La Réserve : Livraison à deux voix

Chantal Massol

Un roman d’enquête(s)

Initialement paru dans : L’Année balzacienne 2020/1, n° dirigé par A. Vanoncini, « Balzac et la pluralité des mondes, actualité d’une modélisation en acte »

Texte intégral

  • 1 Tel est le titre de l’ouvrage récemment publié par Laurent Demanze, Un nouv...

  • 2 Zola a ainsi désigné son époque comme « notre âge d’enquête » (Le Roman exp...

  • 3 Sans toutefois disparaître, comme le montre le succès du roman policier, so...

  • 4 Dans le contexte du Nouveau Roman et de ses écritures « expérimentales », l...

  • 5 De la puissance de ce retour témoigne l’abondance des travaux consacrés, en...

  • 6 I. Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine, Seuil, « La libr...

  • 7 E. Carrère, Limonov, P.O.L., 2011.

  • 8 D. Ruffel baptise ainsi une littérature qui sort du livre pour établir une ...

  • 9 Voir ses récits attachés à restituer, à travers des témoignages recueillis ...

  • 10 Qui reçoit l’étiquette générique d’« Enquête ».

1Au tournant du XXe et du XXIe siècles s’est ouvert, pour la littérature, un « nouvel âge1 » de l’enquête : l’ère contemporaine a vu reparaître, en effet, une passion pour l’investigation qui avait marqué le XIXe siècle2, puis s’était affaiblie3 au XXe à la faveur d’une autonomisation croissante du champ littéraire, dont s’étaient séparés, en particulier, le journalisme et les sciences sociales – la littérature cherchant, alors, ses modes d’écriture spécifiques4. Ce modèle de l’enquête ressurgit avec force5 au moment où se rapprochent des champs qui s’étaient éloignés, où s’opère une re-délimitation des discours, où se mettent en cause les disciplines, où se questionnent, donc, les frontières. Les sciences sociales, de nos jours, renouent le dialogue avec la littérature : l’anthropologue Éric Chauvier publie, en 2006, une enquête sur une jeune mendiante rom, croisée à un carrefour, disparaissant au moment où il tente d’entrer en interaction avec elle ; le livre (Anthropologie) s’écarte des méthodes classiques de l’ethnographie pour définir un projet anthropologique plus « littéraire », qui explore, autant qu’un terrain, les profondeurs d’une conscience (celle de l’enquêteur) ; Ivan Jablonka soutient, de son côté, que l’histoire est d’autant plus scientifique que l’historien réfléchit à ses possibilités d’écriture6 : Laëtitia ou la fin des hommes, enquête sur la société française à partir d’un fait divers, recevra en 2016 le prix Médicis dans la catégorie « Romans »… Le journalisme produit, également, des textes que l’on peut considérer comme hybrides, telle la biographie, issue d’un reportage, qu’Emmanuel Carrère, en 2011, consacre à l’écrivain et homme politique Limonov7. La littérature, de son côté, reconsidère ses frontières avec ces domaines dont elle s’était affirmée (et qui l’avaient désignée) comme l’autre : renouant avec l’exigence de réel et avec les champs du savoir, elle s’empare volontiers du modèle inquisitorial, propre à investir la littérature « contextuelle8 » et ses formes d’écriture en immersion (Olivia Rosenthal9), ainsi que les littératures « factuelles » : œuvres testimoniales, documentaires, biographies, textes de nonfiction… Ce modèle se retrouve largement aussi dans la littérature fictionnelle, comme le montrent l’œuvre de Patrick Modiano, ou celle de Didier Blonde (Un amour sans paroles [2009], Leïlah Mahi 1832 [201510], Le Figurant [2018]), ou encore les multiples récits inspirés par la fiction policière (pour n’en mentionner qu’un : Pas dupe d’Yves Ravey [2019]) ; elle y prend parfois la forme de la contre-enquête (Philippe Doumenc, Contre-enquête sur la mort d’Emma Bovary [2007], ou Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, 2014).

  • 11 L. Demanze, op. cit., p. 14.

  • 12 M.-J. Zenetti, « Paradigmes de l’enquête et enjeux épistémologiques dans l...

  • 13 Voir Florent Coste, « Propositions pour une littérature d’investigation »,...

2Omniprésente et multiforme, l’enquête est donc devenue, selon une expression que Laurent Demanze emprunte à Dominique Kalifa, la « fiction maîtresse11 » de notre temps. Le terme même d’« enquête » connaît, comme l’observe Marie-Jeanne Zenetti, une inflation remarquable, de sorte que l’activité enquêtrice s’accompagne d’un « effet d’enquête », au service d’une stratégie d’affirmation dans le champ littéraire, par le biais de la participation des écrivains à un discours qui se donne comme dominant ; il s’agit pour eux, dans le même temps, de prendre acte « d’une transformation dans la manière dont on pense la littérature », au sein d’une « économie globale des discours12 ». Transformation qui s’exprime notamment à travers la figure, et souvent l’ethos, de l’« auteur-enquêteur », producteur de connaissances, construits par ces « littératures d’investigation13 ».

  • 14 Je reprends ici la formule (évidemment calquée sur celle, forgée par C. Gi...

  • 15 Voir, par exemple, Le Dépaysement. Voyages en France de Jean-Christophe Ba...

  • 16 Voir les figures de l’enquêteur que met en évidence Laurent Demanze , op. ...

  • 17 Le roman policier émerge en France à compter des années 1850-1860 (L’Affai...

  • 18 Florent Coste a mis en évidence, dans ce domaine, la prégnance du modèle e...

3Comme on le constate rapidement, les modèles que se donne le paradigme inquisitorial14 ainsi retrouvé datent, pour l’essentiel (celui du récit de voyage15 fait exception) de la seconde moitié du XIXe siècle16 – époque à laquelle Zola célèbre son triomphe – : celui du roman policier ; celui du reportage journalistique17 ; celui de l’enquête de terrain18, qu’avaient suscité les exigences de la littérature naturaliste, et que convoquent, entre autres, Jean Rolin (Zones [1995]), Philippe Vasset (Un livre blanc [2007], ou Annie Ernaux (Regarde les lumières, mon amour [2014]). On peut dès lors se demander ce qu’il reste, dans ce vaste mouvement d’essor d’une littérature d’enquête, du modèle qui s’était constitué dans la première moitié du siècle, et principalement à travers le roman balzacien.

  • 19 « La vérité et les formes juridiques » [1974], repris dans Dits et écrits ...

  • 20 Autrement, dit, un « savoir-pouvoir » (ibid., p. 1456).

  • 21 Ses origines au XIIe siècle sont administratives et religieuses (ibid., p....

  • 22 Ibid., p. 1454.

4Avant de devenir un paradigme majeur du XIXe siècle, l’enquête a, en Occident, une longue histoire, dont il est utile de dire un mot. Elle a été retracée en particulier par Michel Foucault19, de ses naissances – dans la Grèce antique (à travers, notamment, l’histoire d’Œdipe), puis au cours du Moyen Âge européen (où elle ressurgit aux XIIe et XIIIe siècles) – jusqu’au début du XIXe siècle ; selon Foucault, elle cède alors le pas, comme forme politique, à un nouveau modèle de contrôle des individus : le panoptisme. C’est dans la pratique judiciaire que l’enquête, à l’époque carolingienne, trouve son origine. Elle est une manière d’authentifier la vérité (elle vient se substituer à l’ancien système de l’épreuve), une forme de savoir, en même temps qu’une modalité d’exercice du pouvoir20. Se diffusant hors de ce domaine initial, ce modèle inquisitorial, qui perdure en se sécularisant21, devient une matrice pour les domaines de la connaissance : l’enquête se développe alors comme une « forme générale du savoir22 », favorisant en particulier l’émergence des grandes sciences de l’observation ; elle permet le grand mouvement culturel qui prépare la Renaissance, et dont Foucault évoque l’irradiation jusqu’aux Lumières.

  • 23 Voir D. Kalifa, « Enquête et “culture de l’enquête ” au XIXe siècle », Rom...

  • 24 Ibid., p. 4. Je renvoie, sur tous ces points, à ce même article, et au num...

5Il est clair que ce modèle ne s’efface pas, contrairement à ce qu’avance Foucault, à partir de la fin du XVIIIe siècle. C’est, a contrario, une véritable « culture de l’enquête », qui, selon la formule de Dominique Kalifa23, va se déployer, en s’amplifiant, tout au long du XIXe. Les pratiques inquisitoriales, suscitées par le besoin de produire de l’information à l’usage d’une bureaucratie en expansion, et par celui de comprendre un monde social en mutation, se diffusent dans de multiples domaines : celui de l’administration, mais aussi ceux de la médecine, de la philanthropie, de l’économie, de la science sociale émergente ; des sciences humaines et des sciences expérimentales, en plein développement ; de la lutte contre le crime, sujet de préoccupation majeur pour le siècle : cette lutte génère d’abondantes démarches d’investigation et donne naissance à des savoirs nouveaux (comme l’anthropologie criminelle). L’enquête trouvera enfin un « avatar médiatique24 » dans le reportage, à la faveur de l’essor de la presse quotidienne.

