Le terme secret, antéposé à ressort dans les autres manuscrits mentionnés par N. Gontarbert, sollicite la perspicacité du lecteur. L’auteur laisse tout le loisir au lecteur de s’interroger : « Certes des empereurs Romains il est aisé a conter qu’il n’y en a pas eu tant qui aient eschappé quelque dangier par le secours de leurs gardes […] » (§ 46). L’effet de retardement se prolonge : « Ce ne sont pas les bandes de gens a cheval, ce ne sont pas les compaignies des gens de pieds, ce ne sont pas les armes qui defendent le tiran […] » (§ 46). L’anaphore négative marque la première étape de ce dévoilement, et mime l’entrave à la lucidité politique. L’auteur aiguise autant qu’il se peut la curiosité du lecteur : « […] on ne le croira pas du premier coup, mais certes il est vray » (§ 46). Pour les prévenir, La Boétie décrit les réactions d’un lecteur qu’il suppose résistant. Après lui avoir laissé le temps de réfléchir, et éventuellement d’arriver de lui-même à la même conclusion – à laquelle il a été imperceptiblement préparé depuis le début, et notamment au paragraphe 31 (« gens ambitieus ») –, la clé est donnée, mais de manière encore imprécise. « [C]e sont tousjours quatre ou cinq qui maintiennent le tiran » (§ 47). À la lecture de ce simple nombre, la réflexion se prolonge : « quatre ou cinq qui lui tiennent tout le pais en servage » (§ 47). Le dévoilement progressif repose ensuite sur une gradation exponentielle qui se poursuit au paragraphe 47 (« cinq ou six », « six ou six cent », « six mille », « cent mille », « millions »). Au fur et à mesure de l’augmentation numérique, le lecteur est conduit à se demander s’il ne contribue pas lui aussi à soutenir le pouvoir de l’Un. La réflexion à laquelle le lecteur est poussé ne renonce donc pas à toute emprise pragmatique, à tout effet politique. Il est invité à une prise de conscience.
21Si nous envisageons la portée délibérative de l’œuvre, il reste à déterminer, ne serait-ce qu’hypothétiquement, quelle est sa visée. Pierre Malandain étudie avec précision les jeux énonciatifs25. L’auteur utilise tantôt la première personne du pluriel pour se concilier le destinataire : « Le destinataire est très général, mais impliqué textuellement par le nous, il doit vibrer lui aussi, se mettre en branle et se poser des questions […] » (à propos du § 5, « Mais o bon dieu etc. »), tantôt la deuxième pour adresser des reproches : « [i]solant brutalement la deuxième position définie ci-dessus, le texte transforme le ils en vous, et choisit pour destinataire la multitude des esclaves volontaires qu’il faut secouer » (à propos du § :9, « [p]auvres et miserables peuples insensés etc. »).
22Pierre Malandain montre ensuite à juste titre la « distinction, parmi les hommes, de “quelques uns mieulx nés que les autres” [§ 27]. La distinction s’accuse entre l’élite et la masse [§ 37]26 ». La fin du relevé est très intéressante :
Cette tentative d’association du destinataire à la démarche affective et intellectuelle du destinateur glisse vers le conseil donné aux complices du tyran : « qu’ils mettent un petit a part leur ambition, et qu’ils se deschargent un peu de leur avarice ; et puis qu’ils se regardent eus mesmes… » [§ 49]. Au moment où le texte semble avoir choisi son destinataire : « ces favoris ne se doivent pas tant souvenir de ceux qui ont gaigné… » [§ 51], il en change de nouveau, et s’adresse à tout homme cultivé qui mène l’enquête avec le destinateur : « qu’on discoure toutes les anciennes histoires, qu’on regarde celles de nostre souvenance ; et on verra […] » [§ 51].
23Le jeu énonciatif se loge donc autant au cœur de la « non personne » que de la « personne ».
