La Réserve : Archives Bernard Roukhomovsky
De la constance du sot. Un automate de La Bruyère
Initialement paru dans : L’Automate. Modèle, métaphore, machine, merveille, actes du colloque international de Grenoble (19-21 mars 2009), études réunies par Aurélia Gaillard, Jean-Yves Goffi, Bernard Roukhomovsky et Sophie Roux, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2012 (coll. « Mirabilia »), p. 209-232
Texte intégral
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1 J.-F. Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, J. M...
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2 « On dit figurément d’un homme stupide, que C’est un automate. » (Dictionna...
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3 Cf. Louis-Antoine Caraccioli : « L’Homme ne peut vivre sans passions, ou il...
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4 Cf. Rétif de La Bretonne (à propos du mariage) : « Il faut laisser ces enga...
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5 J.-F. Féraud, ibid.
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6 Cf. Bernard Tocanne, L’Idée de nature en France dans la seconde moitié du X...
1À la veille de la Révolution, Jean-François Féraud relève qu’automate « est fort à la mode au figuré1 ». Cet usage métaphorique se répand en effet d’autant plus largement qu’il recouvre alors un spectre sémantique fort étendu, exprimant selon les contextes un défaut d’intelligence2, de sensibilité3, ou encore de liberté et d’« énergie »4… Si la renommée du « fameux automate de Vaucanson5 » n’est probablement pas étrangère à cet essor, la métaphore est cependant plus ancienne : apparue dans les dernières décennies du Grand Siècle – dans un contexte marqué par la vogue du cartésianisme et par la diffusion du mécanisme6 –, elle fournit à la fois la matrice et la matière du fameux portrait du sot en automate (« De l’Homme », 142) que La Bruyère insère, en 1690, dans la cinquième édition de ses Caractères :
7 La Bruyère, Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractè...
Le sot est Automate, il est machine, il est ressort, le poids l’emporte, le fait mouvoir, le fait tourner et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément point, qui l’a vu une fois, l’a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie ; c’est tout au plus le bœuf qui meugle ou le merle qui siffle, il est fixé et déterminé, par sa nature, et j’ose dire par son espèce : ce qui paraît le moins en lui, c’est son âme, elle n’agit point, elle ne s’exerce point, elle se repose7.
2En cohérence avec le propos général de ce volume – celui d’une réflexion (collective et pluridisciplinaire) sur les usages de l’automate entre Renaissance et Lumières –, je voudrais ici m’interroger sur la valeur et la fonction que La Bruyère assigne à cette image, sur ce qu’il lui fait dire et ce qu’il lui fait faire. Simple image en passant, dont la pertinence et la portée seraient étroitement circonscrites à la peinture d’un caractère (au cas particulier du sot) ? Mon hypothèse est que, tout au contraire, elle tire sa signification profonde de son rapport avec l’enjeu global des Caractères ; d’où vient qu’au delà de l’occurrence explicite fournie par ce portrait du sot, elle contribue silencieusement à façonner, chez notre moraliste, la représentation des conduites et la stylisation des travers.
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8 J. Brody, Du style à la pensée. Trois études sur les Caractères de La Bruyè...
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9 M. Escola, La Bruyère, Paris, Champion, 2001, 2 vol. (I : Brèves questions ...
3Ainsi formulée, cette hypothèse n’est pas sans faire écho, semble-t-il, aux belles analyses que Jules Brody a consacrées à la prégnance du thème (plus général) de la machine dans l’écriture de La Bruyère8. La présente étude s’inscrit toutefois – par son objet, mais aussi par sa visée – dans une perspective fortement recentrée, qu’il conviendra pour commencer de définir. Elle s’inscrit en outre dans un paysage critique très largement renouvelé : en posant la question de savoir ce dont le sot-machine est la figure, j’aurai notamment l’occasion de revenir, avant d’esquisser mes propres analyses, sur l’interprétation qu’en a donnée Marc Escola dans le cadre (et dans les termes) d’une enquête sur la contribution de La Bruyère à la constitution d’une « herméneutique des comportements »9.
1. Du modèle à l’image : la seconde vie de l’automate
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10 É. Littré, Dictionnaire de la langue française, nouv. éd., Paris, Hachette...
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11 Pascal, Pensées, fragment 661, éd. Ph. Sellier, Paris, Garnier, 1993, p. 4...
4« Le sot est Automate… » : l’exemple apparaît en bonne place – la première – dans le dictionnaire de Littré (puis dans le « Robert ») au titre des acceptions figurées du terme10, et cet honneur ne semble pas immérité. Certes, la première occurrence est antérieure : on la trouve dans une réflexion bien connue de Pascal, au point de contact entre apologétique et anthropologie11. Pour autant, le texte de La Bruyère peut être regardé comme un jalon fondateur et doublement pertinent : de fait, si l’image porte le sceau de son origine philosophique (elle se donne à lire allusivement en référence à la doctrine des animaux-machines, allusion que l’italique, marqueur typographique de la mention, indique dès l’abord), elle revêt dans le même temps la signification spécifiquement morale et la coloration foncièrement satirique qui feront sa fortune littéraire.
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12 La Fontaine, Fables, VIII, xiv, « Les Obsèques de la Lionne », v. 23 : « C...
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13 J. Brody, op. cit., p. 39.
5La figure du sot-machine parachève en effet la formation d’une image littéraire par recyclage d’un philosophème cartésien – d’autant plus aisément recyclable, du reste, qu’il est alors devenu lieu commun : on se souvient que La Fontaine, déjà, l’avait mis à contribution sur le terrain de la critique des mœurs, à l’occasion d’une charge à double détente qui tenait à la fois de la satire anti-aulique et… de la polémique anticartésienne12. Il importe, aussi bien, de ne pas se méprendre sur le statut de l’intertexte cartésien dans le portrait qui nous occupe. Sans doute celui-ci entre-t-il en résonance avec ce que Jules Brody a appelé « le cartésianisme si explicite, voire banal, de La Bruyère13 » et, par là même, avec les textes dans lesquels ce cartésianisme « explicite » s’énonce comme tel. Une brève comparaison avec l’un d’entre eux – la remarque 38 du dernier chapitre (« Des Esprits forts ») – suffira cependant pour faire voir que la référence cartésienne ne s’y déchiffre pas sur le même registre :
14 La Bruyère, op. cit., « Des Esprits forts », 38, p. 588-589 ; la remarque ...
¶ Je ne sais point si le chien choisit, s’il se ressouvient, s’il affectionne, s’il craint, s’il imagine, s’il pense : quand donc l’on me dit que toutes ces choses ne sont en lui ni passions, ni sentiment, mais l’effet naturel et nécessaire de la disposition de sa machine préparée par le divers arrangement des parties de la matière, je puis au moins acquiescer à cette doctrine. Mais je pense, et je suis certain que je pense : or quelle proportion y a-t-il de tel ou tel arrangement des parties de la matière, c’est-à-dire, d’une étendue selon toutes ses dimensions, qui est longue, large et profonde, et qui est divisible dans tous ces sens, avec ce qui pense14.
6Sous la forme d’une élégante paraphrase, il s’agit ici, quant au fond, d’un fragment de discours doctrinal. Certes, c’est pour son propre usage – c’est-à-dire à des fins qui sont celles d’un moraliste chrétien et dans la perspective apologétique de ce dernier chapitre – que l’auteur reprend à son compte les données de l’anthropologie cartésienne, et qu’il « acquiesce », en tant qu’elle fait système avec la distinction pensée/matière, à la théorie des animaux-machines. Et sans doute est-ce là, déjà, une manière de « recyclage ».
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15 « La métaphore ou la comparaison emprunte d’une chose étrangère une image ...
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16 Sur ce point, voir notamment la 1re section de ce volume.