  • 25 J. Lyon-Caen, ,  « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du soc...

  • 26 ? Il « se dissocie progressivement du religieux, du politique et du topogr...

  • 27 Elles consistent surtout en une investigation des maux liés aux développem...

  • 28 On se souvient que, pour Marc Angenot, la forme romanesque offre « le modè...

  • 29 J. Lyon-Caen, art. cit., p. 305.

6Le premier XIXe siècle est un moment important du développement de cette culture de l’enquête. La société post-révolutionnaire, marquée par l’instauration de nouveaux modes de production, le surgissement de fortunes nouvelles, des formes inédites de mobilité sociale, les conséquences de l’industrialisation et de l’urbanisation, se confronte à ses complexités et au sentiment de la perte de son intelligibilité. Après 1830, en particulier, l’idée de l’opacité du monde, de son illisibilité devient, comme l’a observé Judith Lyon-Caen, une topique du discours social25. Le « social » lui-même, ainsi que le note, pour sa part, Dominique Kalifa, apparaît comme une « entité nouvelle26 », et, à ce titre, quelque peu obscure. Il faut alors décrire, mesurer : c’est ce que font les enquêtes sociales, à visée « morale », dont la pratique s’intensifie après 183027. Il faut également déchiffer, décrypter, classer. La littérature participe de cette entreprise d’élucidation, à laquelle, d’ailleurs, elle offre souvent un modèle28 : sous la monarchie de Juillet se constitue ainsi un « régime herméneutique » propre aux écritures du social : il articule une visée panoramique, une activité de typisation et une « obsession élucidatoire29 » . L’œuvre de Balzac, sous ses divers aspects (codes, physiologies, « études »…), en relève pleinement.

7Il s’y élabore même, comme je l’ai suggéré plus haut, un modèle de roman d’enquête, dont je vais tenter de dégager quelques grands traits.

  • 30 Ces énumérations ne prétendent pas à l’exhaustivité.

  • 31 C’est ainsi que je l’ai baptisé, d’après une expression de Jacques Dubois,...

8Omniprésentes, déjà, dans Les Chouans, où se pose avec acuité la question de la lecture, et du sens, d’un réel récent devenu confus – on s’y s’espionne et se déchiffre mutuellement, et le paysage est un ensemble de signes et de traces à lire – les démarches d’investigation envahissent les récits balzaciens des années 1830 : Un épisode sous la terreur, Le Bal de Sceaux, Une double famille, La Paix du ménage, La Vendetta, Sarrasine, Le Chef d’œuvre inconnu, Les Proscrits, La Bourse, Madame Firmiani, La Grande Bretèche, Gobseck, L’Auberge rouge, Maître Cornélius, La Grenadière, Un drame au bord de la mer, Ferragus, La Fille aux yeux d’or, Le Colonel Chabert, L’Interdiction, Facino Cane, La Messe de l’athée, Le Médecin de campagne… Elles ne disparaissent pas des récits des années 1840 : Z. Marcas, Le Curé de village, Albert Savarus, Une ténébreuse affaire, Un prince de la bohème, Honorine, L’Envers de l’histoire contemporaine30... Elles sont déclenchées par la présence d’énigmes à résoudre. L’enquête ainsi engendrée s’étend parfois sur une simple fraction du récit (comme celle qui porte sur Fœdora, dans La Peau de chagrin) ; mais il arrive souvent, et surtout dans les fictions courtes, que celui-ci trouve dans son déroulement le principe même de sa tension narrative – et l’on a affaire en ce cas à un véritable « récit d’enquête ». Dans l’œuvre balzacienne s’invente alors un récit herméneutique31, qui trouve son moteur dans la passion de l’interprétation.

  • 32 C’est-à-dire d’espionnage. Voir A. Vanoncini, « Balzac et la ténébreuse na...

  • 33 Les Chouans (pour le premier), Une ténébreuse affaire, Splendeurs et misèr...

  • 34 « Le signe est perçu comme un indice singulier et concret […] » (A. Del Lu...

  • 35 On en connaît les modèles, archéologique, scientifiques (médecine, physiol...

  • 36 Ch. Massol, op. cit., p.138-139.

  • 37 C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces [1986], nouvelle édition augmentée, ...

9Ce roman d’enquête n’est pas policier, même si l’on compte souvent Balzac parmi les précurseurs de ce genre – Maître Cornélius apparaissant comme un proto-roman de détection, Une ténébreuse affaire comme un exemple, avant la lettre, de roman « à suspense32 ». L’enquêteur n’est pas, en général (il faut excepter Corentin ou Peyrade33), ce représentant officiel de la collectivité qu’est l’homme de police : nous ne sommes pas, j’y reviendrai, au moment où le roman policier se constitue. Ce peut être – c’est le cas de Derville (Gobseck, Le Colonel Chabert), ou du juge Popinot (L’Interdiction) – l’homme de loi, rappelant les origines judiciaires du modèle inquisitorial. Mais dans la grande majorité des cas, l’enquête est prise en charge par un individu (ou plusieurs) sans lien avec les institutions policière ou judiciaire, et que, souvent, l’énigme concerne personnellement : Émilie de Fontaine (Le Bal de Sceaux), Schinner (La Bourse), Sarrasine, Bianchon (La Grande Bretèche, La Messe de l’athée), le narrateur anonyme de L’Auberge rouge, Maulincour (Ferragus), de Marsay (La Fille aux yeux d’or), le comte Octave (Honorine), Albert Savarus, le narrateur de Z. Marcas, ou, encore, Godefroid (L’Envers de l’histoire contemporaine). L’exploration de la société est loin de s’y réduire au seul fait criminel. Par ailleurs, si les formes du déchiffrement indiciaire, dans un tel « roman du signe » – au sens que le XIXe siècle donne à ce dernier mot34 –, sont proliférantes35, elles ne permettent pas aux enquêtes, contrairement à ce qui se produira dans le detective novel à venir (seul Maître Cornelius s’approche de ce modèle), d’élucider les mystères, ni de résoudre les énigmes : il faut pour cela que soient mis en œuvre d’autres moyens inquisitoriaux, des conduites d’espionnage (Les Chouans, La Peau de Chagrin, Ferragus), des guet-apens (Le Père Goriot) ou des pièges (L’Auberge rouge), ou que soient recueillis aveux ou confessions (Le Curé de village, Le Médecin de campagne, Facino Cane, La Messe de l’athée, L’Envers de l’histoire contemporaine). Parfois encore, une intervention du narrateur vient relayer la démarche inquisitoire (Une double famille). Comme j’ai pu l’avancer dans d’autres travaux36, on assiste dans le roman du premier dix-neuvième siècle, et singulièrement dans le roman balzacien, à la constitution du paradigme indiciaire, qui ne s’affirmera dans les sciences sociales, selon C. Ginzburg, qu’à la fin du siècle37. Mais il ne parvient pas à s’imposer, comme déterminant, dans le processus inquisitorial.

  • 38 On peut, certes, retracer sa genèse à partir des modèles antérieurs qu’il ...

  • 39 A. Del Lungo, « La méthode sociologique balzacienne, ou comment subvertir ...

  • 40 A. Vanoncini, « Quête et enquête dans le roman balzacien », dans Balzac, u...

  • 41 Ibid., p. 179.

  • 42 On connaît l’analyse canonique de T. Todorov, pour qui le roman d’énigme c...

  • 43 Ch. Massol, op. cit., p. 217.

10C’est donc bien comme une forme spécifique que se constitue le roman d’enquête balzacien. Relevant d’un régime herméneutique propre à son moment d’apparition38, il contribue également à le construire, en inventant, par exemple, une « méthode sociologique39 » (avant la lettre). Il est, de toute évidence, un moyen essentiel de la légitimation du genre romanesque, qui affirme, par son biais, sa fonction de connaissance. A.Vanoncini a souligné sa radicale nouveauté dans l’histoire de la littérature narrative. Avec ce type de récit, Balzac modifie, en effet, une formule, séculaire, de la mimèsis : celle du récit de quête – dans lequel un héros « libre de toute entrave préalable, part à la recherche d’un idéal, et, après avoir surmonté tous les obstacles, connaît la réussite ou l’échec40 ». En doublant ce scénario de celui de l’enquête, il brouille la successivité simple, et altère le schéma canonique de la mise en intrigue : car le récit d’enquête est fait à partir d’un point d’arrivée, celui des faits ou des situations à élucider ; ou plutôt, s’il raconte de manière prospective les démarches de l’investigation, il impose un éclairage rétrospectif sur les événements qui les ont motivées. « L’enquête » prend alors « le pas sur la quête41 ». La littérature de fiction, dont le rôle se redéfinit, se donne ainsi, en ce premier dix-neuvième siècle, des modèles de configuration narrative plus complexes, de nature à répondre à ses ambitions nouvelles en matière de saisie du réel. De cette particularité de la forme nouvelle découlent notamment ces trois implications : l’enquête vise à reconstituer, de multiples manières, une histoire perdue42 – le récit d’enquête est à la recherche d’un récit disparu ; elle vise à rassembler de l’épars, du fragmentaire (des traces, diverses), pour reconstituer une totalité signifiante (voir La Grande Bretèche et son montage de récits-témoignages particuliers) ; enfin, le regard rétrospectif qu’elle suppose a pour effet de rendre récurrente une question qui, par-delà la diversité des motifs d’enquête, se pose de manière nécessaire et avec acuité : celle de l’origine, dans un monde bouleversé qui s’interroge sur ses propres fondements : on peut alors voir, dans ce type de récit, une forme-sens43.

