La Réserve : Livraison à deux voix
Baudelaire lecteur de Balzac dans La Fanfarlo
Initialement paru dans : Histoires de lectures/Storie di lettura. Con Susi, P. Oppici et A. Borsari (dir)., Edizioni Università di Macerata (EUM), 2021 [actes du colloque international d’études à la mémoire de Susi Pietri, université de Macerata (Italie), les 5-6 février 2020].
Texte intégral
Pour Susi Pietri
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1 Je renvoie pour cela, en particulier, au livre de Graham Robb, Baudelaire l...
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2 Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Cl. Pichois (d...
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3 OC, II, 120.
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4 S. Pietri, L’Invention de Balzac. Lectures européennes, Saint-Denis, Presse...
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5 Avec, notamment, les Salons de 1845 et de 1846.
1Baudelaire est l’un des tout premiers grands « écrivains-lecteurs » de Balzac, l’un de ceux à qui le XIXe siècle doit son « invention » du romancier, l’un de ceux qui l’ont non seulement analysé, mais réécrit, et ont élaboré, à travers ce dialogue, leur propre esthétique voire leur propre image, mettant en œuvre des stratégies complexes d’appropriation de son héritage. Il ne pourra être question ici de retracer une histoire des lectures que l’auteur des Fleurs du mal a faites de celui de La Comédie humaine1, de l’article satirique (mais au fond admiratif) de 1846 intitulé « Comment on paie ses dettes quand on a du génie »2 (Le Corsaire-Satan) à l’essai de 1859 sur Théophile Gautier – où s’énonce la fameuse formule qui fait de Balzac un « visionnaire passionné »3. Je m’attacherai particulièrement à ce « miroir critique »4, pour parler encore une fois dans les termes de Susi, qu’est, vis-à-vis de l’œuvre de Balzac, La Fanfarlo, premier texte littéraire publié par Baudelaire – dont l’activité, jusque-là, a été celle d’un journaliste et d’un critique d’art5, même s’il a commencé, vers 1843, à écrire certains des poèmes qui prendront place dans Les Fleurs du mal.
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6 Si l’on excepte ses traductions (voir Le Jeune enchanteur, traduit de l’ang...
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7 Nom de jeune fille de la mère de Baudelaire (lequel signe parfois, à cette ...
2La Fanfarlo est une nouvelle, la seule, comme on sait, que Baudelaire, futur théoricien du genre, pourtant, ait publiée6. Elle a paru, sous la signature de Charles Defayis7, dans le Bulletin de la Société des Gens de lettres, en janvier 1847 – Balzac, qui a contribué à fonder ladite Société et que Baudelaire a parfois croisé, est encore vivant.
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8 J. Prévost, Baudelaire. Essai sur la création et l’inspiration poétiques, M...
3Le jeune écrivain, comme l’a minutieusement montré Graham Robb (op. cit., pp. 115-149), connaît bien son œuvre, qu’il lit depuis plusieurs années. Dès 1843, La Comédie humaine est, pour sa plus grande part, éditée. Elle comprend une majorité de récits brefs, et selon Jean Prévost8, c’est par là que Balzac exerce son influence sur Baudelaire.
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9 Baudelaire découvre Poe à la fin du mois de janvier 1847 à travers une trad...
4Il faut noter qu’à cette date, Poe est encore inconnu de ce dernier9, et que la nouvelle de l’auteur débutant, si elle atteste d’une maîtrise de la forme brève, n’est pas écrite à l’aune du modèle que l’écrivain américain l’aidera à fixer.
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10 Baudelaire, La Fanfarlo (suivi du Spleen de Paris), D. Scott et B. Whrigt ...
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11 Voir J. Prévost, op. cit., pp. 36-37.
5La Fanfarlo a pour protagoniste principal Samuel Cramer, poète et dandy bohème, « créature maladive »10 dans laquelle il n’est guère difficile d’identifier un autoportrait ironique de Baudelaire lui-même ̶ celui-ci lui prête d’ailleurs11 ses propres traits :
Samuel a le front pur et noble, les yeux brillants comme des gouttes de café, le nez taquin et railleur, les lèvres impudentes et sensuelles, le menton carré et despote, la chevelure prétentieusement raphaélesque (p. 39).
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12 Personnage inspiré de Lola Montès (G. Robb, « Lola Montès et la Fanfarlo »...
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13 « Il considérait la reproduction comme un vice de l’amour, la grossesse co...
En une promeneuse du jardin du Luxembourg, le jeune poète reconnaît un jour une amie d’enfance qu’il a aimée, autrefois, en province. Elle est à présent mariée à un certain M. de Cosmelly, dont elle déplore l’infidélité : il s’est « épris d’une fille de théâtre fort en vogue » (p. 54), la Fanfarlo12. Samuel, espérant obtenir en retour les faveurs de Mme de Cosmelly, promet d’arracher la danseuse à son amant, en la séduisant. Il réussit bien à la séparer de M. de Cosmelly, ce qui a pour effet de ramener le mari à sa femme, mais il devient « éperdument amoureux » (p. 60) de sa conquête. Ses manœuvres, finalement, échouent : le jeune homme se trouve pris à son propre piège ; il n’obtient de Mme de Cosmelly que la « promesse d’une amitié éternelle » (p. 69), et se met en ménage avec la Fanfarlo, qui, après avoir incarné pour lui le « beau » (p. 67) de la femme antinaturelle13, se transforme en « beauté grasse » (p. 70) et accouche de jumeaux. Le poète, qui est, comme le déplore le narrateur, « tombé bien bas » (ibid.), renonce à la poésie, et « met bas » (ibid.) – lui aussi… ̶ des ouvrages plus alimentaires. Devenue, pour finir, une « espèce de lorette ministérielle » (ibid.), la Fanfarlo « veut que son amant soit de l’Institut, elle intrigue au ministère pour qu’il ait la Croix » (ibid.).
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14 Dont le héros, Valentin, hésite entre deux femmes.
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15 Voir Kreisler. « Homme des belles œuvres ratées » (p. 39), Samuel est « to...
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16 Balzac aime à user de cet adjectif pour qualifier une figure d’une beauté ...
6Ainsi que la critique l’a relevé, la nouvelle de Baudelaire s’inspire d’assez près d’Une grande coquette de Privat d’Anglemont (La Patrie, novembre 1842) ; elle fait écho aux Jeunes France de Gautier (dont le Daniel Jovard trouve une sorte d’avatar en Cramer), aux Deux maîtresses de Musset14, à Hoffmann et à ses personnages d’artistes incapables15, malgré leur imagination exaltée, de créer. Mais elle est également saturée d’emprunts à Balzac, et c’est bien sous l’égide de l’auteur de La Comédie humaine que nous place ironiquement le passage de l’incipit cité plus haut : clin d’œil de l’allusion aux « gouttes de café », usage du pastiche dans le portrait, quasi physiognomonique, de Cramer, ainsi que dans le lexique, à travers l’emploi, en clausule de phrase, d’un adjectif typiquement « balzacien » (« raphaélesque »)16.
