La Réserve : Archives Cécile Lignereux
Les rituels épistolaires de l’amitié
Initialement paru dans : Chr. (dir.), Sévigné, épistolière du Grand Siècle, Château de Grignan-Éditions Libel, 2017, p. 112-122.
Texte intégral
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1 Fritz Nies, Les Lettres de Mme de Sévigné. Conventions du genre et sociolog...
1Voilà quelques décennies déjà, l’un des spécialistes de la correspondance de Mme de Sévigné regrettait que tant de critiques ne voient dans les manifestations de tendresse à l’égard de Mme de Grignan que les signes d’une manière d’aimer excessive voire anormale. Certes, les lettres écrites deux à trois fois par semaine à la comtesse témoignent d’une affectivité exacerbée. Pourtant, il ne faut pas sous-estimer l’influence des rituels propres à l’amitié sur l’expression des sentiments maternels. Indéniablement, « dans l’histoire des jugements portés sur la tendresse sévignéenne, la disparition de la connaissance des anciennes règles propres au genre et au code de l’amitié pèse aussi lourd que la légende esquissée d’une mère ne vivant que pour écrire à sa fille ». La marquise désignant « couramment par le terme d’amitié sa relation » avec Mme de Grignan, ses lettres régulières et prolixes doivent être comprises « moins comme l’éruption impétueuse d’une passion inconvenante que comme le respect consciencieux d’un impératif majeur de cette “amitié honnête” que l’époque de Mme de Sévigné aime tellement discuter ». Traités de savoir-vivre, ouvrages de morale et manuels d’art épistolaire « s’accordent à dire que surmonter un temps de séparation par la “lettre tendre” est une obligation morale et empêche la “ruine des amitiez” ». Lorsque l’on confronte les lettres de Mme de Sévigné à ces ouvrages si représentatifs du Grand Siècle, on découvre que « plus d’un détail de forme ou de fond » que « les lecteurs des deux derniers siècles sont enclins à mettre au compte de l’expression d’une tendresse passionnée sans pareille, n’étaient que des composantes courantes du cérémonial épistolaire de l’amitié1 ».
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2 Le terme désigne « un livre qui contient plusieurs modèles de lettres et de...
2Parce qu’ils répertorient et définissent les différentes espèces de lettres en fonction des multiples occasions de la vie en société (lettres de conseil, de prière, de remerciement, de recommandation, de condoléance, de félicitation, de plainte, d’excuse…), les nombreux manuels d’art épistolaire de l’âge classique constituent de précieux adjuvants pour qui tente de lire les lettres de Mme de Sévigné à la lumière des usages de son temps. Alors appelés secrétaires2, ces manuels poursuivent une finalité pratique, adaptée aux besoins concrets de la sociabilité mondaine : leur but est d’aider les épistoliers à faire preuve de politesse et d’élégance en toutes circonstances. Apprécier les lettres de Mme de Sévigné à l’aune des préceptes et des modèles fournis par les manuels d’art épistolaire permet d’éviter de surestimer la singularité de situations et de pratiques qui s’avèrent courantes dans les échanges épistolaires contemporains.
3Plutôt que de perpétuer des considérations psychologiques visant à évaluer les symptômes de la prétendue passion maternelle, il s’agit donc d’examiner comment, dans les lettres à Mme de Grignan, la mise en discours de la tendresse mobilise des usages sociaux aussi ordinaires que codifiés. À l’opposé aussi bien d’une soumission conformiste à des règles de bienséance que d’une impensable singularisation de soi, les mouvements de sensibilité maternels se coulent au sein des pratiques scrupuleusement réglées qui nourrissent et authentifient l’amitié. Pour entretenir le lien affectif qui l’unit à Mme de Grignan en dépit de la distance, Mme de Sévigné sollicite et réinvestit notamment deux types de rituels épistolaires couramment pratiqués par ses contemporains : les offres de service et les compliments de condoléance.
Les offres de service
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3 Au moment où elle définit la tendresse, Clélie déclare que « c’est elle qui...
4Loin de résulter d’un extravagant désir d’emprise, les manifestations de sollicitude maternelle font écho à des pratiques tout à fait habituelles, qu’il s’agisse d’entretenir les réseaux parisiens de la comtesse, de faire des démarches pour préserver sa sécurité matérielle ou de multiplier les envois de marchandises diverses. D’une part, en tâchant d’aider Mme de Grignan dans ses responsabilités d’épouse du lieutenant général de Provence, l’épistolière reproduit des usages relativement courants entre une mère et sa fille. D’autre part, lorsqu’elle se montre attentive à prévenir les besoins de la comtesse, Mme de Sévigné applique les idéaux promus dans le sillage de la Carte de Tendre imaginée par Mlle de Scudéry, la véritable tendresse impliquant de ne négliger ni les Grands Services ni les Petits Soins3. Enfin, ses marques d’application et d’assiduité (pour reprendre les termes de l’époque) reflètent la conception exigeante de l’amitié qui prévaut alors, indissociable des preuves concrètes qui l’extériorisent. Quand on replace les attentions maternelles dans le contexte des gestes propres à la sphère familiale, à la relation d’amitié tendre et aux pratiques amicales, on s’aperçoit donc que les nombreux services que Mme de Sévigné rend à sa fille relèvent moins d’une attitude passionnelle que d’habitudes collectives. S’il est hors de propos de nier le dévouement de la marquise, il convient en revanche de souligner l’adéquation entre d’un côté, une expérience subjective (le besoin de faire preuve de générosité à l’égard d’un être cher, le plaisir de lui rendre service, le regret de ne pas pouvoir l’aider davantage) et de l’autre, les arguments canoniques d’un rituel de civilité. Dans les lettres à Mme de Grignan, les offres de service reposent sur l’appropriation de trois de ces arguments.
