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Bernard Roukhomovsky

« De l’utilité de l’harmonie » : imaginaire musical et modèles de sociabilité dans la littérature morale (XVIIe-XVIIIe siècles)

Initialement paru dans : Réflexions sur la socialité de la musique, actes du colloque de Créteil (Université de Paris XII, 7-9 juin 2006), textes recueillis par A. Locatelli et F. Montandon, Paris, L’Harmattan, 2007 (« Logiques sociales »), p. 17-32

Texte intégral

  • 1 A. Montandon (dir.), Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-viv...

  • 2 A. Bosse, L’Ouïe (le titre figurant dans le cartouche auriculaire est : Les...

1Dans l’article « Harmonie » du Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre1, Geneviève Haroche-Bouzinac esquisse un certain nombre de pistes pour l’étude des rapports qui se nouent, notamment en contexte classique, entre le paradigme musical et les théories et pratiques de la sociabilité — organiques rapports, dont la gravure d’Abraham Bosse qui me tient lieu de frontispice (et dont je dirai quelques mots chemin faisant) constitue comme l’emblème2.

2Sans prétendre explorer l’ensemble de ces pistes et pour demeurer dans des limites qui sont à la fois celles (matérielles) d’une communication et celles de mon domaine de compétence, je me concentrerai sur des auteurs — les moralistes — qui, parce qu’ils se sont donné pour matière les conduites humaines, ont à connaître des questions touchant à la sociabilité. Il s’agit de savoir à quels titres et dans quelle mesure la problématique de l’interaction sociale dans le discours moral de l’âge classique est informée par un imaginaire musical. C’est dire que, sans lui être étranger, mon propos s’inscrit à la périphérie du domaine exploré dans ce colloque : il y sera moins question de société que de sociabilité, moins question de la musique que d’imaginaire musical, c’est-à-dire des représentations qui lui sont attachées dans la culture du temps et des catégories que celle-ci lui emprunte.

3L’affaire est plus complexe qu’il n’y paraît. Certes, les moralistes sont tributaires de cette culture qui est aussi la leur. Certes, ils sont, après d’autres, et avec d’autres, co-inventeurs d’un « art de plaire dans le monde » qui doit beaucoup à la topique de l’harmonie. Pour autant, et dans la mesure où la construction du moi social entre en concurrence, dans leur discours, avec d’autres objets et d’autres objectifs, il conviendra de prêter une oreille attentive aux modulations que nos auteurs – tout an moins certains d’entre eux et non des moindres – impriment aux figures convenues de la sociabilité harmonieuse.

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A. Bosse, L’Ouïe ou Les Plaisirs de la Musique, v. 1638. On lit dans l’espace réservé en bas à dr. : « À bien considérer la douceur infinie / Des tons de la Musique et leurs accords divers, / Ce n’est pas sans raison qu’on dit que l’Harmonie / Du mouvement des Cieux entretient l’Univers. » (Abraham Bosse savant graveur, BNF/Musée des Beaux-Arts de Tours, 2004, p. 192).

L’harmonie moralisée : du recyclage d’un lieu commun

4Puisque topique il y a, et qu’il faut en passer par des lieux communs, commençons par rappeler une évidence. La musique est à l’égard de la sociabilité dans un rapport d’autant plus riche qu’il est tout à la fois de contiguïté et d’analogie (ou, si l’on préfère, horizontal et vertical). Rapport de contiguïté, dans la mesure où le loisir musical est susceptible de constituer un moment privilégié de la vie de société, avec laquelle il a partie liée — comme le fait voir exemplairement le concert de société représenté sur notre gravure. Rapport d’analogie, dans la mesure où l’accord musical est susceptible d’en constituer le paradigme ou la figure — comme en témoigne sur la même gravure la référence au topos, d’origine platonicienne et pythagoricienne, de l’harmonie universelle, harmonie du monde que reflète et dont procède l’harmonieux accord qui caractérise ce cercle musical (une harmonie que le contraste avec les scènes de bataille représentées sur les tapisseries murales a précisément vocation à souligner) :

  • 3 On lit ces vers dans l’espace réservé en bas à droite.

À bien considérer la douceur infinie
Des tons de la Musique et leurs accords divers,
Ce n’est pas sans raison qu’on dit que l’Harmonie
Du mouvement des Cieux entretient l’Univers3.

  • 4 N. Faret, L’Honnête homme ou l’art de plaire à la cour, Patis, Toussaincts ...

  • 5 Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, « Des esprits forts », § 23.

  • 6 Ambivalence qu’illustre exemplairement, au début du siècle, le plaidoyer pr...

5Si ces deux ordres d’affinités — contiguïté, analogie — sont confusément associés ou plus ou moins confondus par la conscience classique, c’est néanmoins le second que nos moralistes tendent à mettre en avant. Certes, la musique a sa place, on le sait, dans l’emploi du temps de l’honnête homme accompli, dont Faret exige « qu’il sache jouer du Luth et de la Guitare, puisque nos Maîtres et nos Maîtresses s’y plaisent4 ». Reste qu’il en faudra davantage — davantage que le plaisir qu’elle procure — pour en légitimer la pratique aux yeux des moralistes chrétiens du second XVIIe siècle. Les réserves d’un La Bruyère, rappelant que « toute musique n’est pas propre à louer Dieu et à être entendue dans le sanctuaire5 », manifestent une ambivalence générale à l’égard d’un art tantôt célébré pour ses effets civilisateurs, tantôt dénoncé comme processus corrupteur6. Dans ces conditions, la moralisation du loisir musical passe par la promotion du modèle harmonique comme modèle de construction du moi social et de régulation du lien social.