  • 44 Comme a pu le faire, par exemple, Thomas Pavel (Univers de la fiction, Seu...

  • 45 J. Rancière, Le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne, La Fabrique édit...

11À une échelle supérieure, La Comédie humaine se construit comme un véritable monde d’enquête(s). Parlant de monde, je n’entends pas me référer, fût-ce comme à un « modèle distant44 », à une théorie des mondes possibles – mondes doués d’autonomie, existant en parallèle, et pourvus d’une ressemblance plus ou moins grande avec l’univers actuel. Je n’adhèrerai pas, de manière générale, à l’idée, courante, selon laquelle la fiction est l’invention de mondes imaginaires, et me rallierai, sur ce point, à l’opinion défendue par Jacques Rancière : « Elle est d’abord une structure de rationalité : un mode de présentation qui rend des choses, des situations ou des événements perceptibles et intelligibles ; un mode de liaison qui construit des formes de coexistence, de succession et d’enchaînement causal entre des événements et donne à ces formes les caractéristiques du possible, du réel ou du nécessaire45 ». Par « monde », je désignerai ce qui résulte de cette configuration du visible et du dicible, de cette construction logique de la réalité.

  • 46 J. Rancière, Les bords de la fiction, Seuil « La librairie du XXIe siècle ...

  • 47 Sur cet hypersigne de la représentation littéraire, on renverra évidemment...

  • 48 J. Rancière, Les bords de la fiction, op. cit., p. 23.

12En 1842, Balzac choisit de placer au seuil des Scènes de la vie privée, et donc de La Comédie humaine, La Maison du chat-qui-pelote. Cette nouvelle construit un cadre qui offre, à la fiction, une délimitation particulière : un observateur se tient face aux « hiéroglyphes » (I, 39) d’une façade, ses regards se portent sur les croisées du troisième étage et se fixent sur les « rideaux de toile » qui « cach[ent] les mystères de cet appartement aux yeux des profanes » (ibid., 40) : ce cadre, donné par cet incipit à l’ensemble de l’œuvre-monde balzacienne, est celui-là même qui, selon Jacques Rancière, se constitue au XIXe siècle, après les bouleversements révolutionnaires, et emblématise les transformations de la fiction : il définit un nouvel espace, une topographie symbolique, « où les fenêtres closes qui séparaient de la réalité prosaïque les caractères et les situations choisis de la fiction se sont ouvertes en même temps que tombaient les barrières séparant les classes et les mondes46 ». Ce cadre lié à la démocratisation de la fiction se dessine, ici, sous l’une de ses formes complexes, bien balzacienne : une fenêtre47 offre une ouverture sur le monde fictionnel, mais un obstacle se présente à la vision. Car si l’ancien partage s’est défait, il s’en est formé d’autres, au sein de l’espace nouvellement délimité48 : ceux qui séparent la réalité ordinaire, « prosaïque », autrefois en marge de la fiction (en l’occurrence : la famille d’un marchand drapier), de ses propres « mystères ». Un tel cadre, et le nouveau régime du visible dont il manifeste l’instauration, suscitent le geste inquisitoire.

  • 49 Où le narrateur se tient, on s’en souvient, « assis dans l’embrasure d’une...

13Le regoupement des fictions singulières permet des effets de réduplication, dans l’œuvre-monde, de ce cadre et de ce geste initiaux : on les retrouve, presque identiques, à l’incipit d’Une double famille (II, 18-19), avec diverses variantes au début de La Grande Bretèche (III, 711), de La Grenadière (II, 422 et suiv. ), de Sarrasine49, de Pierrette (IV, 29-32), ou encore, pour ne prendre que ce dernier exemple, comme un cadre second s’ouvrant dans la fiction, dans Le Cabinet des antiques (IV, 975-276).

  • 50 Le terme est pris ici dans le sens que lui donne l’analyse du discours lit...

  • 51 C’est là, pour Jacques Rancière, qui formule cette observation à propos du...

14Tout en instaurant un cadre pour la fiction, cet incipit met en place une scénographie – au sens de « scène de parole50 » : cette scénographie à travers laquelle se légitime, en 1842, l’énonciation de La Comédie humaine n’est donc autre que celle qui met en scène la naissance et la motivation du geste inquisitoire. Elle « valide », pour utiliser le terme de Dominique Maingueneau, le statut de l’énonciateur, par le biais de la figure, fictionnelle, de cet « observateur » (encore) anonyme, auquel s’offre « plus d’un problème à résoudre » (I, 39), et celui du co-énonciateur, destinataire du résultat de l’investigation et associé à son processus (son regard épouse celui de l’observateur) ; elle valide de même l’espace (la topographie) à partir duquel se développe l’énonciation, ce seuil entre rue et fenêtre, selon un schème qui « inverse les trajets anciens [du roman] du dedans vers le dehors51 », tout comme le cadre temporel (la chronographie) de cette énonciation, un présent encore en contact avec un passé dont il faut interroger les traces. À travers elle se construit en outre une posture auctoriale : celle de l’auteur observateur-enquêteur.

15Le monde d’enquête(s) qu’institue ce double cadre, fictionnel et énonciatif, se peuple d’observateurs et d’enquêteurs en tous genres, d’espions ou simplement de « curieux ». Le nouveau régime de visibilité, en s’attachant aux formes et aux décors de la vie ordinaire, en rapprochant d’eux le regard, qui découvre le détail, génère, par ailleurs, le déploiement même de la lecture des signes : ceux des objets, des corps, et de la société elle-même, qui n’offre plus aux yeux – la préface d’Une fille d’Ève, en dresse, en 1839, un célèbre constat – que des « nuances » :

Aujourd’hui, l’Égalité produit en France des nuances infinies. Jadis, la caste donnait à chacun une physionomie qui dominait l’individu ; aujourd’hui, l’individu ne tient sa physionomie que de lui-même (II, 263).

D’où la récurrence, dans les années 1830, des enquêtes sur le statut social des personnages (Le Bal de Sceaux, La Bourse, La Grenadière, Madame Firmiani, Ferragus, Le Père Goriot…).

  • 52 Le XVIIIe siècle avait réélaboré la distinction du public et du privé, rev...

  • 53 Kalheinz Stierle, La capitale des signes. Paris et son discours [1993, Kar...

  • 54 Ibid., p. 23.

  • 55 Sur ce point, voir Envers balzaciens, A. Del Lungo et A. Péraud (dir.), Po...

  • 56 P. Macherey a naguère insisté sur la genèse, à partir de la fin du XVIIIe ...

  • 57 Dans Sarrasine, La Fille aux yeux d’or ou Honorine, le mystère érotique n’...

16Le monde enquêté, c’est donc la nouvelle réalité sociale en même temps que cette réalité nouvelle qu’est la société elle-même. Il est construit fictionnellement par la topographie symbolique que nous venons d’évoquer, et qui rend discernables de nouveaux espaces. Ces espaces nouveaux, ce sont tout d’abord ceux dont le plan même de La Comédie humaine promet l’exploration, et dont Balzac est souvent réputé être l’inventeur – ou l’un des inventeurs – romanesque(s) : celui de la vie privée, que construit véritablement le XIXe siècle52, et qui se dessine, avec ses drames cachés, ses fautes secrètes et ses « souffrances inconnues », comme l’espace des femmes et de la famille et comme l’inconnu de la vie sociale ; celui de la ville moderne – Paris – qui se sémiotise53 et devient un lieu où « l’étranger l’emporte sur le familier54 » (Ferragus, La Fille aux yeux d’or) ; celui de la province, construit dans son opposition à l’espace parisien. Ce sont également ceux que viennent découper dans ce monde (en recoupant la précédente) d’autres formes de spatialisation, qui l’offrent à l’investigation : celles qui le divisent entre un endroit et un envers55, entre une surface et une profondeur56… Elles sont bien connues, je n’y insisterai pas. Tous les questionnements auxquels s’affronte l’enquête – ceux qui portent sur les mutations sociales, l’origine des fortunes, la légitimité du pouvoir, mais également ceux qui s’adressent au domaine de l’intime, ou prennent pour objet les mystères de la psyché (par exemple les bizarreries de la pulsion amoureuse57) – sont suscités par cette topologie imaginaire du monde social et par ses divisions qui construisent de nouveaux domaines du visible.

17Ne pouvant rendre compte, dans ces quelques pages, des complexités du roman d’enquête balzacien , je me contenterai de mettre l’accent sur deux aspects, qui me paraissent majeurs, du rôle qu’y joue le processus inquisitoire.