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4 La formule est tirée du Secrétaire à la mode de Jean Puget de La Serre, Ams...
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5 Dans ses « Préceptes de la Lettre d’offres de service », Paul Jacob insiste...
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6 Le début de l’« Offre de services » proposée par René Milleran illustre la ...
5Ce que les auteurs de manuels d’art épistolaire appellent l’art d’obliger de bonne grâce4 constitue l’un des devoirs de la lettre d’offres de service. Assurément, le but est de faire preuve de bienveillance et de fidélité en tâchant d’aider le destinataire, ce qui implique d’anticiper les désirs et les besoins de celui que l’on veut obliger5. Toutefois, il est impératif, pour ne pas froisser le destinataire, de le faire avec modestie6. Rares sont les fois où Mme de Sévigné rapporte explicitement ses égards aux sentiments désintéressés qui les motivent. Certes, l’épistolière proclame occasionnellement son empressement à prodiguer ses soins à sa fille bien-aimée :
7 Les références aux lettres de Mme de Sévigné mentionnent la date de la lett...
Nous espérons tous les jours de louer votre maison ; vous croyez bien que je n’oublie rien de ce qui vous touche. Je suis sur cela comme les plus intéressés sont pour eux-mêmes. (10 avril 1671 : I, 217)7
J’ai fait moi-même déménager et mettre en sûreté tous vos meubles dans une chambre que j’ai réservée ; j’ai été présente à tout. Pourvu que vous ayez intérêt à quelque chose, elle est digne de mes soins. Je n’ai pas tant d’amitié pour moi, Dieu m’en garde. (13 mai 1671 : I, 252)
Certes, elle incite parfois sa correspondante à lui dire en quoi elle pourrait lui être utile :
Monsieur d’Uzès vous apprendra le détail du voyage de Rippert ; il vous portera les étoffes que vous me demandez. N’avez-vous point, ma bonne, envie de quelque chose ? Ayez l’amitié de me le mander ; cette confiance me charmerait. (30 décembre 1671 : I, 406)
Certes, afin de couper court aux remerciements gênés de Mme de Grignan, Mme de Sévigné avoue qu’elle est incapable de ne pas faire preuve de prévenance à son égard :
J’ai déjà pensé que, dans le temps nécessaire, il faudra un peu dévaliser notre petite, et vous donner une grande partie du beau linge qu’elle a, dont elle n’aura plus affaire. Cela vous épargnera bien de l’argent ; je vous apporterai cette manière de layette. Vous voulez bien, ma bonne, que je sois un peu en peine ? Il est impossible que cela ne soit pas. (1er mai 1671 : I, 241)
Je crois que ma tante vous aura mandé comme elle a retiré la petite de chez la nourrice. Elle est échauffée et ma tante la remettra bientôt en bon état ; elle ne dormait pas assez. […] Ne vous mettez en peine de rien. Ôtez ce petit soin de votre esprit ; vous en avez assez d’autres. (26 août 1671 : I, 331)
6Néanmoins, la plupart du temps, Mme de Sévigné renonce à accompagner ses offres de service de justifications : lorsqu’elle mentionne ses envois pour la Provence, elle se contente généralement de quelques phrases lapidaires discrètement situées en fin de lettre. Qu’il s’agisse de vêtements, d’une literie, d’une poupée coiffée à la dernière mode, d’éventails, de livres, de souliers, de dragées, d’étoffes ou de canevas, Mme de Sévigné restreint son propos à des données strictement informatives. La volonté de ne jamais se départir d’une modestie de bon aloi pousse également l’épistolière à recourir au registre badin. C’est ce que montrent de nombreux passages concernant les soins apportés à la fille de Mme de Grignan, la petite Marie-Blanche, restée à Paris (consultations médicales, choix et surveillance d’une nourrice, installation et déménagement) :
J’ai acquis une grande réputation dans cette occasion ; je suis du moins, comme l’apothicaire de Pourceaugnac, expéditive. […] Voilà, ma bonne, de terribles détails. Vous ne me connaissez plus. Me voilà une vraie commère ; je m’en vais régenter dans mon quartier. (8 avril 1671 : I, 212)
Pour ma petite enfant, elle est aimable, et sa nourrice au point de la perfection sans qu’il y manque de rien. Mon habileté est une espèce de miracle, et me fait comprendre la merveille de ce maréchal qui devint peintre. (26 juillet 1671 : I, 306)
Afin de ne pas paraître s’enorgueillir des services rendus, Mme de Sévigné non seulement agrémente souvent les nouvelles de Marie-Blanche de traits d’esprit, mais encore tourne volontiers en dérision ses récentes compétences, ce qui lui permet de se montrer obligeante en toute discrétion et modestie.
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8 Le manuel de Jean Puget de La Serre propose trois modèles de « lettres pour...