24Prolongeons l’analyse. Cinq instances différentes sont délocutées dans l’œuvre. La troisième personne désigne dès les premières lignes le « seigneur » et par extension tous les tyrans (1), quels que soient leurs époques et le régime dont ils relèvent. À partir du paragraphe 3, l’auteur porte son attention sur les hommes indistincts qui acquiescent en silence (2). Au paragraphe 27 se fait une dissociation cruciale dans le corps des délocutés : la Boétie définit une élite intellectuelle et sociale qui se reconnaîtrait à son amour de la liberté (3), par opposition au « gros populas » (4). À partir du paragraphe 46, et pour toute la troisième partie de l’argumentation, le discours porte sur les ambitieux qui contribuent à soutenir la pyramide du pouvoir (5). Tout est fait pour que le lecteur ne puisse discerner à qui le discours s’adresse.
25Apparaît à ce moment précis du raisonnement une fracture dans l’interprétation de l’œuvre. La première ligne de partage se situe entre les critiques qui la considèrent comme un texte théorique, parmi lesquels Pierre Malandain et Jean Lafond, et ceux qui la lisent comme un discours adressé. Un nouveau distinguo pourrait se faire parmi ces derniers.
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27 La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, étab. P. Léonard, pub. ...
26La réception historique de l’œuvre a très vite favorisé une interprétation qu’on pourrait dire « populaire » au sens large, favorable au peuple et en particulier aux réformés. Nicolas de Thou, partisan d’une politique de tolérance, trouve dans la révolte de la gabelle en Guyenne la causa dicendi (raison pour laquelle l’orateur prend la parole). Il estime que « c’est sous le coup de la répression impitoyable qui s’ensuivit que fut composé le Discours27 ». Cette lecture est compatible avec l’interprétation que nous défendons, qui privilégie un destinataire parlementaire. En revanche une lecture comme celle de P. Clastres28, qui place son œuvre engagée en faveur du socialisme sans le sillage de la Servitude volontaire, est peu crédible au vu de la dégradation intellectuelle et morale de la figure populaire dans toute la deuxième partie de l’argumentation. Cette conception de la Servitude volontaire revient à estimer que le peuple est son destinataire essentiel, et à comprendre autrement qu’il ne le faudrait sa portée de concitatio (discours de sédition)29.
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30 J. Barrère, L’Humanisme et la politique dans le Discours de la servitude v...
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31 T. A. d’Aubigné, Histoire universelle, publiée par la Société de l’Histoir...
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32 Dr. Armaingaud, Montaigne pamphlétaire. L’énigme du « Contr’un », Paris, H...
27D’autres critiques ont supposé que l’œuvre était destinée à une figure moderne du tyran, c’est-à-dire selon eux un monarque français, ce qui ferait de la Servitude volontaire une institutio principis30 – considération dont J. Balsamo a montré qu’elle n’était pas pertinente. Pourraient s’apparenter à ce type de lecture les interprétations d’Agrippa d’Aubigné, qui estime que l’œuvre est une réaction personnelle à Charles IX31. Le Dr. Armaingaud juge qu’elle concerne Henri III32 ; F. Combes, François II ; P. Dezeimeris et J. Barrère, Charles VI.
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33 Pour une mise au point sur les fonctions du Parlement de Guyenne, voir S. ...
28Une dernière interprétation consiste à privilégier les lecteurs potentiels contemporains de l’œuvre, c’est-à-dire ceux qui savent lire d’une part ; et ceux qui sont en relation directe ou indirecte avec des membres du parlement de Bordeaux33, autrement dit ceux qui fréquentent certains robins, et plus largement les représentants de différents catégories de la noblesse ayant des responsabilités politiques d’une ou d’autre sorte. La lecture de Jean Balsamo resitue la Servitude volontaire dans le milieu politique particulier dans lequel son auteur cherchait à s’introduire puis à progresser.
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34 J. Balsamo, op. cit., p.10. L’apostrophe en question se situe au § 40 ; un...
29Le Discours de la Servitude volontaire, si on le lit plus attentivement, dénonçait moins le tyran que ceux dont les complaisances et la faiblesse permettaient l’exercice du pouvoir royal. Il semble avoir été adressé à Guillaume de Lur-Longa en 1554, au moment du conflit qui opposait le Parlement de Paris au pouvoir royal. Comme une probable admonitio de La Boétie à ses collègues parisiens qu’il exhortait à la résistance, il avait bien un projet et un destinataire, bien différents de ceux d’une institutio principis34.