6En témoigne l’imposant appareil d’arguments et de topoi mobilisés à cet effet par l’abbé Goussault dans son Portrait d’un honnête homme (1694) — ouvrage dont la visée générale consiste à reconfigurer la théorie de l’honnêteté dans une perspective chrétienne, et plus précisément augustinienne. Au fil d’un argumentaire qui sollicite à la fois l’autorité de saint Augustin, le topos de l’harmonie universelle et les lieux communs de l’apologétique, le chapitre VIII vise à montrer — c’est son titre — que « la Musique est un des plaisirs qu’un honnête Homme goûte le plus » :

  • 7 Goussault, Le Portrait d’un honnête homme, Lyon, J. Lyons, 1694, chap. VIII.

La Musique a tant de rapport à la conduite d’un honnête Homme, qu’il ne faut pas s’étonner si elle lui plaît, et s’il l’aime. L’accord de voix et d’instruments qui flatte agréablement son oreille et qui le charme, lui représente sans cesse ce qui se passe dans sa vie ; tout y est d’accord, rien ne s’y dément, et on peut dire que ses paroles, ses pensées, ses desseins et ses actions sont les diverses parties d’une autre Musique, qui saute aux yeux, qui plaît et qui édifie tout le monde.
Au contraire, il ne faut pas s’étonner si souvent les libertins ne goûtent pas ce plaisir innocent. Il semblerait leur reprocher qu’ils n’ont ni mesure ni conduite dans leur manière de vivre ; ainsi ils ne sont pas d’humeur à faire leur passion d’un plaisir qui les accuserait à tous moments, et ils en cherchent d’autres qui aient plus de rapports à leurs inclinations et à leurs dérèglements.
Le plaisir que nous prenons dans le boire et le manger, et généralement parlant, tous les plaisirs des sens nous sont communs avec les bêtes ; celui d’entendre des voix différentes, et néanmoins d’accord entre elles, est réservé à l’homme seul, il n’y a que lui qui entende de cette manière. Cela doit nous donner une belle idée de ce plaisir, et nous fait voir combien il est au-dessus de tous les autres.
Quand saint Augustin fut éclairé des lumières de la foi, et que par les eaux salutaires du Baptême, il fut reçu au nombre des Fidèles, les psaumes qu’ils chantaient de concert à la louange de Dieu étaient autant de traits qui pénétraient son cœur, et qui l’élevaient jusques au Ciel. […]
Parmi les Philosophes, il y en a eu plusieurs, et même des plus considérés et des plus estimés, comme Pythagore et Platon, qui ont soutenu que le mouvement des Cieux et la révolution des Astres étaient une Musique continuelle, et ils en apportaient pour raison que toutes choses ont été faites avec poids, nombre et mesure.
Ceux qui aiment le plus à satisfaire, et qui en cherchent les moyens en toutes rencontres, mettent la Musique de tous leurs divertissements. Ils croient que sans elle il manque toujours quelque chose à leurs plaisirs, et qu’ils ne peuvent être parfaits. […]
La Musique produisant ainsi l’heureux effet de nous élever jusques à Dieu, le moyen qu’elle ne soit pas du goût d’un honnête Homme ? Le moyen qu’un Homme sage ne l’aime pas, et qu’il n’en fasse pas son plaisir et sa passion ?7

  • 8 N. Faret, op. cit., p. 28. Ce qui n’exclut nullement, par ailleurs, la prés...

  • 9 Le chapitre sur la musique vient après le chapitre « Un honnête homme n’est...

7Dans le texte de Faret précédemment cité, la pratique musicale est prise dans l’énumération des divertissements susceptibles d’entrer dans les occupations de l’honnête homme — à côté de la chasse, de la danse, de la lutte, du jeu de paume, du saut, de la nage… et « autres passe-temps »8. À l’inverse, le chapitre que lui consacre Goussault n’entre pas dans une série sur les divertissements de l’honnête homme, mais dans une suite de chapitres au fil desquels sont énoncés (au demeurant sans originalité) les principes et les conditions d’une sociabilité harmonieuse9. Cette différence en reflète une autre : tandis que le loisir musical est compris, dans le passage de Faret, comme métonymie de la sociabilité, il en devient, dans le chapitre de Goussault, la métaphore. S’il entre bien dans la série des plaisirs susceptibles d’être goûtés par l’honnête homme (il est l’un d’entre eux, si l’on lit bien le titre), c’est pour autant que, comme art et science des accords, il lui fournit l’image synthétique de sa conduite (il la lui « représente »). Et cette conduite est « une autre Musique, qui saute aux yeux », enchérit l’auteur ; la formule peut prêter à sourire, mais elle est éclairante : la musique vaut ici comme ce qui donne à voir cette conduite exemplaire dont elle est la représentation, cette sociabilité idéale dont elle constitue, sur un mode iconique, le signe sensible.

  • 10 L’Optique et la catoptrique du Révérend Père Mersenne, minime, Paris, Vve ...

8Pour l’essentiel, c’est en la faisant valoir comme telle que Goussault entend montrer l’utilité de l’harmonie, formule qui me fournit l’avant-titre de cette communication et que j’emprunte à dessein à Marin Mersenne et à son Harmonie universelle (1636), à peu près contemporaine de la gravure de Bosse. Mutatis mutandis, le propos de Goussault s’inscrit dans le fil de celui de Mersenne, sous-tendu par le projet d’une harmonie moralisée (dont celui de « moraliser toute l’optique » constituera, dans sa Dioptrique, le prolongement et le pendant10). La proposition X du livre De l’utilité de l’harmonie se présente comme un véritable répertoire d’analogies susceptibles de démontrer « l’utilité de l’Harmonie dans la Morale et dans la Politique » :

  • 11 M. Mersenne, Harmonie universelle, contenant la théorie et la pratique de ...

