La Réserve : Archives Bernard Roukhomovsky

Bernard Roukhomovsky

Une ombre au tableau. Les moralistes et le paradigme pictural

Initialement paru dans : Europe, n° 933-934, « Littérature et peinture », janvier-février 2007, p. 75-90

Texte intégral

 
 

Tout est tableau et doit être fait et traité comme un tableau.
J. Joubert, Carnets (14 février 1800).
 
 

1Qu’est-ce qu’un moraliste ? Un auteur « qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caractères » (La Bruyère). Soit. Mais le romancier et le dramaturge, à tout prendre, font aussi cela… À vrai dire, la question n’a pas fini de diviser les spécialistes d’un genre aux contours incertains. Et si la spécificité du « moraliste » consistait, pour une part, dans un art de bien voir et d’apprendre à bien voir qui l’apparente au peintre ? Telle est, tout au moins, l’hypothèse que formulait à sa façon Lucien Lévy-Bruhl :

De vrai, comme les peintres nous apprennent peu à peu à voir, et nous rendent sensibles à des « valeurs », à des oppositions de couleurs et à des jeux de lumière qu’un œil sans éducation ne remarque pas ; de même, les moralistes nous enseignent à saisir en nous-mêmes et chez les autres les nuances subtiles des sentiments et des passions. Nous ne les verrions pas, s’ils ne nous les décrivaient, ou nous n’en aurions qu’un sentiment confus. (La Morale et la science des mœurs, 1903)

  • 1 J. Lichtenstein, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge class...

  • 2 Voir en particulier : J. Dagen, « Le clair-obscur de La Bruyère », Littérat...

2Ce rapprochement, au demeurant, est historiquement pertinent. L’avènement du « moraliste » intervient dans un temps (le second XVIIe siècle) qui voit non seulement le développement d’une théorie française de la peinture, mais encore, comme l’a montré Jacqueline Lichtenstein1, la généralisation du paradigme pictural dans presque tous les secteurs de la culture classique. Or, si l’emprise de ce paradigme, dans le seul domaine des « ouvrages de l’esprit », est illustrée par des entreprises aussi diverses que la Description de l’Isle de Portraiture de Charles Sorel (1659) ou L’Art de peindre à l’esprit de Dom Sensaric (1758), elle se révèle singulièrement prégnante chez les moralistes : plusieurs études l’ont démontré, du moins pour les plus importants d’entre eux2.

3Je voudrais ici tenter de faire voir que, pris globalement, « majeurs » ou « mineurs », les moralistes du XVIIe siècle – mais aussi, jusqu’à un certain point, leurs successeurs au siècle des Lumières, héritiers ou copistes – illustrent de façon particulièrement éclairante la fécondité et la polyvalence du modèle du tableau dans la culture de leur époque, dans la mesure où celui-ci « travaille » dans leur discours à deux niveaux au moins. Le premier aspect de cette imprégnation protéiforme est l’attraction exercée par la mimésis picturale sur leurs stratégies rhétoriques. Mais l’impact du modèle pictural affecte à la fois la manière de parler des mœurs et la manière de les penser : le tableau de peinture fournit au moraliste un modèle heuristique, qui lui permet de rendre raison du regard que les hommes posent sur leurs semblables ou sur eux-mêmes et des conduites que ce regard induit, mais aussi d’inventer le regard (regard de « connaisseur ») qui le fait moraliste.

 

  • 3 M. Fumaroli, L’École du silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, c...

4La morale entre en littérature dans un temps qui a « le sentiment de la parenté essentielle entre le langage qui dévoile et les formes qui parlent, dans la même patience artisanale de persuader3 ». C’est ce sentiment qui sous-tend les formules bien connues de La Bruyère : « Tout l’esprit d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre » ; « tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre ». Pour autant, si elles reflètent ce sentiment général (et l’assimilation de l’ut pictura poesis par la conscience classique), les deux déclarations s’entendent plus particulièrement comme un plaidoyer pro domo – manifeste pour une « manière d’écrire des mœurs » dans laquelle « les caractères, ou du moins les images des choses et des personnes » entrent pour une part essentielle. En d’autres termes, elles se donnent à lire comme article d’une esthétique littéraire et comme élément d’une théorie du genre moral. De fait, dans un siècle convaincu, à l’instar du P. Richeome, qu’« il n’y a rien qui plus délecte et qui fasse plus suavement glisser une chose dans l’âme que la peinture » (La Peinture spirituelle, 1611), les moralistes choisissent de faire fond sur des dispositifs formels qui, à des degrés divers et par diverses voies, répondent au projet de faire « en quelque sorte des tableaux » :

Les livres de morale sont en quelque sorte des tableaux et la plus heureuse de toutes les peintures est celle qui représente naturellement l’esprit et le cœur de l’homme. (A. Rousseau, Nouvelles maximes ou réflexions morales, 1679)

5L’idée tend à devenir un lieu commun des pièces liminaires (avis, préfaces, épîtres dédicatoires…) au fil desquelles s’élabore et s’enrichit la théorie du genre. L’appareil liminaire des Peintures morales (1640-1643) est fondateur à cet égard. Le P. Le Moyne y définit le projet d’une mise en représentation des passions, des vertus et des vices. Au carrefour des diverses traditions dont il s’autorise – en particulier celle de l’ekphrasis (sous l’égide de Philostrate et de ses Tableaux de plate peinture) et celle des caractères, définis comme des « peintures sans couleur, où la nature de chaque passion est exprimée par les marques qui lui sont propres » –, ce projet marque une évolution conforme aux attentes d’un lectorat mondain rebuté par la lecture de traités abstraits :

Si j’y [dans cet ouvrage] avais érigé une Académie, il ne s’y présenterait que des Philosophes. Mais ayant fait une galerie de Peintures, la curiosité y amènera des dévots et des libertins, des Docteurs et des Cavaliers, des Philosophes et des Femmes, et cependant qu’ils y seront occupés à regarder des Tableaux, la vérité prendra le temps de faire son devoir avec adresse […]. (Les Peintures morales, Première Partie, Avertissement)

  • 4 Voir A.-É. Spica, « Moralistes et emblématique », XVIIe siècle, 202, 1999.

