La Réserve : Archives Cécile Lignereux

Cécile Lignereux

L’écriture épistolaire comme travail de la langue pragmatiquement motivé

Initialement paru dans : Cl. Badiou-Monferran (dir.), La Littérarité des belles-lettres. Un défi pour les sciences du texte ?, Classiques Garnier, 2013, p. 83-92.

Texte intégral

  • 1 À cet égard, le débat critique qui opposa naguère B. Bray et R. Duchêne au ...

  • 2 Pour une réflexion globale sur la nouvelle configuration des études littéra...

  • 3 Sur la nouvelle conception de la stylistique liée au développement des rech...

1Longtemps, le genre épistolaire, objet dont le statut varie au gré des postulats méthodologiques et des approches disciplinaires, a suscité maintes controverses sur ses modes de lecture et d’interprétation1. Si le champ des questions ouvertes lors de ces débats est assurément loin d’être épuisé, force est de constater qu’un certain consensus semble régner, autant parmi les littéraires que parmi les historiens, autour de la nécessité de mettre à profit (certes selon des modalités et à des degrés divers) les apports d’une approche discursive des textes. Qu’ils greffent les outils de l’analyse du discours sur ceux de la stylistique de manière réfléchie ou plus spontanée, qu’ils en fassent un usage ponctuel ou totalisant, qu’ils s’emparent de ses concepts en toute rigueur ou en les infléchissant, les spécialistes de l’épistolaire ne se sont pas contentés de prendre acte du tournant2, manifestement irréversible, que constitue la pragmatisation de la stylistique3. Convaincus que les perspectives ouvertes par l’analyse du discours donnaient enfin les moyens de placer au cœur de l’analyse des correspondances les enjeux de la communication épistolaire (c’est-à-dire de prendre toute la mesure des représentations socioculturelles qui sous-tendent la construction discursive des images du destinateur et du destinataire), la plupart des travaux récemment consacrés à des corpus épistolaires substituent aux analyses de type biographique d’authentiques approches pluridisciplinaires.

  • 4 Une écriture de la tendresse au XVIIe siècle. Pour une étude stylistique de...

  • 5 Les premières tentatives d’une lecture pragmatique de la lettre figurent da...

  • 6 Le recueil d’études intitulé La Lettre entre réel et fiction (Paris, SEDES,...

  • 7 D. Maingueneau, L’Analyse du Discours, Paris, Hachette, 1991, p. 13.

  • 8 J. Siess, « Projet épistolaire et échange interculturel : la relation entre...

  • 9 A. Jaubert, « Genres discursifs et genres littéraires : de la scène d’énonc...

  • 10 Ibid., p. 287-288.

  • 11 Ibid., p. 284.

2C’est précisément le refus de choisir entre la minutie de l’analyse stylistique et l’envergure de la réflexion pragmatique qui constituait la gageure de mon travail de thèse sur les lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan4. Lire le texte épistolaire au plus près de faits d’écriture constamment rapportés aux enjeux relationnels qui les sous-tendent impliquait de ne traiter les lettres de Mme de Sévigné ni comme source à exploiter dans une démarche historienne, ni comme document donnant accès à l’intimité d’un moi, ni comme œuvre consacrée par la postérité, mais bien comme discours. Afin de placer les enjeux de la communication épistolaire au cœur de notre enquête, il convenait d’adopter un ancrage pragmatique fort, qui puisse mettre à profit l’importation des principaux concepts de l’analyse du discours non seulement dans la stylistique, mais encore dans le champ des études sur l’épistolaire – la pertinence et l’opérativité de ces concepts en matière épistolaire n’étant plus à démontrer, tant est reconnu, depuis une trentaine d’années déjà5, l’intérêt de considérer l’épistolaire comme discours ancré dans une situation de communication et un milieu de production6. L’étude d’une praxis épistolaire effective, conçue comme « dispositif d’énonciation qui lie une organisation textuelle et un lieu social déterminé7 » a en effet tout à gagner à mettre à profit les différents apports de la pragmatique (linguistique de l’énonciation, théorie des actes de langage, travaux sur l’argumentation, analyse conversationnelle…). Conçu comme mode de communication spécifique, « l’échange épistolaire » peut dès lors être appréhendé comme « une relation en soi, indépendamment de tout rapport que les partenaires peuvent entretenir par ailleurs, dotée d’une dimension sociale et sous-tendue par les projets qui se développent et se négocient dans le dialogue par lettres8 ». Loin d’un éclectisme aussi périlleux qu’inutile, mais garantissant une lecture à la fois rigoureuse et renouvelée, apte à prendre toute la mesure du « rôle de la médiation générique9 », l’adoption conjointe d’outils d’analyse certes issus d’horizons épistémologiques variés mais redéployés de façon convergente au sein d’un « consortium des sciences du discours10 » ayant pour but « l’intelligibilisation des productions verbales11 » promettait non seulement de constituer un indispensable garde-fou contre les séduisants mythes critiques exerçant leur empire au détriment de l’attention portée aux modalités d’écriture, mais encore de se révéler d’une indéniable productivité heuristique pour décrire les formes et les enjeux de la pratique épistolaire de Mme de Sévigné.