Il est aisé de montrer que le concert des vertus qui perfectionnent l’âme, est composé de quatre vertus principales, ou cardinales, comme les concerts harmoniques de quatre parties, et de comparer chaque partie à chaque vertu, suivant les propriétés des unes et des autres ; et l’on peut dire qu’après les trois vertus théologales, la Foi, l’Espérance, et la Charité, toutes les autres ne sont quasi plus que des répétitions et des ornements, comme après les trois parties d’un concert, toutes les autres ne sont que des répliques ; et que chaque vertu est comme une corde particulière de l’âme, dont l’harmonie chasse les passions et les vices, comme le son de la harpe de David chassait les démons. Et si l’on veut appliquer les 18 cordes des 3 genres qui sont expliqués très clairement dans la 13. proposition du livre des genres, il est aisé de les comparer aux exercices des 3 genres de vie, à savoir l’active, la mixte et contemplative, dont chacune peut être divisée en 15 ou 18 parties, ou exercices, afin que chacun réponde à chaque corde ; ou en 5 considérations, pour être accommodées aux 5 espèces de Tétracordes. Or le mauvais effet des dissonances, et le déplaisir qu’elles apportent à l’ouïe peuvent nous faire concevoir le désordre que les passions et les vices mettent dans la vie, de sorte qu’il n’y a rien dans toute l’Harmonie qui ne serve à la Morale, soit pour montrer le milieu harmonique, arithmétique, et géométrique de chaque vertu, ou pour tout ce que l’on peut imaginer11.

  • 12 Ibid., Proposition II, « Montrer les utilités que les Prédicateurs et les ...

9Le texte de Mersenne, dont je ne cite ici qu’un court extrait, est d’abord un réservoir de lieux : la harpe de David y côtoie la lyre d’Orphée, la musique des sphères y règle celle des mœurs… C’est un magasin de topoi à l’usage des prédicateurs, invités à « expérimenter les utilités qu’on tire de la Perspective, de la Musique et de toutes les autres parties des mathématiques12 » : c’est dans ce même magasin de figures, on l’a vu, que Goussault va puiser les éléments d’une apologie du loisir musical. Il reste qu’au-delà de leur fonction d’ornements du discours, Mersenne ne laisse pas d’assigner aux figures tirées de la musique une valeur proprement heuristique. C’est là, peut-être, ce qui va nous permettre à présent — au-delà des harmonies moralisées de Mersenne ou de Goussault, et pour prendre les choses dans l’autre sens —, de mieux cerner la véritable portée des motifs musicaux dans le discours moral de l’âge classique.

L’art de plaire dans le monde : une question d’oreille

  • 13 G. Haroche-Bouzinac, article cité, p. 469.

10Il s’agit de montrer que l’imaginaire musical, s’il est plus ou moins prégnant selon les cas, fournit à nos auteurs autre chose et davantage que de simples façons de parler (de la sociabilité) : quelque chose comme une façon de la penser (de la modéliser si l’on veut), ou d’en penser les failles et les limites. En effet, cet art d’être ensemble (art d’agréer, art d’être soi parmi les autres) que les moralistes classiques ont marqué de leur sceau est sous-tendu par « une vision musicale des relations sociales13 ». Au principe de cet art de plaire (ou de complaire), on retrouve encore et toujours la notion d’harmonie, qui renvoie via l’étymologie à celle d’assemblage, et qui implique à la fois l’idée d’une diversité réglée – diversité d’intérêts, de talents et d’humeurs – et celle d’un juste rapport – de la conduite aux circonstances, aux conditions, voire aux mérites. En quoi elle répond, dans le lexique de la morale classique, au terme de justesse. Il va de soi que les deux aspects – juste rapport et diversité réglée – sont très étroitement intriqués, comme le fait voir au besoin cette notation de La Rochefoucauld, tirée de sa Réflexion sur la « société » (c’est-à-dire sur les moyens de « rendre la société commode »), et que je distrais provisoirement d’un contexte qui, nous le verrons bientôt, en infléchit considérablement la portée :

  • 14 Réflexions diverses, § II, « De la société » (mes italiques). Je cite d’ap...

On peut prendre des routes diverses, n’avoir pas les mêmes vues ni les mêmes talents, pourvu qu’on aide au plaisir de la société, et qu’on y observe la même justesse que les différentes voix et les divers instruments doivent observer dans la musique14.

  • 15 Marin « ne distingue pas les qualités morales des qualités sociales : la v...

11En matière de réglage des conduites, le modèle harmonique articule étroitement deux niveaux, ou deux échelles. Il est opératoire à l’échelle d’un groupe humain, dont il garantit la cohésion (quand bien même, en contexte mondain, ce groupe se limite aux dimensions d’un cercle choisi ou restreint). Il est opératoire, complémentairement, à l’échelle de l’individu, dont il ordonne, pour parler comme Mersenne, le « concert des vertus », et par là même garantit son aptitude à l’être ensemble (c’est-à-dire, en contexte mondain, son aptitude au plaisir partagé). La question du rapport entre les deux niveaux – harmonie morale, harmonie sociale – est un leitmotiv du discours des moralistes à l’âge classique. Comme l’a bien vu Robert Mauzi, elle est au cœur de la réflexion de François-Louis-Claude Marin, qui la formule en des termes qui ne manquent pas d’originalité15. Or, ce n’est pas par hasard qu’abordant le thème rebattu de « l’égalité qui doit régner dans les vertus d’un homme aimable », ce petit moraliste du siècle des Lumières rencontre sous sa plume l’image musicale :

  • 16 Marin [François-Louis-Claude Marini, dit], L’Homme aimable, dédié à M. le ...