30Convergent en ce sens différents éléments d’analyse recueillis jusqu’ici : le début de la carrière parlementaire de l’auteur qui contextualise l’œuvre, la double apostrophe à G. de Lur Longa, la diffusion historique de l’œuvre du vivant de l’auteur, le portrait de l’homme « bien né » délocuté. Le discours de La Boétie vise dans cette optique essentiellement les hommes d’un pouvoir intermédiaire, les responsables politiques qui seuls sont potentiellement susceptibles d’avoir et la volonté et la capacité de pondérer la puissance du tyran, en premier lieu le contre-pouvoir parlementaire.
31Emmanuel Buron et Philippe Desan défendent également cette opinion.
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35 E. Buron, op. cit., p. 516-517.
32En condamnant ce régime [monarchie où un individu exerce absolument seul le pouvoir], [La Boétie] souscrit à l’idéal constitutionnaliste d’une monarchie mixte, que partagent la plupart des théoriciens politiques du XVIe siècle, et qui constitue un des traits dominants de l’idéologie parlementaire. Dans cette perspective, la légitimité du roi n’est pas contestée […] ; les théoriciens cherchent toutefois à préserver l’indépendance du Parlement et des coutumes en vigueur […]. Bref, le Discours est celui d’un parlementaire modéré, qui assume totalement sa responsabilité sociale : il présuppose l’ordre traditionnel du royaume35.
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36 P. Desan, op. cit., p. 147-149. G. Demerson met lui aussi en avant ce mili...
33Dans le cas du Discours de la servitude volontaire, c’est le robin humaniste qui s’adresse à l’intelligentsia de son temps […]. La Boétie fut un fervent défenseur du pouvoir parlementaire et s’opposa au pouvoir militaire et politique des gouverneurs. […] Montaigne et La Boétie défendaient une position idéologique qui s’apparentait à une forme de corporatisme robin36.
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37 À propos du rôle qu’aurait pu jouer G. de Lur Longa en tant que premier dé...
34Pour le diligent lecteur, l’apostrophe à G. de Lur Longa pourrait donc être l’indice d’un appel à toute la corporation des robins, en particulier des Parisiens à qui les Bordelais auraient ouvert la voie37. Mais la figure proéminente de G. de Lur Longa, en même temps qu’elle la représente, la masque et la fait oublier.
35Relisons la fin du discours pour éprouver cette hypothèse. L’auteur se tourne vers une catégorie précise de son auditoire, alors que tout ce qui précédait s’adressait à un destinataire indistinct. Tout un chacun était concerné, mais de manière lointaine et abstraite.
[Q]u’ils mettent un petit a part leur ambition, et qu’ils se deschargent un peu de leur avarice, et puis qu’ils se regardent eus mesmes et qu’ils se reconnoissent, et ils verront clairement que les villageois, les paisans, lesquels tant qu’ils peuvent ils foulent aus pieds, et en font pis que de forsats ou esclaves ; ils verront dis je que ceus la ainsi mal menés, sont toutefois aus pris d’eux fortunés et aucunement libres. (§ 49)
36Le discours avoue ici son intention morale, et la réformation des mœurs politiques escomptée. Les serviteurs du pouvoir royal sont fermement invités à faire leur propre examen moral. On repère ci-dessus et ci-dessous la même articulation d’un subjonctif à valeur injonctive (« qu’ils… » / « qu’on… ») dans l’apodose et d’un verbe au futur (« ils verront… » / « on verra… ») qui ouvre la longue protase.
[C]es favoris ne se doivent pas tant souvenir de ceus qui ont gaigné autour des tirans beaucoup de biens, comme de ceus qui, aians quelque temps amassé, puis apres y ont perdu et les biens et les vies ; il ne leur doit pas tant venir en l’esprit combien d’autres y ont gaigné de richesses, mais combien peu de ceus la les ont gardées. qu’on discoure toutes les anciennes histoires, qu’on regarde celles de nostre souvenance, et on verra tout a plein combien est grand le nombre de ceus qui aians gaigné par mauvais moiens l’oreille des Princes aians ou emploié leur mauvaistié, ou abusé de leur simplesse, a la fin par ceus la mesmes ont esté anéantis ; et autant qu’ils y avoient trouvé de facilité pour les elever, autant y ont ils congneu puis apres d’inconstance pour les abattre […] (§ 51)
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38 J.-R. Fanlo, op. cit., p. 77.