  • 12 Étude stylistique de la correspondance entre Henriette*** et J.-J. Roussea...

  • 13 Ibid., p. 9.

  • 14 B. Diaz, « Avant-propos » à B. Diaz et J. Siess (dir.), L’Épistolaire au f...

3À la recherche d’un outillage critique propre à élucider des mécanismes d’ordre non pas psychologique mais discursif, dans le but de cerner le continuel travail de figuration de soi où se négocie en même temps la relation à l’autre et la valeur de son expression langagière, je me suis alors engagée dans le sillage de l’Étude stylistique de la Correspondance entre Henriette*** et J. J. Rousseau, l’ouvrage pionnier dans lequel Anna Jaubert inventait et théorisait la stylistique pragmatique, conçue comme une « application stylistique de la pragmatique12 ». Déterminer les effets des procédés linguistiques en les évaluant à l’aune des stratégies propres à chaque correspondance, c’est-à-dire ne jamais séparer l’analyse des faits de style d’une dynamique relationnelle nécessairement appréhendée en termes de jeu d’images discursives : tel est le pari de la pragmatique stylistique. En incitant à rompre avec la tentation du commentaire psychologique au profit d’une approche centrée sur l’interaction épistolaire, adopter un regard pragmatique sur les lettres de Mme de Sévigné permettait de formuler un certain nombre de questions trop longtemps occultées par la fascination pour la seule personnalité de la marquise. Dans quelle mesure la construction d’une image de soi et de l’autre est-elle tributaire des enjeux relationnels propres au commerce épistolaire entre la marquise et sa fille ? Comment se construit, au fil de l’échange épistolaire, l’inévitable rapport de force entre les deux correspondantes ? En quoi la production de la subjectivité, conçue comme une « identité projetée13 », résulte-t-elle d’une activité énonciative faite de négociations, d’ajustements, voire de manipulations ? Une stylistique pragmatique soucieuse à la fois de mener l’étude linguistique des faits d’écriture et d’engager une réflexion sur les manières de construire et de dire une intersubjectivité indissociable de son contexte socioculturel : telle était la voie qui semblait garantir la pertinence d’une lecture qui, se préservant aussi bien d’interprétations anachroniques que d’un refus de mettre à profit les outils d’analyse les plus récents, croise délibérément les éclairages pour tenter d’élucider, au plus près du texte, comment Mme de Sévigné fait de la correspondance avec sa fille « un espace de production et de légitimation d’une identité qui se cherche et s’invente dans l’écriture expérimentale de la lettre14 ».

  • 15 G. Molinié, La Stylistique, op. cit., p. 208.