  • 5 J. Plantié, La Mode du portrait littéraire, 1641-1681, Champion, 1994, p. 204.

6Les Peintures morales marquent ainsi l’émergence – dans le large sillage ouvert, concurremment, par la fortune du livre d’emblèmes4 – d’une morale d’un nouveau genre, plus volontiers descriptive que prescriptive. Esquisse pour un « portrait du cœur de l’homme », les Maximes répondent à cette orientation nouvelle. En témoignent, dans le paratexte de la première édition (1665), de nombreuses métaphores picturales qui, pour être monnaie courante, n’en sont pas moins significatives : la maxime est conçue comme une peinture condensée – les « premiers traits [d’un] tableau » que la contrainte du « style serré » ne permet pas de « remplir de couleur », à charge pour « les yeux habiles » d’y remarquer « toute la finesse de l’art et la beauté de la pensée du peintre ». Il suffit, a contrario, que cette contrainte s’impose avec moins de rigueur pour que la maxime se prolonge en portrait : à preuve, l’admirable « peinture de l’amour-propre » (maxime supprimée 1). Aussi les analyses de Jacqueline Plantié ont-elles montré que la maxime et le portrait n’ont cessé d’être, chez La Rochefoucauld, dans un rapport de fécondation réciproque5.

  • 6 Sur la concurrence entre la « rhétorique des peintures » et la « rhétorique...

7Quant à l’auteur des Pensées, la Préface de l’édition de Port-Royal (1670), relatant l’entretien au cours duquel il avait développé le plan de son ouvrage, nous apprend qu’il « commença d’abord par une peinture de l’homme » destinée à montrer « jusqu’aux plus secrets mouvements de son cœur » et « supposa ensuite un homme qui, ayant toujours vécu dans une ignorance à l’égard de soi-même, vient enfin à se considérer dans ce tableau ». S’il y a lieu de prendre ici Pascal au mot, c’est que, pour réticent qu’il soit envers les couleurs de l’éloquence (cette « peinture de la pensée ») et la « rhétorique jésuite des peintures » étudiée par M. Fumaroli6, il a toutefois recours, pour les besoins de sa cause, à de saisissants tableaux. À cet égard, c’est le dispositif même du texte pascalien qui se donne à voir dans cette « image de la condition humaine » (c’est la mention ajoutée par une autre main) :

Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. (Pensées, fragment 686 de l’éd. Sellier)

  • 7 Boucher, Peintures parlantes. Traductions en vers des mœurs et caractères d...

8L’entreprise littéraire de La Bruyère est également sous-tendue par un souverain désir de peinture : le genre du caractère scelle en effet la rencontre entre la description morale et la représentation picturale, par sa qualité d’évidence, par le régime particulier de visualité qui le singularise, mais aussi par le rapport de voisinage dans lequel il se trouve à l’égard du portrait. Certes, c’est pour se démarquer de ce genre à la mode, et condamner par avance la lecture à clés qui lui est associée, que le « Théophraste moderne » choisit de se situer dans la tradition du caractère. Mais il est remarquable qu’il ne récuse pas pour autant le terme de « portrait » (le public est invité à « regarder avec loisir ce portrait […] fait de lui d’après nature »), riche d’une connotation picturale que « caractère » ne comporte pas au même degré, quitte à l’employer pour ce dernier : façon de jouer, si j’ose dire, sur les deux tableaux (exemplarité, picturalité). Je relève aussi, pour l’anecdote, qu’une très médiocre « traduction en vers » des Caractères paraît en 1703 sous le titre, somme toute assez bien vu, de Peintures parlantes7. Décisive est en effet chez La Bruyère la conviction que les peintures – fussent-elles composées de mots (« parlantes » si l’on veut) – ont pour elles une éminente efficacité rhétorique dont le discours moral ne saurait se priver Que ce pouvoir de la représentation se révèle jusque dans les effets pervers qui lui sont imputables, c’est ce que le moraliste déplore dans une charge contre l’éloquence imagée des prédicateurs :

L’orateur fait de si belles images de certains désordres […] que si je n’ai pas de pente à vouloir ressembler à ses portraits, j’ai besoin du moins que quelque apôtre […] me dégoûte des vices dont l’on m’avait fait une peinture si agréable. (« De la chaire », 9)

9Mais à de tels effets, La Bruyère oppose celui d’une peinture visant à mettre sous les yeux du lecteur-spectateur l’image des dispositions vicieuses, tant et si bien que non seulement il croit les voir (c’est à quoi vise la mimésis picturale) mais qu’au surplus, loin de lui être « agréables », elles lui font peur (c’est à quoi doit viser une peinture morale) :