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17 Dans son Salon de 1846, Baudelaire a fait l’éloge du grand peintre romanti...
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18 La Fille aux yeux d’or, éd. cit., pp. 1087-1088.
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19 En 1848, Baudelaire écrira de Balzac : « C’est un grand homme dans toute l...
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20 Op. cit., p. 157.
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21 Ibid.
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22 Je reprends le terme de Baudelaire : « […] ils s’entretenaient familièreme...
7Je n’ai pas pour ambition d’examiner dans tous ses termes le dialogue fécond que Baudelaire mène avec Balzac, et qui investit, particulièrement, le domaine esthétique : à travers leur commune admiration pour Delacroix17, les deux écrivains sont à la recherche d’une écriture picturale (la description de la chambre à coucher de la Fanfarlo, pp. 65-66, évoque celle du boudoir de Paquita18) ; à la manière de son aîné, Baudelaire prétend appliquer une « méthode »19, que résume, en une formule heureuse (« l’exagération contenue par l’analyse »)20, Graham Robb, méthode qui permet de « donner l’apparence du merveilleux à la réalité » et de « soumettre les produits de la fantaisie à une logique rigoureuse »21 ̶ de l’« entretien »22 de Baudelaire avec Balzac se dégage, comme on l’entrevoit, une réflexion notable sur les moyens de l’esthétisation du réel.
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23 En le renvoyant aussi aux travaux de J. Prévost, Cl. Pichois, G. Robb, qui...
8C’est, plus spécifiquement, aux phénomènes de reprise parodique, annoncés par l’incipit, que je vais m’intéresser. Je m’en tiendrai, faute de pouvoir longuement développer mon propos, aux plus frappants, en laissant au lecteur, selon son gré, l’amusement de poursuivre plus en détail le jeu de piste23.
9Selon l’hypothèse formulée par Jean Prévost24 (et, depuis, communément admise), l’intrigue de La Fanfarlo s’inspire grandement de celle de Béatrix, ou, plus précisément, de la seconde partie de ce roman de Balzac, parue dans Le Messager, de décembre 1844 à janvier 1845, sous le titre Les Petits Manèges d’une femme vertueuse. Dans cette partie, la duchesse de Grandlieu veut ramener son gendre, Calyste du Guénic, à sa fille Sabine, abandonnée par lui – et pour cela séparer Calyste de Béatrix de Rochefide, dont il est l’amant. Maxime de Trailles l’aide à ourdir, à cette fin, une intrigue, qui consiste à faire séduire Béatrix par La Palférine (apparu en 1840 dans Les Fantaisies de Claudine)25 ; parallèlement, il s’agira de séparer Arthur de Rochefide, le mari de Béatrix, de Mme Schontz, la courtisane qui est sa maîtresse, afin de reconstituer le couple légitime d’Arthur et Béatrix. La Palférine réussira dans sa mission : Béatrix, « domptée par une force supérieure »26, s’éprendra de lui – mais le prince de la bohème, agent de cette machination, saura (avec le cynisme qu’on lui connaît) rester distant. Si l’intrigue de La Fanfarlo est un peu moins complexe que celle des Petits manèges (qui présente davantage de couples à défaire/reconstituer/constituer), elle suit donc bien un schéma similaire, mais, comme on le voit, avec un double renversement burlesque : le « scélérat novice » (p. 57) se prend à son propre jeu (« il avait souvent singé la passion ; il fut contraint de la connaître » [p. 69]), et le « jeune roué » (p. 57) – un « nigaud » (ibid), de fait ̶ , trouve plus roué que lui en la personne de l’apparemment candide Mme de Cosmelly (ibid.).
10Je voudrais, ici, mettre en évidence, plus que cela n’a été fait jusqu’à présent, à ce qu’il me semble, le caractère systématique de ce schéma de la reprise burlesque qu’annonçait, à la fin du portrait de Cramer, la dévaluation de l’adjectif « raphaélesque » par l’adverbe « prétentieusement » (p. 39). On trouvera un aperçu du procédé dans le traitement des personnages, versions parodiques de personnages balzaciens (je m’en tiendrai aux deux principaux).
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27 Cf. : « […] il aperçut une jeune femme assise dans cette modeste bergère ...
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28 « On citait de lui les traits les plus beaux : un bras cassé en duel pour ...
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29 CH, II, 1071-1074.
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30 « Tu seras ou victime ou tyran […] Mais tu es douce et modeste, tu pliera...
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31 Antonomase qui utilise le nom de l’épouse vertueuse, dans Tartuffe…
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32 Comme l’a relevé Cl. Pichois (La Fanfarlo, OC, I, 568, n. 1). Par exemple ...
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33 Sabine de Grandlieu, quasi mourante, jette dans Béatrix « les cris suprême...
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34 L‘article que Balzac consacre à ce type dans Les Français peints par eux-m...
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35 Béatrix qui, dans le roman de Balzac, tient elle aussi pour Calyste, mais ...
11Mme de Cosmelly se rattache au type de la femme de trente ans, de la mal mariée, de la femme abandonnée. La pose dans laquelle l’aperçoit Samuel, lors de sa première visite, est celle même dans laquelle Gaston de Nueil découvre Mme de Beauséant : « […] il la trouva, la tête inclinée par une mélancolie gracieuse et presque étudiée, vers les fleurs de la plate-bande […] » (p. 45)27. À travers les confidences qu’elle livre au dandy, elle apparaît comme un double de Julie d’Aiglemont : comme l’héroïne balzacienne, elle s’éprend, toute jeune, du premier venu, ce M. de Cosmelly qui la séduit par sa jeunesse, son apparence de noblesse et de grandeur de caractère, et qu’elle s’empresse d’épouser ; cet autre Victor d’Aiglemont n’a pas même, toutefois, le prestige martial du colonel d’Empire : ses traits de bravoure sont quelque peu risibles28. Comme dans La Femme de trente ans, dont le récit de Mme de Cosmelly réécrit, pour partie, le chapitre I, le couple se révèlera mal accordé : la jeune femme a le malheur de trop aimer son époux qui, pour cette raison (p. 53), et insoucieux par ailleurs de vertu et de fidélité conjugale, se détourne d’elle. Mme de Cosmelly, qui brille pour son mari dans le monde (autre similitude avec Julie29), trouvera, en lui, comme son modèle balzacien30, un « tyran » (p. 53). L’« aimable Elmire » (p. 57)31, dans la mesure où elle émane de l’univers de Béatrix, s’apparente également au type de la femme vertueuse : sa complainte d’épouse délaissée (pp. 53-55) fait directement écho aux lamentations de Sabine de Grandlieu32 ̶̶ quoiqu’elle atteigne33 un degré moindre dans le pathétique : la grande dame se dégrade, chez Baudelaire, en « femme comme il faut »34 ; Mme de Cosmelly est ainsi une version embourgeoisée de son original balzacien. Pour sincère, en outre, que soit, s’il faut en croire le narrateur, le discours qu’elle adresse à Samuel, elle ne s’en comporte pas moins avec ce dernier comme une coquette, de sorte que l’« honnête femme » (p. 69) se trouve, en elle (deuxième dégradation), contaminée par Béatrix35…
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36 Béatrix, CH, II, 915.