4Si le choix d’allier stylistique et analyse du discours nous a vite semblé évident, ce qui l’était moins en revanche, c’était le mode d’articulation de deux modes de lecture, de description et d’interprétation qui ont tout intérêt à préserver la spécificité de leurs méthodes et de leurs outils. Comment faire dialoguer les éclairages de l’analyse du discours et de la stylistique au service de l’élucidation d’une écriture ? Comment combiner deux approches hétérogènes sans qu’elles se départissent de leurs tâches distinctives au profit d’interférences propres à diluer les présupposés, à confondre les domaines conceptuels et à affaiblir les protocoles d’investigation ? Comment préserver la disjonction de postes d’observation propres tout en croisant leurs apports ? Une fois clarifiés nos options méthodologiques et le besoin de conjuguer des approches appelées à concourir au service d’une démarche à la fois descriptive et interprétative (« interprétative pour pouvoir significativement décrire et descriptive pour pouvoir rigoureusement dessiner les actes d’une esthétique verbale15 »), encore fallait-il parvenir à synthétiser, et non pas seulement à juxtaposer, les cadres théoriques.

5En montrant comment l’articulation entre certaines approches issues de l’analyse du discours et les outils de la stylistique donne à plusieurs procédés caractéristiques des lettres de Mme de Sévigné un accès renouvelé, cet article illustre les modalités et les bénéfices d’un décloisonnement disciplinaire apte à promouvoir une manière de lire aussi attentive au détail du texte épistolaire qu’à sa dynamique relationnelle.

Les approches communicationnelles

  • 16 « Quelques aspects du système épistolaire de Mme de Sévigné », art. cit.

  • 17 Voir C. Lignereux, « La déformalisation du dialogue épistolaire dans les l...

6Afin de prouver combien la perspective communicationnelle est précieuse pour ne pas reproduire les erreurs de perspective qu’engendre une prise en compte insuffisante des enjeux relationnels propres à une correspondance, considérons par exemple les réflexions que fait régulièrement Mme de Sévigné sur l’écriture épistolaire. Certes, on peut y voir, à l’instar de B. Bray, des préférences esthétiques et des prises de position par rapport aux prescriptions des théoriciens16. Pourtant, là n’est sans doute pas l’essentiel pour une épistolière qui exploite au mieux les marges de liberté permises par la lettre familière afin d’instituer avec sa fille un échange empreint d’authenticité17.

  • 18 Pour une présentation synthétique de l’approche interactionnelle de la not...

  • 19 C. Kerbrat-Orecchioni, « “Nouvelle communication” et “Analyse conversation...

  • 20  « Dans l’ensemble des énoncés métalangagiers », M.-M. de Gaulmyn distingu...

  • 21 S. Branca-Rosoff, « Métacommunication/métadiscours », dans P. Charaudeau e...

7Réexaminés à la lumière des approches communicationnelles, les commentaires que Mme de Sévigné livre à propos de son style aussi bien que de celui de Mme de Grignan s’avèrent surtout participer à l’élaboration d’une relation caractérisée par une intimité affective et langagière inédite. Des concepts comme ceux de contrat de communication, de principe de régulation, de métacommunication ou encore de synchronisation interactionnelle permettent d’attirer l’attention sur les compétences et les stratégies déployées par Mme de Sévigné en vue de régler la communication par lettres – le terme de communication, pris dans le sens d’activité exigeant la coopération des partenaires qui sont en relation de détermination réciproque, référant au processus grâce auquel peut advenir une construction discursive commune18. Puisque ce n’est qu’au prix d’une collaboration engageant la « compétence communicative » que peut se « construire en commun un objet commun : le discours échangé19 » (fût-ce par lettres et de manière chronologiquement décalée), alors c’est à travers leur fonction métacommunicationnelle20 qu’il convient d’appréhender les nombreuses réflexions de Mme de Sévigné sur le style épistolaire. Si la marquise multiplie ce genre de réflexions, c’est qu’elle y trouve un moyen de réglementer, voire de régir, le dialogue épistolaire. En évaluant, en commentant et en modifiant la relation entre les interlocutrices, de façon à « réguler les conflits potentiels de la prise de parole21 », elles assurent l’unification des attentes, entraînent une stabilisation des pratiques et fondent un art de communiquer commun, au-delà des particularismes stylistiques de chacune des correspondantes.