On a dit de Socrate qu’il était en délire, et que c’était un fou tout plein d’esprit ; mais ceux des Grecs qui parlaient ainsi d’un homme si sage passaient pour fous. Ils disaient, quels bizarres portraits nous fait ce philosophe ! quelles mœurs étranges et particulières ne décrit-il point ! où a-t-il rêvé, creusé, rassemblé des idées si extraordinaires ? quelles couleurs, quel pinceau ! ce sont des chimères ; ils se trompaient, c’étaient des monstres, c’étaient des vices, mais peints au naturel ; on croyait les voir, ils faisaient peur. Socrate s’éloignait du cynique, il épargnait les personnes, et blâmait les mœurs qui étaient mauvaises. (« Des jugements », 66)

  • 8 Isaac Casaubon (1559-1614), éditeur humaniste de Théophraste, oppose la « n...

10En se peignant ici – sous la figure de Socrate (l’un de ses masques récurrents) – le pinceau à la main, le moraliste définit son propre projet rhétorique et moral comme relevant d’un art de peindre. Et s’il y a lieu, une fois encore, de prendre la métaphore au pied de la lettre, c’est parce que ce projet – celui de « peindre l’homme en général » (Préface) – s’inscrit dans le fil d’une « manière d’instruire8 » – celle de Théophraste – qui, « supposant les principes physiques et moraux rebattus par les anciens et les modernes », vise à « corrige[r] les hommes les uns par les autres, par ces images de choses qui leur sont si familières, et dont néanmoins ils ne s’avisaient pas de tirer leur instruction » (Discours sur Théophraste).

11Ainsi, de « peintures morales » en « bizarres portraits », le moraliste classique se donne les moyens de faire entendre sa leçon : de lui donner – c’est le cas de le dire – la force de l’évidence ; car il sait que « ce qui entre par les yeux fait pour l’ordinaire plus d’impression que ce qui entre par les oreilles » (Fléchier, Réflexions sur les différents caractères des hommes, 1714). Il sollicite à cet effet le secours d’une peinture « sans couleur ». Sa leçon, dès lors, coïncide avec sa peinture, puisque celle-ci, comme le dira Toussaint, parle d’elle-même :

En plusieurs endroits je me suis contenté de crayonner les vices, sans discourir sur leur difformité : le tableau parle de lui-même. Si j’avais peint, d’après Virgile, l’énorme chef des Cyclopes, aurais-je besoin d’avertir que Polyphème est un monstre hideux ? J’ai fait de même des vertus : j’ai souvent peint leurs grâces et leurs beautés, sans ajouter aux traits par où je les caractérise, d’ennuyeux panégyriques. (Toussaint, Les Mœurs, Avertissement, 1748)

12C’est dire que le modèle pictural informe une démarche rhétorique qui implique à la fois de donner à voir et de laisser à penser : évidence et laconisme d’une description qui en dit assez long, à qui sait entendre ce qu’on lui fait voir (l’exemple du Cyclope renvoie du reste au tableau de Timanthe loué par Pline comme modèle d’un art capable de donner à penser plus qu’il ne donne à voir). Et si la formule a fait la fortune des moralistes classiques, elle ne laisse pas d’inspirer les stratégies du discours sur les mœurs, au-delà même du grand siècle, jusqu’à la veille de la Révolution. Ainsi Mercier déclare-t-il au seuil de son Tableau de Paris qu’il n’a « tenu que le pinceau du peintre » et « presque rien donné à la réflexion du philosophe ». Un autre exemple – sans commune mesure avec le précédent, mais qui s’inscrit plus strictement dans le sillage des moralistes – est ce projet pour un « tableau de l’homme » :

J’ose essayer le grand tableau de l’homme ; j’entreprends de mettre en action ses vertus et ses vices, et de les faire marcher, pour ainsi dire, à ses yeux. (Crillon, De l’homme moral, Préface, 1771)

13On retiendra de cette déclaration programmatique qu’elle réduit à quintessence, en quelques mots-clés, ce qui aura constitué une sorte de programme commun de la morale classique, la substance d’un discours superficiellement consensuel mais que traversent en profondeur diverses lignes de fracture. Car, s’il paraît très généralement admis que « les livres de morale sont en quelque sorte des tableaux », la question se pose de savoir en quelle sorte : à quels titres et dans quelles limites le modèle du tableau est-il opératoire en matière de description morale ? La réponse de l’abbé Goussault, par exemple, est des plus restrictives :

Quand la Peinture n’aurait que le seul avantage d’apprendre à bien faire des portraits, elle devrait être établie, et considérée partout avec distinction. […] Il est vrai qu’il y a des manières de faire des portraits plus naturels et plus ressemblants que ceux qui sortent des mains et de l’imagination des Peintres, et que de reconnaître les gens par les divers caractères de leur humeur et de leur esprit, est quelque chose de plus agréable et de plus utile, que de ne les reconnaître que par des dehors souvent apparents et trompeurs. Je laisse aux habiles peintres et à leurs élèves le soin de faire des portraits de la première façon, et veux bien employer mon temps à en faire un de la seconde […]. (Goussault, Le Portrait d’un honnête homme, Préface, 1694)

14De fait, le parallèle du portraitiste et du moraliste repose ici sur un partage entre l’extérieur (les dehors) et l’intérieur (l’humeur, l’esprit). Partition pour le moins schématique, à laquelle on peut opposer par exemple cette mise au point de La Tour citée par Mercier (et qui revient à mettre le portraitiste sur le même pied que le moraliste) :