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37 Cf. : « Avez-vous des dettes ?... dit Maxime [à La Palférine] […] je veux ...
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38 « Puis il s’en alla, fumant son cigare, et mettant les mains dans les poch...
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39 Éric Bordas a fort bien analysé, en ce sens, cette scène balzacienne (« Ne...
12En Samuel Cramer, nous avons déjà pu entrevoir un La Palférine dépourvu de son insolence et de son panache, et bien malhabile dans la rouerie… Il n’est, de manière générale, qu’une version décolorée des dandys fameux de La Comédie humaine : de ce « chef des aventuriers parisiens »36 qu’est Maxime de Trailles, il n’a que les dettes exorbitantes – encore ne le sont-elles, en ce qui le concerne, que par hyperbole (« […] quand il devait quelques misérables vingt mille francs, il s’écriait joyeusement : “Quel triste et lamentable sort que celui d’un génie harcelé par un million de dettes !” »37 [p. 41]). L’adjectif « raphaélesque » l’associe immédiatement à de Marsay, dont il partage, d’ailleurs, l’androgynie. Comme le protagoniste de La Fille aux yeux d’or, il est un dupeur dupé. Mais la réécriture, sur un mode négatif, d’une scène de la nouvelle de Balzac (il s’agit du passage où de Marsay, qui vient de conquérir Paquita, s’arrête un instant, au petit jour, sur le boulevard Montmartre, pour griller nonchalamment un cigare38), lui ôte résolument le cynisme et l’égoïsme phallocentrique39 qui participent de la superbe du dandy balzacien :
Cependant, il ne s’ennuya jamais d’elle ; jamais, en quittant son réduit amoureux, piétinant lestement sur un trottoir, il n’éprouva cette jouissance égoïste du cigare et des mains dans les poches dont parle quelque part notre grand romancier moderne. [Baudelaire précise, dans une note : « L’auteur de La Fille aux yeux d’or »] (p. 67).
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40 Comme l’a observé P. Laforgue (éd. cit., p. 12 ; cf. CH, II, 868 ).
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41 Pendant des mois, Cramer a éreinté, anonymement, ses spectacles dans la pr...
13Samuel s’apparente, de même, aux figures emblématiques de jeunes ambitieux du monde de Balzac. Dans la maisonnette (fort semblable à celle de Béatrix40) où l’emmène la Fanfarlo, séduite par une tactique insolite41, il veut, tel un nouveau Rastignac, « ouvrir la fenêtre pour jeter un coup d’œil de vainqueur sur la ville maudite » (p. 63).
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42 Le Père Goriot, CH, III, 290.
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43 « […] un beau souper et une bonne table, […] une des plus belles femmes q...
14Mais à la différence de son alter ego balzacien, portant, du haut du Père Lachaise, « défi » à la « Société »42 que son regard embrasse et domine, il « abaiss[e] » aussitôt les yeux « sur les diverses félicités qu’il [a] à côté de lui43, et se hât[e] d’en jouir » (ibid., je souligne).
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44 Le choix de cette forme poétique souligne évidemment sa parenté avec Baude...
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45 Voir Cl. Pichois, La Fanfarlo, OC, I, 558, n. 1.
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46 Notons qu’après avoir réprouvé ses Orfraies, elle ramène ironiquement Samu...
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47 On peut reconnaître « Une charogne », et, peut-être, « Sed non satiata », ...
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48 Op. cit., p. 36.
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49 Cf. : « En ce moment, il est commandeur de la Légion, et […] vient d’être ...
15Comme Lucien de Rubempré, il est poète, auteur d’un recueil de sonnets44 ; mais les sages Marguerites de Lucien deviennent chez lui des Orfraies, titre provocant, à la « Jeune-France »45, accordé à ce « poète de mauvais ton et de mauvaises mœurs » (p. 56) ̶ cette poésie criarde, telle que Mme de Cosmelly en fait la critique (p. 46)46, renvoie aux poèmes alors écrits par Baudelaire lui-même, et qui prendront place dans les Fleurs du mal47. Comme Lucien, Samuel renonce à sa vocation de poète pour devenir un littérateur obscur, sans même connaître les éphémères succès de son devancier. Il est ainsi le frère de bon nombre d’écrivains ratés de l’œuvre de Balzac : Lousteau, comme l’a relevé Jean Prévost48, mais aussi Du Bruel, écrivain médiocre qui, dans Un prince de la bohème, doit sa carrière à sa maîtresse Claudine, et dont Cramer devient, à la fin de la nouvelle, un avatar – moins titré, et moins décoré49…
16On comprend qu’à travers ces multiples jeux de miroir avec l’univers de La Comédie humaine, et, surtout, le schéma récurrent que je viens de mettre en évidence, il s’agit, pour l’auteur de La Fanfarlo, de se façonner une identité créatrice, et de trouver sa place dans le champ littéraire.
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50 La terminologie que j’utiliserai sera donc celle de Dominique Maingueneau,...
17C’est donc au rôle que joue la référence à Balzac dans la scène de parole construite par cette nouvelle (sa scénographie, en termes d’analyse du discours littéraire50) que je voudrais m’intéresser à présent.
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51 C’est-à-dire une localité paradoxale, qui dit « l’impossible appartenance ...
18Cette scène de parole s’articule à une paratopie51 qui n’a rien d’exceptionnel en ces années 1840 : celle de la bohème.
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52 i.e. l’acteur du champ littéraire (voir Le Discours littéraire, op. cit., ...
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53 A. Vaillant, Balzac journaliste, GF Flammarion, 2011, pp. 18-31.
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54 C’est le nom qui est donné à la presse non politique (littéraire et satiri...
19L’image de soi que donne, en ce premier moment de sa trajectoire, l’écrivain52 Baudelaire, est d’ailleurs, comme l’a noté Alain Vaillant53, celle du » dandy bohémien » ̶ suivront, après le tournant de 1848, et surtout de 1850-1851, les images du « poète scandaleux » (autour des Fleurs du mal) puis, à partir de 1861 et de la 2e édition des Fleurs du mal, du « chef de file », ou du « glorieux aîné ». Il fait ses premières armes, en effet, à partir de 1841, dans la « petite presse »54, en l’occurrence dans l’un de ses périodiques les plus en vue, Le Corsaire, qui deviendra, de 1844 à 1847, Le Corsaire-Satan.
20On sait qu’entre cette « petite presse » et l’émergence de la « bohème littéraire » (on parle ici de la seconde bohème, souvent dite « démocratique » ou « prolétaire »), le lien est « structurel »55 : aux écrivains novices qui envahissent la scène littéraire de la Monarchie de Juillet, et qui, trop nombreux pour s’y établir, restent relégués aux marges de l’institution, elle offre, en ce temps où la presse s’industrialise, un salaire en même temps qu’une posture56 ; elle joue, dans le même temps, un rôle dans la diffusion de « l’idée bohème » (ibid., p. 15), pour reprendre la formule de Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor.
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57 A. Vaillant, op.cit., p. 41.