Les qualités d’un homme aimable ne se bornent point à la politesse. Ce caractère suppose bien des vertus ; mais ces vertus pour former un tout régulier, doivent être unies de manière qu’aucune d’elles ne domine sur les autres. Elles se prêtent mutuellement de l’éclat, et l’éclat de chacune en particulier, modère, pour ainsi dire, celui des autres. Elles se mêlent, elles se confondent dans le même sujet, sans laisser apercevoir le nœud qui les unit ; Ainsi un Artiste habile marie avec tant d’art, différentes couleurs primitives pour en composer une principale, que l’œil n’est frappé que du tout, et qu’il ne saurait distinguer les parties diverses qui entrent dans ce mélange. Un homme bien né sera affable ; mais son affabilité ne prendra rien sur sa dignité. Modeste ; mais sa modestie ne sera pas un voile pour ses autres qualités brillantes ; réservé sans paraître incapable de s’ouvrir à ses amis ; sincère sans tomber dans l’indiscrétion. Il paraîtra tout à la fois doux ; complaisant, généreux ; on ne saurait décider laquelle de ces vertus est la plus chère à son cœur. Elles lui sont toutes également précieuses.
Une juste proportion produit l’harmonie, et l’harmonie est le principe du beau. Je connais une femme dont tous les traits du visage sont beaux et réguliers, si on les considère séparément, et sans le rapport qu’ils doivent avoir les uns avec les autres. Mais ils sont placés avec si peu d’ordre et de proportion, qu’ils font sur elle un effet fort désagréable ; voilà comment avec les plus beaux traits du monde, on est souvent une assez laide personne. […]
Enfin je le répète : la conduite d’un homme aimable doit être unie, et ses actions doivent, pour ainsi dire, être toutes montées sur le même ton. Comme de différents sons ménagés avec art, il résulte dans la musique, un tout formé par des accords qui nous enchantent : de toutes les actions d’un galant homme, il doit résulter dans sa conduite une harmonie parfaite. On peut dire qu’il est dans la société, ce qu’est dans son art, un habile Musicien. On reconnaît les talents supérieurs de celui-ci, non seulement à la perfection avec laquelle il exécute sa partie ; mais c’est encore à lui que nous sommes redevables, de toute l’harmonie du concert qu’il anime, et dont il a composé les accords16.

12Dans un climat intellectuel reconfiguré par l’humanisme rationaliste des Lumières et par les progrès et transformations de « l’idée du bonheur », l’auteur de L’Homme aimable prend ici le contre-pied de celui des Essais et de l’anthropologie qui les sous-tend. De fait, cet idéal d’harmonie morale et d’unité du moi – harmonie et unité pensées comme nécessaires au plaisir (et, partant, à l’harmonie, à l’unité) de la société – donne à voir l’avers dont Montaigne et, dans ses pas, les moralistes du Grand Siècle avaient montré le revers. On sait que l’homme selon Montaigne (entendons le commun des hommes par opposition à cette abstraction qu’est l’homme exemplaire) ne saurait faire entendre autre chose que des sons mal accordés :

  • 17 Montaigne, Essais, II, I, « De l’inconstance de nos actions », éd. P. Vill...

Le discours en seroit bien aisé à faire, comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche [touche de clavier], a tout touché ; c’est une harmonie de sons tres-accordans, qui ne se peut démentir. A nous, au rebours, autant d’actions, autant faut-il de jugemens particuliers17.

13Quant à l’homme selon Pascal, il est pareillement marqué du sceau de l’inconstance et de l’inconsistance :

  • 18 Pascal, Pensées [1670], fr. 88 (éd. Ph. Sellier, Classiques Garnier, 1993)...

Inconstance.
On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables dont les tuyaux ne se suivent pas par degrés conjoints. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires ne feraient pas d’accords sur celles-là. Il faut savoir où sont les touches18.

14Et cette bizarrerie, comme le précise cet autre fragment (qu’il importe de mettre en résonance avec le précédent), est précisément le principe même de ses défaillances dans l’art de plaire :

  • 19 Ibid., fr. 653 (mes italiques).

En sachant la passion dominante de chacun, on est sûr de lui plaire. Et néanmoins, chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien dans l’idée même qu’il a du bien. Et c’est une bizarrerie qui met hors de gamme19.

  • 20 Pascal, De l’esprit géométrique, § II « De l’art de persuader », GF-Flamma...

Analyse qui rejoint les déclarations du même Pascal sur « l’extrême difficulté » de cet art d’agréer, difficulté dont la raison majeure est – et c’est encore ici la leçon de Montaigne – « qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps »20.

15Cette inconstance et cette étrangeté vouent les hommes à n’être pas plus d’accord entre eux qu’ils ne le sont avec eux-mêmes. Elles fournissent à l’auteur des Pensées un argument apologétique : c’est l’argument de la « misère de l’homme sans Dieu ». Mais La Rochefoucauld, le moraliste mondain (ou réputé tel), est-il plus optimiste en la matière ? Il ne le semble pas, et ces lignes fameuses de la Réflexion III n’invitent guère à le penser :

  • 21 La Rochefoucauld, Réflexions diverses, III « De l’air et des manières » (m...