Ils croient que je ne saisis que les traits de leur visage, mais je descends au fond d’eux-mêmes à leur insu, et je les remporte tout entiers (L. S. Mercier, Le Tableau de Paris, « Les Lorgneurs »)

15Que le regard du moraliste ait vocation à parcourir, de l’extérieur à l’intérieur, un trajet similaire, c’est ce qui n’échappe pas à La Bruyère, qui n’élude pourtant pas la question de savoir si, à parler de l’homme en peintre (à le montrer tel qu’on le voit), on se condamne à n’en attraper que des dehors trompeurs – quand on voudrait au contraire en faire voir « tout l’intérieur » (Discours sur Théophraste) :

Les couleurs sont préparées, et la toile est toute prête ; mais comment le fixer, cet homme inquiet, léger, inconstant, qui change de mille et mille figures : je le peins dévot, et je crois l’avoir attrapé, mais il m’échappe, et déjà il est libertin ; qu’il demeure du moins dans cette mauvaise situation, et je saurai le prendre dans un point de dérèglement de cœur et d’esprit où il sera reconnaissable ; mais la mode presse, il est dévot. (« De la mode », 19)

16Portrait du peintre échouant à saisir son modèle, désemparé par le chatoiement de ses masques ? Quoi qu’il en dise (ou par ce qu’il en dit), le peintre parvient à l’attraper, cet homme insaisissable, à le fixer dans son essence, dans la mesure où l’inconstance (dont la mode est la figure) est cette essence même. Ce qui se voit ici, dès lors, c’est l’acuité d’un regard – celui du moraliste-peintre – que les dehors trompeurs ne sauraient abuser. Il s’agit à présent de savoir ce que la qualité de ce regard doit à la prégnance du paradigme pictural – dont l’incidence sur le dispositif rhétorique du genre moral est, on l’a vu, globalement avérée.

 

17L’âge des moralistes ne connaît pas de frontière entre le domaine esthétique et celui des conduites : les mêmes catégories (affectation, délicatesse…) sont opératoires, indifféremment, dans l’un et l’autre champs ; l’art de peindre est susceptible de fournir le modèle d’un art de vivre aussi bien que celui d’un art d’écrire. Il n’est donc pas surprenant que le modèle du tableau, appelé à jouer un rôle plus ou moins déterminant dans le renouveau des formes de l’écriture morale, s’invite également dans le discours des moralistes sous l’espèce d’un motif thématique dont les multiples déclinaisons révèlent le potentiel heuristique. La pensée célèbre de Pascal au sujet des « tableaux vus de trop loin et de trop près » (fr. 55) donne la mesure d’une disposition très générale et très prégnante à penser les questions qui se posent « dans la vérité et dans la morale » dans les termes dans lesquels elles se posent « dans la peinture ».

18Que les lois optiques qui régissent la construction et la perception de l’espace pictural soient transposables dans le champ de l’investigation morale, qu’elles permettent de rendre compte, analogiquement, de la perception des conduites (et des mérites qui leur sont imputés), c’est ce que montrent d’innombrables notations de ce genre :

La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief. (La Bruyère, « Du mérite personnel », 17)

  • 9 L. Marin, Études sémiologiques. Écritures, peintures, Klincksieck, p. 162.

  • 10 H. Damisch, L’Origine de la perspective, coll. Champs, 1993, p. 74.

19On dira que la peinture ne fournit ici qu’un exemple : il s’agit d’illustrer une loi relative à la perception du mérite par l’exemple d’un effet d’optique picturale qui lui est comparable (en l’occurrence celui du clair-obscur). Cependant, Louis Marin a montré, dans un cas similaire, que « l’exemple dit plus et autre chose que l’idée qu’il est chargé d’illustrer », si bien que « de figure d’illustration et de clarification [il devient] modèle en état de fonctionnement latent sous le texte9 ». Ceci vaut également pour la métaphore du « point de perspective », topos de l’écriture morale, évidemment solidaire du motif du tableau (car « c’est à travers la peinture, rappelle Hubert Damisch, que la perspective a trouvé à s’imposer comme objet et comme modèle pour la pensée classique10 »), et d’autant plus intéressante qu’elle entre en résonance avec les débats en cours dans le champ de la théorie picturale :

Comme on doit garder des distances pour voir les objets, il en faut garder aussi pour la société : chacun a son point de vue, d’où il veut être regardé ; on a raison, le plus souvent, de ne vouloir pas être éclairé de trop près, et il n’y a presque point d’homme qui veuille, en toutes choses, se laisser voir tel qu’il est. (La Rochefoucauld, Réflexions diverses, II, « De la société »)

Tous les tableaux ne sont pas faits pour être vus de près ni pour être tenus à la main, et il suffit qu’ils fassent leur effet du lieu où on les regarde ordinairement, si ce n’est que les Connaisseurs après les avoir vus d’une distance raisonnable, veuillent s’en approcher pour en voir l’artifice. Car il n’y a point de tableau qui ne doive avoir son point de distance d’où il doit être regardé. (Roger de Piles, Conversations sur la connaissance de la Peinture, 1677)

  • 11 Voir E. Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme, 15...

  • 12 D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, coll. C...