37La verbe devoir renforce encore la tonalité didactique et prescriptive. Cette ouverture sur l’avenir est le propre du discours délibératif, qui pose au lecteur la question du « Quid agas ? », comme l’explique aussi J.-R. Fanlo38. La Boétie poursuit ainsi :
Les gens de bien mesmes, si quelque fois il s’en trouve quelqu’un aimé du tiran tant soient ils avant en sa grace, tant reluise en eus la vertu et intégrité, qui voire aus plus meschants donne quelque reverence de soi quand on la voit de pres : mais les gens de bien, di-je, n’y scauroient durer, et faut qu’ils se sentent du mal commun, et qu’a leurs desseins ils esprouvent la tirannie. (§ 52).
38Le paragraphe 52 cherche à impliquer le lecteur qui s’estimerait protégé, sous prétexte de son honnêteté. L’auteur répond par avance à une objection, et cherche à contourner les ruses de l’orgueil qui empêche l’auto-examen.
39La troisième partie de l’argumentation consiste donc en une apostrophe, au sens rhétorique et non pas stylistique du terme : l’orateur se tourne pour ainsi dire physiquement vers un allocutaire pour l’interpeller devant le public au complet, mais il le fait ici à la troisième personne. La Boétie blâme les ambitieux et ceux de ses lecteurs qui pourraient être tentés de l’être. Il ne les accuse pas directement à la deuxième personne, mais l’œuvre révèle son statut et son propos de dissuasion. Cette apostrophe finale est habilement dissimulée en amont et en aval, cachée par les nombreuses et plus visibles apostrophes proprement dites : l’auteur « change de nouveau » d’interlocuteur au paragraphe 52, et se tourne vers les responsables politiques de niveaux de responsabilité divers qui se tiennent pour vertueux. N’ayant aucun marqueur énonciatif, l’apostrophe des ambitieux en puissance est presque imperceptible, ne reposant que sur des phénomènes sémantiques, sans grand affleurement stylistique.
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39 Quelque peu à la manière d’Alceste invité à juger le sonnet d’Oronte (Moli...
40Au moment où toute intention délibérative a été écartée, le texte révèle son intention d’admonition et de dissuasion, mais la plupart des lecteurs, forts de leurs préjugés sur l’intention purement abstraite de l’enquête menée par l’auteur, n’y sont plus sensibles. La stratégie de dissimulation et de retardement est fine et originale : le discours se fait passer pour théorique, et oriente fermement l’interprétation qui peut en être faite en ce sens, jusqu’à un retournement final, où de manière surprenante, il incrimine les responsables politiques qui alimentent le feu de la tyrannie. Jusque-là, l’auteur affecte de parler en l’air39. L’œuvre se déguise au départ en « dissertation », laissant le lecteur perplexe s’interroger sur ses implications exactes. Au moment où elle dévoile ses véritables enjeux politiques, le lecteur convaincu de son caractère quintessencié n’y est plus sensible.
[Q]uelle peine, quel martire est ce, vrai Dieu ? estre nuit et jour apres pour songer de plaire a un, et neantmoins se craindre de lui plus que d’homme au monde, avoir tousjours l’œil au guet, l’oreille aus escoutes pour espier d’où viendra le coup, pour descouvrir les embusches, pour sentir la mine de ses compaignons, pour aviser qui le trahit, rire a chacun et neantmoins se craindre de tous […] (§ 59)
41La Servitude volontaire est un texte anti-curial, émanant de la même culture et approximativement de la même époque que les Regrets de Du Bellay, composés en 1553 à 1557. Certains poèmes de ce recueil semblent faire allusion à la source que pourrait être la Servitude volontaire, comme le sonnet 85, qui recourt à la même accumulation de verbes à l’infinitif que le dernier passage cité.
40 J. Du Bellay, Les Regrets, édition établie par S. de Sacy, Paris, Gallimar...
Flatter un créditeur, pour son terme allonger,
Courtiser un banquier, donner bonne espérance,
Ne suivre en son parler la liberté de France,
Et pour répondre un mot, un quart d’heure y songer […]40.