8Analyser les réflexions de Mme de Sévigné sur le style épistolaire dans une perspective communicationnelle permet ainsi de mieux en cerner la fonctionnalité – une fonctionnalité incontestablement polémique, dans le contexte de la relation conflictuelle qui unit une mère expansive et une fille réservée.

Les approches argumentatives

  • 22 A. Jaubert, « La correspondance comme genre éthique », Argumentation et An...

9Parmi les heureuses retombées méthodologiques qu’impose le choix de concilier stylistique historique et analyse du discours, figure également le renouvellement de l’interprétation stylistique que permet l’usage approprié des concepts issus des approches argumentatives. Si l’on prend l’exemple des protestations de tendresse de Mme de Sévigné, on comprend vite la nécessité de mobiliser ces concepts pour ne pas faire de contresens sur l’expression des sentiments dans une correspondance, « genre éthique », qui a besoin d’établir entre les correspondants un consensus axiologique, « un fonds de valeurs partagé22 ».

  • 23 Voir C. Lignereux, « Défense et illustration des valeurs de Tendre dans le...

10Raisonner en termes d’autorité, d’ethos, d’orientation argumentative, de stratégie de discours et de valeur rend sensible au fait que dans les lettres à Mme de Grignan, la mise en discours de la sensibilité maternelle, loin d’obéir à une logique purement expressive et d’être seulement le reflet lyrique d’un vécu, est modelée en profondeur par le désir qu’a l’épistolière de persuader sa destinataire de la dignité éminente d’une certaine manière d’aimer (la tendresse, telle que l’ont théorisée et valorisée les spéculations galantes issues de la Carte de Tendre)23. La consignation des marques d’affection maternelles n’est jamais d’ordre simplement dénotatif : produite dans un environnement socioculturel spécifique, elle s’avère constitutive du travail de figuration épistolaire. Si la marquise se permet d’avouer ses sentiments, c’est qu’elle trouve dans les représentations en vigueur et les systèmes de normes préexistants de quoi les légitimer et les doter de valeur, parvenant à les présenter non pas comme d’incontrôlables mouvements passionnels, mais comme d’irrécusables preuves de l’incarnation d’un idéal.

11Appréhender les protestations de tendresse à l’aune de leur impact argumentatif permet ainsi d’en apprécier pleinement la portée et la valeur au sein de l’interaction épistolaire, puisque l’analyse de procédés de style (formulation de vérités générales, emploi polémique de la négation, utilisation des substantifs abstraits au pluriel) n’est jamais dissociée de la dynamique argumentative d’ensemble (persuader Mme de Grignan de la perfection des sentiments de sa mère).

Les approches conversationnelles

  • 24 Voir C. Lignereux, « L’inscription des larmes dans les lettres de Mme de S...

12Pour illustrer les bénéfices induits par l’importation, au sein même de l’enquête stylistique, des concepts provenant des approches conversationnelles, considérons les aveux de souffrance de Mme de Sévigné. Alors que dès le début de la correspondance avec Mme de Grignan, tout prédispose les lettres de la marquise aux épanchements élégiaques (la situation d’énonciation comme le genre pratiqué), les souffrances maternelles sont systématiquement assorties de précautions oratoires. Certes, il est tentant de se borner à constater la pudeur et la discrétion de la marquise. Pourtant, ce serait oublier que ce sont là des effets produits par le texte et non des qualités morales que reflèteraient les lettres. En réalité, si les aveux élégiaques sont soigneusement canalisés, c’est parce que Mme de Sévigné est hantée par la peur de déplaire à sa fille, qui ne goûte guère les effusions24.

  • 25 La fonction de la politesse est bien « de polir les énoncés potentiellemen...

  • 26 Pour une présentation synthétique du concept de coordination, voir P. Bang...