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58 « La petite presse semble bien s’être constituée contre la machinerie séri...
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59 A. Vaillant, op. cit., p. 18.
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60 Op. cit., p. 53. Parmi les motifs récurrents de leur raillerie, le goût de...
21Dans cette petite presse, excentrique (par rapport à la presse sérieuse), et que caractérise une veine burlesque57, se développe un ethos qui est celui de l’ironie mystificatrice58 : Baudelaire se l’approprie pleinement – ses contributions au Corsaire-Satan donnent à voir un « joyeux mystificateur »59, image qu’il cultive encore lorsqu’il écrit La Fanfarlo : l’un des amusements des rédacteurs de la petite presse n’est-il pas justement, comme le relève Graham Robb60, de parodier Balzac, l’une des personnalités les plus en vue de leur univers…
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61 S. Berthelot, art. cit., § 21.
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62 Celui de Murger ou de Champfleury est faible (voir S. Berthelot, ibid., § ...
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63 Baudelaire traitera plus tard la bohème de « lamentable petite caste » (da...
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64 « — Intelligence malhonnête ! — comme dit cet honnête M. Nisard » (p. 70)....
22Mais l’usage que Baudelaire fait, dans sa nouvelle, de cette ironie mystificatrice, « radicalis[é]e », dans la petite presse, « comme procédé journalistique »61, et souvent mise, dans ce contexte, au service d’un comique « vide » (ibid.), montre bien qu’il cherche à se démarquer de ces bohémiens dont il a investi l’espace d’énonciation, mais dont il diffère de par ses origines sociales et son degré d’instruction62. Il est clair que dans La Fanfarlo, l’ironie se retourne contre la figure de l’écrivain-bohème63, Samuel Cramer, le mystificateur mystifié, le poète étouffé par l’écrivain de second ordre qu’il devient à la fin, et qu’il revient (comble de la dérision) à Nisard d’exécuter dans un jugement lapidaire64.
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65 Le narrateur nous annonce ainsi que Samuel fonde un « journal socialiste »...
23L’ethos ironique de Baudelaire, qui refuse de confondre son destin avec celui de son personnage (lequel, pourtant, semble bien épouser le sien65…) vient ainsi s’exercer à l’encontre du contexte qui lui a donné naissance.
24Revenons alors sur la scène d’énonciation construite par la nouvelle, et en particulier sur la topographie qu’élaborent ses premières pages. L’incipit, dont je vais retenir deux moments, semble nous transporter d’abord dans le monde d’Un prince de la bohème : comme dans cette nouvelle de Balzac, le protagoniste nous est présenté par un narrateur proche de lui, appartenant ou ayant appartenu à son univers : « Parmi tous les demi-grands hommes que j’ai connus dans cette terrible vie parisienne […] » (p. 40).
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66 CH, VII, 808-809.
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67 Le boulevard est une lisière géographique, et le flâneur est de ces person...
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68 Voir W. Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capit...
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69 « Toutes les beautés contiennent, comme tous les phénomènes possibles, que...
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70 « […] vous entendez le soir, sur le boulevard des Italiens, circuler auto...
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71 Op. cit., p. 55 sqq.
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72 « La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux » (Salo...
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73 Tout aussi paratopique est la chronographie de la nouvelle, qui prétend s’...
25Dans ce discours lui-même se perçoit brièvement l’écho de celui que Nathan consacre aux grands hommes en puissance, mais inconnus, qui composent la bohème du boulevard des Italiens66 – ils ne sont plus ici que de « demi-grands hommes ». Les « êtres de cette espèce » se rencontrent, nous dit le narrateur, dans « les rues, les promenades publiques, les estaminets, et tous les asiles de la flânerie […] » (p. 40). C’est de ce lieu, celui de la flânerie ̶ lieu-limite, paratopique67, et éminemment baudelairien ̶ , que prétend s’énoncer la nouvelle. De ce lieu trouve à s’énoncer la modernité, une modernité sur laquelle Baudelaire, sans la nommer encore ainsi, a entrepris une réflexion dès 184568 ̶ le dernier chapitre de son Salon de 1846, qui formule une définition de la beauté très proche69 de celle que l’on trouvera bien plus tard, sous sa plume, dans Le Peintre de la vie moderne (1863), affirme l’existence de « sujets modernes » (ibid., p. 495). On voit, dans La Fanfarlo, se construire l’association, simplement suggérée par Baudelaire dans le Salon de 184670, mais qui deviendra essentielle – on a évidemment en tête, sur ce point, les travaux de W. Benjamin71 ̶ dans l’essai sur Constantin Guys, entre la figure du flâneur et ces sujets nouveaux qui, dans l’espace urbain72, se présentent à lui. Elle constitue le cadre même qui rend possible l’énonciation du discours, et ce, grâce à l’emprunt d’éléments d’une scène de parole balzacienne (celle d’Un prince) ; on aura noté que lorsque Baudelaire évoque « notre grand romancier moderne » (p. 67), c’est, évidemment, au romancier de la ville qu’il rend hommage, mais plus précisément encore à cette figure de promeneur perpétuel qui observe et dit le monde depuis la marge du boulevard73.
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74 Une étude concurrencée de manière baudelairienne par le « rêve » (p. 42) –...
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75 Il voisine, en vertu d’une « double postulation » bien baudelairienne égal...
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76 Op. cit., p. 161.
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77 Z. Marcas, CH, VIII, 830.
26Le deuxième moment que je retiendrai est celui où l’on s’engage dans le récit proprement dit. Nous sommes alors dans la chambre de Samuel, d’où ce dernier aperçoit la silhouette de Mme de Cosmelly. Le lieu, qui relève de la même paratopie de la bohème, est superlativement balzacien : il évoque une mansarde (« Du haut de sa solitude […] » [p. 42]), une vie consacrée à l’étude74 (il est « encombr[é] de paperasses, pav[é] de bouquins », [ibid.]) ̶ parmi ces livres, un volume de Swedenborg75, que Baudelaire a découvert à travers la médiation de Balzac et grâce auquel il élaborera sa théorie des correspondances. Il fait plus, toutefois, que suggérer, globalement, un univers balzacien : il est, de nouveau, emprunté à une scénographie précise dans l’œuvre de Balzac. Rappelons (ce détail n’est pas purement anecdotique) qu’au moment où il écrit La Fanfarlo, Baudelaire réside fort probablement, d’après Graham Robb, à l’hôtel Corneille, en face de l’Odéon et à proximité du jardin du Luxembourg, où il a emménagé à la fin de l’année 184576. C’est dans cet hôtel, justement, que Balzac avait, en 1840, logé Z. Marcas et les deux autres protagonistes de sa nouvelle, Rabourdin, le narrateur, et son camarade Juste : « J’achevais mon droit […] je demeurais alors rue Corneille, dans un hôtel entièrement destiné à loger des étudiants […] »77. C’est en ce même hôtel que Baudelaire, à ce qu’il semble, loge Samuel, hypothèse que viennent confirmer certains indices du texte (par exemple le fait que son personnage ait vue sur les allées du Luxembourg), et, surtout, le jeu de réécriture auquel l’écrivain, une fois de plus, se livre dans ce passage. Voici ce que l’on peut lire au début de Z. Marcas :