42Le motif de la crainte est développé dans tout le sonnet 127, tout comme dans notre dernière citation de la Servitude volontaire.
Ici de mille fards la traïson se déguise,
Ici mille forfaits pullulent à foison,
Ici ne se punit l’homicide ou poison,
Et la richesse ici par usure est acquise.
43Le sonnet 150 fait la satire de l’hypocrisie de « ces vieux singes de cour » :
Mais ce qui plus contre eux quelquefois me dépite,
C’est quand devant le roi, d’un visage hypocrite,
Ils se prennent à rire, et ne savent pourquoi.
44Le sonnet 42 semble reprendre par jeu à la fois l’exorde et la leçon de morale paradoxale délivrée au paragraphe 49 de la Servitude volontaire, à travers la figure du paysan libre.
Assure-toi, Vineus, que celui seul est roi
A qui même les rois ne peuvent donner loi,
Et qui peut d’un chacun à son plaisir écrire.
45Les Regrets déplorent la condition des serviteurs anonymes dont le pouvoir monarchique a besoin mais qui, sans en être suffisamment récompensés, sont obligés de se plier aux usages de la cour. S’affranchir de ces usages codifiés, comme le propose le sonnet 74, c’est construire un éthos d’homme intelligent, indépendant et courageux, qui se refuse à l’ambition, conforme aux souhaits qu’exprime la Servitude volontaire en somme.
Jusqu’ici je ne sais que c’est d’ambition,
Et pour ne me voir grand ne rougis point de honte :
Aussi ma qualité ne baisse ni ne monte,
Car je ne suis sujet qu’à ma complexion.
46J. Du Bellay, sans avoir été parlementaire, a suivi des études de droit et a joué comme La Boétie un rôle de second rang dans l’échelle du pouvoir. Son œuvre n’est pas dénuée de considérations politiques. Plusieurs poèmes sont dédiés à des parlementaires, tels que Jean Bertrand, premier Président au Parlement de Paris de Garde des Sceaux, Jacques Bouju, magistrat, Pierre Gibert, Conseiller au Parlement de Grenoble, et Thomas Sébillet qui fut avocat au Parlement de Paris. La dédicace liminaire « À Monsieur d’Avanson » témoigne de l’estime à l’égard du parti des hommes de loi, désignés ici par la métonymie du « long habit » :
41 J. Du Bellay, op. cit., note p. 300 : « “long habit” : celui des professeu...
42 Du Bellay, ibid., p. 64.
Ne dédaignant, comme était la coutume,
Le long habit41, lequel vous honorez,
Comme celui qui sage n’ignorez
De combien sert le conseil et la plume42.
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43 À ce propos, voir N. Panichi, op. cit., p. 88, qui mentionne le traité Ad ...
47Le « long habit » incarne un corps intermédiaire, un pouvoir collégial, fondé sur la connaissance érudite, sur un pouvoir provincial et pas seulement centralisé, sur l’exercice d’une pensée libre de toute complaisance au Roi, exempté des simagrées de cour. Le texte attire et fédère son auditoire autour de la valeur de la scientia et de son propre modèle de fabrication d’une élite43.
48Nous ne cherchons pas ici à montrer que Du Bellay a lu La Boétie, mais plutôt que les deux textes reflètent les mentalités d’une époque qui commence à porter un regard critique sur certaines mœurs politiques du « monarque ». Celles-ci se répercutent sur ceux qui le soutiennent et le servent. La tonalité et la stratégie dissuasive des deux œuvres ont quelque chose en commun, le castigat reprehendo mores, pourrions-nous dire. Le discours ne vous accuse pas « vous », mes lecteurs. Je ne parle que d’« eus », les « ambitieus », les « complices ». Mais je vous parle à vous qui pourriez être tentés de vous laisser emporter par votre avidité tyrannique.
49Ce procédé rejoint ce que Francis Goyet dit de la posture du directeur de conscience :
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44 F. Goyet, op. cit., p. 93.