13En mettant à disposition des concepts aussi opératoires, surtout pour une correspondance dont la puissance séductrice est souvent comparée à celle des lettres d’amour, que ceux d’adoucisseur, de face, de négociation, de politesse ou de réparation, les différents courants de l’analyse conversationnelle permettent de décrire plus précisément le fonctionnement des détours et des accommodements stylistiques qui, au moment où Mme de Sévigné exprime son chagrin, ont pour effet d’adapter l’identité discursive produite aux attentes de la destinataire. La psychosociologie de la communication (d’où provient la théorie des faces), les analyses interactionnistes (avec la notion de négociation) et l’approche interactionnelle des discours (par la prise en compte des rapports de place qui s’y jouent) nous ont habitués à concevoir les liens interpersonnels en termes de tensions pacifiées et d’agressions réparées25. De même, grâce à l’éclairage convergent de la psychologie sociale et de la linguistique pragmatique, qui nous ont familiarisés avec le concept de coordination, issu de l’ethnométhodologie26, on sait depuis longtemps que toute interaction nécessite un certain nombre de réglages, nécessaires à son bon déroulement.

  • 27 A. Jaubert, La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1990, p. 207-209.

14Admettre qu’afin de préserver l’harmonie et l’équilibre relationnels, il faut « amortir la valeur illocutoire » des actes de langage qui proposent « une réalisation du sujet par la mise en place d’un rapport avantageux, dominateur, qui attente à l’image de l’autre27 », revient à se donner les moyens d’examiner, au plus près du texte, les procédés par lesquels les plaintes de Mme de Sévigné, loin de se complaire dans un lyrisme fort peu adapté à Mme de Grignan, mobilisent toute une série de procédés d’atténuation (dont les plus évidents sont les litotes, les euphémismes et les réticences) motivés par la nécessité d’édulcorer tout ce qui pourrait être ressenti par la destinataire comme désagréable, menaçant ou intrusif.

Conclusion

  • 28 A. Jaubert, « Le style et la vision. L’héritage de Leo Spitzer », L’Inform...

15Le fait que la stylistique et l’analyse du discours n’aient ni les mêmes tâches, ni les mêmes méthodes, ni les mêmes résultats n’interdit pas leur synergie, bien au contraire. Si la mise en œuvre conjointe des outils propres à la stylistique historique et des cadres conceptuels issus des différents courants qui composent aujourd’hui l’analyse du discours s’avère féconde pour renouveler l’approche de la correspondance de Mme de Sévigné, c’est sans doute qu’elle offre le moyen le plus sûr de résister aux étiquettes, aussi laudatives que fuyantes, dont l’histoire littéraire a longtemps fait un usage lourd de présupposés idéologiques, parmi lesquelles le naturel, la délicatesse, l’aisance, la facilité ou encore l’agrément – étiquettes qui n’ont pas manqué de faire écran aux modalités d’écriture. En obligeant à pratiquer un constant va-et-vient entre l’analyse détaillée de phénomènes linguistiques (par l’enquête stylistique) et leur mise en perspective discursive (grâce aux concepts de l’analyse du discours), bref à « évaluer des formes signifiantes comme des stratégies de discours donnant à lire un projet »28, la stylistique pragmatique permet d’appréhender la correspondance comme une écriture résultant d’un travail de la langue pragmatiquement motivé.