  • 58 M. Condé, La Genèse sociale de l’individualisme romantique [Niemeyer, 1986...

  • 59 Ibid., p. 214.

18L’enquête est un mode d’établissement du vrai. Il faut rappeler que la conception même de la vérité, au moment où se produit l’essor du récit d’enquête, est en mutation. Le régime de la vraisemblance, lié à l’esthétique classique, se défait. L’idée d’une vérité universellement et immédiatement accessible, qui sous-tendait cette esthétique, n’a plus cours. Ce n’est plus le vraisemblable, défini à l’aune d’exigences éthiques, que cherche à présent la fiction romanesque, mais le vrai. Son ambition – particulièrement affirmée chez Balzac – est d’apporter un savoir sur le monde. Deux conditions, comme l’a observé Michel Condé58, permettent la constitution d’un tel projet : la proclamation de l’égalité de droit, qui entraîne l’effacement des jugements de valeur au profit des jugements de fait, et motive un intérêt pour la totalité et la diversité de la société ; la postulation d’une opacité de ce monde, dont la percée permet de délivrer des connaissances inédites (et non plus moralement acceptables). Tout autant qu’un topos du discours social de l’époque, cette opacité du monde est ainsi chez Balzac une « structure nécessaire de la représentation59 ».

  • 60 D. Kalifa, « Policier, détective, reporter. Trois figures de l’enquêteur d...

  • 61 M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », art. cit., p.1429.

  • 62 En se combinant avec elles – puisque le déchiffrement indiciel seul ne par...

  • 63 M. Foucault, art. cit., p. 1452. L’enquête judiciaire, telle qu’elle émerg...

  • 64 Au moins sur un mode fictif.

  • 65 D. Kalifa, « Enquête et “culture de l’enquête” au XIXe siècle », art. cit....

  • 66 Ibid., p. 9-10.

  • 67 Et que l’on verra s’accentuer à la fin du siècle avec les figures du polic...

  • 68 Voir Ch. Massol, op. cit., p. 317 et suiv.

19Le récit d’enquête, qui construit un mode de production de ces savoirs neufs, est ainsi symptomatique de ce nouveau rapport à la vérité. La démarche d’établissement du vrai qu’il propose n’est pas sans lien avec le processus de démocratisation de la société qui s’opère alors. Dominique Kalifa, dans ses travaux, a insisté sur ce lien, notant qu’à la fin du siècle, l’enquête sera devenue « une production culturelle majeure de l’âge démocratique60 ». Analysant le processus d’instauration de la vérité dans Œdipe-roi, Michel Foucault avait formulé des observations voisines : toute la pièce, montrait-il, déplace l’énonciation de la vérité d’un discours prédictif et prescriptif (celui du devin Tirésias et d’Apollon), vers un discours de type rétrospectif, fondé sur le témoignage (de ceux qui ont vu, et qui se souviennent, en particulier les bergers61) et sur la construction de la vérité par ajustement des fragments d’une histoire à reconstituer. La tragédie de Sophocle lui paraissait alors résumer l’une des grandes conquêtes de la démocratie athénienne, le droit de témoigner, d’opposer la vérité au pouvoir. Le récit d’enquête balzacien rompt, semblablement, avec des logiques antérieures d’instauration de la vérité – ou les infléchit62 : celles, par exemple, de la révélation (présente dans le roman arthurien), du dévoilement (rituelle dans les romans gothiques) ou de la reconnaissance (l’anagnôrisis, telle qu’on la rencontre dans le roman grec ancien, ou La Vie de Marianne) ; la démarche rétrospective qu’il met en œuvre construit la vérité en « rendant présent ce qui est arrivé63 ». Cette construction, il la donne, dans le même temps, à lire : le lecteur, associé aux stratégies herméneutiques déployées, participe activement64 à la production de cette vérité. L’enquête, telle qu’elle se développe dans les pratiques sociales du XIXe siècle, s’emploie, de la sorte, à produire une « vérité commune65 » : c’est ce qu’elle doit au modèle matriciel qu’elle se donne, celui de l’investigation judiciaire, même lorsqu’elle prend la forme, nouvelle et dominante au XIXe siècle, de l’enquête individuelle, personnelle, capable de s’adapter à la diversité et à la singularité des contextes66. Cette individualisation se trouve encore renforcée, comme on l’a vu plus haut, dans le roman d’enquête balzacien. Le dispositif d’instauration du vrai par le récit n’en vise pas moins à donner au résultat de la démarche enquêtrice une valeur de vérité partagée. Quels que soient les convictions politiques déclarées de l’écrivain Balzac et son attachement aux hiérarchies et aux valeurs aristocratiques de la société d’Ancien Régime, son monde d’enquête(s) participe du (et au) processus de démocratisation à l’œuvre en ce premier dix-neuvième siècle67. Et le fait que l’investigation, dans ce monde balzacien, ne débouche pas sur une véritable réduction des énigmes (on bute in fine sur de l’irrésolu, de l’indécidable, de l’insoluble, de l’indicible, voire de l’innommable68), n’empêche en rien – même s’il en laisse entrevoir les limites – la mise en place de ce dispositif de constitution du vrai.

  • 69 L. Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallim...

  • 70 Leur est corrélée celle du complot, plus présente dans le roman d’espionna...

  • 71 Définie, dans ce contexte, comme une « anomalie de la réalité » (op. cit.,...

  • 72 Ibid., p. 36.

  • 73 Ibid., p. 42.

  • 74 En créant, par exemple, de l’identité collective (ibid., p. 43).

  • 75 Ibid., p. 44. Dans ce roman policier originel, souligne L. Boltanski (ibid...

  • 76 Celle qui s’esquisse à la fin du récit entre de Marsay et celle qui se rév...

  • 77 L. Boltanski, op. cit., p. 41.

  • 78 A. Del Lungo, « La méthode sociologique balzacienne », art. cit. , p. 108....

  • 79 Dans Une ténébreuse affaire, cette fonction critique s’exerce sur le mode ...

20L’enquête interroge la réalité de la réalité. Instaurateur de « vérité », le récit d’enquête a également pour fonction – les deux démarches ne sont pas incompatibles – de questionner la réalité. C’est l’hypothèse que formule Luc Boltanski69, en observant l’apparition conjointe des figures de l’énigme et de l’enquête70 dans la littérature policière : faisant surgir une énigme71, le roman policier introduit, selon lui, un doute sur la stabilité et la cohérence de la réalité ; il l’apaise ensuite en faisant intervenir l’État (par le biais de l’enquête policière). La réalité ainsi mise à l’épreuve, c’est la réalité « admise », celle que construisent les discours scientifiques, politiques, sociaux – et que Luc Boltanski oppose au réel : derrière cette réalité apparente se profile, comme une menace, l’existence possible d’une autre réalité, occultée et plus « réelle72 ». Est éprouvé, du même coup, l’État, responsable de la réalité admise73. Ce schéma, ainsi que l’annonce le sociologue, vaut pour une société dans laquelle s’est développé l’État-nation, un type d’État qui prétend non seulement garantir l’ordre, mais aussi organiser et unifier la réalité74. Il s’agit, dans le roman policier originel en tout cas, non pas de mettre cet État en cause, mais de « faire travailler75 » les inquiétudes et les tensions qui lui sont inhérentes. Le récit d’enquête balzacien se déploie, lui, dans un contexte quelque peu différent : il permet bien de jouer sur deux plans de réalité (l’apparent/le caché, l’officiel/l’officieux), et de rendre soupçonnable la réalité visible ; mais il s’agit moins, en ce moment de mutations politiques et sociologiques, d’éprouver la réalité d’une société stabilisée, que d’interroger l’organisation d’une société transformée qui, on l’a dit, est perçue comme mouvante. C’est ce que l’on voit bien dans Histoire des Treize, où la réalité se feuillette en divers plans sur lesquels se porte successivement le soupçon : les Treize, aristocratie secrète dans un monde tout juste révolutionné, donnent à supposer que la société connue, avec ses principes de pouvoir, son organisation, ses hiérarchies, pourrait n’avoir qu’une réalité fictive, un pouvoir plus « réel » étant exercé dans l’ombre et par d’autres biais par des acteurs ignorés (Préface, V, 787-792) ; les enquêtes qui se mènent dans les différents récits jettent rapidement la suspicion sur cet autre plan de réalité lui-même et le troisième épisode, en particulier, fait apparaître un autre lieu de pouvoir, plus dissimulé encore que celui des conjurés : celui du « pouvoir féminin » (V, 1099), incarné par Margarita. Mais il s’agit moins, avec la découverte de ce dernier personnage, de mettre au jour le lieu du pouvoir réel que de figurer, à travers une situation incestueuse furtivement suggérée76, la désorganisation symbolique qui affecte la société victime de la discontinuité révolutionnaire : la démission du père (lord Dudley), qui a permis cette situation, a profondément perturbé l’ordre des choses. Le récit d’enquête a donc bien éprouvé la « réalité de la réalité77 » ; mais il ne s’est pas employé à mettre celle-ci momentanément en crise, afin de la conforter : c’est la crise elle-même que le roman a tenté de saisir. Une telle démarche s’explique par l’hostilité de Balzac envers la société nouvelle, dont il s’attache à mettre au jour les fondements illicites. Mais aussi par une volonté plus générale de sa part de « déstabilis[er] l’aspect rassurant de l’enquête78 », et de conférer à celle-ci une fonction essentiellement critique79.