20De telles résonances ne sont pas pour surprendre. Si la civilité, dont traite ici La Rochefoucauld, peut être définie comme « une esthétique de la vie sociale11 », c’est dans le sens où les règles de conduite qu’elle élabore sont avec les principes du beau dans un rapport d’étroite affinité, car le moi social qu’elle façonne est conçu sur le modèle de l’œuvre d’art, et singulièrement sur celui du tableau. La règle qui prescrit de se tenir à (la) bonne distance vaut indifféremment dans le champ de la vie sociale et dans celui de l’expérience esthétique (« l’idée que le tableau de peinture est peint pour être regardé à distance et que son spectateur doit respecter cette distance pour en percevoir l’effet, revient régulièrement, rappelle D. Arasse, à travers le développement de la théorie classique de la peinture12 »).

21Mais cette règle de civilité qui prescrit de « garder des distances » entre en concurrence, chez La Rochefoucauld même, avec une exhortation à y regarder de plus près afin de n’être pas trompé par tout cela qui, dans la vérité et dans la morale comme dans la peinture, ne fait illusion que de loin. L’idée qu’il faut soumettre les grandeurs établies et les mérites apparents à l’épreuve de la vision de près traîne sous toutes les plumes, et si le modèle du tableau est le plus souvent sous-jacent, il est dans certains cas explicitement thématisé :

La plupart des héros sont comme de certains tableaux : pour les estimer, il ne faut pas les regarder de trop près. (Nicolas d’Ailly, Pensées diverses, § 88, 1678)

Savez-vous que la plupart des gens qui ont de la réputation sont comme de certains tableaux qui pour être estimés ne doivent pas être regardés de trop près ? (Laurent Bordelon, Caractères naturels des hommes, Dialogue II, 1694)

22Or, l’exercice de la vision rapprochée revient peu ou prou à investir le point de vue que R. de Piles réserve aux « Connaisseurs », où l’illusion cesse de faire son effet, puisque s’y donne à voir « l’artifice » dont elle procède. La différence essentielle est que la vue de l’artifice procure au connaisseur un surcroît de plaisir esthétique (qui s’ajoute à celui procuré par l’illusion picturale mais ne le détruit pas), quand elle conduit le moraliste détrompé à casser les jugements prononcés sur les hommes et les affaires par quiconque les a regardés « du lieu où on les regarde ordinairement » (je transpose à dessein les termes de R. de Piles). C’est dire que le modèle du tableau, foncièrement ambivalent, n’a pas toujours le beau rôle dans le dispositif des moralistes. En témoigne la portée éminemment critique qui lui est dévolue dans le procès (en révision) de l’héroïsme par divers moralistes d’obédience augustinienne – par l’abbé d’Ailly dans la pensée citée ou, de façon beaucoup plus subtile, par La Rochefoucauld dans cet éloge inattendu de la valeur des grands hommes :

Il semble que la fortune, toute changeante et capricieuse qu’elle est, renonce à ses changements et à ses caprices pour agir de concert avec la nature, et que l’une et l’autre concourent de temps en temps à faire des hommes extraordinaires et singuliers pour servir de modèles à la postérité. Le soin de la nature est de fournir les qualités, celui de la fortune est de les mettre en œuvre, et de les faire voir dans le jour et avec les proportions qui conviennent à leur dessein ; on dirait alors qu’elles imitent les règles des grands peintres, pour nous donner des tableaux parfaits de ce qu’elles veulent représenter. Elles choisissent un sujet, et s’attachent au plan qu’elles se sont proposé ; elles disposent de la naissance, de l’éducation, des qualités naturelles et acquises, des temps, des conjonctures, des amis, des ennemis ; […] elles joignent même de petites circonstances aux plus grandes, et les savent placer avec tant d’art que les actions des hommes et leurs motifs nous paraissent toujours sous la figure et avec les couleurs qu’il plaît à la nature et à la fortune d’y donner. […]
Quel arrangement, quelle suite, quelle économie de circonstances dans la vie de Caton, et dans sa mort ! La destinée même de la république a servi au tableau que la fortune nous a voulu donner de ce grand homme […]. (La Rochefoucauld, Réflexions diverses, XIV, « Des modèles de la Nature et de la Fortune »)

23Le motif pictural occupe une position centrale dans le dispositif de l’éloge ironique : de fait, celui-ci consiste à louer les actions héroïques ou vertueuses des grands hommes, mais en les louant pour ce qu’elles sont, des « tableaux parfaits » ; l’éloge, donc, n’est pas celui des « modèles » (les hommes extraordinaires), mais celui des artistes qui les produisent (la nature et surtout la fortune) – dont le texte loue l’adresse à suivre « les règles des grands peintres ». Certes, il revient à la nature de « fournir les qualités » des futurs modèles, mais ces qualités ne suffisent pas en elles-mêmes à « faire des hommes extraordinaires » susceptibles de « servir de modèles à la postérité » : sauf à demeurer cachées, elles requièrent l’intervention d’une fortune artiste, à laquelle échoit le soin « de les mettre en œuvre et de les faire voir dans le jour et avec les proportions qui conviennent », c’est-à-dire d’en régler l’« économie ». Les Maximes, en écho à la Réflexion XIV, répètent que « nos actions paraissent moins par ce qu’elles sont que par le jour qu’il plaît à la fortune de leur donner » (max. écartée 31) ; si ce n’est que, concurremment à la fortune, « l’industrie » des hommes y tient le rôle de l’artiste :

Ce n’est pas assez d’avoir de grandes qualités, il en faut avoir l’économie. (Max. 159)