50Le directeur dissocie donc « ils » de « vous », disant « Ils envoient leur conscience au bordel » ([Montaigne, Essais, III, 5,] 846b) plutôt que « Vous envoyez… ». Si Montaigne parle si peu de péché, ce n’est pas, comme on l’a dit, parce qu’il n’est guère chrétien. C’est qu’il vise à ramener son auditoire dans la voie du mieux avec douceur, insensiblement, en pratiquant la « diversion » (III, 4) ou en disant « à demi », ou « confusément » (996c)44.
51L’analyse rhétorique semble cohérente avec les hypothèses socio-politiques qu’avancent les spécialistes. L’admonitio permet de dispenser des conseils sur un ton amical, entre collègues, en l’occurrence entre collègues parlementaires.
52Notre propos n’est pas ici de déterminer si la Servitude volontaire relève de la declamatio. Mais quoi qu’il en soit, cette notion extrêmement large, ne dit rien ni de son genre rhétorique, ni de son type. Il est selon nous un discours délibératif, et plus précisément une admonition et une dissuasion à la fois.
53La sujétion du pauvre peuple n’est pas le problème central de la Servitude volontaire. De la même manière que Du Bellay dépeint l’assujettissement d’un petit noble à la cour du Pape Jules III puis Paul IV, c’est l’asservissement du responsable politique, quels que soient son grade et sa fonction, qui est le véritable propos de la Servitude volontaire.
54La sélection, ou plus exactement l’élection du lecteur se fait de dissociation en dissociation. Le texte a au départ une portée universelle ; le « nous » donne l’impression d’une communauté de valeurs, que ce soit dans le cercle des lecteurs instruits, dans la sphère parlementaire ou dans les rangs de la petite ou moyenne noblesse. Les expressions « bien nés » et « hommes de bien » sont suffisamment floues pour permettre à plusieurs catégories lectoriales de s’identifier en flattant leur fierté : les hommes de haute naissance, les hommes de grande valeur morale, les hommes instruits et éventuellement ceux qui, sans appartenir aux types précédents, ressentiraient une aspiration profonde à la liberté. Mais vers la fin du discours les regards se tournent avec réprobation vers les ambitieux dont la représentation est progressivement dégradée et finalement ridiculisée. De la superposition de ces hommes de valeur avec la figure des complices qui sert de repoussoir, le texte tire un effet persuasif efficace : il détourne le lecteur du vice dont il est question par la réprobation exprimée.
55Nous pourrions penser que ce texte problématique est dénué d’intention politique. En fait, si nous proposons une autre interprétation, plus sensible à la dissimulation de sa propre portée délibérative, l’œuvre efface soigneusement les traces de sa portée politique, morale et immédiatement polémique – toutes sauf deux, les deux interpellations à G. de Lur Longa. Dans le cadre de cette interprétation qu’on pourrait qualifier de parlementaire, la ligne politique de la Servitude volontaire est si fine qu’elle court en permanence le risque d’être caricaturée par sa réception politique ou critique. Sans être détaché des réalités politiques, le texte ne serait pas engagé de manière extrémiste. Il ne serait ni favorable ni opposé au Roi. La même remarque pourrait être faite à propos du peuple, entité qui ne serait pas au cœur de l’enquête conduite par le texte. Le parti-pris de La Boétie nécessiterait, pour être bien compris, une intelligence minimale de l’institution parlementaire, de ses significations et de ses implications pratiques, et sa recontextualisation dans une époque où son existence ne se donnait pas à voir comme une évidence ni comme une donnée parfaitement stable.
Notes
1 Nous proposons notre propre découpage en paragraphes, dans un tableau en annexe, de manière à mettre en lumière les articulations majeures de la conduite du discours. Comme tout découpage rhétorique, en tant que document de travail, ce plan fait intervenir une part d’appréciation subjective. Le texte d’origine n’est pas divisé en paragraphes, contrairement à ce que suggère l’établissement du texte de l’édition au programme (É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. N. Gontarbert, suivi de Mémoire touchant l’édit de janvier 1562, prés. A. Prassoloff, Paris, Gallimard, 1993). Voir le manuscrit « De Mesmes » sur Gallica :
2 L’édition Pléiade, citée ci-dessous, clarifie par une note pertinente le sens de cette expression : « ternie aux yeux de ».
3 Montaigne, Les Essais, par J. Balsamo, M. Magnien, C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2007, I, 27, p. 201.