7Parmi les arguments qui participent au bon fonctionnement rituel de l’offre de service, figure celui qui consiste à proclamer ce que les théoriciens appellent le contentement qu’on reçoit de servir ses amis8. Régulièrement, Mme de Sévigné mentionne le « plaisir » et la « joie » qu’elle éprouve tantôt à offrir de menus présents à sa fille,
Mon éventail est donc venu bien à propos. Ne l’avez-vous pas trouvé joli ? Hélas, quelle bagatelle ! Ne m’ôtez point ce petit plaisir quand l’occasion s’en présente, et remerciez-moi de la joie que je me donne, quoique ce ne soit que des riens. (23 mai 1671 : I, 260)
[…] je vous embrasse mille fois de me remercier de vos éventails en prenant part au plaisir que j’ai de vous les donner ; ce n’est que cela qui vous les doit rendre aimables. (8 avril 1671 : I, 214)
tantôt à aménager les appartements parisiens où s’apprête à venir loger Mme de Grignan,
Il faut que je vous parle, ma fille, de notre hôtel de Carnavalet. […] nous nous établissons, nous meublons votre chambre, et ces jours de loisir nous ôtent tout l’embarras et tout le désordre du délogement. Nous irons coucher paisiblement, comme on va dans une maison où l’on demeure depuis trois mois. N’apportez point de tapisseries ; nous trouverons ici tout ce qu’il vous faut ; je me divertis extrêmement à vous donner le plaisir de n’avoir aucun chagrin, au moins en arrivant. (20 octobre 1677 : II, 579)
tantôt à effectuer des visites destinées à favoriser les affaires des Grignan :
J’ai été faire des compliments pour vous à l’hôtel de Rambouillet ; on vous en rend mille. Mme de Montausier est au désespoir de ne vous pouvoir venir voir. J’ai été chez Mme du Puy-du-Fou. J’ai été pour la troisième fois chez Mme de Maillane. Je me fais rire en observant le plaisir que j’ai de faire toutes ces choses. (13 mars 1671 : I, 184)
En mentionnant l’amusement qu’elle trouve à se dévouer aux intérêts de sa fille, l’épistolière fait une fois de plus preuve d’autodérision, le refus de se prendre au sérieux déjouant le risque de paraître se flatter d’apporter son aide. Dans la mesure où les services rendus dans le cadre d’une relation d’intimité affective privilégiée s’opposent aux habituels échanges de services, inséparables des calculs d’intérêt, ils rendent superflues les manières protocolaires, dont les remerciements :
Ne me remerciez de rien ; gardez vos cérémonies pour vos dames. J’aime votre petit ménage tendrement. Ce m’est un plaisir et point du tout une charge, ni à vous assurément ; je ne m’en aperçois pas. (8 avril 1671 : I, 212)
Il faut habiller la petite, et assurément je lui donnerai sa première robe, et parce qu’elle est ma filleule, et parce qu’elle ne me coûtera que quatre sols ; laissez-moi faire et ne me remerciez point. (26 juillet 1671 : I, 306)
Puisque les bienfaits de Mme de Sévigné sont présentés comme « un plaisir et point du tout une charge », les « cérémonies » usuelles s’avèrent effectivement inutiles.
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9 Témoigner son désespoir de ne pas pouvoir aider davantage constitue une rou...
8Le troisième argument constitutif des lettres d’offres de service est celui du défaut de pouvoir, c’est-à-dire de l’opposition entre l’aide que l’on est capable d’offrir et celle que l’on aimerait être en mesure d’apporter9. Quand Mme de Sévigné se désespère de ne pas se montrer plus utile, elle exploite une antithèse qui constitue un véritable lieu commun de la civilité épistolaire. Tour à tour désappointée, déçue, désolée, l’épistolière regrette de ne pas pouvoir, pour des raisons indépendantes de sa volonté, davantage secourir sa fille, déplorant son impossibilité de lui faire des cadeaux de valeur
Vous êtes admirable, ma bonne, de mander à l’Abbé de m’empêcher de vous faire des présents. Quelle folie ! Hélas ! vous en fais-je ? vous appelez des présents les Gazettes que je vous envoie. Un pouvoir au-dessus du sien m’empêche de vous en faire comme je voudrais, mais ni lui ni personne ne m’ôtera jamais de l’esprit l’envie de vous donner. C’est un plaisir qui m’est sensible, et dont vous feriez très bien de vous réjouir avec moi, si je me donnais souvent cette joie. (10 avril 1671 : I, 216)
ou de l’aider à rétablir les affaires des Grignan :
Hélas ! Puis-je me flatter que je vous serais quelquefois bonne un moment ? (11 mars 1671 : I, 181)
Ne songez-vous plus à vendre cette terre ? Eh, mon Dieu ! ma bonne, que n’avez-vous tout ce que je vous souhaite, ou que n’ai-je moi-même tout ce que je n’ai pas ! (9 août 1671 : I, 318)
La douloureuse inadéquation entre les désirs maternels et les impossibilités objectives pousse parfois Mme de Sévigné à souligner le caractère dérisoire de ses dons :
Ah ! ma bonne, faites que j’aie des trésors, et vous verrez si je me contenterai de faire avoir des pantoufles de natte à votre nourrice. (8 avril 1671 : I, 214)
L’épistolière n’hésite d’ailleurs pas à dramatiser le contraste entre le désir d’aider sa fille et son incapacité à le faire, qu’il s’agisse de venir seconder Mme de Grignan dans ses devoirs mondains
[…] Bandol vous est d’un grand secours. Et moi, ma petite, hélas ! que je vous serais bonne ! Ce n’est pas que je fisse mieux que vous, car je n’ai pas le don de placer si vite les noms sur les visages (au contraire, je fais tous les jours mille sottises là-dessus), mais je vous aiderais à faire des révérences. Ah ! que vous êtes lasse, mon pauvre cœur, et que ce métier est tuant pour Mademoiselle de Sévigné, et même pour Madame de Grignan, toute civile qu’elle est ! (18 mars 1671 : I, 186-187)
ou d’aider le comte de Grignan à vaincre les difficultés liées à l’Assemblée de Provence :
Nous tâchons de ne pas laisser ignorer de quelle manière vous vous appliquez à servir le Roi dans la place où vous êtes ; je voudrais bien vous pouvoir servir dans celle où je suis. Donnez-m’en les moyens, ou pour mieux dire, souhaitez que j’aie autant de pouvoir que de bonne volonté. (au comte de Grignan, 23 décembre 1671 : I, 399)
9Même si Mme de Sévigné se contente généralement de regrets formulés avec sobriété, la discordance entre le peu de moyens dont elle dispose et le désir qui l’anime de « donner des facilités » à sa fille donne parfois lieu à d’amères déclarations, l’épistolière déplorant par exemple de ne pouvoir mettre à disposition de Mme de Grignan, pour hâter son retour à Paris, qu’un peu d’argent et quelques commodités matérielles, telles que du linge ou des meubles :
Je prétends vous ramener avec moi. Je crois qu’après deux ans de Provence, ce sera une chose assez raisonnable. Je vois ce que vous pensez, et c’est cela qu’il faut prévoir de bonne heure, et être persuadée que tout ce qui dépendra de moi vous est acquis. Voilà une de mes grandes douleurs de ne pouvoir pas faire tout ce que mon cœur voudrait ardemment ; mais ce que je puis est toujours assez pour vous donner des facilités. (27 septembre 1671 : I, 354)
Conformes aux valeurs sur lesquelles repose le rituel de l’offre de service, les regrets de Mme de Sévigné concernant le décalage entre la noblesse de ses aspirations et les piètres résultats auxquels la condamne l’état de ses finances sont dotés d’une incontestable dignité morale, ce qui revient à constater que les attentions pour Mme de Grignan relèvent autant de mécanismes affectifs que de normes sociales.
Les compliments de condoléance
10À de nombreuses reprises, Mme de Sévigné semble se mettre à la place de sa fille, au point de partager ses sensations, que celles-ci soient liées à une grossesse,
Ma bonne, que votre ventre me pèse ! et que vous n’êtes pas seule qu’il fait étouffer ! (21 octobre 1671 : I, 366)
aux pluies qui compliquent le voyage de la comtesse,
Pour vous, ma chère bonne, je vous crois partie. Il ne tombe pas une goutte de pluie qui ne me fasse mal. (26 janvier 1674 : I, 684)
à la violence du vent de Provence,
La bise de Grignan […] me fait mal à votre poitrine […]. (29 décembre 1688 : III, 450)
ou à l’inconfort du palais qu’habite Mme de Grignan lorsqu’elle réside à Aix-en-Provence :
Faites donc de l’exercice, car c’est mourir que d’être toujours dans ce trou de cabinet ; j’en étouffe. (11 février 1689 : I, 502)
11Les aléas malheureux de l’existence de Mme de Grignan affligent tellement Mme de Sévigné que l’épistolière non seulement confie ressentir une douleur qu’elle juge au moins aussi forte que celle de sa destinataire,
Que je vous plains, ma fille, d’avoir à rebâtir votre château ! Quelle dépense hors de saison ! Il vous arrive des sortes de malheurs qui ne sont faits que pour vous ; je les sens peut-être encore plus que vous ne les sentez. (1er octobre 1684 : III, 145)
Je vous vois partout dans un déchirement de cœur si terrible que j’en sens vivement le contrecoup. (11 octobre 1688 : III, 365)
Je ne comprends que trop toutes vos peines ; elles retournent sur moi, de sorte que je les sens de deux côtés. (17 avril 1689 : III, 578)
mais encore reconnaît que son inquiétude finit par affecter sa santé :
Je n’aurai aucun repos, ma bonne, que je ne sache la suite de cette fièvre. (26 juin 1675 : I, 743)
Ne craignez-vous point cette douleur, cette chaleur, cette pesanteur intérieure ? Je vous assure que j’en suis bien malade. (13 mars 1680 : II, 871)
12Mme de Sévigné admet volontiers que son extrême sensibilité aux maux de sa fille est un trait constant de son caractère, une telle généralisation ne manquant pas de conférer à ses aveux d’inquiétude des allures de loi propre aux cœurs véritablement aimants :
Mon Dieu, que tout ce qui vous fatigue me fait de mal ! (4 octobre 1679 : II, 692)
Tout ce qui vous est bon m’est excellent, et ce qui vous incommode me fait beaucoup de mal. (7 juillet 1680 : II, 1003)
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10 Paul Jacob commence ainsi le chapitre intitulé « Des préceptes de la Lettr...
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11 Énumérant les signes qui prouvent une tendresse authentique, Clélie précis...
Tout en se gardant bien de mettre en doute la sincérité de la sympathie (au sens étymologique de participation à la souffrance d’autrui) de Mme de Sévigné à l’égard des épreuves que subit sa fille, il convient néanmoins d’en mesurer pleinement la dimension standardisée. Alors que tant de commentateurs ont cru déceler dans la compassion pour les maux de Mme de Grignan les traces d’un amour maternel d’une intensité exceptionnelle, voire un trouble psychique causé par une prétendue symbiose obsessionnelle entre la mère et la fille, cette compassion doit être rapportée aux codes de la bienséance épistolaire à l’âge classique. Au lieu de considérer les mouvements de sympathie dont fait preuve Mme de Sévigné comme pathologiques, soulignons la dialectique entre d’un côté, un vécu singulier (l’angoisse d’une mère, encore accrue par la distance, causée par les différents périls qui menacent objectivement sa fille, au premier rang desquels ses problèmes de santé et l’état désastreux de ses finances) et de l’autre, des normes de comportement qui valorisent la participation aux souffrances d’autrui – celles de l’amitié (la sympathie faisant partie des signes qui la prouvent et la concrétisent10) et celles de la tendresse (seules les âmes d’élite capables d’emprunter les chemins du pays de Tendre pouvant ressentir les moindres douleurs des personnes aimées11). Consciente de la valeur éthique de ses mouvements de sympathie, Mme de Sévigné ne manque pas de signaler qu’ils constituent d’indubitables preuves de la perfection de sa manière d’aimer :
Quoi ! ma bonne, vous avez pensé brûler, et vous voulez que je ne m’en effraye pas ! Vous voulez accoucher à Grignan, et vous voulez que je ne m’en inquiète pas ! Ma bonne, priez-moi, en même temps, que je ne vous aime guère. Mais soyez assurée que pendant que vous me serez ce que vous êtes à mon cœur, c’est-à-dire pendant que je vivrai, je ne puis jamais voir tranquillement tous les maux qui vous peuvent arriver. (16 août 1671 : I, 321)
Il faut que j’entre dans vos peines. L’amitié le veut ainsi. (1er février 1690 : III, 825)
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12 Après avoir rappelé que « les Lettres de consolation servent à adoucir les...
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13 Antoine Furetière donne des modèles de « Lettre de Condoléance sur la pert...
13Le fait que Mme de Sévigné ne réserve pas ses mouvements de sympathie à sa fille (elle ne manque pas d’assurer son cousin Bussy-Rabutin de sa compassion dans les épreuves qu’il endure) confirme d’ailleurs qu’ils ne sont pas imputables à une sentimentalité hors normes. En réalité, les formules de compassion de Mme de Sévigné sont tributaires de l’une des routines de la civilité épistolaire, les compliments de condoléance. À l’époque de la marquise, il est en effet d’usage de témoigner que l’on prend part aux chagrins de ses proches, avant de chercher à les consoler12. Pour aider les épistoliers inexpérimentés, les manuels d’art épistolaire divulguent préceptes et modèles pour les différentes épreuves de l’existence, qu’il s’agisse de décès (l’immense majorité des descriptifs théoriques et des exemples concerne des situations de deuil) ou d’autres infortunes (démêlés judiciaires, maladies, déboires financiers13). Deux thèmes caractérisent cette pratique de politesse courante : les assurances de compassion et les aveux de faiblesse.
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14 Le Dictionnaire français de Richelet (1680) indique que faire des complime...
14Les compliments de condoléance visant à persuader le destinataire que l’on partage sa douleur, ils déploient des assurances de compassion qui recourent à des verbes aussi stéréotypés que « prendre intérêt à », « entrer dans », « tenir au cœur », « être en peine », « comprendre » ou encore « partager14 » :
Je vous plains bien, et M. de Grignan ; dites-lui l’intérêt tout particulier que je prends à son inquiétude et à la vôtre. (26 juin 1675 : I, 743)
J’entre dans vos inquiétudes et je les sens. (13 avril 1689 : III, 575)
Votre mal de gorge me tient au cœur. (28 janvier 1689 : III, 486)
Je ne puis, ma bonne, que je ne sois en peine de vous, quand je songe au déplaisir que vous aurez de la mort du pauvre Chevalier. […] Tout cela le rendait aimable, et pour vous, et pour tout le monde ; je comprends aisément votre douleur, puisque je la sens en moi. (12 février 1672 : I, 437)
Il est bien aisé de comprendre la tristesse de vos souffrances ; rien n’est plus affligeant. Et pensez-vous que cela n’entre pas dans la composition de ce qui cause le douloureux état où vous êtes ? Ma chère bonne, je vous supplie de croire que je le partage avec vous, et que je sens si vivement et si tendrement tout ce qui vous touche que ce n’est point y prendre part ; ma bonne, c’est y entrer et le ressentir entièrement. (5 janvier 1680 : II, 785)
Désireuse de souligner que la distance ne saurait amoindrir sa compassion pour les maux de sa fille, Mme de Sévigné insiste régulièrement sur sa capacité à « sentir » ses « peines »,
Je voudrais que vous puissiez savoir combien je sens, quoiqu’à deux cents lieues de vous, toutes vos peines. (22 janvier 1690 : III, 819)
qu’il s’agisse des souffrances que lui relate effectivement Mme de Grignan,
Je n’ai pu voir votre douleur sans renouveler la mienne. Je vous trouve véritablement affligée, et c’est avec tant de raison qu’il n’y a pas un mot à vous répondre. J’ai senti tout ce que vous sentez […]. Je vous plains de l’avoir vu cet automne ; c’est une circonstance à votre douleur. (24 février 1672 : I, 444)
de celles que la marquise suppose,
La maladie de Montgobert en est cause, je lui souhaite une bonne santé, et je sens le chagrin que vous devez avoir de l’état où elle est. (II, 257)
ou de celles qu’elle avait anticipées :
J’ai bien senti, ma chère fille, le chagrin et le dérangement que vous ferait la maladie du Chevalier […]. (2 octobre 1680 : III, 29)
15L’expression de la compassion passe quelquefois par des phrases exclamatives : soit une série d’exclamations précède le compliment de condoléance proprement dit,
Je suis fâchée du voyage de M. de Grignan. […] Quelle bombe tombée au milieu des plaisirs et de la tranquillité de votre automne ! […] Et quelle dépense ! et qu’elle vient mal à propos ! Je vois tous ces contretemps avec autant de chagrin que vous […]. (2 octobre 1680 : III, 30)
soit le compliment de condoléance prend lui-même la forme exclamative :
Mais, ma chère bonne, qui vous aura sauvée de vos inquiétudes ? C’est où il n’y a point de remède, et c’est ce que vous n’avez point la force de supporter. Ce pauvre enfant ! Mon Dieu, que je le plains, et que je vous plains ! (15 novembre 1679 : II, 736)
Les tournures exclamatives présentent l’avantage de permettre simultanément à Mme de Sévigné d’exprimer son inquiétude, de mettre en garde la comtesse et de témoigner sa compassion, notamment à propos des violents maux de tête de Mme de Grignan :
Mais, ma chère enfant, que je suis fâchée de votre mal de tête ! Que pensez-vous me dire de ressembler à M. Pascal ? Vous me faites mourir. Il est vrai que c’est une belle chose que d’écrire comme lui ; rien n’est si divin. Mais la cruelle chose que d’avoir une tête aussi délicate et aussi épuisée que la sienne, qui a fait le tourment de sa vie et l’a coupée enfin au milieu de sa course ! Il n’est pas toujours question des propositions d’Euclide pour se casser la tête ; un certain point d’épuisement fait le même effet. Je crains aussi que l’air de Grignan ne vous gourmande et ne vous tourbillonne. Ah ! que cela est fâcheux ! Je crains déjà que vous ne soyez emmaigrie et dévorée. (24 avril 1689 : III, 584)
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15 Parmi les assurances de sympathie fondées sur le thème de la contagion, ci...
16Dans leurs compliments de condoléance, les épistoliers contemporains de Mme de Sévigné allèguent souvent leur faiblesse, n’hésitant pas à mettre en scène le bouleversement que provoque en eux la sympathie15. Pour évoquer la vulnérabilité des personnes animées d’une authentique compassion, certaines locutions sont particulièrement adaptées, qu’elles comprennent le verbe « donner »,
Votre voyage de Marseille me trouble ; l’air de la petite vérole et le bruit des canons me donnent une inquiétude qui n’est que trop juste. (8 mai 1671 : I, 249)
Voici la saison des fièvres tierces ; cette pensée me donne de méchantes heures et le souvenir de celles de l’année passée dont une sueur vous tira si à propos. On n’est pas toujours assuré d’un même secours. (21 mai 1680 : II, 938)
Je tremble pour votre santé ; la bise me fait une oppression par la crainte qu’elle me donne. (29 septembre 1679 : II, 692)
le verbe « mettre »,
Les pluies qu’il fait depuis trois jours me mettent au désespoir. (9 février 1671 : I, 152)
J’ai une extrême envie de savoir comme vous vous portez de cette frayeur.
C’est mon aversion que les frayeurs. […] elles me mettent dans un état qui renverse entièrement ma santé. (16 septembre 1671 : I, 346)
ou le verbe « faire » :
Vous allez être bien accablée d’écritures ; cela me fait de la peine pour vous, car en vérité, cela tue. (27 août 1690 : III, 936)
L’air de Grignan me fait peur pour vous, ma fille. (19 avril 1689 : III, 580)
Je pense fort aussi à votre santé, ma chère bonne, à votre tête, à votre air impétueux qui vous mange. Cela me fait bien du mal. (27 avril 1689 : III, 586)
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16 Le thème de la compassion inséparable de l’authentique amitié se retrouve ...
En suggérant une douloureuse transformation de son état émotionnel, ces expressions projettent l’image d’une épistolière en situation de fragilité et de dépendance affectives16. De même, les périphrases verbales (« faire transir », « faire souffrir », « faire trembler ») représentent Mme de Sévigné en position de victime d’inquiétudes incontrôlables :
Et d’un autre côté, vos Alpes, dont les chemins sont plus étroits que votre litière, où votre vie dépend de la fermeté du pied de votre cheval… Ma bonne, cette pensée me fait transir depuis les pieds jusqu’à la tête. (2 juin 1672 : I, 525)
Au reste, ma chère enfant, quand je me représente votre maigreur et votre agitation, quand je pense combien vous êtes échauffée et que la moindre fièvre vous mettrait à l’extrémité, cela me fait souffrir et le jour et la nuit. (22 décembre 1673 : I, 647)
Mais il faut vous bien porter et que cette frayeur ne vous ait rien gâté. Il me semble que vous êtes dans votre septième mois ; cela me fait trembler, et d’autant plus que c’est un garçon. (13 septembre 1671 : I, 344)
17Le fait de savoir que de telles protestations sont des composantes usuelles des compliments de condoléance couramment échangés du vivant de Mme de Sévigné ne remet nullement en cause leur sincérité. Simplement, cela permet de mieux saisir les constantes interférences entre une situation existentielle (les inquiétudes maternelles) et des principes de savoir-vivre (les témoignages de condoléance).
Conclusion
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17 Op. cit., p. 376.
18Au terme de cette étude, il apparaît que seule la connaissance des codes culturels de l’époque permet de ne pas surestimer l’originalité d’usages qui se révèlent être courants dans les correspondances soucieuses de cultiver une relation d’amitié. Dans son « Instruction familière pour faire des lettres sur toutes sortes de matières », René Milleran rappelle ainsi que la rédaction de « lettres de devoir », parmi lesquelles figurent les lettres d’offres de service et les lettres de consolation, est « d’autant plus nécessaire entre amis, qu’elle contient une communication réciproque de déplaisirs, ou un témoignage de la part que nous prenons à tout ce qui les touche de quelque façon que ce soit, comme d’autres nous-mêmes17 ».
19Dans l’appréciation des témoignages de tendresse maternels, l’ignorance des pratiques de civilité épistolaire est à l’origine de bien des contresens. À trop vite réduire les missives à Mme de Grignan à des lettres d’amour motivées par les seuls affects d’une mère abusive, grand est le risque de négliger les représentations et les pratiques collectives dans lesquelles elles s’enracinent. Il suffit pourtant de confronter la correspondance de Mme de Sévigné aux manuels d’art épistolaire pour y repérer toute une série de rituels caractéristiques de la sociabilité de son temps – comme, par exemple, les offres de service et les compliments de condoléance. Sans pour autant suspecter l’authenticité de la générosité ou de la compassion maternelles, on remarquera la congruence entre d’un côté, des sentiments (désir de rendre service, mouvements de compassion) et de l’autre, des actes de politesse usuels (proposer son aide, assurer de sa sympathie). Que Mme de Sévigné mette en œuvre des rituels aussi ordinaires que normalisés tout en paraissant les inventer, tant elle les manie avec naturel : tel est sans doute l’un des fondements de son art épistolaire.
Notes
1 Fritz Nies, Les Lettres de Mme de Sévigné. Conventions du genre et sociologie des publics [1972], Paris, Champion, 2001, p. 203-204.
2 Le terme désigne « un livre qui contient plusieurs modèles de lettres et de compliments pour ceux qui n’en savent pas faire », Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye-Rotterdam, Arnout et Reiner Leers, 1690. Nous modernisons l’orthographe de nos sources.
3 Au moment où elle définit la tendresse, Clélie déclare que « c’est elle qui fait rendre les grands services avec joie » et « qui fait qu’on ne néglige pas les petits soins », Mlle de Scudéry, Clélie, histoire romaine, éd. D. Denis, Paris, Gallimard, « Folio classique », p. 74.
4 La formule est tirée du Secrétaire à la mode de Jean Puget de La Serre, Amsterdam, Louis Elzevier, 1646, p. 81. Les modèles d’offres de service fournis par les manuels d’art épistolaire multiplient les protestations d’« ardeur », de « zèle » et de « passion » – à l’instar de celle-ci, qui clôt une lettre dans laquelle l’épistolier réclame des occasions de rendre service : « Je ne vous importunerai jamais d’autre chose, dans la passion continuelle que j’ai pour votre service », ibid., p. 77.
5 Dans ses « Préceptes de la Lettre d’offres de service », Paul Jacob insiste sur le fait que « c’est par ces sortes de Lettres que nous offrons volontairement à nos amis, tout ce qui est en notre pouvoir, ou bien à ceux qui n’osent pas nous prier, quand même ils ont besoin de notre aide. Il les faut donc exciter à nous demander du secours par l’offre d’un service volontaire qu’on leur rend », Le Parfait secrétaire, ou la Manière d’écrire et de répondre à toute sorte de lettres par Préceptes et par Exemples, Paris, Antoine de Sommaville, 1646, p. 178-180. De même, au début du développement qu’il consacre aux « Lettres d’offre de service », René Milleran souligne : « Les Lettres d’offre de service sont celles qu’on écrit à son ami, quand on sait qu’il est en quelque nécessité, pour lui offrir les secours dont il a besoin. Car il est d’un bon cœur de ne point attendre pour secourir son ami qu’il y ait été excité, il doit prévenir sa demande. » Le Nouveau secrétaire du cabinet, contenant des lettres sur différents sujets, avec la manière de les bien dresser, Paris, Théodore Legras, 1719, p. 9.
6 Le début de l’« Offre de services » proposée par René Milleran illustre la nécessité de faire preuve de modestie : « Pour tant de bontés que vous avez pour moi, Monsieur, agréez les offres que je vous fais de mes petits services ; c’est peu de chose, et sans mentir ils ne peuvent être considérables que par la passion que j’ai de m’acquitter envers vous. » Le Nouveau secrétaire de la cour, ou Lettres familières sur toutes sortes de sujets, Paris, Nicolas Le Gras, 1714, p. 110.
7 Les références aux lettres de Mme de Sévigné mentionnent la date de la lettre et sa pagination (tome et page) dans l’édition de référence : Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972-1978, 3 tomes.
8 Le manuel de Jean Puget de La Serre propose trois modèles de « lettres pour témoigner à un ami le contentement qu’on reçoit de le servir », assortis de sept exemples de « réponse à ces sortes de lettres ». Quant au manuel de François de Fenne, il propose trois lettres (chacune étant suivie de sa réponse) dans lesquelles l’épistolier « témoigne » à son destinataire « qu’il n’est jamais plus satisfait qu’en lui rendant ses devoirs », Le Secrétaire à la mode reformé ou le Mercure nouveau…, Leyde, Jacques Hackius, 1684, p. 498-503. Les modèles proposés font la part belle aux assurances de « satisfaction » et de « contentement ». Citons le début du premier exemple que donne Puget deLla Serre: « Quand je vous dirais que j’ai reçu toutes les satisfactions du monde en vous rendant le service que vous avez désiré de moi ; je ne vous exprimerais qu’une partie du contentement que j’en ai ressenti. Certes votre mérite m’est en si forte considération, que je ne trouve point de divertissement agréable, qu’en l’action continuelle de vous servir. », Le Secrétaire à la mode, op. cit., p. 76.