L’art de savoir bien mettre en œuvre de médiocres qualités […] donne souvent plus de réputation que le véritable mérite. (Max. 162)

24Point de salut, donc, sur le théâtre du monde, pour qui néglige l’art de savoir bien mettre en œuvre les qualités que la nature lui a données, et d’imiter à cette fin les règles des grands peintres – à commencer par celles qui relèvent, en contexte classique, de la disposition, cette « économie qui distribue les objets de manière qu’il en résulte un effet avantageux » (R. de Piles). C’est là, semble-t-il, la leçon des moralistes « tacticiens » : « sans l’art, avertit Gracián, le meilleur naturel est en friche… » (Oracle manuel, § 99). C’est aussi, dira-t-on, celle des théoriciens de l’art de plaire, dans la ligne d’un Castiglione exhortant l’homme de cour à imiter l’art du clair-obscur pour faire valoir avantageusement ses vertus – à « faire parfois que l’une soit plus clairement connue que l’autre, comme font les bons peintres, qui, avec l’ombre font apparaître et montrent la lumière des reliefs » (Le Livre du Courtisan, II, vii).

25À ceci près, cependant, que la perspective est ici considérablement infléchie, qui donne à voir, pour ainsi dire, le revers du modèle. Car l’ironie de La Rochefoucauld porte condamnation d’un monde dans lequel les actions des (grands) hommes ne sont pas estimées pour ce qu’elles sont mais pour ce dont elles ont l’apparence. Les impostures de la mimésis picturale fournissent le paradigme latent et, le cas échéant, la métaphore de cet effet d’optique morale. Au minimum, la métaphore a vocation à en faire comprendre le principe – fonction d’illustration et de modélisation que le premier préfacier des Maximes assigne, à travers une variante de la métaphore picturale, aux effets merveilleux de l’anamorphose :

[…] l’homme corrompu est fait comme ces médailles, qui représentent la figure d’un saint et celle d’un démon dans une seule face et par les mêmes traits. Il n’y a que la diverse situation de ceux qui la regardent qui change l’objet ; l’un voit le saint, et l’autre le démon. Ces comparaisons nous font assez comprendre que, quand l’amour-propre a séduit le cœur, l’orgueil aveugle tellement la raison […] qu’elle ne peut juger du moindre de nos mouvements, ni former d’elle-même aucun discours assuré pour notre conduite. (La Chapelle-Bessé, Discours sur les Réflexions ou sentences et maximes morales, 1665)

26Ainsi, de modèle d’un moi social façonné dans les règles de l’art, le tableau devient celui d’un moi factice qui se construit comme pure représentation, fantôme composé par et dans le regard des autres : un simulacre de moi, quasi consubstantiel à la représentation picturale. Cette inflexion remarquable est exemplairement illustrée par Nicole :

[…] il faut considérer que [l’homme] ne se regarde pas moins selon un certain être qu’il a dans l’imagination des autres, que selon ce qu’il est effectivement, et qu’il ne forme pas seulement son portrait sur ce qu’il connaît de soi par lui-même, mais aussi sur la vue des portraits qu’il en découvre dans l’esprit des autres. Car nous sommes tous à l'égard les uns des autres comme cet homme qui sert de modèle aux élèves dans les académies de peintres. Chacun de ceux qui nous environnent se forme un portrait de nous ; et les différentes manières dont on regarde nos actions, donnent lieu d’en former une diversité presque infinie. (Pierre Nicole, Essais de morale, « De la connaissance de soi-même »)

27Devenu figure d’une humanité qui prend la pose et se voit en peinture, le motif du tableau se prête de bonne grâce à de multiples reformulations de la question du regard que les hommes portent sur eux-mêmes et sur les autres. Or, la question constitue un leitmotiv de la réflexion des moralistes, comme le montre, par exemple, l’œuvre morale de Marivaux :

En vérité, à cela près que nous vivons, et que nous pensons, nous sommes tous des tableaux, les uns pour les autres ; notre fortune va du moins comme la leur.
Tel est un Raphaël, un tableau du plus grand prix, je veux dire un homme né plein d’esprit et de talents. Si le hasard ou sa naissance l’a mal exposé, c’en est fait ; […] voilà notre discernement en défaut sur son compte, rien ne nous avertit de ce qu’il vaut, la médiocrité de son état l’enveloppe, pour ainsi dire, d’un nuage qui nous le dérobe. […] enfin, voilà le tableau, tout beau qu’il est, enseigne de cabaret pour toujours. Tel, au contraire, est un tableau de barbouilleur ; et je le vois entouré de curieux qui lui trouvent un vrai mérite qu’il n’a point. […] Il n’y a point d’iniquité dans leur fait, ce sont en cela de vraies dupes, de vrais innocents, dont l’esprit est, pour ainsi dire, aux gages de l’intérêt. C’est ce misérable intérêt qui a joué ce tour de souplesse à leur jugement, et qui leur a fait accroire qu’un grand équipage, un grand nombre de valets, une bonne table, sont de l’esprit, de la pénétration, de la vivacité, et de bons mots. (Le Spectateur français, 5ème feuille, 1722)

28À son tour, donc, Marivaux joue avec cette idée que les hommes sont en quelque sorte des tableaux… et il l’accommode à son goût, propice au badinage. Le problème demeure, quant au fond, celui du jugement, à cette différence près que les effets d’optique susceptibles de le fausser ne tiennent plus ici à la manière dont l’artiste nommée fortune donne à voir – en des tableaux parfaits (qui ressortissent à la peinture d’histoire) et sous un jour avantageux – les actions des grands hommes, mais aux conditions de visibilité dans lesquelles, à l’instar des tableaux, les hommes se donnent à voir au spectateur, et plus encore à la compétence de ce dernier (à la précision de son regard). Le changement de point de vue (qui n’est plus ici point de vue du tableau mais point de vue sur le tableau) permet précisément de mettre l’accent sur la compétence (ou l’incompétence) du spectateur, sur son aptitude à prononcer des jugements de valeur (esthétique et/ou marchande) en matière de tableaux, comprise comme figure d’une aptitude à estimer les hommes à leur juste valeur.