  • 80 Voir M.-J. Zenetti, « Paradigmes de l’enquête et enjeux épistémologiques d...

  • 81 L’affirmation est à recevoir sous bénéfice d’inventaire.

  • 82 Je me permets de renvoyer à l’analyse que j’ai menée de cette rencontre en...

  • 83 Muriel Pic en a dégagé trois grandes catégories : la constellation, le mon...

  • 84 Pour Ginzburg, il s’agit là de la racine la plus lointaine du paradigme in...

  • 85 M. Pic (citant W. Benjamin), art. cit., p. 386. On sait que C. Ginzburg ra...

  • 86 Ibid., p. 389.

  • 87 Les traces du père, jadis déporté au camp de Gurs, s’arrêtent à la gare d’...

  • 88 Les images vues ainsi révèlent (les silhouettes s’estompent, deviennent fa...

  • 89 La formule est de Marc Angenot, op. cit., p.177.

  • 90 Voir sur ce point Martine Carré, W.G Sebald : le retour de l’auteur, Press...

  • 91 Présent sous forme de documents d’archives, de photographies, etc.

21Dans quelle mesure, alors, retrouve-t-on dans la littérature d’enquête contemporaine, qui semble privilégier un autre paradigme inquisitorial, celui de l’enquête exploratoire et de terrain80, ce modèle, « herméneutique », balzacien ? Il n’y est pas souvent81 revendiqué de manière explicite. Une des références les plus remarquables à ce « prototype » romanesque me paraît se trouver chez W. G. Sebald, lui-même créateur – à partir de Vertiges, sa première prose fictionnelle – d’un monde d’enquête(s). En 2001, Austerlitz, la dernière œuvre achevée de l’écrivain allemand, raconte, à travers divers relais de narration, la recherche, par un personnage, de ses origines oubliées : enfant d’un couple juif de Prague, Jacques Austerlitz a été envoyé, dans son tout jeune âge, en Grande-Bretagne et adopté par la famille d’un pasteur gallois. L’enquête qu’il mène, adulte, pour retrouver son identité et son histoire personnelle – et qui est aussi une enquête historique – se déroule sous l’égide de Balzac82 : sa découverte du Colonel Chabert dans l’appartement jadis occupé par ses parents, à Prague, est un temps fort de cette recherche ; elle le mène sur les traces de sa mère déportée, et son investigation se superpose, dès lors, en grande partie, à celle du soldat balzacien, lui aussi dépossédé de sa mémoire et de son identité. Sebald, dans ce récit, réinvestit à sa manière la forme-sens inventée par Balzac : l’enquête, dans sa démarche prospective et rétrospective à la fois, confère au récit sa dynamique tensive ; un récit herméneutique se déploie, qui, il est vrai, mobilise d’autres paradigmes de lecture que celui du déchiffrement sémiotique des indices83 : celui, archaïque, de la chasse84 (l’enquêteur sebaldien est un chasseur de traces mnésiques, photographiques, ou autres), celui, prélogique, de la divination, qui permet de « lire ce qui n’a jamais été écrit85 », celui de la vision onirique – de manière générale, c’est une logique associative qui s’impose (hasards objectifs, associations d’idées), une logique de la ressemblance, donnant au narrateur sebaldien « la faculté d’être présent à ce qu’il n’a pas vécu86 ». Mais, avec ce mode d’investigation particulier, ce récit est bien en quête d’une histoire effacée, d’un récit absent, et dont la reconstitution restera lacunaire87 ; d’une origine, qui restera un point de fuite. Cette enquête ne cesse d’interroger la réalité de la réalité, non pour affermir la réalité admise mais pour déconstruire les artifices sur lesquels elle repose : est emblématique, à cet égard, une scène dans laquelle Austerlitz examine, au ralenti, un film de propagande tourné à Theresienstadt88. L’enquête est un moyen d’établissement du vrai, dans un contexte d’effacement de la mémoire individuelle et collective, d’occultation des événements traumatiques de l’histoire européenne du XXe siècle – et, en particulier, de la Shoah dans la mémoire allemande. Ce vrai que fait surgir la logique évoquée plus haut n’est certes pas celui du roman à visée « réaliste » du XIXe siècle ; cependant, la forme cognitive utilisée pour l’instaurer provient bien de la « gnoséologie narrative89 » que le roman balzacien a contribué à construire : forme fictionnelle, elle sert, chez Sebald, à informer90 – tel un patron romanesque, dans une prose qui n’entend pas relever du roman – le non-fictionnel91 et à lui donner une intelligibilité dont il serait, sans elle, privé.

  • 92 Celui de l’écriture mémorielle de Claude Simon, par exemple.

  • 93 Voir, entre autres, Laurent Demanze, Encres orphelines, Corti, 2008 (Intro...

22L’exemple de Sebald permet de saisir l’une des raisons de cette permanence de la forme inquisitoriale balzacienne – si hybridée qu’elle soit d’autres modèles d’écriture92. Le tournant du XXe siècle partage avec le début du XIXe la caractéristique d’être un moment de bouleversements majeurs, et il entre volontiers en résonance avec lui. La crise qui le frappe est aussi profonde (si ce n’est davantage ?) que celle qu’avaient engendrée le processus et l’événement révolutionnaires : elle consiste en particulier en une crise des transmissions, liée, après les grands effondrements de la fin du XXe siècle, à la perte des repères, des valeurs intellectuelles et sociales, de la crédibilité des discours, aux failles de la mémoire93 : ainsi se pose, de manière quelque peu différente mais de façon aussi aiguë qu’au début du XIXe siècle, la question de la genèse et des fondements du monde contemporain. Le modèle inquisitorial s’impose alors, comme l’une des formes que peut prendre la quête archéologique : Sebald s’approprie, en le réinventant, l’héritage balzacien.

  • 94 Sur cet « impensé » balzacien du roman contemporain, voir A. Mura-Brunel, ...

  • 95 A. Vanoncini, « De Balzac à Modiano : splendeur et misère de l’archéologie...

  • 96 Et manière d’accepter tacitement un héritage qu’il semblait récuser dans F...

  • 97 P. Modiano, Rue des boutiques obscures [1978], Gallimard, folio, 1998, p. ...

  • 98 D. Meyer-Bolzinger, « L’enquête en suspens ou l’écriture policière de Patr...

  • 99 P. Modiano est, sur ce point, fort loin de Balzac…

  • 100 D. Meyer-Bolzinger (citant P. Modiano lui-même), art. cit., § 26.

23Ce même modèle est parfois convoqué de manière non explicite, et souvent, sans doute, comme un « impensé94 », dans d’autres mondes d’enquête contemporains. Je retiendrai, car il me semble représentatif, l’exemple de Patrick Modiano, écrivain plus balzacien qu’il n’y paraît : « archéologue de Paris95 », comme l’auteur de La Comédie humaine, il ne dédaigne pas – clin d’œil furtif à ce dernier96 ? – d’user très discrètement, dans son dernier roman, du procédé des personnages reparaissants (Hutte, le patron de l’agence de détectives d’Encre sympathique [2019], avait fait une première apparition dans Rue des boutiques obscures [1978])… Entre ces deux titres se déploie une longue série de récits d’enquête, qui utilisent des matériaux empruntés au roman « noir » (intrigues criminelles, présence de personnages louches et de malfaiteurs en tous genres, de détectives privés, etc.), mais sont engendrés par la présence récurrente d’énigmes à résoudre… Reconstituer le passé à partir de traces est la tâche, itérative, du récit modianesque. Mais ces récits herméneutiques ne cessent de déconstruire la forme canonique du récit (policier) d’énigme : l’enquête y reste en suspens (menée par un détective amnésique, elle débouche, dans Rue des boutiques obscures, sur la « vague phosphorescence97 » d’un lagon, elle s’interrompt dans Dora Bruder, se retourne sur l’enquêteur – à supposer qu’il s’agisse bien du même personnage – dans Encre sympathique…), la « vérité », au contraire de ce qui est recherché dans le régime de savoir du policier « classique », ne peut s’y établir de manière irrévocable : comme l’écrit Dominique Meyer-Bolzinger, « le romancier inscrit l’insaisissable, l’incertain et l’indicible au cœur même de récits fondés sur la recherche et l’élaboration d’un savoir98 ». Ainsi déconstruits, ces récits – indépendamment de leurs thématiques99 – révèlent leur parenté avec la forme anté-policière, balzacienne, du récit herméneutique, dont ils poussent à l’extrême les virtualités critiques : ils restent fragmentés, lacunaires – à l’état de « mosaïque », pour reprendre une métaphore chère à Balzac ; le récit manquant, à reconstituer, y demeure une absence ; les fins y sont déceptives, souvent marquées par des phrases interrogatives ; l’énigme y persiste au lieu de se résoudre ; et les « points d’orgue100 » des silences sont peut-être une forme extrême de la « pensivité » balzacienne, qui fait basculer le lecteur de l’ordre cognitif à l’ordre méditatif…

  • 101 Voir A. Vanoncini, « De Balzac à Modiano », art. cit., p. 186.

  • 102 D. Kalifa, « Enquête judiciaire, littérature et imaginaire social au XIXe...

24Si la fiction modianesque a besoin, comme celle de Sebald, de ce modèle de saisie du réel issu d’un régime de savoir du XIXe siècle, c’est pour dire à travers lui une crise plus profonde encore. Chez Sebald parvient à s’énoncer à travers lui une forme de vérité, différente de la vérité « positive » du XIXe siècle : elle est, dans son cas, subjective, mais, ainsi, transmissible par la fiction ; chez Modiano, il sert à montrer l’impossibilité même de l’établissement, par son intermédiaire, d’une vérité, ou d’un quelconque savoir – sinon par la révélation a contrario que l’énigme de l’identité n’est pas élucidable par l’enquête, et que les « blancs », les « absences », le « vide » (leitmotive modianesques) sont constitutifs de la vie psychique humaine. Dans les récits de Modiano, la causalité101 sous-jacente qui devrait permettre de saisir comme un tout les données fragmentaires de l’enquête est, purement et simplement, insaissable. C’est, alors, la « construction logique de la réalité » offerte par le modèle fictionnel de l’enquête, la « structure de rationalité » (J. Rancière) qu’il propose, qui se trouvent minées. Le schéma inquisitorial demeure, néanmoins, pour être utilisé à des fins heuristiques différentes. Le lecteur, de son côté, est fortement sollicité par ces récits, leurs discontinuités, leurs « blancs », leurs traces plus ou moins évanescentes ; il se fait lecteur-détective : l’un des effets du modèle inquisitorial chez P. Modiano est ainsi d’aviver la « fiction de […] démocratie102 » que construit l’imaginaire de l’enquête, alors qu’est mise en scène la difficulté de ce même modèle à délivrer des savoirs sur le monde.

  • 103 D. Blonde, Leïlah Mahi 1832 [2015], Gallimard, folio, 2017, p. 18. La dis...

  • 104 Leïlah Mahi, éd. cit., p. 20.

  • 105 Voir la forte présence balzacienne dans cette cartographie parisienne d’a...

  • 106 Ibid., p. 57.

  • 107 Ibid., p. 14.

  • 108 Ibid., p. 105.

  • 109 Ibid., p. 106.

  • 110 Voir, sur ce point, L. Demanze, « Les formes démocratiques de l’enquête »...

  • 111 Telle cette Gisèle N. qui, après la sortie d’Un amour sans paroles, est v...

  • 112 Ibid., p. 137.

  • 113 L. Demanze, « Les formes démocratiques de l’enquête », art. cit. p. 35.

  • 114 Le dialogue mené avec des anonymes, dans Leïlah Mahi, n’est pas sans rapp...

  • 115 Ibid., p. 37.

  • 116 L’enquête, pour Foucault, est une « forme politique » (art. cit., p. 1456).

25Établir une vérité est également une tâche impossible dans l’univers de Didier Blonde, proche de celui de Patrick Modiano, et qui lui fait souvent écho. Dans Leïlah Mahi 1832 (2015), le narrateur fait le récit de l’enquête qu’il mène sur une « disparue103 », une femme dont il a découvert la photo énigmatique sur une plaque funéraire du Père-Lachaise, alors qu’il se promène dans le « souvenir » de personnages (le Père Goriot, Esther Gobsek ou Lucien de Rubempré) que Balzac a « enterrés quelque part par ici » et qu’il [le narrateur] « finir[a] bien par trouver, un jour104 » : c’est, ainsi, dans le compagnonnage imaginaire de cet écrivain de la ville (et de ses mystères105) que, fasciné, il entreprend de retrouver, en « détective de la mémoire106 », les traces du « fantôme107 » qui l’a interpellé. L’enquête, qui confronte le narrateur à une série de « faux témoins108 », restera lacunaire et inachevée (« Leïlah Mahi n’était-elle qu’un collage […] Un miroir à fantasmes109 »). Le narrateur, qui, rapidement, découvre qu’il n’est pas le seul à subir la fascination de la disparue, s’aperçoit qu’il prend place dans une foule d’autres enquêteurs, et sa recherche prend, comme dans d’autres récits de Didier Blonde, la forme d’une « contre-enquête110 », qui le met en relation avec des cheminements qui ont précédé le sien. Il met en scène, par ailleurs, la collaboration de ses lecteurs111 à son activité d’investigation : dans le post-scriptum du livre, ajouté dans l’édition de 2017, il confie à « d’autres » la tâche de « reprendre » et de « poursuivre » une histoire qui ne lui « appart[ient] pas112 » : c’est ce que font, en effet, des lettres d’inconnus, qui, sans clore l’enquête, l’entraînent vers de nouveaux développements. Ce dispositif a pour effet d’esquisser une « communauté de savoir113 ». Il témoigne, plus qu’on ne l’a vu dans les exemples précédents, de la démocratisation croissante, à notre époque, des formes de l’enquête : il s’agit, tout en construisant la possibilité d’un savoir partagé, de recomposer une collectivité désunie. Cette communauté de savoir est bien différente de celle que visait à constituer le roman d’enquête balzacien, et elle se veut plus large. La posture de l’écrivain-enquêteur est à présent modeste114, sa figure est celle d’un homme « ordinaire115 » : elle est assez loin de celle, plus élitiste, du déchiffreur d’énigmes et du détenteur de savoirs inédits qu’avait construite La Comédie humaine. Au lieu d’être, comme chez Balzac, des initiés, fictivement choisis pour avoir accès à ces savoirs, les lecteurs de Didier Blonde participent, de fait, à l’énonciation d’un savoir commun, partageable – même s’il n’est pas homogène, et porte la marque des divergences inhérentes au discours polyphonique qui le produit. En réactivant cette forme de « savoir-pouvoir » qu’est l’enquête, notre époque en déplace donc les enjeux, moins attentive aux savoirs produits qu’à l’intérêt « politique116 » du mode même de production de ces savoirs.

  • 117 M.-J. Zenetti, « Paradigmes de l’enquête et enjeux épistémologiques dans ...

26On ne prétendra pas, à travers ces trois exemples, avoir épuisé la question… Ils offrent, toutefois, un aperçu de la manière dont notre époque peut hériter, pour la renouveler et en renouveler les usages, d’une forme inventée par le XIXe siècle. On constate que celle-ci perdure, aux côtés de celles de l’enquête « exploratoire », qui semble dominante et plus apte, peut-être, de par sa situation au croisement des champs disciplinaires, à répondre aux visées cognitives actuelles de la littérature. Si son utilisation est toujours puissamment motivée par un questionnement sur l’effacement du passé et sur la genèse obscure du présent, si elle trouve, a priori, une pertinence accrue dans un monde où vacille la notion même de vérité (et qui parfois proclame son entrée dans la post-vérité), elle se fait révélatrice, aussi, des crises qui affectent le modèle qui la sous-tend : crise du déchiffrement indiciaire, crise d’un mode d’établissement du vrai, crise d’une structure de rationalité fictionnelle. L’intérêt qu’elle présente se porte alors sur les processus même qu’elle met en jeu et sur ses potentialités critiques. En ce sens, son usage est caractéristique de ce « tournant épistémologique » que Marie-Jeanne Zenetti identifie dans la littérature contemporaine : dans ce contexte, la question est moins de savoir « comment représenter le monde » que de se demander « par quelles démarches [on produit] des énoncés capables de [le] décrire117 » – ou, en l’occurrence, de lui donner forme et intelligibilité.

Notes

1 Tel est le titre de l’ouvrage récemment publié par Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, Corti, « Les essais », 2019.

2 Zola a ainsi désigné son époque comme « notre âge d’enquête » (Le Roman expérimental [1880], Œuvres complètes, publiées sous la direction de H. Mitterand, Nouveau monde éditions, 2004, vol. 9, p. 453).

3 Sans toutefois disparaître, comme le montre le succès du roman policier, sous toutes ses formes.

4 Dans le contexte du Nouveau Roman et de ses écritures « expérimentales », l’utilisation du récit d’enquête se fait ainsi parodique, ludique (A. Robbe-Grillet, Les Gommes [1953], M. Butor, L’Emploi du temps[1956]…).

5 De la puissance de ce retour témoigne l’abondance des travaux consacrés, en peu de temps, à ce phénomène : outre l’ouvrage de Laurent Demanze auquel nous venons de faire allusion, nous pouvons mentionner, pour la seule année écoulée et sans souci d’exhaustivité, le numéro de la RSH coordonné par Danièle Méaux et consacré aux « Formes de l’enquête» (2019), l’atelier sur « L’Enquête » du site fabula.org, le dossier « Enquêtes (été 2019) », coordonné par Pierre Benetti, du site en-attendant-nadeau, le colloque « Raconter l’enquête : une forme pour les récits du XXIe siècle » (Cerisy, 22-29 juillet 2019). Pour une bibliographie s’étendant à la dernière décennie, voir Laurent Demanze, op. cit., p. 15.

6 I. Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2014, p.7.

7 E. Carrère, Limonov, P.O.L., 2011.

8 D. Ruffel baptise ainsi une littérature qui sort du livre pour établir une relation avec les autres arts, avec le monde (D. Ruffel, « Une littérature contextuelle », Littérature, 2010/4 n°160, p. 61-73).

9 Voir ses récits attachés à restituer, à travers des témoignages recueillis sur le « terrain » (hôpitaux, prisons, pompes funèbres…), la parole sociale (On n’est pas là pour disparaître [2007], Viande froide [2008], et, plus fictionnel, Éloge des bâtards [2019]).

10 Qui reçoit l’étiquette générique d’« Enquête ».

11 L. Demanze, op. cit., p. 14.

12 M.-J. Zenetti, « Paradigmes de l’enquête et enjeux épistémologiques dans la littérature contemporaine », Revue des Sciences Humaines, Université de Lille, n°334,  « Les formes de l’enquête », D. Méaux (dir.), avril-juin 2019, p. 17-18.

13 Voir Florent Coste, « Propositions pour une littérature d’investigation », Journal des anthropologues, n°148-149, 2017, p. 43-62.

14 Je reprends ici la formule (évidemment calquée sur celle, forgée par C. Ginzburg, de « paradigme indiciaire ») proposée par Florian Pennanech, » (« Portrait du critique en enquêteur », Romantisme, n° 149, « L’enquête », 2010/3, p. 65), et qui tend à s’imposer dans les études critiques d’aujourd’hui.

15 Voir, par exemple, Le Dépaysement. Voyages en France de Jean-Christophe Bailly, Seuil, 2011.

16 Voir les figures de l’enquêteur que met en évidence Laurent Demanze , op. cit ., p. 29-33.

17 Le roman policier émerge en France à compter des années 1850-1860 (L’Affaire Lerouge, de Gaboriau, date de 1865). C’est également le moment où se mettent au point les formules du reportage.

18 Florent Coste a mis en évidence, dans ce domaine, la prégnance du modèle ethnographique (art. cit.).

19 « La vérité et les formes juridiques » [1974], repris dans Dits et écrits I, Gallimard, « Quarto », D. Defert, F. Ewald, J. Lagrange (dir.), 2001, p. 1406-1991.

20 Autrement, dit, un « savoir-pouvoir » (ibid., p. 1456).

21 Ses origines au XIIe siècle sont administratives et religieuses (ibid., p. 1449 et suiv.).

22 Ibid., p. 1454.

23 Voir D. Kalifa, « Enquête et “culture de l’enquête ” au XIXe siècle », Romantisme, n° cité, p. 3-23.

24 Ibid., p. 4. Je renvoie, sur tous ces points, à ce même article, et au numéro qu’il inaugure.

25 J. Lyon-Caen, ,  « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monarchie de Juillet », Revue historique, PUF, 2004/2 n° 630, p. 304.

26 ? Il « se dissocie progressivement du religieux, du politique et du topographique » (D. Kalifa, art. cit., p. 6).

27 Elles consistent surtout en une investigation des maux liés aux développement industriel et urbain (paupérisme, ignorance, prostitution, crime), et visent à y porter remède (ex. : A.Parent-Duchatelet, La prostitution à Paris au XIX’ siècle [1836], L.-R. Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers des manufactures de coton, de laine et de soie [1840], H.-A.Frégier, Des classes dangereuses de la population des grandes villes et des moyens de les rendre meilleures [1840]).

28 On se souvient que, pour Marc Angenot, la forme romanesque offre « le modèle fondamental de mise en discours à des fins cognitives pour la France du [XIXe siècle] » (1889. Un état du discours, Québec, Le Préambule, 1989, p. 177).

29 J. Lyon-Caen, art. cit., p. 305.

30 Ces énumérations ne prétendent pas à l’exhaustivité.

31 C’est ainsi que je l’ai baptisé, d’après une expression de Jacques Dubois, dans un ouvrage auquel je me permettrai quelquefois de renvoyer : Une poétique de l’énigme. Le récit herméneutique balzacien, Genève, Droz, 2006.

32 C’est-à-dire d’espionnage. Voir A. Vanoncini, « Balzac et la ténébreuse naissance du roman policier », Romanische Studien, n° 3, mars 2016, p. 261-273.

33 Les Chouans (pour le premier), Une ténébreuse affaire, Splendeurs et misères des courtisanes.On voit à travers eux émerger la figure du policier enquêteur (qui a remplacé la force par l’intelligence, la ruse).

34 « Le signe est perçu comme un indice singulier et concret […] » (A. Del Lungo, « Temps du signe, signes du temps. Quelques pistes pour l’étude du concept de signe dans le roman du XIXe siècle », dans Le Roman du signe. Fiction et herméneutique au XIXe siècle, A. Del Lungo et B. Lyon-Caen (dir.), Saint-Denis, PUV, 2007, p. 6-7.

35 On en connaît les modèles, archéologique, scientifiques (médecine, physiologie, biologie naissante, histoire naturelle, physiognomonie, phrénologie), ou littéraires (Fenimore Cooper)…

36 Ch. Massol, op. cit., p.138-139.

37 C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces [1986], nouvelle édition augmentée, Verdier/poche, 2010 (« Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », p. 218-294).

38 On peut, certes, retracer sa genèse à partir des modèles antérieurs qu’il reprend et remanie, ceux du roman gothique ou des formes premières du récit de détection  (sur ce dernier point, voir A. Vanoncini, « De Zadig à Maître Cornélius : le récit policier en gestation », AB n° 20, 1999, p. 203-216).

39 A. Del Lungo, « La méthode sociologique balzacienne, ou comment subvertir l’enquête sociale et la statistique morale », dans Balzac, l’invention de la sociologie, A. Del Lungo et P. Glaudes (dir.), Classiques Garnier, 2019.

40 A. Vanoncini, « Quête et enquête dans le roman balzacien », dans Balzac, une poétique du roman, Stéphane Vachon (dir.), Saint-Denis, PUV, Montréal, XYZ éditeurs, 1996, p. 176.

41 Ibid., p. 179.

42 On connaît l’analyse canonique de T. Todorov, pour qui le roman d’énigme comporte, de fait, « deux histoires  : l’histoire du crime et l’histoire de l’enquête […]. La première histoire, celle du crime, est terminée avant que ne commence la seconde » (« Typologie du roman policier », dans Poétique de la prose, Seuil, 1971, p. 11).

43 Ch. Massol, op. cit., p. 217.

44 Comme a pu le faire, par exemple, Thomas Pavel (Univers de la fiction, Seuil, coll. « Poétique », 1988 (p. 67-68).

45 J. Rancière, Le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne, La Fabrique éditions, 2014, p. 11.

46 J. Rancière, Les bords de la fiction, Seuil « La librairie du XXIe siècle », 2017, p. 15.

47 Sur cet hypersigne de la représentation littéraire, on renverra évidemment à l’ouvrage d’A. Del Lungo, La Fenêtre. Sémiologie et histoire de la représentation littéraire, Seuil, 2014.

48 J. Rancière, Les bords de la fiction, op. cit., p. 23.

49 Où le narrateur se tient, on s’en souvient, « assis dans l’embrasure d’une fenêtre » (VI, 1043).

50 Le terme est pris ici dans le sens que lui donne l’analyse du discours littéraire (D. Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, A. Colin, 2004, p. 190 et suiv.).

51 C’est là, pour Jacques Rancière, qui formule cette observation à propos du Cabinet des antiques, une caractéristique du roman « nouveau » (Les bords de la fiction, op. cit., p. 29).

52 Le XVIIIe siècle avait réélaboré la distinction du public et du privé, revalorisant ce dernier, lui donnant un sens spatial, déjà (et familial). Le début du XIXe siècle, après l’épisode révolutionnaire qui voit fluctuer les frontières entre vie privée et vie publique, accentue cette distinction (Voir Histoire de la vie privée, Ph. Ariès et G. Duby [dir.], vol. 4, De la Révolution à la Grande Guerre, M. Perrot [dir.], [1987] Seuil, coll. «Histoire », 1999).

53 Kalheinz Stierle, La capitale des signes. Paris et son discours [1993, Karl Hanser Verlag], Paris, Fondation Maison des sciences de l’homme, 2001 (trad fr.), p. 3.

54 Ibid., p. 23.

55 Sur ce point, voir Envers balzaciens, A. Del Lungo et A. Péraud (dir.), Poitiers, La Licorne, 2001-56.

56 P. Macherey a naguère insisté sur la genèse, à partir de la fin du XVIIIe siècle, du schème de pensée – lié à l’émergence d’un nouvel ordre de savoir, mis en lumière par M. Foucault – selon lequel la vérité des processus observé se situe à un autre niveau que la face visible des phénomènes (À quoi pense la littérature, PUF, 1990).

57 Dans Sarrasine, La Fille aux yeux d’or ou Honorine, le mystère érotique n’est pas séparable de la topologie sociale dans laquelle il se découvre.

58 M. Condé, La Genèse sociale de l’individualisme romantique [Niemeyer, 1986], publié par l’auteur, 2006, p. 213-214 [En ligne]. http://users.skynet.be/conde.michel/Romantisme_1_2.pdf [consulté le 22/10/2019].

59 Ibid., p. 214.

60 D. Kalifa, « Policier, détective, reporter. Trois figures de l’enquêteur dans la France de 1900 », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2004/1 (n° 22), p. 27.

61 M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », art. cit., p.1429.

62 En se combinant avec elles – puisque le déchiffrement indiciel seul ne parvient pas à reconstituer les faits.

63 M. Foucault, art. cit., p. 1452. L’enquête judiciaire, telle qu’elle émerge au Moyen Âge (où elle se substitue à la pratique de l’épreuve) est, pour M. Foucault, le « substitut du flagrant délit » : elle permet de « transférer l’actualité [révolue] d’une époque à un autre » et de rendre « sensible, immédiat, vrai ce qui est arrivé (actes, délits, crimes), comme si on y était présent » (ibid.).

64 Au moins sur un mode fictif.

65 D. Kalifa, « Enquête et “culture de l’enquête” au XIXe siècle », art. cit., p. 9.

66 Ibid., p. 9-10.

67 Et que l’on verra s’accentuer à la fin du siècle avec les figures du policier, du détective, du reporter, ces professionnels de l’investigation qui – les deux derniers surtout – mettent l’enquête « à la portée de tout le corps social » (D. Kalifa, « Policier, détective, reporter. Trois figures de l’enquêteur dans la France de 1900 », art. cit., p. 20).

68 Voir Ch. Massol, op. cit., p. 317 et suiv.

69 L. Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, nrf essais, 2012.

70 Leur est corrélée celle du complot, plus présente dans le roman d’espionnage.

71 Définie, dans ce contexte, comme une « anomalie de la réalité » (op. cit., p. 43).

72 Ibid., p. 36.

73 Ibid., p. 42.

74 En créant, par exemple, de l’identité collective (ibid., p. 43).

75 Ibid., p. 44. Dans ce roman policier originel, souligne L. Boltanski (ibid.), l’État légitime finit toujours par l’emporter.

76 Celle qui s’esquisse à la fin du récit entre de Marsay et celle qui se révèle être sa demi-sœur (V, 1109).

77 L. Boltanski, op. cit., p. 41.

78 A. Del Lungo, « La méthode sociologique balzacienne », art. cit. , p. 108. Ainsi, c’est comme « autant de points de conflits et de crise » qu’il laisse les énigmes en partie irrésolues (ibid.).

79 Dans Une ténébreuse affaire, cette fonction critique s’exerce sur le mode même de reconstitution de l’histoire effacée : de Marsay s’affirme seul détenteur de cette histoire perdue (« moi seul la sais », VIII, 689) et rapporte –de manière contradictoire – une scène dont il n’a pu être le témoin…

80 Voir M.-J. Zenetti, « Paradigmes de l’enquête et enjeux épistémologiques dans la littérature contemporaine », RSH, n° cité, p. 21-24.

81 L’affirmation est à recevoir sous bénéfice d’inventaire.

82 Je me permets de renvoyer à l’analyse que j’ai menée de cette rencontre entre les deux écrivains dans « Une poétique de la revenance. Spectres balzaciens dans Austerlitz de W.G. Sebald », dans Balzac contemporain, Ch. Massol (dir.), Classiques Garnier, 2018.

83 Muriel Pic en a dégagé trois grandes catégories : la constellation, le montage, le rêve (« Fiction et lisibilité de l’histoire chez W.G. Sebald », European Review of history – Revue européenne d’histoire, vol 19, no 3, juin 2012, p. 383-393).

84 Pour Ginzburg, il s’agit là de la racine la plus lointaine du paradigme indiciaire (Mythes, emblèmes, traces, op. cit., p. 233 et suiv.)

85 M. Pic (citant W. Benjamin), art. cit., p. 386. On sait que C. Ginzburg rapproche ces deux paradigmes (op. cit., p. 245).

86 Ibid., p. 389.

87 Les traces du père, jadis déporté au camp de Gurs, s’arrêtent à la gare d’Austerlitz.

88 Les images vues ainsi révèlent (les silhouettes s’estompent, deviennent fantomatiques) la réalité qu’entend déguiser la propagande nazie.

89 La formule est de Marc Angenot, op. cit., p.177.

90 Voir sur ce point Martine Carré, W.G Sebald : le retour de l’auteur, Presses universitaires de Lyon, 2008, p. 17.

91 Présent sous forme de documents d’archives, de photographies, etc.

92 Celui de l’écriture mémorielle de Claude Simon, par exemple.

93 Voir, entre autres, Laurent Demanze, Encres orphelines, Corti, 2008 (Introduction).

94 Sur cet « impensé » balzacien du roman contemporain, voir A. Mura-Brunel, Silences du roman : Balzac et le romanesque contemporain, Amsterdam-New York, Rodopi, 2004, p. 280 et suiv.

95 A. Vanoncini, « De Balzac à Modiano : splendeur et misère de l’archéologie parisienne », dans « Balzacien ». Styles des Imaginaires, Bordeaux 3, Eidôlon, mai 1999-52, p. 178.

96 Et manière d’accepter tacitement un héritage qu’il semblait récuser dans Fleurs de ruine (1991), roman dont le protagoniste avait « vendu les œuvres complètes de Balzac » (cité par A. Vanoncini, ibid., p. 177) ?

97 P. Modiano, Rue des boutiques obscures [1978], Gallimard, folio, 1998, p. 251.

98 D. Meyer-Bolzinger, « L’enquête en suspens ou l’écriture policière de Patrick Modiano » dans Manières de noir, Maryse Petit et Gilles Menegaldo (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 265-277. [En ligne] : URL : https://books.openedition.org/pur/38809?lang=fr, § 28 (Consulté le 30 novembre 2019).

99 P. Modiano est, sur ce point, fort loin de Balzac…

100 D. Meyer-Bolzinger (citant P. Modiano lui-même), art. cit., § 26.

101 Voir A. Vanoncini, « De Balzac à Modiano », art. cit., p. 186.

102 D. Kalifa, « Enquête judiciaire, littérature et imaginaire social au XIXe siècle », Cuadernos de Historia contemporánea, 2011, vol. 33, p. 46. « En collaborant auprès des enquêteurs à la résolution de l’énigme, le lecteur entend prendre sa place symbolique du pouvoir judiciaire » (ibid.).

103 D. Blonde, Leïlah Mahi 1832 [2015], Gallimard, folio, 2017, p. 18. La disparition est très souvent, dans le récit contemporain, le motif par lequel se dit l’angoisse de la perte, liée en particulier à des traumatismes historiques (L. Demanze, op. cit., p. 61-62).

104 Leïlah Mahi, éd. cit., p. 20.

105 Voir la forte présence balzacienne dans cette cartographie parisienne d’adresses de fiction qu’est Carnet d’adresses (Gallimard, 2010). Perec est une autre compagnie imaginaire de cette rencontre au Père-Lachaise, et Breton (Nadja) est présent en filigrane dans le récit.

106 Ibid., p. 57.

107 Ibid., p. 14.

108 Ibid., p. 105.

109 Ibid., p. 106.

110 Voir, sur ce point, L. Demanze, « Les formes démocratiques de l’enquête », RSH, n° cité, p. 34.

111 Telle cette Gisèle N. qui, après la sortie d’Un amour sans paroles, est venue, comme il le raconte, lui apporter son témoignage sur un « Jean D. » dont la silhouette était restée imprécise (Leïlah Mahi, éd. cit., p. 71-73).

112 Ibid., p. 137.

113 L. Demanze, « Les formes démocratiques de l’enquête », art. cit. p. 35.

114 Le dialogue mené avec des anonymes, dans Leïlah Mahi, n’est pas sans rappeler celui qu’Eugène Sue entretint avec les lecteurs des Mystères de Paris, qui agirent, comme on le sait bien, sur l’orientation des intrigues – c’est à dessein, comme on peut le supposer, que Didier Blonde, qui a consacré un essai à des figures mythiques du roman populaire (Les Voleurs de visages, Métailié, 1992) retrouve ce mode d’écriture.

115 Ibid., p. 37.

116 L’enquête, pour Foucault, est une « forme politique » (art. cit., p. 1456).

117 M.-J. Zenetti, « Paradigmes de l’enquête et enjeux épistémologiques dans la littérature contemporaine », art. cit., p. 18.

Pour citer ce document

Chantal Massol, «Un roman d’enquête(s)», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison à deux voix, mis à jour le : 30/10/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/387-un-roman-d-enquete-s.

Quelques mots à propos de :  Chantal  Massol

Université Grenoble Alpes / CNRS - UMR 5316 Litt&Arts