Notes

1 À cet égard, le débat critique qui opposa naguère B. Bray et R. Duchêne au sujet des lettres de Mme de Sévigné est exemplaire : tandis que le premier mettait en avant l’avènement d’un style qui déploie son propre système esthétique, derrière lequel se lirait en creux une intention littéraire, le second défendait la spontanéité d’une épistolière dont l’écriture s’ancre dans un vécu douloureux. Nous renvoyons aux prises de position antagonistes de B. Bray (« Quelques aspects du système épistolaire de Mme de Sévigné » [1969], repris dans Épistoliers de l’âge classique. L’art de la correspondance chez Mme de Sévigné et quelques prédécesseurs, contemporains et héritiers, Tübingen, Narr, coll. « Études littéraires françaises », 2007, p. 245-259) et de R. Duchêne (« Réalité vécue et réussite littéraire : le statut particulier de la lettre » [1971], repris dans Écrire au temps de Mme de Sévigné. Lettres et texte littéraire, Paris, Vrin, 1981, p. 11-28) ainsi qu’au résumé que propose B. Beugnot du contenu et des enjeux de cette polémique (« Débats autour du genre épistolaire. Réalité et écriture », RHLF, mars-avril 1974, p. 195-202).

2 Pour une réflexion globale sur la nouvelle configuration des études littéraires qui résulte du développement de l’analyse du discours, on se reportera à R. Amossy et D. Maingueneau (dir.), L’Analyse du Discours dans les études littéraires, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll. « Cribles », 2003 – et en particulier à la contribution de D. Maingueneau, « Un tournant dans les études littéraires », op. cit., p. 15-25.

3 Sur la nouvelle conception de la stylistique liée au développement des recherches en analyse du discours, voir G. Molinié, La Stylistique, Paris, PUF, 1993, p. 3.

4 Une écriture de la tendresse au XVIIe siècle. Pour une étude stylistique des lettres de Mme de Sévigné, thèse préparée sous la direction de D. Denis et soutenue le 26 novembre 2009 à l’Université Paris IV-Sorbonne.

5 Les premières tentatives d’une lecture pragmatique de la lettre figurent dans A.-J. Greimas (dir.), La Lettre. Approches sémiotiques. Actes du VIe Colloque Interdisciplinaire, Fribourg, Éd. universitaires, 1988. Tandis que J.-B. Grize expose le système des opérations grâce auxquelles la pensée s’exprime au travers du discours en général et du dialogue épistolaire en particulier (« Le dialogue par correspondance », p. 9-17), P. Violi se penche sur la notion de stratégie d’énonciation (« Présence et absence. Stratégie d’énonciation dans la lettre », p. 27-35) ; quant à J. Geninasca, il tente de cerner la spécificité de la communication propre aux lettres (« Notes sur la communication épistolaire », p. 45-54).

6 Le recueil d’études intitulé La Lettre entre réel et fiction (Paris, SEDES, 1998) fait le point sur les apports méthodologiques des outils d’analyse mis à disposition par la pragmatique pour analyser les lettres dans le sens d’une théorisation accrue : « désormais l’épistolaire envisagé comme une forme discursive, un mode d’échange soumis à des normes langagières et culturelles, peut se donner comme objet d’investigation linguistique. » (J. Siess, « Introduction », p. 5). Nous renvoyons tout particulièrement aux articles de la première partie du recueil, qui définissent les bases théoriques nécessaires à l’analyse pragmatique des textes épistolaires, appréhendés à travers leurs déterminations communicationnelles et socioculturelles propres.

7 D. Maingueneau, L’Analyse du Discours, Paris, Hachette, 1991, p. 13.

8 J. Siess, « Projet épistolaire et échange interculturel : la relation entre Marie-Jeanne Riccoboni et David Garrick », dans L’Analyse du Discours dans les études littéraires, op. cit., p. 137-138.

9 A. Jaubert, « Genres discursifs et genres littéraires : de la scène d’énonciation à l’empreinte stylistique », dans R. Amossy et D. Maingueneau (dir.), L’Analyse du discours dans les études littéraires, op. cit., p. 284.

10 Ibid., p. 287-288.

11 Ibid., p. 284.

12 Étude stylistique de la correspondance entre Henriette*** et J.-J. Rousseau. La subjectivité dans le discours, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1987. L’introduction de l’ouvrage, intitulée « Pour une application stylistique de la pragmatique », explicite les soubassements épistémologiques de la méthode adoptée (ibid., p. 1-13).

13 Ibid., p. 9.

14 B. Diaz, « Avant-propos » à B. Diaz et J. Siess (dir.), L’Épistolaire au féminin. Correspondances de femmes (XVIIIe-XIXe siècle), Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle (1er-5 octobre 2003), Caen, Presses universitaires de Caen, 2006, p. 12.

15 G. Molinié, La Stylistique, op. cit., p. 208.

16 « Quelques aspects du système épistolaire de Mme de Sévigné », art. cit.

17 Voir C. Lignereux, « La déformalisation du dialogue épistolaire dans les lettres de Mme de Sévigné », Littératures classiques, n° 71, « L’épistolaire au XVIIsiècle », G. Ferreyrolles (dir.). printemps 2010, p. 113-128.

18 Pour une présentation synthétique de l’approche interactionnelle de la notion de communication, voir C. Kerbrat-Orecchioni, Les Interactions verbales, tome I, Paris, Colin, 1990, p. 25-29.

19 C. Kerbrat-Orecchioni, « “Nouvelle communication” et “Analyse conversationnelle” », Langue française, n° 70, mai 1986, p. 12.

20  « Dans l’ensemble des énoncés métalangagiers », M.-M. de Gaulmyn distingue « les énoncés métacommunicationnels qui réfèrent à la conduite de l’interaction […], les énoncés métadiscursifs qui réfèrent au discours tenu […] et les énoncés métalinguistiques qui réfèrent à la langue et à son usage », « Reformulation et planification métadiscursive », dans J. Cosnier et C. Kerbrat-Orecchioni (dir.), Décrire la conversation, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1987, p. 170.

21 S. Branca-Rosoff, « Métacommunication/métadiscours », dans P. Charaudeau et D. Mainguenau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p. 375.

22 A. Jaubert, « La correspondance comme genre éthique », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 5/2010, mis en ligne le 20 octobre 2010. URL : http://aad.revues.org/index985.html.

23 Voir C. Lignereux, « Défense et illustration des valeurs de Tendre dans les lettres de Mme de Sévigné », Cahiers de narratologie, n° 10, « Valeurs et correspondance », A. Tassel (dir.), 2010, p. 13-32.

24 Voir C. Lignereux, « L’inscription des larmes dans les lettres de Mme de Sévigné : tentations élégiaques et art de plaire épistolaire », Littératures classiques, n° 62, « Le Langage des larmes aux siècles classiques », A. Cron et C. Lignereux (dir.), été 2007, p. 79-91.

25 La fonction de la politesse est bien « de polir les énoncés potentiellement menaçants, d’en émousser les arêtes et d’en raboter les angles, afin qu’ils ne soient pas trop blessants pour les faces excessivement sensibles et vulnérables des interlocuteurs. » (C. Kerbrat-Orecchioni, « Rhétorique et interaction », dans R. Amossy et R. Koren (dir.), Après Perelman : quelles politiques pour les nouvelles rhétoriques ?, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 178.

26 Pour une présentation synthétique du concept de coordination, voir P. Bange, Analyse conversationnelle et théorie de l’action, Paris, Didier, 1992, notamment le chapitre 2 (« L’organisation des interactions selon l’analyse conversationnelle », p. 28-70) et le chapitre 4 (« L’interaction », p. 102-124).

27 A. Jaubert, La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1990, p. 207-209.

28 A. Jaubert, « Le style et la vision. L’héritage de Leo Spitzer », L’Information grammaticale, n° 77, mars 1998, p. 25.

Pour citer ce document

Cécile Lignereux, «L’écriture épistolaire comme travail de la langue pragmatiquement motivé», La Réserve [En ligne], La Réserve, Archives Cécile Lignereux, mis à jour le : 30/10/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/395-l-ecriture-epistolaire-comme-travail-de-la-langue-pragmatiquement-motive.

Quelques mots à propos de :  Cécile  Lignereux

RARE Rhétorique de l’antiquité à la Révolution / UMR 5316 Litt&Arts (CNRS/UGA)

Du même auteur

Archives en open access dans La Réserve