78 Ibid.
Aussitôt que le ciel est bleu, l’étudiant ouvre sa fenêtre. Mais dans cette rue il n’y a point de voisine à courtiser. En face, l’Odéon, fermé depuis longtemps, oppose au regard ses murs qui commencent à noircir […] »78
Dans La Fanfarlo, la chambre du protagoniste donne du côté opposé du bâtiment, où il y a, au contraire – le tragique est évincé et le romanesque reprend ses droits ̶ une vue dégagée et une « voisine à courtiser ». Quant à la phrase : « Aussitôt que le ciel est bleu, l’étudiant ouvre sa fenêtre », elle fait l’objet, de la part de Baudelaire, d’un véritable exercice d’amplification, donnant ainsi naissance à la courte scène par laquelle s’amorce le récit :
Samuel, un soir, eut l’idée de sortir ; le temps était beau et parfumé. — Il avait, selon son goût naturel pour l’excessif, des habitudes de réclusion et de dissipation également violentes et prolongées, et depuis longtemps il était resté fidèle au logis. […] ; il se peigna, se lava, sut en quelques minutes retrouver le costume et l’aplomb des gens chez qui l’élégance est chose journalière ; puis il ouvrit la fenêtre. — Un jour chaud et doré se précipita dans le cabinet poudreux. […] (pp. 41-42, je souligne)
C’est, par le jeu de cette reprise, une fenêtre balzacienne qui ouvre sur la fiction baudelairienne…
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79 C’est ainsi, que, souvent, l’on considère Balzac : il est en effet de ceux...
27Par le biais de sa scénographie, la nouvelle feint donc de s’énoncer depuis une scène balzacienne, évidemment légitimante. Cette scénographie permet plus précisément à l’énonciateur de déplacer fictivement, au sein même de la paratopie bohémienne, sa scène de parole du monde de la petite presse vers celui de l’inventeur même de la bohème en littérature79. Dans ce déplacement, les rôles de l’ironiste et de l’ironisé permutent : la cible de l’ironie, dans La Fanfarlo, est moins Balzac, comme on l’a noté plus haut, que la bohème des écrivains médiocres, considérée depuis le surplomb de ce cadre d’énonciation « balzacien ». Dans cette mise en scène du passage d’un positionnement dominé à un positionnement dominant, Baudelaire se détache de son double, Cramer, tout en s’offrant le luxe de rattacher La Fanfarlo, fût-ce de manière ludique, à l’espace de La Comédie humaine.
28A-t-il pour autant construit sa propre identité créatrice ? Il faut un instant revenir sur Cramer, ce double de Baudelaire. Ce personnage, selon le narrateur, s’éclaire par l’un de ses traits :
— Un des travers les plus naturels de Samuel était de se considérer comme l’égal de ceux qu’il avait su admirer ; après une lecture passionnée d’un beau livre, sa conclusion involontaire était : voilà qui est assez beau pour être de moi ! — et de là à penser : c’est donc de moi, — il n’y a que l’espace d’un tiret. (p. 40)
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80 « Il était à la fois tous les artistes qu’il avait étudiés et tous les liv...
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81 Voir par exemple Nathaniel Wing, Between Genders : Narrating Difference in...
Il appartient en effet à ces caractères, nombreux, dans les « asiles de la flânerie » (p. 40), qui « s’identifient si bien avec le nouveau modèle, qu’ils ne sont pas éloignés de croire qu’ils l’ont inventé » (ibid.)80. Ce qui caractérise Samuel est, en bref, sa « faculté comédienne » (p. 41), une faculté qu’il pousse jusqu’à l’histrionisme (p. 40-41) – motif dont on sait combien il alimentera, par la suite, la conception baudelairienne du poète81. Sur ce terrain comme sur tous les autres, notre protagoniste sera piégé, acteur séduit par une actrice…
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82 D. Maingueneau, Trouver sa place dans le champ littéraire, op. cit., p. 27...
29À l’instar de son personnage, l’énonciateur de la nouvelle joue : il « joue Balzac », plus qu’il ne joue à être Balzac – en ce sens que son récit rejoue, comme on n’a cessé de le voir, des scènes balzaciennes. En cette figure de comédien, son énoncé trouve un autre embrayeur paratopique ; la paratopie (d’identité82) du comédien vient dès le départ interférer étroitement avec celle du bohémien ; le jeu (théâtral) est une manière de gérer la situation d’impossible appartenance au champ, de s’y rattacher tout en s’en détachant.
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83 « Tous les jeunes gens des années 1840 », ainsi que le souligne Alain Vail...
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84 Ce n’est pas dans Le Corsaire-Satan que paraît La Fanfarlo, mais, on l’a d...
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85 « De l’héroïsme de la vie moderne », OC, II, 493 sqq.
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86 Ibid., p. 495.
30Le choix de cette paratopie créatrice révèle, me semble-t-il, l’exiguïté de l’espace des possibles qui, en ces dernières années de la monarchie de Juillet83, s’offre, dans le champ littéraire, à un jeune écrivain qui entreprend de s’affirmer84. Il faut ici revenir sur le parti pris de rejouer systématiquement Balzac sur un mode dégradé. On pourrait y voir une sorte de paradoxe, Balzac étant, pour Baudelaire, le romancier même de l’« héroïsme de la vie moderne » ̶ un héroïsme que le dernier chapitre du Salon de 184685 associe expressément à la beauté moderne, elle-même « inhérente à des passions nouvelles »86 :
87 Ibid., p. 496.
Car les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau, […] ; — et vous, Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein !87
31Or, dans La Fanfarlo, c’est précisément tout ce qu’il peut y avoir d’héroïque dans les modèles balzaciens, dans leurs passions modernes (ambition, égotisme, vanité, etc.) qui se trouve effacé, au point que la nouvelle produit, comme on l’a parfois avancé, des anti-héros presque flaubertiens. Si un héroïsme peut être retrouvé, c’est dans un autre renversement, celui qui s’effectue, à l’incipit, dans le discours du narrateur, présentant Samuel avec le recul d’un témoin connaissant son histoire, et le saisissant dans son essence – un renversement qui vient rendre « épique » l’impuissance même qu’incarne le personnage : une « impuissance si colossale et si énorme qu’elle en est épique ! » (p. 39).
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88 Op. cit., p. 99.
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89 Ibid., p. 138.
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90 Ibid., p. 137. Ainsi le dandysme sera-t-il pour Baudelaire le « dernier éc...
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91 Sur cette notion, voir D. Maingueneau, Le discours littéraire, op. cit., p...
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92 Voir D. Maingueneau, ibid., p. 96.