Ce qui fait que l’on déplaît souvent, c’est que personne ne sait accorder son air et ses manières avec sa figure, ni ses tons et ses paroles avec ses pensées et ses sentiments ; on trouble leur harmonie par quelque chose de faux et d’étranger ; on s’oublie soi-même, et on s’en éloigne insensiblement. Tout le monde presque tombe, par quelque endroit, dans ce défaut ; personne n’a l’oreille assez juste pour entendre parfaitement cette sorte de cadence. Mille gens déplaisent avec des qualités aimables, mille gens plaisent avec de moindres talents : c’est que les uns veulent paraître ce qu’ils ne sont pas, les autres sont ce qu’ils paraissent ; et enfin, quelques avantages ou quelques désavantages que nous ayons reçus de la nature, on plaît à proportion de ce qu’on suit l’air, les tons, les manières et les sentiments qui conviennent à notre état et à notre figure, et on déplaît à proportion que l’on s’en éloigne21.

  • 22 Voir A. Faudemay, La Distinction à l’âge classique, Émules et enjeux, Cham...

16Certes, on reconnaît ici tous les fondamentaux d’une esthétique de la convenance, dont les catégories sont opératoires dans le champ des conduites aussi bien que dans celui de l’art. Certes, l’affleurement de l’image musicale (ou du vocabulaire musical) actualise, à la surface visible du discours, le modèle latent qui le sous-tend, qui le travaille en profondeur. Il reste – et c’est une inflexion remarquable – que ce modèle (le modèle harmonique) n’est ici présent que par défaut et comme en creux, puisque l’idéal d’harmonie dont il est question n’est pas à la portée du commun des hommes – lesquels, globalement, n’ont pas d’oreille. Sans doute nous incombe-t-il d’avoir l’oreille assez fine pour entendre dans ces lignes les très rares et très ténues modalisations qui en atténuent la rigueur : « Tout le monde presque tombe, par quelque endroit, dans ce défaut [d’oreille, de cadence, de mesure] ». Voici, de fait, un presque qui entrouvre la porte très étroite d’un espace de civilité où l’on saurait sonner l’air qui convient (à soi-même et aux autres, aux temps et aux lieux…), qui indique à demi-mot le chemin d’une sociabilité d’exception, d’autant plus harmonieuse qu’elle est plus resserrée dans l’intimité du cercle – sociabilité distinguée22 que désigne métonymiquement notre gravure, puisque c’est un thème canonique des airs de cour (les amours de Tircis et de Phyllis) que l’honnête assemblée s’emploie à déchiffrer et moduler.

17À cet égard, le cercle de jeu décrit par La Bruyère, comme espace au sein duquel sont nivelées les conditions et neutralisées les distinctions, constitue l’exacte antithèse, d’un point de vue socio-esthétique, du cercle musical :

  • 23 La Bruyère, Les Caractères, « Des Biens de fortune », § 72.

L’on dit du jeu qu’il égale les conditions ; mais elles se trouvent quelquefois si étrangement disproportionnées, et il y a entre telle et telle condition un abîme d’intervalle si immense et si profond, que les yeux souffrent de voir de telles extrémités se rapprocher : c’est comme une musique qui détonne ; ce sont comme des couleurs mal assorties, comme des paroles qui jurent et qui offensent l’oreille ; comme de ces bruits ou de ces sons qui font frémir : c’est en un mot un renversement de toutes les bienséances. Si l’on m’oppose que c’est la pratique de tout l’Occident, je réponds que c’est peut-être aussi l’une de ces choses qui nous rendent barbares à l’autre partie du monde, et que les Orientaux qui viennent jusqu’à nous remportent dans leurs tablettes : je ne doute pas même que cet excès de familiarité ne les rebute davantage que nous ne sommes blessés de leur zombaye et de leurs autres prosternations23.

18Au-delà de la traditionnelle condamnation du jeu (topos de la morale chrétienne), au-delà d’un conservatisme social qu’il conviendrait au demeurant de nuancer (eu égard à l’importance dévolue par le moraliste au mérite personnel), ces lignes dessinent comme l’emblème d’un univers globalement placé sous le signe de la dysharmonie, d’une vision du monde et des hommes globalement marquée du sceau de la dissonance. Et si l’on peut encore parler ici d’une « vision musicale des relations sociales », c’est dans la mesure où nos moralistes classiques – de façon particulièrement accusée dans le cas de La Bruyère – s’appliquent à dénoncer, dans la société de leur temps, quelque chose d’insoutenable « comme une musique qui détonne ».

De l’écoute au regard  : à propos de l’homme-luth

19Voilà qui me conduit à poser, pour finir, le problème des résistances et des concurrences que la « vision musicale des relations sociales » tend à rencontrer chez nos auteurs, et qui en limitent la portée. Si nous partons du principe, déjà formulé, selon lequel la présence (statistiquement variable) de l’image musicale dans le discours moral traduit ou trahit la prégnance de cette vision musicale, il convient de tenir pour un fait remarquable l’absence de motifs musicaux dans les Maximes de La Rochefoucauld, en contraste avec les occurrences repérées dans les Réflexions diverses (dans lesquelles on a pu lire une sorte de morale par provision). Or, si l’on relit, mais en contexte cette fois, la formulation d’un idéal de sociabilité harmonieuse dans la Réflexion II (« De la société »), on s’avise qu’elle est assortie du constat selon lequel, pour plaire à ses amis, l’homme sociable se doit de « ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur » :

[…] On peut prendre des routes diverses, n’avoir pas les mêmes vues ni les mêmes talents, pourvu qu’on aide au plaisir de la société, et qu’on y observe la même justesse que les différentes voix et les divers instruments doivent observer dans la musique.
Comme il est malaisé que plusieurs personnes puissent avoir les mêmes intérêts, il est nécessaire au moins, pour la douceur de la société, qu’ils n’en aient pas de contraires. On doit aller au-devant de ce qui peut plaire à ses amis, chercher les moyens de leur être utile, leur épargner des chagrins, leur faire voir qu’on les partage avec eux quand on ne peut les détourner, les effacer insensiblement sans prétendre les arracher tout d’un coup, et mettre en la place des objets agréables, ou du moins qui les occupent. On peut leur parler des choses qui les regardent, mais ce n’est qu’autant qu’ils le permettent, et on y doit garder beaucoup de mesure ; il y a de la politesse, et quelquefois même de l’humanité, à ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur ; ils ont souvent de la peine à laisser voir tout ce qu’ils en connaissent, et ils en ont encore davantage quand on pénètre ce qu’ils ne connaissent pas.

  • 24 Voir B. Roukhomovsky, « L’optique des mœurs : anatomie morale et paradigme...

20Il y a là une difficulté qui a fait couler beaucoup d’encre : l’entreprise des Maximes est précisément sous-tendue par le projet d’une « anatomie de tous les replis du cœur » (la formule est justement célèbre24). Je déduis de cette contradiction entre les deux textes que, si le modèle harmonique tend à s’imposer lorsque le discours se donne pour objet la construction d’un moi social (c’est le cas de la Réflexion II), il est supplanté par un modèle scopique dès lors que ce discours privilégie l’anatomie du moi moral. En d’autres termes, la concurrence entre deux imaginaires – musical, optique – recouvre une concurrence entre deux desseins dont l’articulation ne laisse pas d’être problématique.

21Certes, on a pu repérer, dans certains des textes précédemment cités, diverses interférences ou équivalences entre la musique et l’optique : on a vu, chez La Bruyère, que « les yeux souffrent », lorsque l’oreille est offensée ; on a vu, chez Marin, que l’habileté du musicien à composer d’harmonieux accords n’a d’égale que celle de l’« Artiste [qui] marie avec tant d’art, différentes couleurs primitives pour en composer une principale, que l’œil n’est frappé que du tout »… Mais ces correspondances traditionnelles ne sauraient occulter la tension qui se fait jour, chez nos auteurs entre deux paradigmes : celui de l’écoute et celui du regard.

  • 25 Voir B. Roukhomovsky, « Le montreur de caractères : La Bruyère et l’imagin...

22Revenons à La Bruyère : la remarque 56 du chapitre « Des jugements » est placée tout entière sous le régime du regard et de l’ostentation, puisque son paradigme latent (je l’ai montré ailleurs) est l’exhibition de phénomènes sur le modèle forain25. Entre autres « prodiges » particulièrement intéressants, on y trouve, efficacement stylisé, ce portrait de l’anti-honnête homme :

  • 26 La Bruyère, op. cit., « Des jugements », § 56.

Appellerai-je homme d’esprit, celui qui borné et renfermé dans quelque art, ou même dans une certaine science qu’il exerce dans une grande perfection, ne montre hors de là ni jugement, ni mémoire, ni vivacité, ni mœurs, ni conduite, qui ne m’entend pas, qui ne pense point, qui s’énonce mal ; un musicien, par exemple, qui après m’avoir comme enchanté par ses accords, semble s’être remis avec son luth dans un même étui, ou n’être plus sans cet instrument qu’une machine démontée, à qui il manque quelque chose, et dont il n’est pas permis de rien attendre26.

23Ce qui se trouvait en principe (dans les textes que nous avons lus d’abord) étroitement associé et doublement associé – par similitude et par contiguïté (par image et par contact) – se trouve ici brutalement disjoint : le même musicien qui sait à la perfection l’art des accords, celui-là même ne m’entend pas et s’énonce mal (il est donc incapable de jouer sa partie dans le concert social). Le double lien, métonymique et métaphorique, qui scelle idéalement le rapport entre musique et conversation fait ici place à quelque étrange et scandaleux hiatus. Et cette distorsion va de pair, au cœur du texte, avec un remarquable changement de paradigme. Dans le moment même où, son instrument devenu muet, notre musicien cesse de se faire entendre, c’est bien dans l’ordre du visible que, par la grâce d’un audacieux raccourci, son ridicule et son ineptie sautent aux yeux (pour parler comme Goussault) : le glissement vers le risible coïncide avec ce glissement vers le visible.

  • 27 Le luth, comme figure symbolique du lien d’amour, fournit le premier emblè...

  • 28 « Chose étrange, mais véritable : s’il y a deux luths […] de mêmes son et ...

24Et que voit-on ? Un grotesque, un hybride, une « curiosité » : homme-luth, homme-machine (les deux motifs se superposent et se contaminent). Il y a là l’emblème efficace et saisissant d’un univers déshumanisé et d’une sociabilité défaillante, une figuration stylisée de la dysharmonie, de l’inaptitude à l’entente (dans tous les sens, en l’espèce indissociables, que le terme recouvre) : autrement dit, le hiéroglyphe d’un monde où les hommes ont cessé de s’entendre. Cet « emblème » est d’autant plus efficace et d’autant plus saisissant qu’il s’agit d’un emblème inversé (ou détourné), puisque le motif du luth se comprend canoniquement comme figure du lien communiel (sympathie, amour, union conjugale, amour divin…). La Bruyère joue donc ici de l’usage qui lui est traditionnellement assigné par l’emblématique (dont atteste l’emploi qu’en fait Alciat27) aussi bien, d’ailleurs, que par la littérature spirituelle (de François de Sales à Bossuet28) ou par l’iconographie (notre gravure, une fois encore, en fournit l’illustration). Quoi qu’il en soit, nous touchons aux limites qui sont celles d’une « vision musicale des rapports sociaux » dans la littérature morale de l’âge classique.

 

25« À peine touchée, la corde suscita une vive résonance » : rares sont chez Saint-Simon ces affleurements d’un imaginaire musical, et celui-ci est d’autant plus remarquable qu’il est précisément suscité par le récit d’un événement tout aussi rare dans les Mémoires, celui d’un échange au cours duquel le mémorialiste aura réussi à se faire écouter, et même à se faire entendre de son interlocuteur. J’espère avoir montré que de telles notations sont autre chose et davantage que de simples images en passant, et que l’imaginaire musical n’est pas étranger en effet à la façon dont nos moralistes (et nos mémorialistes par extension) pensent et disent le jeu de l’interaction sociale.

  • 29 Voir à ce sujet L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, Actes du...

  • 30 « L’honnête homme, détrompé de toutes les illusions, est l’homme par excel...

26Il reste que ces notations sont rares, chez Saint-Simon comme chez la plupart de nos auteurs, en regard des métaphores optiques et des références aux arts visuels, globalement prépondérantes29 : il semble que nous assistions à une régression de l’impact du modèle musical et de l’imaginaire qui lui est associé à mesure que l’élaboration d’un idéal de sociabilité cède la première place à une peu complaisante anatomie morale. Il conviendrait, pour s’en assurer, d’écrire l’histoire de ce changement de paradigme, qui nous conduirait probablement, bien loin de l’intimité raffinée du cercle musical représenté sur notre gravure – bien loin de ce cercle d’autant plus parfait qu’il demeure ouvert, disposé de telle sorte que le spectateur est comme invité à le reformer sans cesse –, au théâtre d’ombres de Chamfort30.

27Mais cette histoire, qui reste à faire, est une œuvre de longue haleine. J’ai bien conscience, aussi bien, d’avoir à peine touché la corde. Et je serais heureux si elle suscitait quelque résonance.

Notes

1 A. Montandon (dir.), Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre du Moyen Âge à nos jours, Seuil, 1995, art. « Harmonie », pp. 469-482. Pour une histoire des modèles de sociabilité, je renvoie à l’indispensable somme d’Emmanuel Bury, Littérature et politesse, L’invention de l’honnête homme (1580-1750), PUF, 1996.

2 A. Bosse, L’Ouïe (le titre figurant dans le cartouche auriculaire est : Les Plaisirs de la Musique), v. 1638 ; pour une description de cette gravure, voir Abraham Bosse savant graveur, BNF/Musée des Beaux-Arts de Tours, 2004, p. 192.

3 On lit ces vers dans l’espace réservé en bas à droite.

4 N. Faret, L’Honnête homme ou l’art de plaire à la cour, Patis, Toussaincts du Bray, 1630, p. 27.

5 Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, « Des esprits forts », § 23.

6 Ambivalence qu’illustre exemplairement, au début du siècle, le plaidoyer pro et contra que Jean-Pierre Camus consacre à l’Harmonie (Les Diversités, Lyon, J. Pillehotte, 1610, T. VI, l. xix, chap. 14, « De l’Harmonie ») : la musique est « agréable à Dieu, c’est chose que saint Augustin en ses confessions tient pour véritable, et il y a plusieurs endroits dans les Psaumes qui l’approuvent » (p. 307), mais elle « fait oublier la vertu, désordonne les appétits, échauffe à l’amour déshonnête, fait désirer les voluptés, aliène du sens et transporte en des fureurs immodérées » (p. 309).

7 Goussault, Le Portrait d’un honnête homme, Lyon, J. Lyons, 1694, chap. VIII.

8 N. Faret, op. cit., p. 28. Ce qui n’exclut nullement, par ailleurs, la présence d’un imaginaire musical plus ou moins diffus dans le traité de Faret.

9 Le chapitre sur la musique vient après le chapitre « Un honnête homme n’est point entêté de son mérite », qui s’achève ainsi : « Un homme d’honneur se communique sans peine, son mérite ne le rend point fier, il est civil et obligeant, […] s’accommode de tout, il donne aux uns, n’ôte rien aux autres, et demeure toujours lui-même. » (VII). Il est suivi du chapitre « Quelle sorte de compagnie un honnête homme doit aimer » (IX). Cette disposition est en soi signifiante : elle articule étroitement le développement sur la musique à la question de l’interaction sociale.

10 L’Optique et la catoptrique du Révérend Père Mersenne, minime, Paris, Vve Langlois, 1651, livre I, p. 8. Prolongement d’autant plus naturel que l’optique appartient, comme la musique, à la juridiction des « Mathématiques ».

11 M. Mersenne, Harmonie universelle, contenant la théorie et la pratique de la musique [1636], éd. F. Lesure, Paris, CNRS, 1963, « De l’utilité de l’harmonie », Proposition X : « Expliquer l’utilité de l’Harmonie dans la Morale, et dans la Politique », p. 46.

12 Ibid., Proposition II, « Montrer les utilités que les Prédicateurs et les autres Orateurs peuvent tirer des Traités de l’harmonie et des Mathématiques », p. 4.

13 G. Haroche-Bouzinac, article cité, p. 469.

14 Réflexions diverses, § II, « De la société » (mes italiques). Je cite d’après l’édition de Jean Lafond (La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions diverses, Folio classique).

15 Marin « ne distingue pas les qualités morales des qualités sociales : la vie en société contient et épuise l’essence de l’homme. Il assure que le bonheur et la sociabilité ne sont qu’une même chose, mais il renverse le rapport habituel. Il ne dit pas qu’il faut vivre avec les autres pour être heureux, mais qu’il faut être heureux pour que les autres nous jugent aimables. » (R. Mauzi, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Armand Colin, 1969, p. 589).

16 Marin [François-Louis-Claude Marini, dit], L’Homme aimable, dédié à M. le Marquis de Rosen, avec des réflexions et des pensées sur divers sujets, Paris, Prault, 1751, « De l’égalité qui doit régner dans les vertus d’un homme aimable », pp. 29-38 (mes italiques). Il est peut-être intéressant de noter qu’un an plus tard (1752), Marin publie une lettre à Madame Folio (Ce qu’on a dit, ce qu’on a voulu dire) sur la lutte musicale engagée au sujet du Devin de village de J.-J. Rousseau. Il n’en reste pas moins que la métaphore musicale révèle ici l’affleurement d’un modèle abstrait plutôt que l’écho d’une expérience musicale concrète.

17 Montaigne, Essais, II, I, « De l’inconstance de nos actions », éd. P. Villey, PUF/Quadrige, 1988, p. 334. L’image est tirée de l’épinette.

18 Pascal, Pensées [1670], fr. 88 (éd. Ph. Sellier, Classiques Garnier, 1993). Le fragment est directement inspiré des lignes de Montaigne. Sur l’anthropologie des moralistes classiques (et sur ce qu’elle doit à l’auteur des Essais), je renvoie au maître-livre de Louis Van Delft, Littérature et anthropologie, Nature humaine et caractère à l’âge classique, PUF, 1993.

19 Ibid., fr. 653 (mes italiques).

20 Pascal, De l’esprit géométrique, § II « De l’art de persuader », GF-Flammarion, 1985, p. 88.

21 La Rochefoucauld, Réflexions diverses, III « De l’air et des manières » (mes italiques).

22 Voir A. Faudemay, La Distinction à l’âge classique, Émules et enjeux, Champion, 1992.

23 La Bruyère, Les Caractères, « Des Biens de fortune », § 72.

24 Voir B. Roukhomovsky, « L’optique des mœurs : anatomie morale et paradigme perspectif chez La Rochefoucauld », dans Anatomie et Écriture, Actes de Monopoli (2-4 oct. 2003), éd. par G. Dotoli, Fasano, Schena, 2004, pp. 261-283.

25 Voir B. Roukhomovsky, « Le montreur de caractères : La Bruyère et l’imaginaire de la foire », dans La Bruyère, Le métier du moraliste, actes du colloque de Paris (8-9 nov. 1996), éd. par J. Dagen, E. Bourguinat et M. Escola, Champion, 2001, pp. 35-48.

26 La Bruyère, op. cit., « Des jugements », § 56.

27 Le luth, comme figure symbolique du lien d’amour, fournit le premier emblème (Fœdera) du Livret des emblèmes de Maître André Alciat, mis en rime française [par Jean Lefèvre], Paris, C. Wechel, 1536.

28 « Chose étrange, mais véritable : s’il y a deux luths […] de mêmes son et accord l’un près de l’autre, et que l’on joue de l’un d’iceux ; l’autre, quoiqu’on ne le touche point, ne laissera pas de résonner comme celui duquel on joue, la convenance de l’un à l’autre, comme par un amour naturel, faisant cette correspondance. » (François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, 1616, livre VIII, chap. I) ; « Qu’on mette deux cordes de luth à l’unisson, l’une sonne quand on touche l’autre. Il se fait quelque chose de semblable en nous, quand nous chantons sur le même ton dont on commence […] » (Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même, 1704).

29 Voir à ce sujet L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, Actes du colloque international de Grenoble, 27-29 mars 2003, textes recueillis et présentés par B. Roukhomovsky, Champion, 2005.

30 « L’honnête homme, détrompé de toutes les illusions, est l’homme par excellence. Pour peu qu’il ait d’esprit, sa société est très aimable. Il ne saurait être pédant, ne mettant d’importance à rien. Il est indulgent, parce qu’il se souvient qu’il a eu des illusions, comme ceux qui en sont encore occupés. C’est un effet de son insouciance d’être sûr dans le commerce, de ne se permettre ni redites, ni tracasseries. Si on se les permet à son égard, il les oublie ou les dédaigne. Il doit être plus gai qu’un autre, parce qu’il est constamment en état d’épigramme contre son prochain. Il est dans le vrai, et rit des faux-pas de ceux qui marchent à tâtons dans le faux. C’est un homme qui, d’un endroit éclairé, voit dans une chambre obscure les gestes ridicules de ceux qui s’y promènent au hasard. Il brise en riant les faux poids et les fausses mesures qu’on applique aux hommes et aux choses. » (Chamfort, Produits de la civilisation perfectionnée [1795], éd. J. Dagen, Paris, GF, 1968, fr. 339).

Pour citer ce document

Bernard Roukhomovsky, «« De l’utilité de l’harmonie » : imaginaire musical et modèles de sociabilité dans la littérature morale (XVIIe-XVIIIe siècles)», La Réserve [En ligne], La Réserve, Archives Bernard Roukhomovsky, mis à jour le : 01/11/2017, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/372--de-l-utilite-de-l-harmonie-imaginaire-musical-et-modeles-de-sociabilite-dans-la-litterature-morale-xviie-xviiie-siecles.

Quelques mots à propos de :  Bernard  Roukhomovsky

Université Grenoble Alpes (2007 : Université Stendhal Grenoble 3)

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