4 La première datation (« dix-huict ») est celle de l’édition des 1580 ; la seconde (« seize »), de l’Exemplaire de Bordeaux (Montaigne, op. cit., respectivement p. 1417 et 201).
5 Magistrat auquel La Boétie « succède en la charge de conseiller au parlement de Bordeaux ».
6 P. Desan, Montaigne, une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 142.
7 P. Mesnard, L’essor de la philosophie politique au XVIe siècle, 1935, 3e éd., Paris, Vrin, 1969, p. 405.
8 É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Simone Goyard-Fabre, Paris, G.-F. Flammarion, 1983, p. 72-73.
9 La fin de ce bel article de J.-R. Fanlo, citée infra, accentue cependant la dimension délibérative de l’œuvre.
10 M. Magnien, « Notes additionnelles » de la fin du volume E. de La Boétie, De la servitude volontaire ou Contr’un, éd. M. Smith, Genève, Droz, 2001, p. 89. L’article de J. Lafond (« Le Discours de la Servitude volontaire et la rhétorique de la déclamation », Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V. L. Saulnier, Genève, Droz, 1984), pourrait prendre place parmi cette liste.
11 S. Goyard-Fabre, op. cit., p. 38.
12 La conciliation consiste pour l’orateur à s’attirer les grâces de son auditoire, contourner ses réticences, en somme à le conquérir.
13 P. Malandain, « La Boétie et la politique du texte », Bulletin de l’Association d’étude sur l’Humanisme, la Réforme et la Renaissance, n°12, 1980, p. 33-41.
14 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, II, p. 99. Après l’opposition « moi-toi », « la seconde opposition, celle de “moi-toi” / “lui” opposant la personne à la non-personne, effectue l’opération de la référence et fonde la possibilité du discours sur quelque chose, sur le monde, sur ce qui n’est pas l’allocution. »
15 P. 201-202 de l’édition au programme. À partir du verso du cinquième folio (p. 202) le commentateur laisse libre cours à ses propres réflexions.
16 J.-R. Fanlo, « Les digressions nécessaires d’Etienne de La Boétie », p. 63-97, BSAM, 8, juil.-déc. 1997, p. 73. Henri de Mesmes subdivise en deux ce qui nous apparaît comme la deuxième partie : « Le 3e ilz ont joinct les miracles de la religion a leur Tyrannie […] ». Il désigne ainsi les paragraphes 41 à 44 de notre numérotation, qui nous apparaissent comme la fin de la liste de procédés qui dissolvent la vaillance – il cherche précisément à mettre en exergue ces quatre paragraphes, les plus polémiques du discours, son seul lien référentiel évident avec la politique contemporaine de l’œuvre.
17 Cette deuxième partie manifeste une « finesse » singulière, dans la mesure où le thème annoncé n’est pas exactement celui qui est traité : le discours progresse insensiblement vers un élément d’explication important, la dévotion religieuse du peuple, cinquième et dernier élément de la liste des ruses du tyran.
18 Voir J. Lafond, op. cit., p. 741.
19 F. Goyet, Les Audaces de la Prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 81.
20 Pour ne donner qu’un seul exemple, voir la présentation de N. Gontarbert, op. cit., p. 14.
21 Formule reprise par Montaigne, « un conducteur qui eust plutost la teste bien faicte que bien pleine », I, 25, op. cit., p. 155.
22 Voir F. Goyet, op. cit., p. 487, qui cite ce passage précis.
23 Cicéron, De l’invention, trad. Liez, dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot, 1840, II, 58, cité par F. Goyet, op. cit., p. 503.
24 À propos de ce passage et ses présupposés platoniciens, voir E. Buron, « Le “Discours de la Servitude volontaire” et son double », Studi Francesi, XLV, n° 135, sept.-déc. 2001, p. 504-505.
25 Étude que nous avons intégrée et complétée dans le plan proposé en annexe, où le jeu pronominal est signalé par des majuscules.
26 P. Malandain, op. cit., p. 37. À propos de « l’élitisme affiché par l’auteur ». Voir aussi J.-R. Fanlo, op. cit., p. 68.