  • 13 Sur les « vrais et faux Raphaël », voir A. Schnapper, Curieux du Grand Siè...

29Or, en introduisant ici le type du curieux, Marivaux esquisse en creux la figure du connaisseur. Ces deux catégories (d’époque) sont l’une et l’autre également pertinentes dans le champ de la morale et dans celui de la peinture : dans l’une comme dans l’autre, et par opposition au simple curieux, le connaisseur est celui-là qui sait voir et juger (c’est tout un), qui sait entrer dans le secret des hommes… ou des tableaux (c’est tout comme). Il ne manque pas d’occasions, puisqu’il y a parmi les hommes, selon La Rochefoucauld, autant de « bonnes copies » que de « méchants originaux » (max. 133), puisque les faux mérites, selon Marivaux, le disputent aux faux Raphaël13, d’éprouver la solidité de sa connaissance. Ces métaphores de La Rochefoucauld, cette allégorie de Marivaux, entre autres, esquissent en filigrane un art de bien juger des hommes fondé sur l’idée qu’ils doivent être regardés comme des tableaux. La Bruyère, il est vrai, dit apparemment le contraire :

Il ne faut pas juger des hommes comme d’un tableau ou d’une figure sur une seule et première vue. (« Des jugements », 27)

30Mais la difficulté n’est qu’apparente : on doit comprendre ici qu’il ne faut pas juger des hommes comme ceux-ci jugent ordinairement d’un tableau (à première vue, dans la mesure où cette première vue suffit à faire son effet). Marivaux ne dit pas autre chose ; la façon dont on regarde ordinairement les hommes comme les tableaux (en simple curieux) fournit le modèle inversé de la façon dont il convient de les considérer (en connaisseur, et comme objet de connaissance). L’auteur du Spectateur français s’accorde avec celui des Caractères pour penser que l’estimation des qualités et des mérites humains requiert un discernement – c’est-à-dire un savoir-voir – qui prend le contre-pied de la curiosité et qui n’est pas la chose du monde la mieux partagée : car « il n’y a », poursuit La Bruyère dans la même remarque, « qu’un très petit nombre de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer ». Or, ceci, mot pour mot, peut se dire des tableaux aussi bien que des hommes. Car le connaisseur est en morale ce qu’il est en peinture, celui dont le regard creuse et dissèque (parce qu’« il y a un intérieur, et un cœur qu’il faut approfondir », ajoute La Bruyère), celui qui sait entrer dans le détail de ce que le simple curieux ne voit que confusément :

On trouvera peut-être quelques maximes et quelques traits qui semblent rentrer les uns dans les autres, et que les personnes peu intelligentes confondront ; mais il y a dans les vices et dans les passions, des différences délicates, qui ne sont remarquées que des Connaisseurs : il faut, pour les bien développer, les montrer sous d’autres jours, et avec des circonstances qui en fassent connaître le degré et mieux sentir le ridicule. (Morvan de Bellegarde, Réflexions sur le ridicule […] où sont représentés les Mœurs et les différents Caractères des Personnes de ce siècle, Avertissement, 1696)

 

31Le portrait-robot du « moraliste » ébauché par Lévy-Bruhl dans un texte cité au tout début de cette étude n’est guère éloigné de ce portrait du moraliste en connaisseur plus délicatement esquissé par Morvan de Bellegarde : ce qui, dans les deux cas, distingue et qualifie le moraliste, c’est son aptitude à voir et à faire voir ce qu’il n’est pas donné à tout le monde de voir, ni de faire voir. De fait, c’est autour de la question du regard que s’articulent les deux aspects successivement examinés dans ces pages, le premier touchant à l’impact rhétorique du paradigme pictural, le second à sa compétence heuristique : car les moralistes, on l’a vu, sont doublement tributaires de l’emprise de ce modèle, qui leur inspire à la fois des stratégies d’écriture globalement orientées par la volonté de faire voir – par le désir « d’écrire des mœurs » en peintre – et des stratégies d’analyse globalement commandées par la volonté de voir juste – par le souci d’examiner les mœurs en peintre, ou bien en connaisseur (ce qui revient au même), d’y remarquer « ce qu’un œil sans éducation », comme dit Lévy-Bruhl, « ne remarque pas ».