32En cette formule oxymorique, où l’on voit s’exprimer l’aspiration baudelairienne à la coïncidence des contraires, s’opère la transformation de « l’homme des belles œuvres ratées » en « dieu de l’impuissance » (ibid). On reconnaît, dans ce « dieu moderne » (ibid.) la figure héroïque à partir de laquelle Baudelaire, selon Benjamin, « a modelé son image de l’artiste »88 ; ce héros se caractérise par son alliance de grandeur et de nonchalance, et par son improductivité : la modernité, comme l’a analysé l’essayiste allemand ̶ celle d’une société qui s’industrialise ̶ , « n’a pas l’usage d’un homme comme lui […] elle l’abandonne à une éternelle oisiveté »89, elle est une « fatalité »90 qui pèse sur lui. Dans La Fanfarlo, cette image se trouve produite par les contraintes d’un discours voué, de par son origine dans le champ littéraire, et de par le monde éthique91 auquel il se rattache, à l’ironie et à la parodie, mais qui exploite ces contraintes en trouvant tout à la fois, dans un jeu de renversements successifs, le moyen du retournement de la position minimale de la paratopie à sa position maximale92, et celui de l’émergence d’une figure d’artiste.
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93 W. Benjamin, op. cit., p.139.
33Figure qui participe, certes, de la construction d’une identité créatrice, mais qui n’est évidemment pas dissociable, en cela, du regard qui l’objective, du sujet capable d’en percevoir la dimension héroïque, et de faire apparaître que « le héros moderne […] », selon la remarque de Benjamin, « tient le rôle du héros »93 ̶ autrement dit de l’énonciateur, tel que le façonne et le requiert la scénographie dégagée plus haut, et que l’incarne en particulier le « je » narrateur.
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94 Je renvoie ici au titre de l’ouvrage de Susi Pietri, L’opera inaugurale. G...
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95 Car l’héroïsme d’un Gaudissart, célébré par Balzac (voir W. Benjamin, op. ...
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96 D. Maingueneau, Trouver sa place…, op. cit., p. 163.
34La confrontation au « modèle » balzacien joue donc, comme j’espère l’avoir montré, un rôle essentiel dans cette recherche d’identité créatrice. Un modèle « modelé », certes, par l’auteur de La Fanfarlo, qui, dans sa propre démarche d’auto-création, institue La Comédie humaine en « œuvre inaugurale »94 d’une modernité dont il lui revient de dire la forme présente95 : il s’inscrit, de la sorte, dans une filiation tout en traçant, pour y prétendre à un positionnement « fort », « sa propre carte du champ »96.
35Si mince, donc, que soit sa marge de manœuvre, l’écrivain débutant en tire savamment parti pour délimiter un territoire, instituer son discours, et faire œuvre : car le monde configuré à travers les processus que j’ai tenté de mettre au jour est bien baudelairien, comme le révèlent, entre autres, la réflexion sur la création artistique associée à la figure de l’androgyne (Samuel), ou le constat de l’impossible conciliation entre l’idéal et le réel… Comme son double de fiction, l’énonciateur dont l’œuvre fait émerger la figure parvient ainsi à rester, en dépit de sa « faculté comédienne », « profondément original » (p. 41).
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97 Et peut-être un peu, aussi, à Musset (Les Deux Maîtresses).
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98 Rastignac envoie à Mme de Listomère une lettre destinée à Mme de Nucingen.
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99 « De l’essence du rire », OC, II, 525-543.
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100 Ibid., p. 532.
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101 « L’incongruité risible libère l’énergie surnaturaliste du rêve et de la ...
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102 Ibid., p. 134.
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103 Ibid., p. 133.
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104 « L’essence très relevée du comique absolu en fait l’apanage des artistes...
36En témoigne notamment le rôle accordé au rire dans l’esthétique de la nouvelle. Un rire par lequel se manifeste clairement le dépassement, par Baudelaire, de l’ethos, railleur, de la petite presse. Il surgit de la réécriture ̶ une fois de plus ̶ d’une scène balzacienne. Baudelaire emprunte à Balzac97 un quiproquo, fondé sur une erreur d’adresse : engagé dans sa double opération de séduction, Samuel intervertit deux sonnets, destinés respectivement à Mme de Cosmelly et à la Fanfarlo, l’un rédigé dans un « style mystique », l’autre servant un « ragoût de galanteries pimentées » (p. 58). C’est d’une semblable erreur que découle toute l’intrigue d’Étude de femmes98. Recevant les vers composés pour la danseuse, Mme de Cosmelly, d’abord stupéfaite, « finit par comprendre, et malgré ses douleurs, ne p[e]ut s’empêcher de rire aux éclats […] » (ibid.). L’épisode, simple « intermède » (p. 58) en apparence, souligne par avance l’effet du dénouement à venir. Mais ce rire n’est pas celui du simple persiflage, de l’ironie qui tourne à vide. Le rire « aux éclats » de Mme de Cosmelly exprime ce « comique absolu » que Baudelaire théorisera en 185599 : signe de la dualité humaine, et, de ce fait, satanique, il est engendré par le « choc », en l’homme, de « deux infinis », ceux de la grandeur et de la misère, entre la conscience que celui-ci a de sa faiblesse, et « l’idée de sa propre supériorité »100. Ce rire, suscité par l’incongruité, est de l’énergie libérée101, il crée, selon l’analyse d’Alain Vaillant, « les conditions hyperesthésiques de l’invention artistique »102. À travers le « rire-art »103 de Mme de Cosmelly, qui accède, dans ce passage à valeur réflexive, à la scène énonciative, se mettent ainsi en place une figure jubilatoire d’artiste comique, supérieur104, qui vient se combiner à celles de Cramer et du narrateur – et une esthétique du rire.
Notes
1 Je renvoie pour cela, en particulier, au livre de Graham Robb, Baudelaire lecteur de Balzac, Corti, 1988.
2 Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Cl. Pichois (dir.), t. II, 1976, pp. 6 et 8 (Désormais : OC).
3 OC, II, 120.
4 S. Pietri, L’Invention de Balzac. Lectures européennes, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2004, p. 12.
5 Avec, notamment, les Salons de 1845 et de 1846.
6 Si l’on excepte ses traductions (voir Le Jeune enchanteur, traduit de l’anglais, OC, I, 1975, 523-545). C’est, plus généralement, la seule œuvre de fiction narrative qu’il ait achevée.
7 Nom de jeune fille de la mère de Baudelaire (lequel signe parfois, à cette époque, Baudelaire-Dufaÿs).
8 J. Prévost, Baudelaire. Essai sur la création et l’inspiration poétiques, Mercure de France, 1953, p. 34.
9 Baudelaire découvre Poe à la fin du mois de janvier 1847 à travers une traduction du Chat noir dans La Démocratie pacifique (27 janvier). Ses propres traductions de Poe, précédées en 1852 par la « Notice sur Edgar Poe, sa vie et ses ouvrages » (Revue de Paris), paraîtront de 1854 (Histoires extraordinaires) à 1865 (Histoires grotesques et sérieuses).
10 Baudelaire, La Fanfarlo (suivi du Spleen de Paris), D. Scott et B. Whrigt (éd.), GF Flammarion, 2013, p. 39. C’est à cette édition que renverront désormais, dans le texte, les numéros de pages entre parenthèses.
11 Voir J. Prévost, op. cit., pp. 36-37.
12 Personnage inspiré de Lola Montès (G. Robb, « Lola Montès et la Fanfarlo », Études baudelairiennes, vol. 12, 1987, pp. 55-70). On a rapproché son nom de celui de la Camargo, danseuse à l’Opéra (1710-1770).
13 « Il considérait la reproduction comme un vice de l’amour, la grossesse comme une maladie d’araignée » (p. 67).
14 Dont le héros, Valentin, hésite entre deux femmes.
15 Voir Kreisler. « Homme des belles œuvres ratées » (p. 39), Samuel est « toujours en train de […] concevoir [l’impossible]» (p. 41).
16 Balzac aime à user de cet adjectif pour qualifier une figure d’une beauté pure (« Si ce clin d’œil rapidement jeté sur la population de Paris a fait concevoir la rareté d’une figure raphaélesque […] », La Fille aux yeux d’or, La Comédie humaine, P.-G. Castex (dir.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1981, t. V, p. 1054). (Désormais : CH, suivi de la tomaison).
17 Dans son Salon de 1846, Baudelaire a fait l’éloge du grand peintre romantique, « le vrai peintre du XIXe siècle » (OC, II, 440).
18 La Fille aux yeux d’or, éd. cit., pp. 1087-1088.
19 En 1848, Baudelaire écrira de Balzac : « C’est un grand homme dans toute la force du terme ; c’est un créateur de méthode et le seul dont la méthode vaille la peine d’être étudiée » (Compte rendu des Contes de Champfleury, OC, II, 22).
20 Op. cit., p. 157.
21 Ibid.
22 Je reprends le terme de Baudelaire : « […] ils s’entretenaient familièrement avec Jérôme Cardan […] » (p. 40).
23 En le renvoyant aussi aux travaux de J. Prévost, Cl. Pichois, G. Robb, qui ont identifié beaucoup de ces reprises. Voir, également, P. Laforgue, La Fanfarlo, Éditions du Sagittaire, 2015, « Avant-propos », p. 12.
24 Op. cit., p. 36.
25 Qui deviendra, en 1844, Un prince de la bohème.
26 CH, II, 935.
27 Cf. : « […] il aperçut une jeune femme assise dans cette modeste bergère à dossier très élevé, dont le siège bas lui permettait de donner à sa tête des poses variées pleines de grâce et d’élégance, de l’incliner, de la percher, de la redresser languissamment, comme si c’était un fardeau pesant » (La Femme abandonnée, CH, II, 475).
28 « On citait de lui les traits les plus beaux : un bras cassé en duel pour un ami un peu poltron qui lui avait confié l’honneur de sa sœur […] » (p. 52).
29 CH, II, 1071-1074.
30 « Tu seras ou victime ou tyran […] Mais tu es douce et modeste, tu plieras d’abord », prédit, à sa fille, le père de Julie (CH, II, 1051).
31 Antonomase qui utilise le nom de l’épouse vertueuse, dans Tartuffe…
32 Comme l’a relevé Cl. Pichois (La Fanfarlo, OC, I, 568, n. 1). Par exemple : « Moi, la chaste épouse qu’il était allée chercher au fond d’un pauvre château, j’ai paradé devant lui avec des robes de fille […] » (p. 56). Cf. : « Enfin, moi, noble femme, il faut que je m’instruise de toutes les impuretés, de tous les calculs des filles ! » (Béatrix, CH, II, 888).
33 Sabine de Grandlieu, quasi mourante, jette dans Béatrix « les cris suprêmes de l’agonie du cœur » (CH, II, 887).
34 L‘article que Balzac consacre à ce type dans Les Français peints par eux-mêmes date de 1840.
35 Béatrix qui, dans le roman de Balzac, tient elle aussi pour Calyste, mais en hypocrite, le discours de la vertu…
36 Béatrix, CH, II, 915.
37 Cf. : « Avez-vous des dettes ?... dit Maxime [à La Palférine] […] je veux uniquement savoir si le total est respectable […] J’ai dû, moi, jusqu’à six cent mille » (Béatrix, CH, II, 915).
38 « Puis il s’en alla, fumant son cigare, et mettant les mains dans les poches de son pantalon avec une insouciance vraiment déshonorante.
39 Éric Bordas a fort bien analysé, en ce sens, cette scène balzacienne (« Ne touchez pas le H de Natalie. Écritures du détournement suggestif chez Balzac : pratiques et effets d’une contre-représentation », dans L’Érotique balzacienne, L. Frappier-Mazur et J.-M. Roulin [dir.], SEDES, 2001, pp. 29-30).
40 Comme l’a observé P. Laforgue (éd. cit., p. 12 ; cf. CH, II, 868 ).
41 Pendant des mois, Cramer a éreinté, anonymement, ses spectacles dans la presse (p. 59).
42 Le Père Goriot, CH, III, 290.
43 « […] un beau souper et une bonne table, […] une des plus belles femmes que la nature ait formée pour le plaisir des yeux » (p. 63).
44 Le choix de cette forme poétique souligne évidemment sa parenté avec Baudelaire.
45 Voir Cl. Pichois, La Fanfarlo, OC, I, 558, n. 1.
46 Notons qu’après avoir réprouvé ses Orfraies, elle ramène ironiquement Samuel vers un univers floral : (« […] admirons ces pauvres fleurs que le printemps rend si heureuses » [p. 47]).
47 On peut reconnaître « Une charogne », et, peut-être, « Sed non satiata », ou encore « Femmes damnées ».
48 Op. cit., p. 36.
49 Cf. : « En ce moment, il est commandeur de la Légion, et […] vient d’être nommé pair de France et comte. […] L’ancien vaudevilliste a l’ordre de Léopold, l’ordre d’Isabelle, la croix de Saint-Wladimir, […], l’ordre du Mérite civil de Bavière, l’ordre papal de l’Éperon d’Or ; enfin, il porte toutes les petites croix, outre sa grande. » (Un prince de la bohème, CH, VII, 836).
50 La terminologie que j’utiliserai sera donc celle de Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire, A. Colin, 2004 et Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création, Louvain-La-Neuve, Académia/Éd. L’Harmattan, 2016.
51 C’est-à-dire une localité paradoxale, qui dit « l’impossible appartenance » des créateurs à la société ; « pour trouver leur place de créateur, appartenir pleinement au monde de la création esthétique, ils doivent en effet gérer leur impossibilité même d’occuper véritablement une place dans le monde des activités “ordinaires” » (D. Maingueneau, Trouver sa place… op. cit., p. 5).
52 i.e. l’acteur du champ littéraire (voir Le Discours littéraire, op. cit., p. 107).
53 A. Vaillant, Balzac journaliste, GF Flammarion, 2011, pp. 18-31.
54 C’est le nom qui est donné à la presse non politique (littéraire et satirique).
55 Les Bohèmes 1840-1870, anthologie réalisée et annotée par J.-D. Wagneur et F. Cestor, Champ-Vallon, 2012, « Introduction », p. 10.
56 Ibid., p. 15.
57 A. Vaillant, op.cit., p. 41.
58 « La petite presse semble bien s’être constituée contre la machinerie sérieuse de la grande presse : elle adopte l’ironie comme posture d’énonciation et l’oxymore comme trait stylistique » (Sandrine Berthelot, « Le rire sous (petite) presse : le cas du Corsaire-Satan (1844-1847) », dans Le Rire moderne, A. Vaillant, R. de Villeneuve (dir.), Presses Universitaires Paris-Nanterre, 2013. En ligne : URL : http://books.openedition.org/pupo/3655, § 1.
59 A. Vaillant, op. cit., p. 18.
60 Op. cit., p. 53. Parmi les motifs récurrents de leur raillerie, le goût de Balzac pour le café (ibid., p. 137)…
61 S. Berthelot, art. cit., § 21.
62 Celui de Murger ou de Champfleury est faible (voir S. Berthelot, ibid., § 13).
63 Baudelaire traitera plus tard la bohème de « lamentable petite caste » (dans son article sur Les Martyrs romantiques de Léon Cladel, publié dans L’Art romantique [posthume, 1869]).
64 « — Intelligence malhonnête ! — comme dit cet honnête M. Nisard » (p. 70). Laisser le dernier mot à cet ardent adversaire des romantiques est certes ironique, mais cette ironie (à double tranchant) le prend également pour cible.
65 Le narrateur nous annonce ainsi que Samuel fonde un « journal socialiste » et veut, comme Baudelaire alors, « se mettre à la politique » (p. 70) Certains des « livres de science » que « met bas » le personnage renvoient aussi, comme l’a noté Claude Pichois, à des productions baudelairiennes (voir La Fanfarlo, OC, I, 580, n. 3).
66 CH, VII, 808-809.
67 Le boulevard est une lisière géographique, et le flâneur est de ces personnages qui vont « de place en place sans jamais se fixer » (D. Maingueneau, Trouver sa place dans le champ littéraire, op. cit., p. 27).
68 Voir W. Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme [1979], Petite bibliothèque Payot, 1990, p. 111.
69 « Toutes les beautés contiennent, comme tous les phénomènes possibles, quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire, — d’absolu et de particulier » (Salon de 1846, OC, II, 493).
70 « […] vous entendez le soir, sur le boulevard des Italiens, circuler autour de vous ces paroles » [qui révèlent l’existence d’une « beauté moderne »] (ibid., p. 495, je souligne).
71 Op. cit., p. 55 sqq.
72 « La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux » (Salon de 1846, éd. cit., p. 496).
73 Tout aussi paratopique est la chronographie de la nouvelle, qui prétend s’énoncer sur une limite temporelle, entre le « bon temps du romantisme » (auquel appartient Samuel Cramer [p. 39]), et un « romantisme moderne », selon le mot de Pierre Laforgue (La Fanfarlo, éd. cit., « Avant-propos », p. 16).
74 Une étude concurrencée de manière baudelairienne par le « rêve » (p. 42) – trait significatif du poète.
75 Il voisine, en vertu d’une « double postulation » bien baudelairienne également, avec « un de ces livres honteux dont la lecture n’est profitable qu’aux esprits possédés d’un goût immodéré de la vérité » ̶ un volume de Sade, sans doute, désigné de manière allusive, comme c’est d’ailleurs le cas, aussi, chez Balzac (voir CH, V, 1097 : « […] je ne sais quel autre livre qui a un nom de femme de chambre »).
76 Op. cit., p. 161.
77 Z. Marcas, CH, VIII, 830.
78 Ibid.
79 C’est ainsi, que, souvent, l’on considère Balzac : il est en effet de ceux qui baptisent (dans Un prince de la bohème) ce phénomène, qui apparaît dans les années 1830-1840 (voir la notice « Bohème » du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de P. Larousse, 1867).
80 « Il était à la fois tous les artistes qu’il avait étudiés et tous les livres qu’il avait lus » (ibid.).
81 Voir par exemple Nathaniel Wing, Between Genders : Narrating Difference in Early French Modernism, University of Delaware Press, 2004. Le chapitre 2 met en évidence le lien entre l’histrion, l’androgyne et le poète.
82 D. Maingueneau, Trouver sa place dans le champ littéraire, op. cit., p. 27. La paratopie d’identité prend aussi, dans la nouvelle, la forme d’une paratopie de genre (Cramer signe du nom de Manuela de Monteverde [p. 39]), mais nous ne développerons pas ce point (voir N. Wing, op. cit., chap. cit.). De manière générale, le personnage de Samuel multiplie les hybridités.
83 « Tous les jeunes gens des années 1840 », ainsi que le souligne Alain Vaillant, s’étaient voués à la fantaisie artistique parce que le système politique de la monarchie louis-philipparde ne semblait plus qu’une triste machine tournant à vide, ne servant qu’à la prospérité d’une minorité et à sa propre conservation » (op. cit., p. 20).
84 Ce n’est pas dans Le Corsaire-Satan que paraît La Fanfarlo, mais, on l’a dit plus haut, dans le plus sérieux Bulletin de la Société des Gens de Lettres, après un refus de la prestigieuse revue L’Artiste (dans laquelle Baudelaire a publié plusieurs fois en 1846).
85 « De l’héroïsme de la vie moderne », OC, II, 493 sqq.
86 Ibid., p. 495.
87 Ibid., p. 496.
88 Op. cit., p. 99.
89 Ibid., p. 138.
90 Ibid., p. 137. Ainsi le dandysme sera-t-il pour Baudelaire le « dernier éclat d’héroïsme dans les décadences » (Le Peintre de la vie moderne, OC, II, 711).
91 Sur cette notion, voir D. Maingueneau, Le discours littéraire, op. cit., p. 208.
92 Voir D. Maingueneau, ibid., p. 96.
93 W. Benjamin, op. cit., p.139.
94 Je renvoie ici au titre de l’ouvrage de Susi Pietri, L’opera inaugurale. Gli scrittori lettori delle Comédie humaine, Mimesis, 2010.
95 Car l’héroïsme d’un Gaudissart, célébré par Balzac (voir W. Benjamin, op. cit. p. 108), paraît déjà d’une autre époque…
96 D. Maingueneau, Trouver sa place…, op. cit., p. 163.
97 Et peut-être un peu, aussi, à Musset (Les Deux Maîtresses).
98 Rastignac envoie à Mme de Listomère une lettre destinée à Mme de Nucingen.
99 « De l’essence du rire », OC, II, 525-543.
100 Ibid., p. 532.
101 « L’incongruité risible libère l’énergie surnaturaliste du rêve et de la fantaisie » (A. Vaillant, Baudelaire, poète comique, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 138). Si le matériau réutilisé dans ce passage est balzacien, c’est à un modèle hoffmannien – et, dans une moindre mesure, gautiérien – que Baudelaire est, en l’occurrence, redevable (« De l’essence du rire », éd. cit., pp. 536-543).
102 Ibid., p. 134.
103 Ibid., p. 133.
104 « L’essence très relevée du comique absolu en fait l’apanage des artistes supérieurs […] » (ibid., p. 536).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Chantal Massol
Université Grenoble Alpes, CNRS, UMR 5316 Litt&Arts