27 La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, étab. P. Léonard, pub. M. Abensour, introd. M. Abensour et M. Gauchet, Paris, Payot, 1976, p. XX. J. A. Thuani Historiam sui temporis pars Ia, Paris, 1604.
28 É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, postface P. Clastres, Paris, Payot, 1976.
29 Voir notre article « La Boétie alias Thersite : la persona accusatrice du début de la Servitude volontaire », à paraître sur le site Fabula.
30 J. Barrère, L’Humanisme et la politique dans le Discours de la servitude volontaire, Paris, Champion, 1923, cité par J. Balsamo, « “Le plus meschant d’entre eux ne voudroit pas estre Roy” : La Boétie et Machiavel », Montaigne Studies, vol. XI, 1999, p. 7-8.
31 T. A. d’Aubigné, Histoire universelle, publiée par la Société de l’Histoire de France, Paris, H. Laurens, 1866-1879, t. IV, cité par N. Gontarbert, op. cit., p. 30.
32 Dr. Armaingaud, Montaigne pamphlétaire. L’énigme du « Contr’un », Paris, Hachette, 1910. Hypothèse contredite de manière probante par P. Villey et P. Bonnefon.
33 Pour une mise au point sur les fonctions du Parlement de Guyenne, voir S. Goyard-Fabre, op. cit., p. 21-23.
34 J. Balsamo, op. cit., p.10. L’apostrophe en question se situe au § 40 ; une autre figure déjà au § 13.
35 E. Buron, op. cit., p. 516-517.
36 P. Desan, op. cit., p. 147-149. G. Demerson met lui aussi en avant ce milieu parlementaire. Il rattache la deuxième apostrophe à G. de Lur Longa à la crise provoquée par l’Edit du semestre en avril 1554 (« Les exempla dans le Discours de la Servitude volontaire : une rhétorique datée ? », in Etienne de la Boétie Sage révolutionnaire et poète périgourdin, Actes du Colloque international de Duke University (26-28 mars 1999), M. Tétel éd., Paris, Champion, 2004, p. 195-224).
37 À propos du rôle qu’aurait pu jouer G. de Lur Longa en tant que premier dépositaire de la Servitude Volontaire, voir N. Panichi, Plutarchus redivivus ? La Boétie et sa réception en Europe, trad. J.-C. Arnould, Paris, Champion, 2008 (éd. orig. Naples, Vivarium, 1999), p. 36.
38 J.-R. Fanlo, op. cit., p. 77.
39 Quelque peu à la manière d’Alceste invité à juger le sonnet d’Oronte (Molière, Le Misanthrope, I, 2, v. 341 sq.). Mais le procédé d’Alceste est moins subtil, puisqu’Oronte décrypte l’attaque dont il est l’objet et s’en offusque immédiatement. Pour le procédé inverse, voir E. Rostand, Cyrano de Bergerac, II, 6 : Roxane avoue à Cyrano son amour pour un homme. Par quiproquo, Cyrano pensait que cette troisième personne le désignait en tant qu’instance du discours ; il comprend finalement qu’elle référait bien à un délocuté, à Christian.
40 J. Du Bellay, Les Regrets, édition établie par S. de Sacy, Paris, Gallimard, 1967. Pour la satire morale de la cour, voir aussi les sonnets 39, 46, 82, 84 à 86, 101, 105, 115, 118, 139, 142, 144 et Pauline M. Smith, The Anti-courtier Trend in Sixteenth Century French Literature, Genève, 1966, p. 106-110, qui tend à entrecroiser les lectures de la Servitude volontaire et des Regrets.
41 J. Du Bellay, op. cit., note p. 300 : « “long habit” : celui des professeurs, des gens de justice et des personnages de marque attachés aux souverains ; allusion probable à la toge romaine ». J. Du Bellay, Les Regrets, éd. F. Roudaut, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 55 : « Les gens de robe longue sont les hommes de loi, par opposition à ceux de robe courte qui sont les gens de guerre. »
42 Du Bellay, ibid., p. 64.
43 À ce propos, voir N. Panichi, op. cit., p. 88, qui mentionne le traité Ad principem ineruditum de Plutarque.
44 F. Goyet, op. cit., p. 93.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Déborah Knop
Doctorat – U.M.R. Litt&Arts / RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution