La Réserve : Livraison à deux voix
Sponde, l’amour et l’allégorie
Première version initialement parue dans : Hommages à Yvette Quenot. Recueil de quinze études de littérature et de linguistique, Dijon, ABELL, 1999
Texte intégral
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1 Yvette Quenot, « Sur l’intertextualité dans les Sonnets d’Amour de Sponde »...
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2 Rappelons que la conversion de Sponde au catholicisme ne date que de 1594, ...
1Yvette Quenot proposait naguère une lecture très éclairante des Amours de Jean de Sponde, cet ensemble de vingt-six sonnets et trois chansons où le poète vante à une belle absente la constance de son amour1. Repérant dans certains des sonnets réminiscences homériques et résonances calvinistes, elle concluait à une œuvre de jeunesse, contemporaine de la rédaction du commentaire des poèmes homériques et imprégnée des lectures réformées dont Sponde s’était jusque-là nourri2. Notant la surprenante pratique de Sponde qui utiliserait des textes sacrés au service d’une Muse profane, elle formulait enfin une hypothèse audacieuse, mais combien séduisante : conformément à la conception allégorique de la poésie qu’il exprime dans les « Prolégomènes » à son édition commentée d’Homère et dont le but premier est de louer Dieu, ses Amours pourraient bien, sous le voile profane, s’adresser à la divinité.
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3 Sur ce point, voir aussi Mario Richter, « Calvinisme et amour mondain : peu...
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4 Voir Gilbert Schrenck, « La structure "délicate" des Sonnets d’amour de Jea...
2C’est cette hypothèse que je voudrais reprendre ici, en développant deux points. D’une part, l’idée que les « Prolégomènes » à Homère, sous couvert de justifier l’entreprise érudite, proposent effectivement un art poétique qui doit beaucoup à Théodore de Bèze, tuteur en théologie du jeune Sponde3. Selon cette lecture allégorique, les Amours peuvent alors à bon droit revendiquer la cohérence qui leur a longtemps été déniée4.
L’art poétique au service de Dieu
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5 Méditations sur les psaumes suivies de l’Essay de quelques poèmes chrétiens...
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6 « Prolégomènes », éd. citée, p. 26. Voir aussi Jean de Sponde, Commentaire ...
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7 Malachie, 3, 20.
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8 Voir J. Pépin, Mythe et allégorie, les origines grecques et les contestatio...
3« Quoi que Dieu fasse, il veut estre ou loué, ou invoqué »5. En 1588, dans les Méditations, la parole spondienne est ouvertement au service de la divinité. L’acte divin, quel qu’il soit, appelle de la part du fidèle un commentaire, ou plutôt une exclamation : ce que sont les méditations et, sur le modèle du psaume, plaintif ou louangeur, les « Sonnets sur la mort ». Que Dieu n’aime pas le silence, c’est aussi ce que disent les « Prolégomènes » à l’édition d’Homère que Sponde donne, cinq ans plus tôt, à l’imprimeur bâlois Eusebius Episcopius. L’Art poétique, dit le jeune érudit, a été donné aux hommes par Dieu. Pourquoi donc ? Parce que l’homme a été créé pour chanter la gloire de Dieu et ses louanges6. Les œuvres de Moïse ou de David prouvent cette origine divine. Par la suite, les tribulations du peuple élu ont perverti la pureté de l’Art poétique initial, ce qui explique les légendes qui courent à son sujet chez les Grecs et les Latins. Car, dès l’origine probablement, dit Sponde, cet art poétique était obscur, « pour n’être compris que de ceux à qui Dieu a donné tant de talent qu’ils ont pénétré ses mystères. ». « Art de traiter des choses divines », il lui fallait être énigmatique – comme les textes prophétiques des Écritures ou les paraboles du Christ, ou encore Le Cantique des Cantiques – mais cette nécessité fut en même temps la cause de sa perversion. C’est ainsi qu’Apollon fut identifié au soleil parce que l’Esprit saint avait nommé le Christ « Soleil de Justice »7. Et Sponde d’accumuler les exemples allégoriques qui, selon une tradition bien attestée, veulent prouver que les poètes de l’Antiquité païenne, à commencer par Homère, ont reçu, bien déformées, des bribes de sagesse biblique8.
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9 « Prolégomènes », éd. citée, p. 26 : « At, quaeso, quae commodior ratio ill...
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10 Ibid., p. 28-29 : « quae arcana illas Dei coninuit, atque etiam num hodie ...
4Le but de Sponde est, bien évidemment, de justifier l’énorme travail d’exégèse homérique qu’il entreprend, et de le justifier aux yeux de théologiens protestants qui pourraient lui reprocher de perdre son temps avec d’antiques balivernes quand la conjoncture réclame un engagement autre. Chercher chez Homère les traces d’une vraie connaissance de la divinité, lever le voile qui cache la Transcendance, c’est assurément faire d’un projet critique œuvre pie. À plusieurs reprises affleure à la surface la conscience exigeante qu’il faut redonner à la poésie sa vigueur première, la rendre à sa vraie nature, qui est de louer ou d’invoquer le Seigneur, un projet poétique donc. Ainsi lorsqu’il évoque cette fin première de l’homme : « Mais, je vous le demande, quel moyen plus commode avons-nous d’atteindre cette fin et de la remettre en usage que l’art poétique ? »9. Il s’agit de « remettre en usage » une conception de l’homme tourné quotidiennement vers la divinité et soucieux de savoir comment lui parler. Car quel trésor que cet art poétique « qui a embrassé les arcanes de Dieu et les embrasse encore aujourd’hui »10 ! Actualité de la question qui culmine dans l’envolée finale : plein de mépris pour les juristes auxquels il s’adresse, ces « demi-savants » aux désirs « tout de terre », Sponde affirme que sa piété lui a permis de « pénétrer les secrets de la divinité ». C’est ce qui fonde sa constance devant l’assaut de ses ennemis peu convaincus par son discours. On aura reconnu là le thème fondamental des Amours, la constance qui se fortifie d’être mise à l’épreuve.
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11 Ibid., p. 29 : « Salue ergo, sacrosancta Poetica, quae sub tanto fabularum...
5Mais attendons. Sponde termine la deuxième partie des « Prolégomènes » par une double invocation : au sacro-saint Art poétique, d’abord, dont il espère être admis parmi les mystes, cependant qu’il se proclame dès maintenant gardien de son sanctuaire11. Au « Dieu de l’Art poétique » ensuite, dont il implore la grâce pour son œuvre. La piété permettra au commentateur de bien lire Homère. Mais au poète qui fait ses premières armes, ne pourrait-elle permettre le retour à une certaine conception de la poésie ?
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12 Clément Marot, Théodore de Bèze, Les Psaumes en vers français avec leurs m...
6Dans cette perspective, Sponde n’est pas isolé. Il a d’abord un maître, Théodore de Bèze qui, de Genève, veille sur son protégé à Bâle, Théodore de Bèze qui a terminé, en 1561, la traduction du psautier commencée par Marot12. Mais, dès 1550, date de la parution de l’Abraham sacrifiant, Bèze précisait dans sa préface le véritable but de toute poésie : louer Dieu, et préconisait le retour au cantique et l’abandon des sonnets profanes.
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13 La Muse chrétienne, Paris, Gervais Malot, 1582. Voir Michelle Clément, Une...
7Dès 1550 donc se manifeste le désir d’un retour à la poésie religieuse. La publication de La Muse chrétienne, en 1582, insiste sur le même thème : l’auteur propose un choix de poèmes religieux extraits des œuvres de Ronsard, Baïf, Desportes, Du Bellay, Jodelle et Belleau. Sa préface insiste nettement sur la nécessité de rejeter la poésie amoureuse et de faire triompher la poésie religieuse13. Bien des années plus tard, en 1613, le catholique La Ceppède justifie ses Théorèmes par le même souci : pervertie par « la molesse et la corruption de la plus grande partie de ceux qui l’ont possédée », la poésie « qui fut jadis fille du Ciel, estoit devenue serve de l’Enfer » :
14 Les Théorèmes, éd. Y. Quenot, Paris, S.T.F.M., 1990, p. 54.
Toutesfois me ressouvenant que ce grand Dieu tire bien quelque fois d’une publique une semence agreable : et permet aux siens de retenir, voire d’espouser une estrangere et captive pourveu qu’on la despouille de ses vestements prophanes, et qu’on luy rase le poil ; Je prins résolution de l’arrester encore avecque moy, et de tenter si par ce mesme moyen je pourrais restaurer ses anciennes beautez.14
Mais les Théorèmes sur le sacré mystère de notre rédemption sont ouvertement une œuvre chrétienne. Nul ne semble avoir, comme Sponde, mis l’accent sur la dimension allégorique et mystérieuse de l’art poétique originel en envisageant une remise en usage de ce procédé.
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15 Op. cit., chap. V, p. 233 sq.
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16 Épître aux Galates, 4, 21. Voir à ce sujet Armand Strubel, « Allegoria in ...
8Étudiant l’« art poétique apocryphe » des poètes baroques (qu’elle identifie aux poètes religieux de la fin du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe siècle), Michelle Clément montre bien, après Terence Cave, que le baroque religieux utilise les procédés de la rhétorique amoureuse, mais toujours à destination explicite de la divinité15. L’allégorie est pour elle, « un archaïsme en voie d’extinction ». Précisons : elle distingue l’allégorie comme figure de style et l’allégorie comme procédé interprétatif. La première disparaît quand la seconde perdure dans des œuvres comme la paraphrase du Cantique des Cantiques de Chassignet. Mais le Cantique des Cantiques comme les paraboles christiques sont des exemples d’allegoria in verbis, donc rhétorique. Rappelons que depuis saint Paul, on est fondé à distinguer dans les textes bibliques un sens littéral ou historique et un sens spirituel ou allégorique qui se justifie par l’impossibilité pour l’homme de saisir parfaitement les mystères divins16. Or la formulation allégorique est double : d’une part il s’agit de mettre en valeur un sens figuré donc un trope ; d’autre part, de dégager un sens caché à la lumière d’un double référent, l’Histoire sainte et l’économie du salut. Ce dernier processus porte le nom d’allegoria in factis, le premier, rhétorique, celui d’allegoria in verbis. Depuis l’Antiquité chrétienne, depuis Origène surtout et jusqu’à saint Thomas, l’allegoria in factis est utilisée pour expliquer l’Écriture, selon des règles que codifie le distique d’Augustin de Dacie ;
17 « La lettre enseigne les faits, l’allégorie ce qu’il faut croire, la moral...
Littera gesta docet, quid credas allegoria
Moralis quid agas, quo tendas anagogia.17
L’allegoria in factis veut lire le dessein divin dans l’Écriture : elle repose sur une similitude essentielle des faits entre l’Ancien et le Nouveau Testaments et sur leur succession temporelle. L’allegoria in verbis reste, elle, proprement humaine et relève de la rhétorique.
9Qu’en est-il des Amours de Sponde ? Le recueil, selon notre hypothèse, est construit sur une allegoria in verbis : dissimuler le Créateur sous une créature, féminine et profane. Or le tour de force de Sponde, c’est, à partir d’un artifice rhétorique, de proposer au fidèle non seulement « ce qu’il faut croire » mais « ce qu’il faut faire », c’est-à-dire les fondements de sa conduite dans le monde et un aperçu de la félicité éternelle qui l’attend dans l’au-delà. Le recueil spondien pourrait alors s’inscrire dans une économie du salut.
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18 Elementorum rhetorices libri duo, Corpus Reformatorum col. 468.
10Il reste proche, en cela, de la doctrine développée par Melanchthon dans sa Rhétorique, que Sponde a probablement eue entre les mains au collège de Lescar où il a fait ses études. Comme Calvin, Melanchthon conserve à l’allégorie son sens rhétorique mais avec cette addition intéressante : lorsqu’il s’agit des saintes lettres, il faut, pour expliquer l’allégorie, avoir présents à l’esprit les principaux « lieux » de la doctrine chrétienne, le règne du Christ, la pénitence et la grâce, la foi en Christ, la doctrine de la Croix, le devoir de charité. Nul ne peut interpréter correctement les Écritures s’il n’a une parfaite connaissance de ces « lieux »18. Sous le nom d’allégorie « analogue à la foi », Melanchthon reprend la deuxième épître aux Corinthiens de Paul :
19 3, 7-8 (le « ministère de mort » désigne la loi de l’Ancien Testament). Ce...
Si le ministère de mort gravé en lettres sur la pierre a été d’une gloire telle que les Israélites ne pouvaient fixer le visage de Moïse à cause de la gloire – pourtant passagère – de ce visage, combien le ministère de l’Esprit n’en aura-t-il pas plus encore ?19
11Que Sponde soumet l’allégorie aux lieux théologiques, pour « inventer » ses poèmes d’amour, c’est ce que l’étude des vingt-six sonnets va essayer de montrer.
Les sonnets d’amour
12Le recueil est composé de vingt-six sonnets, apparemment adressés à une belle absente, si absente qu’elle n’apparaît que dans sept sonnets sur vingt-six, ce qui est peu. Les autres sonnets mettent en avant l’amour du poète, son « bel amour » valorisé par sa constance et sa fermeté (I, III, VII, XIII, XIV, XV, XVI, XX, XXI, XXII) ou, sur le mode sentencieux, énoncent une conduite à suivre fondée sur les mêmes valeurs (VI, VIII, X, XII, XIX, XXIII, XXVI). Autre étrangeté : dans les sonnets XVII et XVIII, l’amour disparaît au profit de la raison (XVII) et de l’esprit constant (XVIII). Précisons encore : ce n’est pas la cruauté de la belle qui fait souffrir le poète amant (dont l’amour est partagé, XI, XXVI), mais son absence (premier quatrain du sonnet V). Cette belle est au ciel, le poète reste sur terre et semble ne pouvoir la rejoindre qu’après un temps d’épreuve où il doit manifester sa constance.
L’intertexte religieux des sonnets d’amour
13On a depuis longtemps noté les similitudes entre les « Sonnets sur la mort », œuvre ouvertement chrétienne, et les sonnets d’amour : même goût pour un vocabulaire abstrait et pour les formules sentencieuses. Yvette Quenot est allée plus loin en repérant l’intertexte calvinien ou scripturaire de certains sonnets. Le sonnet I renvoie à Calvin comme le sonnet III ; le sonnet XIV à Calvin et à l’apôtre Paul ; l’épreuve du feu au sonnet XXV évoque la première épître de Pierre. On pourrait compléter : le trésor du sonnet VIII évoque le vrai trésor dont parle Matthieu (6, 30) ; l’écueil battu par l’orage auquel se compare le poète dans le sonnet X fait songer à cet homme avisé qui a bâti sa maison sur le roc, toujours chez Matthieu (7, 24-27). Mario Richter a même repéré la figure du Christ derrière celle d’Actéon au sonnet V. On peut la voir plutôt au sonnet XX, derrière celle d’Horatius Coclès ou au sonnet XXVI (l’Alcyon apaisant l’ouragan rappelle le Christ qui calme la tempête chez Matthieu, 8, 23), ou encore retrouver la manifestation de la puissance divine – de la grâce – au sein même du poète amant, à travers l’image du feu qui brûle sans consumer : sonnets XI, XV et XXV. Feu dont l’imaginaire, on le sait, est particulièrement riche chez les réformés.
14La situation de l’amant n’est pas elle-même sans évoquer celle du psalmiste – seul face à Dieu mais séparé de lui, en proie aux tentations et aux souffrances terrestres, en butte aux ennemis qui le traînent dans la boue – revue et corrigée par la dialectique réformée : Dieu est tragiquement loin de l’homme, mais ce dernier, justifié par sa foi, peut trouver en la grâce divine la force de surmonter les épreuves terrestres. Rappelons que les calvinistes insistent particulièrement sur l’absence de la divinité : le Christ, après son ascension, est au ciel et c’est une des raisons pour lesquelles les disciples de Calvin refusent la Présence réelle dans l’Eucharistie. La conscience du Dieu absent est donc particulièrement forte chez les protestants et Sponde s’en fait lui-même abondamment l’écho dans ses Méditations.
Les sonnets « hyperboliques »
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20 Gérard Genette, « Hyperboles », Figures I, Paris, Éditions du Seuil, 1962.
15La critique a été frappée par deux séries de sonnets que Gérard Genette a désignés sous le nom de sonnets cosmologiques et sonnets historiques20. Dans les premiers (I, III, XIII, XVIII, XXII), le poète compare son amour à la Terre en équilibre sur les eaux, le place au ciel, l’identifie au point d’Archimède, à la Terre fixe ou à l’étoile du Nord. Dans les seconds (II, XII, XV, XVI, XVII, XX), le poète a recours à un comparant qui est, soit un personnage de l’histoire (Alexandre, César, Fabius Cunctator, Ajax, Horatius Coclès), soit une ville célèbre de l’Antiquité (Carthage, Numance, Rome). Dans les deux cas, les comparants sont inhabituels. À ce procédé, Genette a donné le nom d’« hyperbole » ou comparaison forcée. Le poète fait violence à la tradition métaphorique en forçant l’esprit du lecteur à parcourir un trajet contraire à son habitude : comparer un sentiment humain naturel à un événement historique, c’est comparer la nature à la culture, ce qui inverse le trajet métaphorique auquel nous sommes habitués. L’effet de décalage ou d’inversion est le même pour les sonnets cosmologiques car le cosmos évoqué par Sponde est intellectualisé : c’est celui d’Archimède ou de Ptolémée, celui aussi de la Bible, on le verra. La présence d’Archimède dans un poème d’amour apparaît on ne peut plus déplacée. Et Genette de montrer le double effet de cette « comparaison forcée » : elle rapproche, puisqu’elle compare, mais elle rapproche des réalités éminemment éloignées, la Terre et le Ciel, l’amour et le héros antique sauveur de la patrie, dans une dialectique qui dit de manière tragique l’abîme qui les sépare. Cette tension serait pour Genette la marque d’une poétique baroque fondée sur la surprise ou plutôt sur « l’écart que le langage fait franchir à la pensée ». C’est l’hyperbole qui souligne « l’égale capacité de dilatation et de contraction manifestée ici et là par le langage poétique ». Sponde quasi surréaliste ? la conclusion est surprenante et ne prend pas en compte la dimension métaphysique du procédé, que le sonnet VI, au reste, dans sa méditation désabusée sur le faible pouvoir de l’écriture, dénonce comme insuffisant.
16Insuffisant pour quoi ? Reprenons le sonnet I :
Si c’est dessus les eaux que la terre est pressée,
Comment se soustient-elle encor si fermement ?
Et si c’est sur les vents qu’elle a son fondement,
Qui la peut conserver sans estre renversée ?
Ces justes contrepoids qui nous l’ont balancée,
Ne panchent-ils jamais d’un divers branlement ?
Et qui nous fait solide ainsi cet Elément,
Qui trouve autour de lui l’inconstance amassée ?
Il est ainsi : ce corps se va tout souslevant
Sans jamais s’esbranler parmi l’onde et le vent.
Miracle nompareil ! si mon amour extresme,
Voyant ces maux coulans, soufflans de tous costez,
Ne trouvoit tous les jours par exemple de mesme
Sa constance au mileiu de ces legeretez.
17Le sonnet s’ouvre sur une série d’interrogations qui invitent à admirer le « miracle nompareil » d’une Terre fixe bien que soutenue par l’eau et le vent. Au-delà du cosmos de Ptolémée, l’image renvoie plus précisément, comme l’a montré Yvette Quenot, au commentaire de Calvin sur le psaume 93 : « Comment seroit-il possible que la terre demeurast pendante en l’air, si elle n’estoit soustenue de la main de Dieu ? Comment pourroit-elle demeurer immuable en une agitation si legere des cieux, si elle n’avoit une telle fermeté de celuy qui l’a faite ? » Calvin, on le voit, répond aux questions de Sponde. Derrière l’admirable paradoxe du cosmos, c’est la puissance de Dieu qui est donnée implicitement à admirer. Ce que corrobore le péremptoire « Il est ainsi » qui contraint l’homme à n’adopter aucune autre attitude que l’admiration, voire l’adoration. Alors intervient, au vers 11, l’« amour extresme », second terme de la comparaison. Entre l’amour qu’éprouve le poète et l’harmonie miraculeuse du cosmos voulu par Dieu, le hiatus est énorme. L’hyperbole a justement pour fonction de le mettre en évidence : séparé de Dieu comme la Terre est distincte du Ciel, Sponde dit l’effort que l’homme doit faire pour s’en rapprocher. L’hyperbole dévoile l’abîme en même temps qu’elle cherche à le combler. Non tant par l’écriture que par la puissance de l’amour.
18La même analyse peut être faite pour le sonnet III, « Qui serait dans les cieux, et baisserait sa vue... », où Sponde, tour à tour, regarde la terre avec les yeux de Dieu et le ciel avec les yeux du croyant. Entre ces deux regards, il y a la même perception disproportionnée du monde qu’entre l’amour du poète et les amours « tout de terre ».
Ainsi de ce grand ciel, où l’amour m’a guidé,
De ce grand ciel d’Amour où mon œil est bandé,
Si je relasche un peu la pointe aiguë au reste,
Au reste des amours, je vois sous une nuit
Le monde d’Epicure en atomes réduit,
Leur amour tout de terre, et le mien tout céleste.
19Là encore, il s’agit de mettre en évidence, par la comparaison forcée, la distance qui sépare la terre du ciel et, seconde distinction, d’insister sur la position privilégiée du poète amant, qui déjà « aime dans les cieux » (sonnet XXIV). La référence à Épicure est à cet égard significative : dans le commentaire d’Homère, comme dans les textes de Calvin, Épicure représente l’athée, ses disciples sont les bien terrestres « pourceaux d’Épicure ».
20Les sonnets dits historiques peuvent être l’objet d’une lecture similaire : cette fois, ce n’est plus l’abîme entre la terre et le ciel qu’il faut mettre en valeur, mais celui qui existe entre l’héroïsme du monde païen et celui du fidèle élu de Dieu. Le poète amant peut alors tourner en dérision les lauriers de César ou d’Alexandre, tous deux divinisés en leur temps (sonnet II), l’emporter sur Fabius Cunctator dans l’art de la temporisation (sonnet XII), remplacer le bouclier de l’Ajax homérique, peu efficace, par un bouclier de constance (sonnet XIV), stigmatiser l’orgueil de Carthage qui s’évanouit en fumée quand nul feu n’est capable de venir à bout du poète. Ce dernier peut alors faire preuve du juste orgueil qu’autorise en lui la présence divine (sonnet XV), orgueil qui lui permet au sonnet XVI de rivaliser avec la « courageuse Numance » et, au sonnet XVII, avec la guerre civile à Rome, analogue au combat de sa raison et de ses sens. Les exemples antiques qui nourrissent les comparaisons forcées, creusent par là-même l’écart entre la foi qui anime le poète et lui permet de mener à bien les épreuves auxquelles il est soumis et les passions purement humaines qui régissent les comparants, ambition conquérante (II, XV) ou mutinerie populaire (XVII) et même, de façon plus positive, courage et valeur guerrière (sonnets XVI et XX). L’hyperbole peut ainsi revêtir la même fonction que les avertissements « en clair » du commentateur d’Homère : il ne faut pas mêler le profane et le sacré. Si l’Antiquité a pressenti la puissance divine, elle n’a pas reçu la Vérité révélée. Dans son commentaire d’Homère, Sponde expose parfois de véritables préceptes de catéchisme pour faire pièce au texte homérique et rétablir la vérité chancelante. De même, comparer son amour au courage de Numance non seulement attire l’attention sur le caractère exceptionnel de cet amour, mais aussi creuse un écart irrémédiable entre les valeurs païennes et celles qu’il faut bien appeler chrétiennes : si l’amour de Sponde surpasse ainsi le monde antique, c’est qu’il est tout entier soutenu par Dieu.
Un itinéraire spirituel
21Les sonnets d’amour de Sponde pourraient donc se lire, de manière cryptique, comme un chant d’amour à la divinité et une profession de foi, adressée aux chrétiens et plus particulièrement peut-être, aux humanistes fervents de littérature gréco-latine. Dans cette perspective, se dessine alors, dans l’agencement du recueil, l’itinéraire spirituel d’une âme souffrant d’être séparée de Dieu, mais consciente de l’épreuve nécessaire que représente la vie sur terre.
De la Genèse à l’Apocalypse
22Les sonnets hyperboliques ne sont pas isolés, mais inscrits dans un cheminement rigoureux. Aux deux sources de souffrance que sont les « ennuis d’absence » et les rigueurs du monde hostile, le poète oppose la constance. Constance soutenue par la foi (sonnet XI), une foi qui vient de la conscience d’un amour partagé, autrement dit d’une élection (sonnet XI), qui permet (ou permettra) d’atteindre le repos (sonnets XIX et XXVI).
23La lecture suivie du recueil fait apparaître une composition cohérente. On remarquera, dans un premier temps, les deux moments forts du recueil, l’ouverture et la clôture. Le sonnet I, ouverture triomphale qui chante l’harmonie du cosmos divin, trouve comme un écho renversé au sonnet XXVI, le dernier, qui, dans une perspective apocalyptique, évoque le chaos :
Les vents grondoyent en l’air, les plus sombres nuages
Nous desroboyent le jour pesle-mesle entassez,
Les abismes d’enfer estoyent au ciel poussez,
La mer s’enfloit de monts, et le monde d’orages.
Mais dans cet univers où règne la confusion, l’Alcyon, cet oiseau mythique, vient rétablir l’ordre : l’Alcyon, figure du Christ qui apaise la tempête et orchestre le retour à l’harmonie. De la Genèse à l’Apocalypse, de la contemplation de l’ordre du monde au jugement qui le met en péril puis le recrée « pour jamais », le poète suit un parcours spirituel placé sous le signe de la foi.
Le paradoxe de la foi
24Pour les réformés, la justification par la foi est la garantie de l’élection divine. Cependant, cette justification n’est pas donnée une fois pour toutes : elle se conquiert dans une lutte de chaque instant contre le péché. Dans le recueil de Sponde, l’élection, si l’on retient l’interprétation allégorique, se manifeste clairement en deux endroits. Au sonnet XI d’abord :
Tous mes propos jadis ne vous faisoient instance
Que de l’ardent amour dont j’estois embrazé :
Mais depuis que vostre œil sur moy s’est appaisé
Je ne vous puis parler rien que de ma constance.
Et au sonnet XXVI, qui semble récapituler à la fois le recueil et le parcours du poète :
L’amour m’en fit autant, et comme un Alcion,
L’autre jour se logea dedans ma passion
Et combla de bonheur mon ame infortunee.
Le sentiment de l’élection – « miracle nompareil » – fonde le paradoxe qui structure véritablement le recueil. Présent au sonnet I, avec l’image de la terre fixe et immobile pourtant posée sur des éléments instables et changeants, l’air et l’eau, le paradoxe sert d’abord à définir l’amour du poète, puisque « voyant ces maux coulans, soufflans de tous costez », il trouve « tous les jours par exemple de même / Sa constance au milieu de ces legeretez ».
25Cette dialectique de la stabilité et de l’instabilité, cet équilibre instable toujours menacé et toujours manifeste, se retrouve au sonnet XIII, le sonnet central du recueil où Archimède, d’un point choisi, soulève le monde :
Pourroit-on voir jamais plus de solidité
Qu’en ce qui bransle moins plus il est agité
Et prend son asseurance en l’inconstance mesme :
Il s’agit bien sûr de l’amour du poète, nouveau point d’Archimède, amour fondé sur la foi d’un poète qui vit dans un monde inconstant.
26Dernière occurrence explicite du paradoxe : le sonnet XX, où Horatius Coclès, seul contre tous, soutient l’assaut des Étrusques avant de plonger dans le Tibre. Les deux tercets concluent :
Mon amour n’est pas moindre, et quoy qu’il soit surpris
De la foule d’ennuis qui troublent mes esprits,
Il fait ferme et se bat avec tant de constance
Que pres des coups il est esloigné du danger ;
Et s’il se doit en fin dans ses larmes plonger,
Le dernier desespoir sera son esperance.
Le « dernier desespoir », c’est la mort, source d’une nouvelle espérance, celle de la vie éternelle, à l’image du Christ plongeant dans la mort pour ressusciter. Dans le sonnet XXVI enfin, l’Alcyon qui fait son nid sur la mer reproduit la même image d’une fermeté qui a besoin de l’instabilité pour être. Sans l’inconstance, la constance ne peut exister ; sans les « ennuis d’absence » et les assauts des ennemis, la constance ne peut s’affermir. Sans les tribulations terrestres, la foi ne peut s’affirmer. Le recueil paraît ainsi scandé par la récurrence d’une même dialectique qui montrerait la nécessité de résister aux épreuves, aidé par la foi, pour trouver enfin la récompense du salut après la mort. C’est pour cela que la mort semble parfois souhaitée, comme fin des épreuves. Mais ce n’est qu’une faiblesse passagère : le fidèle réformé a appris à s’en remettre à Dieu.
27I, XIII, XX, XXVI : une construction cohérente se dessine. On est tenté d’aller voir alors si, dans la première moitié du recueil, le poète n’a pas laissé la trace de la dialectique mise en évidence. C’est au sonnet VII, rêve d’envol refusé, qu’on va la trouver :
Si j’avois comme vous, mignardes colombelles,
Des plumages si beaux sur mon corps attachez,
On aurait beau tenir mes esprits empeschez
De l’indomptable fer de cent chaînes nouvelles :
Sur les aisles du vent je guiderois mes aisles,
J’irois jusqu’au sejour où mes biens sont cachez ;
Ainsi voyant de moy ces ennuis arrrachez,
Je ne sentirois plus ces absences cruelles.
Colombelles hélas ! que j’ay bien souhaité
Que mon corps vous semblast autant d’agilité
Que mon ame d’amour à vostre ame ressemble !
Mais quoy ? je le souhaite, et me trompe d’autant.
Ferois-je bien voller un amour si constant
D’un monde tout rempli de vos aisles ensemble ?
28Voguer sur les ailes du vent pour enfin gagner le séjour céleste tant espéré : le sonnet reprend un motif du psaume 104 (verset 3) où le psalmiste chante la gloire de Dieu qui s’avance « sur les ailes du vent ». Ce moyen céleste de locomotion supprime instantanément l’absence (v. 8). Mais le poète est embarrassé par son corps, qui empêche l’envol de l’âme. Le contexte pourrait sembler platonicien si le dernier tercet ne renversait la perspective pour mettre à nouveau en valeur la constance, assimilée ici implicitement à un objet lourd, pesant, qui annonce l’écueil du sonnet X ou les rocs du sonnet XII. L’envol est consciemment refusé et ce refus pourrait s’expliquer dans une perspective chrétienne : l’homme est sur terre parce que Dieu l’a voulu, et même si son désir le pousse vers le ciel, il lui faut d’abord accomplir sa vie d’épreuves. C’est la conscience de ce devoir que manifeste la chute du sonnet, en insistant à nouveau sur la constance de l’amour du poète. Constance, autre nom de la foi, qui conforte le poète dans son élection. Reste que le dernier tercet retrouve l’équilibre instable des sonnets I, XIII, XX et XXVI : les deux derniers vers lient étroitement la constance et le monde rempli d’ailes, dans une relation profondément nécessaire.
Le parcours spirituel de l’amant de Dieu
29Relisons alors l’ensemble du recueil, selon les étapes indiquées qui donnent au recueil une grande cohérence, avec l’alternance de séries de sept et de six sonnets. Le sonnet I, on l’a vu, pose les termes de la dialectique fondatrice : non pas un combat de la constance contre l’inconstance, mais l’utilisation de l’inconstance au service de la constance ; telle est la première prise de conscience du poète : la légèreté du monde permet au poète de construire sa vie à l’image de la création divine, dont la fermeté repose sur le vent.
30Suit alors une première série de six sonnets, qui achèvent de peindre la situation du poète amant. Le sonnet II affirme, contre l’ambition destructrice des conquérants antiques, son juste orgueil fondé d’abord sur une élection renversée :
Ma belle, c’est vers toy que tournent mes espris,
Ces tyrans-là faisoyent leur triomphe de prendre,
Et je triompheray de ce que tu m’as pris.
Le mouvement de conversion (« tournent ») dit l’abandon des passions humaines (ambition, orgueil) au profit d’une humilité triomphante. Les derniers mots posent ce qui est le réel triomphe pour le fidèle : avoir été choisi par la divinité. Le sonnet III est en ce sens plus explicite, en opposant de façon plus générale, son amour « céleste » aux amours « de terre », c’est-à-dire purement humains. Sur le même ton serein, voire triomphant, le sonnet IV dit le mépris des autres beautés, propres à séduire les « esprits flottants », et s’érige définitivement en modèle :
Ainsi je veux servir d’un patron de constance,
Comme ma belle fleur d’un patron de beauté.
Le sonnet V, sonnet d’Actéon, fait intervenir alors le dernier terme du débat, la souffrance, discrètement présente déjà au sonnet IV. Mais « les rigueurs de ma vie et du temps, qui m’absentent / Du bien-heureux séjour où loge mon repos » (IV) deviennent « l’infini mouvement de mes roulans ennuis » (V). L’évocation du repos, dont on sait désormais qu’il est l’objet de la quête du poète, et qu’il ne pourra être atteint qu’auprès de l’objet aimé, cède la place à un paroxysme de souffrance : loin de l’être aimé, l’amant est dépossédé de lui-même, les mots lui manquent pour dire ce déchirement qui explose en un cri : « Je suis cet Actéon de ses chiens déchiré ! », point culminant d’une douleur qui ne peut s’exprimer que par les mots d’un autre, ceux d’Ovide en l’occurrence qui rapporte la fable d’Actéon. C’est la conscience de l’insuffisance de ce substitut qui justifie le sonnet VI, adressé à Dieu comme une justification et comme une prière tout ensemble :
Mon Dieu, que je voudrois que ma main fut oisive,
Que ma bouche et mes yeux reprissent leur devoir !
Ecrire est peu : c’est plus de parler et de voir,
De ces deux œuvres l’une est morte et l’autre vive.
Apaisé par la prière, le poète s’exhorte alors à nouveau à la constance et à la patience, et justifie par là-même la poursuite du recueil :
Escrivons, attendant de plus fermes plaisirs,
Et si le temps domine encor sur nos désirs,
Faisons que sur le temps la constance domine.
31Le sonnet VII peut alors réitérer la leçon du sonnet I : ne pas céder à la tentation de l’envol platonicien, mais accepter de tremper la constance dans l’épreuve. D’où une deuxième série de six sonnets, moins heurtée que la première, plus sereine déjà, où s’affirme nettement un discours d’autorité.
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21 Le « seul mot » du v. 12 (« Laissons, laissons-les dire, un seul mot me su...
32Le sonnet VIII décrit l’attitude du poète, peint curieusement comme un avare tout entier attaché au trésor qu’il possède et soucieux de le conserver. Les tercets corrigent cette figure par la réitération de la foi jurée : « La seule foi m’assure et m’ôte le souci : / Et ne changera point pourvu que je ne change. » Le texte semble reprendre la métaphore du Royaume des Cieux comme trésor (Matthieu, 6, 19-21 et 13, 44), trésor céleste qui se conserve, non par une surveillance serrée comme un trésor terrestre, mais par la foi21. Cette foi, donnée par Dieu et conservée par le fidèle, est réaffirmée au sonnet IX, par le truchement d’une querelle amoureuse. Les sonnets suivants s’enchaînent alors tout naturellement : puisque l’élection et la foi ne font plus de doute, le poète ne peut parler « rien que de sa constance » (IX, v. 4), constance qui l’assimile à un roc (« Je ne bouge non plus qu’un écueil dedans l’onde », X, v. 1), qui résiste aux propos enchanteurs du monde (v. 4 et 10), aux changements (XI, v. 7) qui sont pourtant le propre des hommes. Fort de sa foi inébranlable, le poète se fait donneur de leçons. Le discours d’autorité qu’il assume se manifeste dès le sonnet VIII par le recours à une formulation sentencieuse :
Il faut tenir bon œil et bon pied sur ce point :
A gagner un beau bien on gaigne une loüange,
Mais on en gaigne mille à ne le perdre point.
De même au sonnet X : « […] en la guerre d’amour une ame bien nourrie / Emporte tout l’honneur emportant le profit. »
33Cette seconde série de sonnets s’achève comme la première par un fléchissement. Les « ennuis d’absence » sont de retour au sonnet XII, ennuis qu’il faut vaincre à nouveau dans un combat toujours recommencé. Comme le sonnet VI, le sonnet XII a recours à l’apostrophe : « Mon cœur, ne te rends point à ces ennuis d’absence, / Et quelque forts qu’ils soient, sois encore plus fort. » L’exhortation se poursuit tout au long du sonnet, mise en valeur par sa structure inversée : la comparaison avec Fabius Cunctator, « ce sage chef Romain », intervient au dernier tercet, préparant, par la référence à Hannibal, l’image du sonnet XV qui tourne Carthage en dérision, et indiquant la victoire de la patience :
Ainsi dessus les monts ce sage chef Romain
Différa ses combats du jour au lendemain,
Se mocqua d’Hannibal, rompant sa violence.
34Par sa position centrale, le sonnet XIII mérite qu’on s’y attarde. Il reprend, on l’a vu, le paradoxe qui structure le recueil. Rappelant qu’Archimède promettait de soulever le monde à partir d’un point bien choisi (premier quatrain), le poète lui propose son amour, point ferme s’il en est :
Pourroit-on voir jamais plus de solidité
Qu’en ce qui bransle moins plus il est agité
Et prend son asseurance en l’inconstance mesme :
Il est seur, Archimède, et je n’en doute point :
Pour bransler tout le Monde et s’asseurer d’un poinct,
Il te falloit aimer aussi ferme que j’aime.
35Le texte renvoie, me semble-t-il, aux paroles du Christ à ses disciples que Matthieu a rapportées (17, 20) :
Car, je vous le dis en vérité, si vous avez de la foi gros comme un grain de sénevé, ous direz à cette montagne : « Déplace-toi d’ici à là », et elle se déplacera, et rien ne vous sera impossible.
La foi qui soulève les montagnes, c’est celle du poète qui s’identifie à Archimède pour mieux le dépasser : la physique est devenue métaphysique.
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22 Ce dernier sonnet pourrait s’inspirer de l’Épître aux Romains (7, 24) : « ...
36Dans la troisième série de sonnets, Sponde conserve son thème principal : la constance du poète continue de s’affirmer avec vigueur en dépit des ennuis qui l’assaillent. Le poète amant lutte avec le « bouclier de constance » (XIV), témoigne du feu éternel qui le brûle sans le consumer (XV), se déclare prêt à mourir en combattant (XVI), et même en proie à un ennemi intérieur, les sens, clame la victoire de la raison (XVII)22. À ce « travail » incessant, les sonnets XVIII et XIX apportent des explications. Au sonnet XVIII, le poèe se compare à un astre qui tourne autour du point de la constance « comme le Ciel tournoie à l’entour de son point ». Le poète retrouve l’ancienne analogie entre microcosme et macrocosme, mais pour insister sur l’harmonie en lui présente (après la guerre civile du sonnet XVII). Au discours métaphorique du sonnet XVIII succède alors le discours sentencieux du sonnet XIX, qui justifie le mouvement, permanent bien que régulier, qui agite le poète :
L’Amour est de la peine et non point du repos :
Mais ceste peine enfin est du repos suyvie,
Si son esprit constant la deffend du trespas :
Mais qui meurt en la peine il ne mérite pas
Que le repos jamais luy redonne la vie.
Ce repos, c’est celui que conquiert le fidèle par la constance de son amour pour Dieu. Cette constance ne peut que s’aguerrir dans l’épreuve, pour que le poète obtienne un jour la vie éternelle. La souffrance est donc un bien, non un mal, puisqu’elle aura sa récompense.
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23 L’épisode est rapporté par Tite-Live, II, 10.
37Tout en illustrant cette leçon, le sonnet XX reprend le paradoxe fondamental du recueil à travers la figure d’un sauveur : Horatius Coclès, qui empêcha les Étrusques de pénétrer dans Rome23.
Les Toscans batailloyent, donnant droit dedans Rome,
Les armes à la main, la fureur sur le front,
Quand on veit un Horace avancer sur le pont
Et d’un coup arrester tant d’hommes par un homme.
Après un long combat, ce brave qu’on renomme
Vaincu, non de valeur mais d’un grand nombre, il rompt
De sa main le passage, et s’eslance d’un bond
Dans le Tybre, se sauve, et sauve tout en somme.
Mon amour n’est pas moindre, et quoy qu’il soit surpris
De la foule d’ennuis qui troublent mes esprits,
Il fait ferme et se bat avec tant de constance
Que près des coups il est eloigné du danger ;
Et s’il se doit enfin dans ses larmes plonger,
Le dernier désespoir sera son espérance.
38Le premier quatrain met en valeur l’exemplarité du héros, unique sauveur d’une situation perdue. La dimension épique du texte laisse dans les tercets la place à la « comparaison forcée » qui fait de l’amour spondien un sentiment héroïque et paradoxal : plus il est confronté aux « ennuis » (l’absence), plus il s’affirme et s’endurcit. Comment ne pas en rapprocher le dernier tercet de l’Épître aux Romains :
24 5, 3-4. Il vaut la peine de citer les lignes qui suivent : « Et l’espéranc...
Exultons dans les tribulations, sachant que la tribulation produit la constance et la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée, l’espérance24.
Le sonnet condense et resserre la leçon de l’apôtre en faisant de l’amant une figure de fidèle On peut alors interpréter Horace comme une figure du Christ, celui qui montre la voie au fidèle et qui est le Sauveur par excellence Horace se jette dans le Tibre et en ressort ; le Christ a plongé dans « les eaux de la mort » avant de ressusciter. De même, pour le fidèle, aller jusqu’au bout de sa constance, c’est garantir l’espérance.
39Le sonnet XX apparaît donc comme une illustration des sentences du sonnet XIX. Il a cependant une double fonction : d’une part, justifier à nouveau la constance, ce qui permet au recueil de confirmer sa place prépondérante dans une ultime série de six sonnets où elle va trouver sa récompense ; d’autre part, introduire la figure du Christ, qui, reprise au sonnet XXVI, fait de cette série la dernière étape du cheminement spirituel du poète. Fort de cet appui et de ce modèle, le poète peut clamer haut et fort son amour (sonnet XXI) et s’exhorter à aller encore plus loin (« Et plus mon bel amour tous leurs amours surmonte : / Il me le faut encor aimer plus constamment »). Plus loin, c’est-à-dire dans la mort même, à l’exemple du Christ, comme le suggère le sonnet XXII. Aussi le sonnet XXIII peut-il adopter un ton serein, celui de l’assurance et de l’autorité. À nouveau, le discours sentencieux apparaît pour donner la leçon de constance : une constance qui ne se gagne plus seulement dans le combat, mais qui s’identifie désormais à la vérité.
Si l’amour n’est point feint, il aura le courage
De ne changer non plus que fait la vérité.
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25 Rappelons que dans les Prolégomènes à son édition d’Homère, Sponde cite le...
La Vérité, autre figure du Christ. Le sonnet XXIV, dans une belle invocation au soleil, femme aimée ou divinité, peut alors évoquer l’âme du poète qui « ne daigne plus aimer que dans les cieux »25. Le premier tercet évoque explicitement la « plus vive force » qui, au-delà du plaisir ou de la beauté, attire l’amant vers l’objet aimé. La cohérence du recueil pousse à lire dans cette force, la grâce de Dieu qui attire le poète amant « malgré [lui] ». Le sonnet XXIV renchérit sur l’adoration de la divinité aimée en reprenant de manière systématique le dualisme du Tout et du rien, du martyre et du bonheur. Au prix de la récompense qu’obtiendra la souffrance, le plus grand bonheur sur cette terre n’est rien.
Pour vous, belle, le tout de ce Tout ne m’est rien,
Ces biens sont povretez au regarde de ce Bien,
Et vous servir tant plus que mille et mille empires.
S’en treuve qui voudra vivement offencé,
Pour moi j’aimerais mieux mourir en vos martyres,
Que vivre au plus grand heur qui puisse estre pensé.
Ce n’est plus la souffrance paroxystique du sonnet V, mais une souffrance qui, acceptée, est déjà convertie en joie. Le sonnet XXVI peut alors conclure, superposant dans une ultime récapitulation, une quadruple lecture : sur le modèle de la fable de l’Alcyon, l’amour comblé du poète amant ; sur le plan allégorique, c’est la grâce qui descend définitivement sur le fidèle, après les troubles endurés et vaincus ; mais, si l’on voit dans l’Alcyon une référence au Christ qui apaise la tempête (Matthieu, 8, 23-27), c’est le modèle qu’est le Christ que le poète invite à suivre comme garant du salut ; enfin, la dimension apocalyptique du premier quatrain permet d’évoquer une lecture anagogique : au jour du jugement, c’est l’amour du Christ qui sauvera véritablement les élus, « pour jamais ».
40Qu’un telle sonnet se prête à la méthode allégorique d’exégèse biblique n’est pas un hasard. C’est la clôture du recueil, ce recueil construit en spirale, à la fois récurrence et progression, qui se donne à lire comme un chemin d’amour, comme une profession de foi, comme une leçon de théologie réformée. Parabole plutôt qu’hyperbole ? Oui, si l’on considère que le voile profane et parfois fabuleux du recueil est analogue au manteau, concret et matériel, dont le Christ revêtait ses enseignements. Sponde aurait-il voulu suivre le Christ jusque dans son langage ? « Qu’il entende, celui qui a des oreilles ! »
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26 L’ordre des sonnets que présente le recueil de Raphaël du Petit-Val serait...
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27 Ronsard, Abrégé de l’art poétique français, éd. F. Goyet, Traités de poéti...
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28 On sait la méfiance des réformés à l’égard de la mystique. Voir sur ce poi...
41La question n’est pas résolue. Sans accorder une importance exagérée à l’hypothèse arithmétique, il est clair que la lecture allégorique des Amours cautionne l’ordre des sonnets dans le recueil26. Mais pourquoi Sponde aurait-il eu recours à l’allégorie quand les Sonnets sur la mort prouvent sa maîtrise de la poésie ouvertement religieuse ? Deux réponses au moins sont possibles, nullement exclusives l’une de l’autre. La première réinscrit les sonnets d’amour dans le contexte des études à Bâle où le jeune humaniste, dans les années 1581-1583, étudie et édite les anciens (Aristote, Homère) tout en pratiquant la quête alchimique. Dans ce contexte, le recours à l’allégorie a pu apparaître à Sponde comme une forme de jeu sérieux, autorisé par la conception ronsardienne de la poésie comme « théologie allégorique »27. La seconde réponse s’appuie sur l’hypothèse d’une spiritualité particulière chez Sponde qui, élevé dans la religion réformée, se convertira au catholicisme en 1593 et consacrera les dernières années de sa vie à réfuter les dogmes calvinistes. Dans un monde où commence à s’épanouir la mystique, où nombre de poètes religieux, catholiques, manifestent ouvertement leur dévotion, la sensibilité réformée de Sponde répugnait peut-être à l’expression directe de l’amour pour la divinité28. L’allégorie aurait été pour lui le moyen de voiler – et paradoxalement de dévoiler – l’intense désir de réunion à Dieu qui l’animait. On devrait ses beaux poèmes d’amour à l’absence d’une mystique réformée.
Notes
1 Yvette Quenot, « Sur l’intertextualité dans les Sonnets d’Amour de Sponde », Hommage à Jean-Pierre Collinet, Dijon, ABDO, 1992. Les sonnets d’amour de Sponde ont paru pour la première fois, semble-t-il, après sa mort, dans un recueil collectif de Raphaël du Petit-Val (Rouen, 1597, puis 1599 et 1604). Les critiques restent divisés sur leur date de composition, avant ou après les sonnets chrétiens de 1588. Yvette Quenot a fourni des éléments probants en faveur de l’antériorité ; mais Emmanuel Buron a proposé récemment une lecture de ces sonnets qui les inscrit dans une « éthique politique et courtisane » ce qui entraîne une datation plus tardive (« "Dites, est-il au monde un amant plus fidèle". L’éthique de la constance et la pratique de la poésie dans les Amours de Jean de Sponde », Jean de Sponde (1557-1595). Un humaniste dans la tourmente, éd. V. Duché-Gavet, S. Lardon et G. Pineau, Paris, Éditions classiques Garnier, 2012).
2 Rappelons que la conversion de Sponde au catholicisme ne date que de 1594, c’est-à-dire un an avant sa mort. Sa production littéraire est donc à placer sous le signe du calvinisme. L’édition commentée des poèmes homériques (Homeri quae extant omnia, Ilias, Odyssea, Batrachomyomachia, Hymni, Poematia aliquot, cum latina versione […] perpetuis item iustisque in Iliada simul et Odysseam Io. Spondani Mauleonensis commentariis) a paru en 1583 à Bâle, chez Eusebius Episcopius.
3 Sur ce point, voir aussi Mario Richter, « Calvinisme et amour mondain : peut-on dater les sonnets d’amour de Sponde ? », Amour sacré, amour mondain, Cahiers V.-L. Saulnier n° 12, Paris, P.E.N.S., 1995.
4 Voir Gilbert Schrenck, « La structure "délicate" des Sonnets d’amour de Jean de Sponde », Poétique et narration. Mélanges offerts à Guy Demerson, éd. F. Marotin et J.-P. Saint-Gérand, Paris, Honoré Champion, 1993.
5 Méditations sur les psaumes suivies de l’Essay de quelques poèmes chrétiens, Épître dédicatoire à Henri de Navarre, in Jean de Sponde, Œuvres littéraires, éd. A. Boase, Genève, Droz, 1978. Mes citations des sonnets d’amour proviennent de cette même édition.
6 « Prolégomènes », éd. citée, p. 26. Voir aussi Jean de Sponde, Commentaire aux poèmes homériques, édition critique et traduction par Ch. Deloince-Louette, avec la collaboration de M. Furno, Paris, Éditions classiques Garnier, 2018.
7 Malachie, 3, 20.
8 Voir J. Pépin, Mythe et allégorie, les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Aubier-Montaigne, 1958.
9 « Prolégomènes », éd. citée, p. 26 : « At, quaeso, quae commodior ratio illum assequendi et in usum reuocandi quam Poetica ? » (je souligne).
10 Ibid., p. 28-29 : « quae arcana illas Dei coninuit, atque etiam num hodie continet ? ». Rappelons la vogue des psaumes au XVIe siècle, surtout chez les réformés.
11 Ibid., p. 29 : « Salue ergo, sacrosancta Poetica, quae sub tanto fabularum uelle tantam mellitae doctrinae copiam occultasti, et eam indignis non retexisti. Si tu me tanti facis, tu inter mystas tuos admitti possim, numquam erit, dum uiuam, ut te deseram : caeterum cauebo, ne profanis aditus ad adyta tua pateat. »
12 Clément Marot, Théodore de Bèze, Les Psaumes en vers français avec leurs mélodies. Fac-similé de l’édition genevoise de Michel Blanchier, Genève, Droz, 1986. L"« épître à tous chrétiens et amateurs de la parole de Dieu » est explicite : « Qu’est-il donc question de faire ? c’est d’avoir chansons non seulement honnestes, mais aussi sainctes : lesquelles nous soyent comme aiguillons pour nous inciter à prier et louer Dieu, à mediter ses œuvres, afin de l’aimer, craindre, honorer et glorifier. Or ce que dit sainct Augustin est vray, que nul ne peut chanter choses dignes de Dieu, sinon qu’il l’ait receu d’iceluy. Parquoy […] nous ne trouverons meilleurs chansons ne plus propres pour ce faire, que les Pseaumes de David, lesquels le sainct Esprit luy a dictez et faicts ».
13 La Muse chrétienne, Paris, Gervais Malot, 1582. Voir Michelle Clément, Une Poétique de crise : poètes baroques et mystiques (1570-1660), Paris, Honoré Champion, 1996, p. 88.
14 Les Théorèmes, éd. Y. Quenot, Paris, S.T.F.M., 1990, p. 54.
15 Op. cit., chap. V, p. 233 sq.
16 Épître aux Galates, 4, 21. Voir à ce sujet Armand Strubel, « Allegoria in factis et allegoria in verbis », Poétique n° 23, 1975.
17 « La lettre enseigne les faits, l’allégorie ce qu’il faut croire, la morale ce qu’il faut faire, l’anagogie le but où l’on tend. » Jérusalem est ainsi la ville des Juifs, l’Église du Christ, l’âme dans l’Église et la cité céleste. Les faits et gestes des Juifs dans l’Ancien Testament annoncent la venue du Messie, sa présence dans l’âme du fidèle et son retour au jugement dernier. Voir Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, Aubier-Montaigne, 1959-1964.
18 Elementorum rhetorices libri duo, Corpus Reformatorum col. 468.
19 3, 7-8 (le « ministère de mort » désigne la loi de l’Ancien Testament). Ce texte suit immédiatement la formule célèbre de Paul : « la lettre tue, mais l’esprit donne la vie ». Sponde fait lui-même référence au visage flamboyant de Moïse (Exode, 34, 29-35) dans son commentaire au livre V de l’Iliade (op. cit., p. 77).
20 Gérard Genette, « Hyperboles », Figures I, Paris, Éditions du Seuil, 1962.
21 Le « seul mot » du v. 12 (« Laissons, laissons-les dire, un seul mot me suffit ») ne manque pas d’évoquer la guérison du serviteur du centurion : « Dis seulement un mot, et mon serviteur sera guéri » (Matthieu, 8, 8).
22 Ce dernier sonnet pourrait s’inspirer de l’Épître aux Romains (7, 24) : « Je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur ; mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de la raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? Grâces soient à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ! C’est donc bien moi qui par la raison sers une loi de Dieu et par la chair une loi de péché ».
23 L’épisode est rapporté par Tite-Live, II, 10.
24 5, 3-4. Il vaut la peine de citer les lignes qui suivent : « Et l’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit qui nous fut donné. C’est en effet alors que nous étions sans force, c’est alors, au temps fixé, que le Christ est mort pour des impies ».
25 Rappelons que dans les Prolégomènes à son édition d’Homère, Sponde cite le prophète Malachie qui nomme le Christ « Soleil de Justice ». Le sonnet XXIV pourrait se lire comme une invocation au Christ.
26 L’ordre des sonnets que présente le recueil de Raphaël du Petit-Val serait dans ce cas un ordre voulu par Sponde.
27 Ronsard, Abrégé de l’art poétique français, éd. F. Goyet, Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Librairie générale française, 1990, p. 467.
28 On sait la méfiance des réformés à l’égard de la mystique. Voir sur ce point D. Crouzet, La Genèse de la Réforme française, op. cit., p. 338.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Christiane Deloince-Louette
Université Grenoble Alpes