7C’est néanmoins une tout autre logique qui préside, au chapitre de « De l’Homme », à la métamorphose du sot en animal-machine. L’exposé doctrinal a fait place à la peinture morale, la transposition paraphrastique à l’élaboration métaphorique15. Ce changement de registre ne va pas sans induire des effets remarquables, à commencer par une rupture de plan : tandis que la machine automate constitue pour le philosophe un outil de compréhension de la matière et du vivant, un modèle susceptible de rendre raison du fonctionnement de l’organisme (animal ou humain), elle fournit au moraliste l’image stylisée d’un comportement (humain), la représentation d’un caractère en acte (celui du sot). En somme, l’automate investit un nouveau champ de compétence, un nouvel ordre de discours : car si le modèle est opératoire (en contexte mécaniste) dans le champ des savoirs du corps16, l’image que La Bruyère en tire l’est dans celui de la description des mœurs.
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17 Descartes, Les Passions de l’âme [1649], éd. G. Rodis-Lewis, Paris, Vrin, ...
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18 La Bruyère, op. cit., « Discours sur Théophraste », p. 85. L’allusion vise...
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19 M. Escola, Rhétorique du discontinu, op. cit., vol. I, p. 25.
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20 Cf. Jean-Claude Beaune, L’Automate et ses mobiles, Paris, Flammarion, 1980...
8On objectera peut-être qu’un tel partage est contestable (que la rupture de plan n’en est pas une), en ce qu’il n’y a pas (toujours) solution de continuité entre l’ordre du corps et celui des mœurs. De fait, les exemples ne manquent pas, dans la discours moral à l’âge classique, où la description des conduites et celle de l’organisme sont pensées comme étroitement solidaires : l’exemple le plus décisif est au demeurant le traité cartésien des Passions de l’âme, dont on sait qu’il s’ordonne au dessein « d’expliquer les Passions », non pas « en Orateur, ni même en Philosophe moral, mais seulement en Physicien17 ». Mais l’on sait également que La Bruyère s’engage dans une tout autre voie, et qu’il n’entend pas suivre ceux qui, « contents que l’on réduise les mœurs aux passions et que l’on explique celles-ci par le mouvement du sang, par celui des fibres et des artères, quittent un Auteur de tout le reste18 ». De Descartes à La Bruyère, on assiste, comme le fait remarquer Marc Escola, à la « recomposition du champ des discours possibles sur l’èthos et les comportements humains », recomposition « qui coïncide avec l’émergence de deux formations discursives désormais distinctes » : tandis que l’auteur des Passions de l’âme « adosse son traité à une physiologie » qui lui fournit un principe d’explication du phénomène passionnel, l’auteur des Caractères « propose un “tableau” dont l’ambition est proprement littéraire »19. Et c’est à ce partage entre deux ordres distincts de discours (« philosophique », « littéraire ») que répond ici – pour conventionnel et problématique qu’il soit – le distinguo terminologique entre le modèle (à valeur explicative20) et l’image (à vocation figurative).
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21 J’emprunte la formule à Floyd Gray (La Bruyère, amateur de caractères, Par...
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22 Les effets de calibrage tiennent à la juxtaposition (paratactique) de cinq...
9Aussi, de cette image qu’il met à contribution dans son portrait du sot, La Bruyère, « moraliste-poète21 », tire plus d’un effet. Effets de sens en premier lieu, dans la mesure où le jeu des analogies qui la fondent opère concurremment sur de multiples axes : à l’image des mouvements de l’automate, le comportement du sot est tout ensemble irréfléchi (son âme, comme l’on sait, « se repose »), involontaire (« le poids l’emporte, le fait mouvoir, le fait tourner » : de ce comportement qui est le sien, il n’est pas le sujet), invariable (« il est uniforme ») et prévisible (« qui l’a vu une fois, l’a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie »)… Par ailleurs, cette image est d’autant plus efficace qu’elle s’actualise à deux niveaux : thématique (cela se voit d’emblée), mais aussi stylistique (la présence de l’image au niveau thématique réfractant sa prégnance dans le dispositif textuel). On reconnaît ainsi, dans la séquence liminaire, le mouvement même de l’automate : un mouvement typiquement mécanique (parfaitement cadencé, rigoureusement uniforme) que restituent mimétiquement de très sensibles effets de calibrage ; un mouvement toujours recommencé dont de non moins sensibles effets de redondance (polysyndète, répétition) ne laissent pas d’évoquer le caractère si pesamment répétitif22…
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23 Cf. Descartes, Les Passions de l’âme (1649), 1re partie, art. XVI, éd. G. ...
10Mais au delà de son pouvoir de figuration, l’image de l’automate endosse à l’évidence une fonction dépréciative et satirique. De fait, en recyclant, pour son propre compte et dans le champ qui est le sien (celui de la description morale), une analogie dont la valeur heuristique est rigoureusement circonscrite, en contexte cartésien, à l’explication de la « machine de notre corps » et spécifiquement à celle des mouvements involontaires – c’est-à-dire à la description de ce que l’homme et la bête ont en commun23 –, La Bruyère en neutralise incidemment la fonction discriminante. Ce n’est pas là l’effet le moins considérable, ni le moins paradoxal, du déplacement qu’il fait subir au thème de l’animal-machine : un effet qu’il ne manque pas de souligner, comme en passant, par une modalisation qui en dit long (le sot « est fixé et déterminé, par sa nature, et j’ose dire par son espèce »). Or, cet effet n’est pas aussi localisé qu’on pourrait le penser ; car si l’âme du sot est « ce qui paraît le moins en lui », ils sont légion, aux yeux du moraliste, ceux qui « oublient » qu’ils en ont une :
24 La Bruyère, op. cit., « Des Jugements », 103, (éd. V), p. 485.
¶ La plupart des hommes oublient si fort qu’ils ont une âme, et se répandent en tant d’actions et d’exercices, où il semble qu’elle est inutile, que l’on croit parler avantageusement de quelqu’un, en disant qu’il pense, cet éloge même est devenu vulgaire ; qui pourtant ne met cet homme qu’au-dessus du chien, ou du cheval24.
11De manière très générale, comme l’a bien montré Jules Brody, « la vision de l’homme en société comporte [chez La Bruyère] deux éléments complémentaires : mouvement machinal et communication défaillante25 » : aussi les lignes de partage (entre l’humain et l’animal, entre l’âme et le corps) qui définissent la conception de l’homme dans la philosophie cartésienne tendent-elles à se brouiller. Est-il pertinent, pour autant, de conclure qu’une telle vision de l’homme « exclut et contredit la grande vérité dualiste du cartésianisme26 » ? Cela revient – peu ou prou – à situer le dessein de La Bruyère sur un plan qui n’est pas le sien, à prendre littéralement ce qui se donne comme figure. Dans la mesure où, comme on vient de le voir, la métaphore du sot-machine est le fait d’un recyclage (si ce n’est d’un bricolage), il convient selon moi de la replacer sous l’éclairage du projet singulier qui est celui du moraliste – projet dont on sait ce qu’il doit par ailleurs à de multiples apports, du legs de Théophraste à l’héritage érasmien.
2. D’une lecture par mots-clés (« inégal » vs « uniforme »)
12« Le sot est Automate » : il est – tout entier – dans cette identité métaphorique, laquelle, en retour, emplit l’espace entier de son portrait. Reste qu’en toute rigueur ce portrait de sot n’est pas lisible isolément ; il constitue le second alinéa d’une remarque en forme de diptyque, dans laquelle il fait pendant au « portrait » de l’homme d’esprit (premier alinéa) :
27 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 142, p. 444-445. Dans les éditions V...
¶ L’homme du meilleur esprit est inégal, il souffre des accroissements et des diminutions, il entre en verve, mais il en sort : alors, s’il est sage, il parle peu, il n’écrit point, il ne cherche point à imaginer ni à plaire. Chante-t-on avec un rhume ? ne faut-il pas attendre que la voix revienne ?
Le sot est Automate, il est machine, il est ressort, le poids l’emporte, le fait mouvoir, le fait tourner et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément point, qui l’a vu une fois, l’a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie ; c’est tout au plus le bœuf qui meugle ou le merle qui siffle, il est fixé et déterminé, par sa nature, et j’ose dire par son espèce : ce qui paraît le moins en lui, c’est son âme, elle n’agit point, elle ne s’exerce point, elle se repose27.
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28 « L’antithèse est une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l’...
13Pour mettre au jour la signification que revêt ici l’image de l’automate et circonscrire l’enjeu global auquel elle se rattache, il importe donc de la ressaisir à l’intérieur de ce dispositif antithétique dans lequel les deux peintures, rigoureusement indissociables, « se donnent du jour l’une à l’autre28 ». A contrario, une analyse hâtive du premier alinéa induit un gauchissement de la signification du second, car elle ne permet pas d’identifier pertinemment ce dont le sot-machine est l’antithèse : il suffira, pour le faire voir, d’entrer quelques instants dans le détail d’une semblable analyse.
14Si l’on fait abstraction des effets de sens locaux qu’une lecture attentive engagerait à prendre en compte (et sur lesquels j’aurai plus loin l’occasion de revenir), il est possible de reconnaître au fil de notre texte les mots-clés d’une problématique que les travaux sur La Bruyère ont fortement mise en lumière au cours des trois dernières décennies – et, partant, de le donner à lire en résonance avec cette problématique : je veux parler des questions (diversement formulées) touchant à la tension qui se fait jour, chez notre moraliste, entre le sentiment de l’instabilité du moi d’une part et, de l’autre, le projet de peindre des caractères au sens de Théophraste, c’est-à-dire des manières d’être stables. À vrai dire, cette grille d’interprétation ne laisse pas de s’imposer si l’on admet que le diptyque est structuré par une opposition terme à terme entre les deux attaques :
L’homme du meilleur esprit est inégal […].
Le sot est Automate […].
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29 C’est ainsi que l’entend Marc Escola : « seul le sot est automate, déclare...
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30 M. Escola, La Bruyère, op.cit., vol. 2, p. 102.
15Aussi bien – et pour trompeur qu’il soit – l’effet de parallélisme est-il d’autant plus sensible qu’à défaut de déterminant le second prédicat (« automate ») – au même titre que ses substituts métonymiques (« machine », « ressort ») – revêt une valeur adjectivale : « automate », semble-t-il, dit – figurément – le contraire d’« inégal »29 et, partant, la même chose qu’« uniforme » (la métaphore de l’automate se donnant à lire, en première approximation, comme figure de l’invariance). Dans cette perspective, c’est à « la problématique “inégalité” de l’homme d’esprit » – selon les termes de Marc Escola30 – que s’opposerait, par son « égalité », le sot-machine.
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31 Acception la plus courante, certes, sous la plume du moraliste et notammen...
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32 Voir son annotation, à la suite de son édition des Caractères, dans Jean L...
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33 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 6, p. 399 ; voir aussi la remarque 1...
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34 M. Escola, ibid., 265.
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35 Ibid., p. 264.
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36 La Bruyère, op. cit., p. 444 (édition V). M. Escola parle ici de « caractè...
16De fait, si l’on prend le parti de comprendre « inégal » dans le sens d’« inconstant » (sujet à de soudains changements)31, on pensera reconnaître dans le premier des deux tableaux, comme le fait notamment Patrice Soler, « le motif de la discontinuité foncière chez les hommes32 ». À ce compte, l’« homme du meilleur esprit » serait un avatar de l’« homme inégal », dont la remarque 6 (édition IV) du chapitre « De l’Homme » avait donné l’impossible portrait : tandis que le sot est « uniforme » et « ne se dément point » (c’est là précisément ce qui paraît le plus en lui), l’homme inégal « se multiplie autant de fois qu’il a de nouveaux goûts et de manières différentes » ; tandis que le sot demeure le même « dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie », l’homme inégal « est à chaque moment ce qu’il n’était point, et il va être bientôt ce qu’il n’a jamais été »33. À l’appui de ce rapprochement, Marc Escola fait valoir que de nombreuses remarques de la cinquième édition accentuent les « inflexions introduites par la quatrième » et « s’inscrivent dans une logique de surenchère en regard du thème de la discontinuité des conduites34 » : la « problématique “inégalité” de l’homme d’esprit » ne ferait qu’attester la problématique inégalité de l’homme en général – « un divers en perpétuel devenir35 ». À l’instar, donc, de l’« homme inégal » – ou de Télèphe (« De l’Homme », 141), cet homme dont « on voit clairement ce qu’il n’est pas » mais dont « il faut deviner ce qu’il est en effet36 », et de bien d’autres encore… –, l’homme d’esprit, selon cette analyse, illustrerait la résistance que la complexité et la labilité de la nature humaine opposent à l’entreprise herméneutique et taxinomique du moraliste.
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37 M. Escola, ibid.
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38 Abstraction faite à ce stade des effets de sens spécifiques produits par l...
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39 M. Escola l’entend bien ainsi : « Il n’y a que pour le sot, proche en cela...
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40 Ibid., p. 287 et 289.
17Au rebours, le sot représenterait, par contraste, « le seul objet stable pour le discours moral37 ». Toujours identique à lui-même, « fixé et déterminé, par sa nature », il coïnciderait idéalement avec une conception fixiste du caractère héritée de la tradition théophrastienne : son comportement – rigoureusement invariable – serait un caractère en acte, la manifestation – rigoureusement prévisible – d’une « nature » identifiable et reconnaissable, d’une disposition naturelle et constitutive à se comporter tel qu’il se comporte38. Telle serait, dans cette optique, le sens de l’analogie qui nous occupe : dans la mesure où son comportement serait à sa « nature » ce que le mouvement de l’automate (animal ou machine) est à son mécanisme (c’est-à-dire à son programme), le sot donnerait à voir exemplairement la mécanique du caractère39. Il serait par là même un « cas particulier » dans cet univers incertain (celui des Caractères en général et singulièrement celui du chapitre « De l’Homme ») où sont progressivement remises en question « la fixité même de la notion de caractère […] en même temps que la possibilité de représenter les mœurs » : l’une et l’autre, en effet, seraient en lui préservées40. En d’autres termes, l’image de l’automate serait ici l’image de ce par quoi le sot, selon cette analyse, fait figure d’exception.
3. Horloges anthropomorphes et mouvement perpétuel : Narcisse et ses doubles
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41 F. Gray, op. cit., p. 75. Et c’est bien à cela – un mécanisme (une machine...
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42 Jean Marmier, « Le sens du mouvement chez La Bruyère », Les Lettres romane...
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43 P. Soler, op. cit., p. 649.
18Pareille lecture, on le voit, ne permet pas de rendre raison de ces airs de famille (plus ou moins prononcés), de ces liens de parenté (plus ou moins étroits) qui se font jour au fil des pages entre la figure du sot-machine et de très nombreux « caractères ». Car La Bruyère, on l’a souvent remarqué, excelle à fabriquer des « personnages dont la vie n’est plus qu’un vain mécanisme41 », et ses descriptions ne laissent pas d’évoquer, bien souvent, un « ballet mécanique42 », un théâtre d’automates où, semble-t-il, « le sage seul […] échappe à la répétitivité43 ». Aussi sont-ils légion, dans les Caractères, ceux qui, à l’instar du sot, vont réitérant inexorablement des comportements identiques en toutes circonstances, « et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ».
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44 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 77 (éd. I), p. 423.
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45 Ibid., « Des Grands », 48 (éd. VI), p. 367.
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46 Ibid., « De l’Homme », 123 (éd. IV), p. 438.
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47 Ibid., « De la Société et de la Conversation », 82 (éd. V), p. 270-71.
19Ainsi de ces rieurs automates « qui rient également des choses ridicules et de celles qui ne le sont pas44 » ; ainsi de Théognis qui, lorsqu’il est « dans le public » et marche « dans les salles », « se tourne à droit où il y a un grand monde et à gauche où il n’y a personne », « salue ceux qui y sont et ceux qui n’y sont pas45 », indifféremment ; ainsi de Ruffin, qui « parle à celui qu’il voit une première fois avec la même liberté et la même confiance qu’à ceux qu’il appelle de vieux amis » et, comme par effet de vitesse acquise, « le même conte qu’il a commencé de faire à quelqu’un, il l’achève à celui qui prend sa place46 » ; ainsi de Nicandre, le veuf en mal de remariage, dans une scène perpétuellement rejouée qui ne s’achève que pour recommencer – au moment où, éconduit ici, le barbon dépité s’en « va dire ailleurs qu’il veut se remarier47 »…
20Ainsi de Narcisse, lequel, sans doute, ne s’appelle pas Narcisse par hasard, puisqu’il se reproduit au fil des jours, fidèle réplique de lui-même :
48 Ibid., « De la Ville », 12 (éd. I), p. 308-309.
¶ Narcisse se lève le matin pour se coucher le soir, il a ses heures de toilette comme une femme, il va tous les jours fort régulièrement à la belle Messe aux Feuillants ou aux Minimes ; il est homme d’un bon commerce, et l’on compte sur lui au quartier de** pour un tiers ou pour un cinquième à l’hombre ou au reversi ; là il tient le fauteuil quatre heures de suite chez Aricie, où il risque chaque soir cinq pistoles d’or. Il lit exactement la Gazette de Hollande et le Mercure galant ; il a lu Bergerac, des Marets, Lesclache, les Historiettes de Barbin, et quelques recueils de Poésies. Il se promène avec des femmes à la Plaine ou au Cours, et il est d’une ponctualité religieuse sur les visites. Il fera demain ce qu’il fait aujourd’hui et ce qu’il fit hier ; et il meurt ainsi après avoir vécu48.
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49 J. Brody, op. cit., p. 31. Si l’on ne peut que souscrire à cette observati...
21Si l’image de l’automate n’est pas explicitement convoquée dans ces lignes, elle n’en est pas moins silencieusement à l’œuvre, et Narcisse, à tout prendre, n’est pas moins uniforme, n’est pas moins prévisible que notre sot-machine : « il fera demain ce qu’il fait aujourd’hui et ce qu’il fit hier ». De fait, observe Jules Brody, « son existence, laisse facilement deviner le mécanisme qui en morcelle et mesure les moments49 ». Il y a bien quelques variables dans l’emploi du temps de l’élégant : Feuillants ou Minimes, tiers ou cinquième, hombre ou reversi, la Plaine ou le Cours ; mais ces alternances même ne sont pas sans évoquer le mouvement d’oscillation, tout mécanique, d’une pendule. Narcisse, aussi bien, est une horloge anthropomorphe : « il a ses heures de toilette », « il est d’une ponctualité religieuse sur les visites », et ses journées ne sont, au bout du compte, qu’un seul et même jour indéfiniment répété, un cycle temporel indéfiniment parcouru (demain comme aujourd’hui, aujourd’hui comme hier) – éternel retour de l’automate à son programme. Au motif de l’homme-horloge se superpose alors celui du mouvement perpétuel qu’esquisse ingénieusement la pointe (« et il meurt ainsi après avoir vécu ») – audacieux passage à la limite dont le vétilleux Vigneul-Marville donne, bien malgré lui, une analyse assez précise :
50 Vigneul-Marville (N. Bonaventure d’Argonne, dit), Sentiments critiques sur...
Comme ce mot (ainsi) n’a aucun rapport au verbe (il meurt), ce peut être une transposition échappée à l’auteur, qui, s’il y avait pris garde, n’aurait pas manqué d’écrire, il meurt après avoir ainsi vécu50.
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51 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 122 (éd. V).
22Même répétitivité, même circularité, même prévisibilité dans le cas d’un Cliton, le mangeur qui « n’a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui est de dîner le matin et de souper le soir » et qui « ne semble né que pour la digestion51 », ou bien encore – et je terminerai par cet exemple – dans celui d’Hérille, le citateur mécanique :
52 Ibid., « Des Jugements », 64 (éd. V), p. 475 ; voir aussi « De la Société ...
¶ Hérille, soit qu’il parle, qu’il harangue ou qu’il écrive, veut citer : il fait dire au Prince des Philosophes, que le vin enivre, et à l’Orateur Romain que l’eau le tempère ; s’il se jette dans la morale, ce n’est pas lui, c’est le divin Platon qui assure que la vertu est aimable, le vice odieux, ou que l’un et l’autre se tournent en habitude : les choses les plus communes, les plus triviales, et qu’il est même capable de penser, il veut les devoir aux Anciens, aux Latins, aux Grecs : ce n’est ni pour donner plus d’autorité à ce qu’il dit, ni peut-être pour se faire honneur de ce qu’il sait. Il veut citer52.
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53 Je réponds ici à une pénétrante observation de Bertrand Vibert, que je rem...
23Le thème de l’automatisme comportemental est assurément central dans ce dernier exemple, et le motif de l’automate est à nouveau latent, inscrit en filigrane dans le dispositif stylistique et rhétorique du portrait, dispositif structuré par un effet – redoublé – de cadence mineure. Cet effet singulièrement suggestif est repérable localement dans l’attaque ; à la souple diversité des contextes de communication successivement évoqués dans la protase, la brièveté de l’apodose oppose une réponse unique, invariable et rudimentaire : en toutes circonstances, Hérille « veut citer ». Un effet similaire configure globalement l’économie du portrait : la pointe, détachée sous la forme d’une phrase minimale, est à l’égard de ce portrait ce que l’apodose est à l’attaque et, d’un trait, fixe notre citateur tel qu’en lui-même et pour toujours son automatisme le fige. Hérille, en effet, se résorbe et se résume tout entier dans cet automatisme ; en fin de compte, il n’y a rien d’autre à dire de lui que ceci : « Il veut citer » – un point, c’est tout. Certes, en toute rigueur, Hérille n’est pas, si l’on peut ainsi dire, un « parfait » automate : il est apparemment capable de vouloir (« il veut citer »), même si cette volonté, qui lui tient lieu de moteur à défaut de motif, est à l’évidence irréfléchie ; il est apparemment capable de penser (du moins « les choses les plus communes, les plus triviales »), et peut-être penserait-il pour de bon, s’il ne citait. Aussi concéderai-je volontiers que, comme bon nombre de ceux qui, de Narcisse à Nicandre, composent le demi-monde indécis des Caractères, Hérille est une demi-machine53.
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54 « Que de sots dans les Caractères ! », observe à juste titre P. Soler en c...
24Pour autant, avec bon nombre de ses semblables, il prend place dans une longue série de variations sur l’invariance dont la figure du sot-machine fournit le paradigme. Qu’est-ce à dire ? sinon que cette figure, bien loin de constituer chez notre moraliste un « cas particulier », est au contraire au centre d’une constellation54. Mais comment rendre raison des solidarités qui structurent cette constellation sans récuser le fait, difficilement contestable, que la variabilité des comportements, l’instabilité de la nature humaine se trouvent, elles aussi, massivement évoquées dans les Caractères – et notamment dans le temps même (la cinquième édition) et dans le lieu même (le chapitre « De l’Homme ») où le portrait du sot en automate est introduit ? Mon hypothèse est que la peinture des automatismes comportementaux n’est pas réductible, chez La Bruyère, à la peinture de caractères au sens théophrastien – et que l’« égalité » du sot-machine n’est pas imputable, tout bien considéré, à la rigidité d’un caractère.
4. L’impolitesse des automates : de l’ignorance du temps et de l’occasion
25Pour étayer cette hypothèse, revenons à notre diptyque. Une analyse attentive et nuancée permettra d’établir que la question de l’« inégalité » (ou, à l’inverse, de la stabilité) du caractère ne constitue pas une clé de lecture pertinente, parce qu’elle ne constitue ni le thème apparent ni l’enjeu sous-jacent de ce texte. Elle permettra de comprendre à quoi tient, quant au fond, l’« égalité » du sot – ce dont elle est l’indice – et d’approfondir, partant, la signification locale de l’image de l’automate aussi bien que sa portée globale. Elle permettra de montrer que notre sot-machine, plutôt qu’un cas d’espèce, représente un cas-limite : il s’agira de cerner, en somme, ce qu’il porte à son comble.
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55 Cf. « De la Société et de la Conversation », 18 (éd. I) : « C’est une gran...
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56 Télèphe, en fin de compte, n’est pas un « caractère déceptif » (cf. ci-des...
26Le parallélisme en trompe-l’œil entre les deux attaques (« L’homme du meilleur esprit est inégal… »/ « Le sot est Automate… ») ne saurait dissimuler aux yeux du lecteur vigilant une fondamentale asymétrie : car si le thème de l’uniformité se déploie (quasiment) tout au long du second alinéa – si l’uniformité marque le sot de bout en bout (bien qu’il reste à préciser ce qu’elle indique en lui) –, il n’en va pas de même du thème de l’« inégalité » dans le premier. Au vrai, le thème central de ce premier tableau n’est pas celui de l’inégalité, mais bien plutôt – et cela change tout – celui de l’à-propos. À considérer de plus près ce que j’ai appelé – un peu rapidement et par commodité – le portrait de l’homme d’esprit, on voit en effet se dessiner les contours d’une figure plus précise, et plus conforme à l’idéal de La Bruyère, celle de l’homme en qui l’esprit (le meilleur) se trouve joint à la sagesse (à défaut de laquelle il ne vaut pas grand chose) : « s’il est sage », et seulement s’il est sage, l’homme d’esprit sait à tout instant parler ou se taire, chercher à plaire ou s’abstenir à propos, selon qu’il est ou qu’il n’est pas « en verve »55 ; sa sagesse est marquée par une aptitude à proportionner sa conduite aux fluctuations (« accroissements » et « diminutions ») qui affectent sa verve, c’est-à-dire son esprit. À l’opposé d’un Télèphe (« De l’Homme », 141), cet homme-là sait – à tout instant – se mesurer56.
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57 Signification couramment attestée à l’époque (et du reste sous la plume) d...
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58 On ne négligera pas la nuance concessive du superlatif, qui amorce le mouv...
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59 Dictionnaire de l’Académie française, op. cit., p. 399, s.v. « Esprit ».
27On se gardera donc de faire dire à l’adjectif « inégal » (et par là même au texte tout entier) ce qu’en cette occurrence il ne dit nullement. L’homme d’esprit est inégal comme un auteur est inégal : ce qui est inégal (par métonymie), c’est l’esprit du premier ou le style du second (est inégal, selon cette acception, ce dont la force, la grandeur ou la qualité n’est pas constamment la même57). Inégal, l’homme qui a de l’esprit, fût-ce du « meilleur »58, l’est dans le sens où son esprit – entendons cette ingéniosité, cette « facilité de l’imagination et de la conception59 » que le terme désigne en contexte – ne se maintient pas constamment dans le même degré de force et de fécondité : « accroissements » et « diminutions » désignent explicitement des variations de degré, non de nature. Il n’y a pas lieu, aussi bien, d’assimiler la figure de l’homme d’esprit à celle de l’« homme inégal » (en l’occurrence, le sens de l’attribut n’est pas celui de l’épithète), ni d’interpréter ce premier alinéa comme une variation sur le thème de la discontinuité des conduites (qui renvoie à la « problématique inégalité » de la nature humaine). Bien au contraire, c’est un caractère éminemment cohérent, quant au fond, que celui de cet homme d’esprit doué de sagesse : qu’il parle ou qu’il se taise, qu’il cherche à plaire ou qu’il s’abstienne, c’est un comportement rigoureusement constant que le sien, fondé qu’il est sur une attention soutenue à soi-même (et aux autres). Et cette conscience de soi (et des autres) s’éprouve et se construit dans la durée, elle est science du temps et de l’occasion : notre homme est celui-là qui sait attendre (attendre, par exemple, « que la voix revienne »).
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60 M. Ricord (op. cit., p. 14) ; étudiant les différents aspects de l’esprit ...
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61 Méré, « De la Conversation », in Œuvres complètes, éd. Charles-H. Boudhors...
28La sagesse ainsi définie – la connaissance de soi-même et des autres comme fondement d’une aptitude au commerce du monde – répond au « caractère social et conversationnel de l’esprit » chez La Bruyère60. Elle n’est pas sans évoquer l’idéal de l’honnête homme, fondé sur le souci de « s’accommoder à l’occasion » (selon le mot de Méré61), c’est-à-dire de s’adapter, avec toute la justesse et toute la souplesse requises, aux conditions naturellement variables de la conversation – à commencer, comme c’est ici le cas, par ces alternances (de hauts et de bas) avec lesquels doit apprendre à compter quiconque a de l’esprit (fût-ce du meilleur). Au demeurant, les théoriciens de l’honnêteté ont pris soin de distinguer entre l’inégalité et cette vertu d’accommodement qui ne lui ressemble que de fort loin :
62 Pierre Ortigue de Vaumorière, L’Art de plaire dans la conversation, Paris,...
On ne peut appeler inégalité un changement qui est fondé sur la raison, nous voyons à tout moment que le Commerce de la vie demande que l’on parle différemment en un même jour62.
29Au rebours, la stabilité du sot-machine n’est en rien « fondée sur la raison », et n’est au demeurant qu’un simulacre de constance ; à proprement parler, l’automate ne dure pas, il se répète. La construction paratactique – l’un des tours les plus connus (et les plus commentés) de La Bruyère – restitue le procès de simple consécution auquel se réduit, dans le cas de notre sot (mais aussi de bien d’autres « caractères »), l’expérience temporelle : c’est une temporalité syncopée que la sienne, succession discontinue d’« instants » et de « périodes » isochrones et rigoureusement identiques (« qui l’a vu une fois l’a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie »). À tous égards, du reste, la constance du sot n’est constance que par défaut : incapable d’esprit (« son âme », on le sait, « se repose »), le sot ne court pas grand risque de souffrir les « accroissements » et les « diminutions » auxquels son vis-à-vis ne saurait échapper…
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63 J. Brody, op. cit., p. 35 ; cf. supra note 25.
30Mais cette constance par défaut indique davantage qu’un défaut d’esprit, pour qui se donne la peine de relire en contexte la seconde partie du diptyque, c’est-à-dire de la comprendre en tant qu’elle fait pendant à la première. C’est en situation de communication (parler, écrire, imaginer, plaire, chanter) que l’homme du meilleur esprit est explicitement représenté dans le premier alinéa (et qu’il fait, le cas échéant, la preuve de sa sagesse). Aussi est-ce de même dans l’espace de la conversation (au sens de l’époque) que le portrait du sot-machine est à son tour implicitement situé (et qu’il trouve en effet sa signification, sauf à neutraliser le jeu des antithèses qui sous-tendent le diptyque). En d’autres termes, l’image de l’automate recouvre une problématique de l’interaction sociale : c’est un portrait-robot de l’honnête homme qu’elle dessine en creux. D’où vient (et l’on rejoint ici, mais par un biais tout différent, les analyses déjà citées de Jules Brody) qu’elle articule étroitement deux aspects solidaires, « mouvement machinal et communication défaillante63 » : à la variabilité des situations de communication, à la souplesse, à la justesse que cette variabilité requiert, le sot-machine oppose l’uniformité d’un mouvement qui s’exécute et se répète inexorablement, en dépit de tout cela qui devrait ou l’interrompre ou l’infléchir ; son uniformité témoigne d’une incapacité à s’insérer pertinemment, et avec toute la pénétration nécessaire, dans le jeu éminemment mobile de l’échange interpersonnel. À nouveau, l’auteur des Caractères se rencontre avec les théoriciens de l’honnêteté ; un Méré, par exemple, ne définit pas autrement la sottise :
64 Méré, op. cit., p. 65 (mes italiques).
Je ne vois rien qui donne tant de tristesse et de chagrin que la sottise, et j’entens par la sottise je ne scay quel aveuglement malin, opiniastre, et presomptueux : car encore qu’on ait peu de lumiere, pourvu qu’on soit docile et traitable, on n’est pas un sot. Ces gens simples ne laissent pas de plaire, et j’en ay connu qui se sont rendu honnestes gens. […] Outre qu[e les sots] sont toûjours de mauvaise compagnie, et que le vrai merite leur est inconnu, il se rencontre aussi qu’ils sont ingrats, et que même ils ne sçavent pas quand on les oblige64.
31Bien des pages de La Bruyère sont au reste susceptibles d’éclairer cet enjeu conversationnel de l’image du sot-machine. Certaines l’explicitent :
65 La Bruyère, op. cit., « De la Société et de la Conversation », 2, (éd. I),...
¶ C’est le rôle d’un sot d’être importun : un homme habile sent s’il convient, ou s’il ennuie : il sait disparaître le moment qui précède celui où il serait de trop quelque part65.
D’autres, comme le fameux portrait de Mopse, sont de nature à l’illustrer :
66 Ibid., « Du Mérite personnel », 38 (éd. V), p. 200.
¶ Je connais Mopse d’une visite qu’il m’a rendue sans me connaître : il prie des gens qu’il ne connaît point de le mener chez d’autres dont il n’est pas connu : il écrit à des femmes qu’il connaît de vue : il s’insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est ; et là, sans attendre qu’on l’interroge, ni sans sentir qu’il interrompt, il parle, et souvent, et ridiculement : il entre une autre fois dans une assemblée, se place où il se trouve, sans nulle attention aux autres, ni à soi-même ; on l’ôte d’une place destinée à un Ministre, il s’assied à celle du Duc et Pair ; il est là précisément celui dont la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit point : chassez un chien du fauteuil du Roi, il grimpe à la chaire du prédicateur ; il regarde le monde indifféremment, sans embarras, sans pudeur ; il n’a pas non plus que le sot de quoi rougir66.
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67 Voir le caractère XII de Théophraste, « Du Contre-temps » : « Cette ignora...
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68 J. Brody, op. cit., p. 31. Si Narcisse est désigné par dérision « homme d’...
Comme l’indique incidemment et malicieusement la pointe, Mopse est avec le sot dans un rapport de gémellité. Comme le sot, aussi bien, Mopse est radicalement impropre à la sociabilité : son « ignorance du temps et de l’occasion67 » le condamne à ne s’insérer dans l’espace collectif qu’à contretemps et mal à propos. De là cet autre rapport de gémellité, incidemment et malicieusement aperçu, entre Mopse et le chien – éphémère affleurement, à nouveau, du motif de l’animal-machine : dans la mesure même où l’automate (animal ou machine) est une configuration qui se caractérise, on la sait, par son autonomie et sa capacité d’autorégulation, il fournit une métaphore adéquate à l’évocation des comportements inadaptés. Tel est celui de Mopse : sa fondamentale indifférence (« il regarde le monde indifféremment ») procèdent d’une double méconnaissance, de lui-même et des autres – ou, si l’on veut, d’une double distraction (où qu’il se trouve, il ne prête « nulle attention aux autres, ni à soi-même »). Mopse est un insulaire, en cela tout semblable au sot-machine, mais également proche parent de Narcisse, dont le nom, comme le rappelle Jules Brody, « exprime une identité repliée sur elle-même68 » – ou, plus précisément (car la formule peut prêter à confusion), une identité repliée sur son propre mirage.
32Ainsi, et pour diverses que soient, au fil des pages, les formes sous lesquelles l’image de l’automate vient à s’inscrire dans le dispositif textuel, cette image se comprend globalement comme elle se comprend, localement, dans le portrait du sot-machine, c’est-à-dire comme figure de l’insularité. En ce sens, elle fournit l’emblème inversé d’un modèle de sociabilité dans lequel la présence authentique à soi-même et le dialogue avec autrui s’impliquent réciproquement. En quoi elle s’ordonne, sous la plume du moraliste, à un idéal d’honnêteté qui n’est pas autre chose, à tout prendre, qu’un idéal d’humanité.
33La métaphore de l’automate ne fait pas sens intrinsèquement, mais toujours en contexte, en tant qu’elle se rapporte à un dessein donné : d’où vient qu’une cartographie des usages auxquels elle se prête ou se plie ne saurait faire abstraction de la diversité, de l’hétérogénéité des projets qui les suscitent. Et si l’auteur des Caractères n’a pas peu contribué à l’« invention » de cette image – à l’élaboration littéraire du motif de l’animal-machine –, l’usage qu’il lui assigne doit être historiquement situé et s’inscrit, comme tous les « tours » du moraliste, dans l’économie d’un dessein singulier :
69 Ibid., « Des Ouvrages de l’Esprit », 34 (éd. IV), p. 171 ; mes italiques.
¶ Le Philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule ; s’il donne quelque tour à ses pensées, c’est moins par une vanité d’auteur, que pour mettre une vérité qu’il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l’impression qui doit servir à son dessein. […]69
34Quel dessein ? Comme on l’a vu, à travers la peinture des conduites machinales ne se dessine pas tant le projet de mettre en évidence, dans une perspective d’inspiration théophrastienne, un automatisme du caractère (ni même, en ce qui concerne le sot, l’automatisme d’un caractère), que celui de définir en creux un idéal de sociabilité dont la figure du sot-machine fournit exemplairement le repoussoir. Il reste que cette image ne vaut pas seulement chez La Bruyère par ce qu’elle dit, mais encore (et peut-être surtout) par ce qu’elle fait – par cette « impression » si particulière qu’elle ménage pour servir au « dessein » de l’auteur, par ce « jour » si particulier qu’elle projette sur cela même qu’elle exhibe. Véritable dispositif optique, elle ne laisse pas en effet de mettre à distance ce qu’elle met en lumière : parce qu’elle donne à voir, plutôt que « du mécanique plaqué sur du vivant », du mécanique enfoui sous de l’humain, la métaphore ressortit – au point de contact entre le burlesque et le bizarre – à ce qu’il faut bien nommer une esthétique de la merveille. En quoi décidément le sot-machine n’est pas, chez La Bruyère, un cas particulier.
Notes
1 J.-F. Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, J. Mossy, 1787-1788, s.v. « Automate », t. I, p. 227.
2 « On dit figurément d’un homme stupide, que C’est un automate. » (Dictionnaire de l’Académie française, 5e édition, Paris, J.J. Smits et Cie, 1798, s.v. « Automate », p. 103).
3 Cf. Louis-Antoine Caraccioli : « L’Homme ne peut vivre sans passions, ou il serait automate […]. » (L’Esprit de M. le Marquis de Caraccioli, « Des Passions », Liège, Dunkerque, J.L. de Boubers, 1763, p. 73).
4 Cf. Rétif de La Bretonne (à propos du mariage) : « Il faut laisser ces engagements aux automates, qui, à la vérité, composent les trois quarts du genre humain ; ces gens-là, montés comme une pendule, vont machinalement pendant leur mariage […]. Mais ceux qui pensent, et dans qui s’est de bonne heure développée cette énergie, qui distingue l’être raisonnable de la brute, ils doivent se conserver libres […]. » (La Paysanne pervertie ou les dangers de la ville [1784], éd. B. Didier, Paris, Garnier-Flammarion, 1972, p. 152).
5 J.-F. Féraud, ibid.
6 Cf. Bernard Tocanne, L’Idée de nature en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Contribution à l’histoire de la pensée classique, Paris, Klincksieck, 1978, p. 44-79.
7 La Bruyère, Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, éd. M. Escola, Paris, Champion, 1999, « De l’Homme », 142, 2nd alinéa, p. 444-445 (« Automate » en italiques dans le texte) ; nous relirons plus loin ce « portrait de sot » en contexte.
8 J. Brody, Du style à la pensée. Trois études sur les Caractères de La Bruyère, Lexington, French Forum, 1980 « Images », p. 31-54.
9 M. Escola, La Bruyère, Paris, Champion, 2001, 2 vol. (I : Brèves questions d’herméneutique, II : Rhétorique du discontinu) ; ces deux volumes sont issus de la refonte d’une thèse que j’aurai ponctuellement l’occasion de citer : Rhétorique du discontinu. Rhétorique et herméneutique dans les Caractères de La Bruyère, sous la dir. de Georges Forestier, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), 1995, 2 vol.
10 É. Littré, Dictionnaire de la langue française, nouv. éd., Paris, Hachette, 1863-77, 5 vol., s.v. « Automate », vol. 1, p. 372 ; P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2e éd. revue et enrichie par A. Rey, Paris, Le Robert, 1992, 9 vol., s.v. « Automate », vol. 1, p. 725.
11 Pascal, Pensées, fragment 661, éd. Ph. Sellier, Paris, Garnier, 1993, p. 451-452. Premier exemple connu d’un emploi figuré d’automate selon le Dictionnaire historique de la langue française (Paris, Le Robert, 1993, s.v. « Automate », vol. 1, p. 146), corroboré par le TLFI (www.cnrtl.fr/definition/automate), la célèbre formule (« nous sommes automate autant qu’esprit ») introduit une réflexion sur le rôle de l’habitude dans la croyance. Si le terme (tout comme celui de « machine ») se comprend en référence au cartésianisme, Pascal en élargit cependant la signification puisqu’il désigne sous sa plume tout ce qui chez l’homme est mécanisme : le corps, mais aussi l’âme pour partie ; c’est à ce dernier titre que sa valeur est (partiellement) métaphorique.
12 La Fontaine, Fables, VIII, xiv, « Les Obsèques de la Lionne », v. 23 : « C’est bien là que les gens sont de simples ressorts. » ; on notera cependant que l’image n’est ici que fugitivement esquissée (elle tient en un vers et la machine automate est désignée métonymiquement), quand elle remplit, chez La Bruyère, l’espace entier de son portrait du sot.
13 J. Brody, op. cit., p. 39.
14 La Bruyère, op. cit., « Des Esprits forts », 38, p. 588-589 ; la remarque est présente dès la 1re édition (1688). Rappelons que le pied de mouche (¶) marque le début d’une remarque.
15 « La métaphore ou la comparaison emprunte d’une chose étrangère une image sensible et naturelle d’une vérité. » (La Bruyère, op. cit., « Des Ouvrages de l’esprit », 55, p. 183).
16 Sur ce point, voir notamment la 1re section de ce volume.
17 Descartes, Les Passions de l’âme [1649], éd. G. Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1991, p. 63.
18 La Bruyère, op. cit., « Discours sur Théophraste », p. 85. L’allusion vise également les Caractères des Passions de Marin Cureau de La Chambre (Paris, P. Rocolet, 1640). De fait, Cureau prétend renouveler la théorie des passions en l’abordant en médecin : « il faut que la Médecine et la Philosophie Morale se secourent l’une l’autre pour en parler bien exactement » (Avis nécessaire au Lecteur, n.p.).
19 M. Escola, Rhétorique du discontinu, op. cit., vol. I, p. 25.
20 Cf. Jean-Claude Beaune, L’Automate et ses mobiles, Paris, Flammarion, 1980, p. 190 : « L’automate cartésien se réduit tout entier à sa fonction explicative […]. La conscience de ses limites d’activité traduit son caractère scientifique. »
21 J’emprunte la formule à Floyd Gray (La Bruyère, amateur de caractères, Paris, Nizet, 1986, p. 103sq.).
22 Les effets de calibrage tiennent à la juxtaposition (paratactique) de cinq propositions isométriques (tétrasyllabiques) à la suite de l’attaque : « il est machine,/ il est ressort,/ le poids l’emporte,/ le fait mouvoir,/ le fait tourner ». Les effets de redondance (« et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ») se doublent d’une gradation quasi géométrique (3/6/9).
23 Cf. Descartes, Les Passions de l’âme (1649), 1re partie, art. XVI, éd. G. Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1991, p. 79 : « […] tous les mouvemens que nous faisons sans que nostre volonté y contribue, (comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que nous mangeons, & enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes avec les bestes) ne dépendent que de la conformation de nos membres, & du cours que les esprits excitez par la chaleur du cœur suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs & dans les muscles. En mesme façon que le mouvement d’une montre est produit par la seule force de son ressort & la figure de ses roues. ». Sur le rôle de la doctrine de l’animal-machine relativement à la conception de l’homme dans le cartésianisme, voir Geneviève Rodis-Lewis, L’Anthropologie cartésienne, Paris, PUF, 1990.
24 La Bruyère, op. cit., « Des Jugements », 103, (éd. V), p. 485.
25 J. Brody, op. cit., p. 35.
26 Ibid., p. 40.
27 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 142, p. 444-445. Dans les éditions VI et VII, le diptyque faisait provisoirement place à un triptyque, dont l’actuelle remarque 143 (paraphrase amplifiée de la pointe qui clôt notre portrait) constituait le troisième volet et le « portrait du sot » le volet central ; il est intéressant de constater que, dans la huitième édition, le moraliste a souhaité rétablir le dispositif initial (avec ses effets de sens spécifiques).
28 « L’antithèse est une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l’une à l’autre. » (La Bruyère, op. cit., « Des Ouvrages de l’esprit », 55, p. 183). L’antithèse entre la sottise et l’esprit constitue chez La Bruyère, plus encore qu’un leitmotiv, l’une des polarités fondamentales qui structurent la description de l’espace humain.
29 C’est ainsi que l’entend Marc Escola : « seul le sot est automate, déclare La Bruyère dans la cinquième édition, quand les hommes du “meilleur esprit” sont inégaux » (Rhétorique du discontinu, op.cit., vol. 1, p. 286).
30 M. Escola, La Bruyère, op.cit., vol. 2, p. 102.
31 Acception la plus courante, certes, sous la plume du moraliste et notamment dans ce chapitre « De l’Homme », mais dont on s’avisera plus loin que dans ce contexte elle est dénuée de pertinence.
32 Voir son annotation, à la suite de son édition des Caractères, dans Jean Lafond (dir.), Moralistes du XVIIe siècle, Paris, Laffont, 1992, p. 1214. On trouve déjà la même lecture chez J. Brody (op. cit., p. 43) : même si elles « garantissent la spontanéité requise pour éviter l’écueil antithétique de l’automatisme », la « contrariété [de l’homme du meilleur esprit], son inconsistance, sa disparité d’avec lui-même sont problématiques ».
33 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 6, p. 399 ; voir aussi la remarque 147 (éd. IV) du même chapitre (p. 447) : « Les hommes n’ont point de caractères, ou s’ils en ont, c’est celui de n’en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient reconnaissables : ils souffrent beaucoup à être toujours les mêmes […] ; ils ont des passions contraires et des faibles qui se contredisent : il leur coûte moins de joindre les extrémités que d’avoir une conduite dont une partie naisse de l’autre […]. »
34 M. Escola, ibid., 265.
35 Ibid., p. 264.
36 La Bruyère, op. cit., p. 444 (édition V). M. Escola parle ici de « caractères déceptifs » : « ce n’est pas parce qu’on voit ce que n’est pas un “caractère” que l’on peut pour autant deviner ce qu’il est. » (op. cit., p. 266).
37 M. Escola, ibid.
38 Abstraction faite à ce stade des effets de sens spécifiques produits par le contexte, on rappellera que « nature » (en concurrence avec « naturel » dans la langue classique) est en effet susceptible de se comprendre dans le sens de « caractère » (disposition), acception héritée d’une double tradition, philosophique et rhétorique ; voir la définition de la peinture de caractère (notatio) dans la Rhétorique à Herennius (IV, 63) : « Notatio est cum alicius natura certis describitur signis quae, sicuti notae quaedam, naturae sunt adtributa (La peinture de caractère consiste à décrire un caractère avec des traits déterminés qui, comme des marques distinctives, lui sont propres). » (texte établi et trad. par Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 214). Sur la densité sémantique du terme à l’époque de La Bruyère, voir B. Tocanne, op. cit., p. 12-13.
39 M. Escola l’entend bien ainsi : « Il n’y a que pour le sot, proche en cela de l’animal-machine cartésien, que le “caractère” coïncide avec la pure nature. » (Rhétorique du discontinu, op. cit., vol. 1, p. 286). Pour éclairer l’enjeu de l’analogie entre caractère et mécanisme, rappelons qu’au sens propre « un mécanisme, c’est une configuration de solides en mouvement telle que le mouvement n’abolit pas la configuration » (Georges Canguilhem, « Machine et organisme », in La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965, p. 102).
40 Ibid., p. 287 et 289.
41 F. Gray, op. cit., p. 75. Et c’est bien à cela – un mécanisme (une machine, un ressort) – que se réduit l’image de l’automate ; le ressort est en effet le mécanisme à l’état pur : un « morceau de fer […] ou autre matière qui a la propriété de se remettre dans sa première situation quand il cesse d’être contraint, & qui sert à divers usages dans les machines » (Dictionnaire de l’Académie française, 1re éd., 1694, p. 491, s.v. « Ressort »).
42 Jean Marmier, « Le sens du mouvement chez La Bruyère », Les Lettres romanes, 21, 1967, p. 228.
43 P. Soler, op. cit., p. 649.
44 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 77 (éd. I), p. 423.
45 Ibid., « Des Grands », 48 (éd. VI), p. 367.
46 Ibid., « De l’Homme », 123 (éd. IV), p. 438.
47 Ibid., « De la Société et de la Conversation », 82 (éd. V), p. 270-71.
48 Ibid., « De la Ville », 12 (éd. I), p. 308-309.
49 J. Brody, op. cit., p. 31. Si l’on ne peut que souscrire à cette observation, le rapprochement que le critique établit avec l’image de la montre dans la peinture du courtisan (« De la Cour », 65, éd. V) est contestable : celle-ci fournit un exemple de mécanique moralisée (inspirée du modèle emblématique) dans lequel le thème central n’est pas celui de l’invariance mais bien plutôt celui des vicissitudes et de la vanité de la vie courtisane ; aussi bien, l’image de l’automate ne fait pas sens intrinsèquement, mais toujours en contexte.
50 Vigneul-Marville (N. Bonaventure d’Argonne, dit), Sentiments critiques sur les Caractères de M. de La Bruyère, Amsterdam, P. Marret, 1701 [1re éd. : Paris, M. Brunet, 1700], p. 209-210 ; le piètre lecteur qu’est l’auteur des Sentiments critiques est de ceux qui « prennent tout littéralement » (selon les mots fameux de la Préface au Discours à l’Académie). Sur le mouvement perpétuel et son rapport à l’automate-horloge, cf. J.-C. Beaune, op. cit., p. 127sq. Sur la présence de ce thème chez La Bruyère, voir en particulier – toujours dans la cinquième édition – le mouvement satellitaire de Cimon et Clitandre (op. cit., « De la Cour », 19, p. 324-325).
51 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 122 (éd. V).
52 Ibid., « Des Jugements », 64 (éd. V), p. 475 ; voir aussi « De la Société et de la Conversation », 73 (éd. I), p. 266.
53 Je réponds ici à une pénétrante observation de Bertrand Vibert, que je remercie de m’avoir invité à préciser ce point : observation d’autant plus pertinente, on le verra, que la répétitivité n’est pas, en définitive, le sème unique impliqué dans la signification de l’image. Pour une analyse plus détaillée de ce portrait du citateur, voir B. Roukhomovsky et L. Van Delft, « Il Dottore, de la commedia dell’arte aux Caractères », in Réflexions sur le genre moraliste au dix-septième siècle, éd. par K. Waterson, Dalhousie French Studies, 27, 1994, p. 95-114.
54 « Que de sots dans les Caractères ! », observe à juste titre P. Soler en commentant le portrait du sot-automate (op. cit., p. 642). Marine Ricord évoque de son côté la « famille des sots » (Les Caractères de La Bruyère ou les exercices de l’esprit, Paris, PUF, 2000, p. 36-38) : formule discutable cependant, parce qu’elle implique une perspective typologique qui n’est pas (plus) celle de La Bruyère ; M. Escola fait valoir de son côté qu’il est « difficile [dans les Caractères] de distinguer le stupide du fat, de l’impertinent, du sot ou de l’homme ridicule » et constate que « les définitions que La Bruyère propose de ces différentes déterminations […] ne peuvent faire que ces différents caractères ne “rentrent” l’un dans l’autre. » (Rhétorique du discontinu, op. cit., vol. I, p. 358).
55 Cf. « De la Société et de la Conversation », 18 (éd. I) : « C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence. » (La Bruyère, op. cit., p. 252).
56 Télèphe, en fin de compte, n’est pas un « caractère déceptif » (cf. ci-dessus note 36), mais un avatar exemplaire de l’« homme qui ne se connaît point », qui ne prend pas la mesure de ses limites : d’où vient que « son caractère est de ne savoir pas se renfermer dans celui qui lui est propre », c’est-à-dire approprié, proportionné à sa nature ; et s’il nous « faut deviner ce qu’il est », c’est parce que « l’affectation du grand ou du merveilleux » (c’est-à-dire de ce qu’il n’est pas) « offusque » ce qu’il y a en lui de « bon » et de « louable ». Le thème de la méconnaissance de soi-même est selon moi l’axe autour duquel s’organise la cohérence profonde de cette série de deux remarques (141-142) insérées solidairement dans la cinquième édition : le diptyque de la seconde remarque s’insère lui-même dans un triptyque ; au centre de ce dernier, la sagesse de l’homme du meilleur esprit tranche aussi bien sur le défaut de discernement de Télèphe que sur celui du sot-machine.
57 Signification couramment attestée à l’époque (et du reste sous la plume) de La Bruyère ; cf. J. Dubois, R. Lagane, A. Lerond, Dictionnaire du français classique, Paris, Larousse, 1988, p. 318, s.v. « Inégal ». Cf. aussi le Dictionnaire de l’Académie française (1re éd., 1694, p. 358, s.v. « Inégal »).
58 On ne négligera pas la nuance concessive du superlatif, qui amorce le mouvement de l’argumentation : quand bien même on se place dans le meilleur des cas, il faut compter avec les intermittences de l’esprit.
59 Dictionnaire de l’Académie française, op. cit., p. 399, s.v. « Esprit ».
60 M. Ricord (op. cit., p. 14) ; étudiant les différents aspects de l’esprit dans les Caractères, M. Ricord montre que « le moraliste ne cherche pas tant à l’expliquer qu’à en décrire les manifestations en société » (p. 19).
61 Méré, « De la Conversation », in Œuvres complètes, éd. Charles-H. Boudhors, Paris, F. Roches, 1930, t. II, p. 107. Sur l’idéal de l’honnête homme, voir l’ouvrage indispensable d’Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, PUF, 1996 (en particulier, pour une mise en situation de la question chez La Bruyère, « L’honnête homme et le philosophe : l’école de Socrate », p. 170-194).
62 Pierre Ortigue de Vaumorière, L’Art de plaire dans la conversation, Paris, Guignard, 1688, Entretien XVI, p. 346.
63 J. Brody, op. cit., p. 35 ; cf. supra note 25.
64 Méré, op. cit., p. 65 (mes italiques).
65 La Bruyère, op. cit., « De la Société et de la Conversation », 2, (éd. I), p. 243.
66 Ibid., « Du Mérite personnel », 38 (éd. V), p. 200.
67 Voir le caractère XII de Théophraste, « Du Contre-temps » : « Cette ignorance du temps et de l’occasion, est une manière d’aborder les gens ou d’agir avec eux, toujours incommode et embarrassante. » (La Bruyère, op. cit., p. 123) ; le rapprochement avec le caractère de Mopse est de fait éclairant.
68 J. Brody, op. cit., p. 31. Si Narcisse est désigné par dérision « homme d’un bon commerce », c’est en tant qu’il est l’emblème d’une sociabilité mécanisée, au rebours de la sociabilité authentique que La Bruyère appelle de ses vœux.
69 Ibid., « Des Ouvrages de l’Esprit », 34 (éd. IV), p. 171 ; mes italiques.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Bernard Roukhomovsky
Université Grenoble Alpes (2012 : Université Stendhal Grenoble 3)