32Or, il est permis de penser que ces deux aspects sont profondément solidaires : que les dispositifs formels de l’écriture morale constituent précisément l’instrument de ce regard –regard analytique, qui démêle et qui redresse. Le propos liminaire de l’abbé de Bellegarde invite à le penser, qui s’attache à justifier une manière d’écrire conçue – avec les redondances apparentes qui en résultent (« quelques maximes et quelques traits qui semblent rentrer les uns dans les autres ») – comme un dispositif optique visant à mettre en évidence, par des variations de perspective ou d’éclairage, les « différences délicates » (à peu près imperceptibles) qui se trouvent « dans les vices et les passions ». C’est un statut comparable que Génard, par exemple, assigne à une technique de portraiture où l’exagération a sa part – un art de forcer le trait qui constitue une autre « tendance lourde » de l’art des moralistes :

J’ai lu dans quelque endroit qu’il y avait des cas où une peinture du vice un peu forcée, n’est pas tout à fait déplacée. Une légère esquisse suffirait pour le faire connaître à quelques Lecteurs, et ménagerait la pudeur de quelques autres. Je sais qu’on doit avoir ce respect pour ses Lecteurs : mais aussi n’y a-t-il pas certains portraits où le coloris et les lumières ne peuvent être de trop ? Des nuances trop sombres, ou des ombres trop chargées, ne servent souvent qu’à dérober les imperfections du Personnage, ou masquer les défauts du caractère. Il en est du vice à certains égards, comme d’une anguille qui semble si unie et si polie à nos yeux, et dont le brillant ne disparaît qu’à l’aide du Microscope. (François Génard, L’École de l’Homme, ou Parallèle des Portraits du Siècle et des Tableaux de l’Écriture Sainte, Préface, 1752)

  • 14 Voir à ce sujet : L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, textes...

33Il s’agit donc, à nouveau, de concevoir (et de justifier) le dispositif rhétorique du texte moral (en l’occurrence celui d’une « peinture un peu forcée ») comme un appareillage optique destiné à donner à voir, par un effet d’ajustement focal que thématise ici le motif du microscope, ce qui ne se voit pas à l’œil nu. Bien d’autres exemples encore pourraient être cités, qui nous conduiraient peut-être à revenir sur notre hypothèse de départ, pour la reformuler : la spécificité du moraliste consiste non seulement dans un art de bien voir et d’apprendre à bien voir qui l’apparente au peintre, mais encore (et solidairement) dans des partis pris formels qui font ou visent à faire du texte moral le lieu même où s’invente un regard, et le lieu même où il s’apprend14. Hypothèse d’autant plus recevable, me semble-t-il, que c’est sur la base des convergences repérées entre ces partis pris formels que va se constituer, précisément, le corpus des « moralistes ». Mais ce serait là l’objet d’une nouvelle enquête ; elle nous obligerait à entrer dans le détail de ce qui ne voulait être, et n’est en effet, qu’un tableau d’ensemble.

Notes

1 J. Lichtenstein, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Flammarion, 1989.

2 Voir en particulier : J. Dagen, « Le clair-obscur de La Bruyère », Littératures classiques, 13, 1991 ; L. Marin, « “Une ville, une campagne, de loin…” : paysages pascaliens », in Pascal et Port-Royal, PUF, 1997 ; J. Mesnard, « Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal », Courrier du CIBP, 16, 1994 ; B. Roukhomovsky, « La Leçon de perspective : La Rochefoucauld et le paradigme pictural », in Littérature et peinture au temps de Le Sueur, Musée de Grenoble, 2003 ; Ph. Sellier, « La Rochefoucauld ou l’anamorphose des grands hommes », [Revue] Op. cit., 6, 1996 ; F. Siguret, « Les Caractères ou l’atelier du peintre », Biblio 17, 44, 1989 ; L. Van Delft, « La Rochefoucauld en perspective », [Revue] Op. cit., 11, 1998.

3 M. Fumaroli, L’École du silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, coll. Champs, p. 9.

4 Voir A.-É. Spica, « Moralistes et emblématique », XVIIe siècle, 202, 1999.

5 J. Plantié, La Mode du portrait littéraire, 1641-1681, Champion, 1994, p. 204.

6 Sur la concurrence entre la « rhétorique des peintures » et la « rhétorique des citations » au XVIIe siècle, voir M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Droz, 1980.

7 Boucher, Peintures parlantes. Traductions en vers des mœurs et caractères du siècle précédent, selon le Théophraste français…, Paris, P. Ribou, 1703.

8 Isaac Casaubon (1559-1614), éditeur humaniste de Théophraste, oppose la « nouvelle manière d’instruire » inaugurée par les Caractères à la « manière des philosophes ».

9 L. Marin, Études sémiologiques. Écritures, peintures, Klincksieck, p. 162.

10 H. Damisch, L’Origine de la perspective, coll. Champs, 1993, p. 74.

11 Voir E. Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme, 1580-1740, PUF, 1996, p. 199.

12 D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, coll. Champs, 1996, p. 38.

13 Sur les « vrais et faux Raphaël », voir A. Schnapper, Curieux du Grand Siècle, vol. II, Flammarion, 1994, p. 57-64.

14 Voir à ce sujet : L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, textes recueillis et présentés par B. Roukhomovsky, Champion, 2005.

Pour citer ce document

Bernard Roukhomovsky, «Une ombre au tableau. Les moralistes et le paradigme pictural», La Réserve [En ligne], La Réserve, Archives Bernard Roukhomovsky, mis à jour le : 01/11/2017, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/382-une-ombre-au-tableau-les-moralistes-et-le-paradigme-pictural.

Quelques mots à propos de :  Bernard  Roukhomovsky

Université Grenoble Alpes (2007 : Université Stendhal Grenoble 3)

Du même auteur

Archives en open access dans La Réserve