9 Témoigner son désespoir de ne pas pouvoir aider davantage constitue une routine de civilité tellement usuelle que certains auteurs de manuels vont même jusqu’à en faire un type de lettre autonome. René Milleran propose ainsi un modèle de « Lettre pour marquer le chagrin que l’on ressent de ne pouvoir rendre les services qu’on attend de nous » qui repose largement sur l’antithèse entre la « bonne volonté » et le manque de « puissance » : « Si vous saviez dans quel désordre je vous écris, dans le malheur où je me trouve de ne pouvoir pas vous satisfaire, touchant ce que vous désirez de moi, vous le seriez en effet de ma bonne volonté, puisque la puissance m’en est ôtée. Je vous parle de cœur ; et comme l’amitié que je vous ai promise m’apprend ce langage, je veux croire qu’il sera assez éloquent pour vous persuader que le seul défaut de pouvoir me prive aujourd’hui de l’honneur et du contentement de vous témoigner en effet combien je suis, Vôtre, etc. », R. Milleran, Le Nouveau secrétaire de la cour, ou Lettres familières sur toutes sortes de sujets, op. cit., p. 35.
10 Paul Jacob commence ainsi le chapitre intitulé « Des préceptes de la Lettre de Consolation, ou Condoléance » : « Sénèque nous assure que tout le cours de notre vie, n’est qu’un supplice, et un gémissement perpétuel ; mais Dieu nous a donné la Consolation pour en adoucir les amertumes. Et il est vrai que parmi les aides que l’éloquence nous fournit, celle-ci ne tient pas le dernier lieu. Il n’y a perte si fâcheuse, ni calamité si funeste que la consolation d’un ami ne nous rende supportable : c’est un des plus précieux trésors du monde. Quelle adversité ne serait insupportable et quelle fortune ne serait fâcheuse sans nos amis ? », Le Parfait secrétaire, op. cit., p. 85-86.
11 Énumérant les signes qui prouvent une tendresse authentique, Clélie précise : « Mais pour bien définir la tendresse, je pense pouvoir dire que c’est une certaine sensibilité de cœur, qui ne se trouve presque jamais souverainement, qu’en des personnes qui ont l’âme noble, les inclinations vertueuses, et l’esprit bien tourné, et qui fait que, lorsqu’elles ont de l’amitié, elles l’ont sincère, et ardente, et qu’elles sentent si vivement toutes les douleurs, et toutes les joies de ceux qu’elles aiment, qu’elles ne sentent pas tant les leurs propres. C’est cette tendresse qui les oblige d’aimer mieux être avec leurs amis malheureux, que d’être en un lieu de divertissement », Mlle de Scudéry, Clélie, histoire romaine, op. cit., p. 74.
12 Après avoir rappelé que « les Lettres de consolation servent à adoucir les maux et adversités de nos amis », Jean Puget de La Serre explique que « si quelque grand mal est arrivé à notre ami, il faut dire qu’on a été touché au vif de son affliction ; et qu’y prenant telle part comme nous faisons, nous ne sommes pas si propres à l’en consoler qu’à nous condouloir ensemble. Néanmoins puisque notre parenté, amitié, ou les obligations que nous lui avons, requièrent que nous appliquions quelque lénitif à sa douleur, nous avons voulu essayer si nous le pourrions faire. », Le Secrétaire à la mode, op. cit., p. 29-30.
13 Antoine Furetière donne des modèles de « Lettre de Condoléance sur la perte d’un Procès », de « Billet de Consolation d’une mère à son fils, à qui on avait fait banqueroute » et de « Lettre de Consolation à un malade », Essais de Lettres familières Sur toute sorte de Sujets. Avec Un Discours sur l’Art Épistolaire, Paris, Jacques Le Febvre, 1690, p. 51-52, 64 et 66-68. Dans Le Secrétaire de ce temps, un manuel bilingue français/allemand, se trouvent deux modèles de lettres de consolation qui restent vagues sur la nature des maux endurés par le correspondant – ce qui permet aux apprentis épistoliers de s’en inspirer quelle que soit l’épreuve traversée par le destinataire : la première est intitulée « Consolation sur quoi que ce soit » et la seconde « Lettre pour marquer la part qu’on prend à son déplaisir », Francfort sur le Mein, Jean Maximilian à Sande, 1709, p. 314 et p. 354.
14 Le Dictionnaire français de Richelet (1680) indique que faire des compliments de condoléance, c’est « faire un compliment à quelqu’un sur sa douleur, lui témoigner qu’on la partage », et que se condouloir, c’est « s’affliger avec quelqu’un ». Le Dictionnaire de l’Académie française (1694) définit la lettre de condoléance comme une « lettre qui s’écrit pour témoigner la part qu’on prend à la douleur de quelqu’un » et glose le verbe se condouloir par « participer à la douleur de quelqu’un, témoigner qu’on prend part à son déplaisir ».
15 Parmi les assurances de sympathie fondées sur le thème de la contagion, citons celle que l’on trouve dans l’une des « lettres à un ami malade » du Secrétaire à la mode de Puget de La Serre : « Les nouvelles de votre maladie ont tellement altéré ma santé, que je puis me conter au nombre de ceux qui ne se portent pas bien. J’en suis véritablement si marri, que le regret qui m’en demeure me tient lieu de fièvre. Prenez donc courage, si vous m’en voulez donner ; vous savez l’intérêt que j’ai à tout ce qui vous touche ; en un mot, je vous puis assurer, que si vous ne quittez bientôt le lit, je serai contraint de le tenir. », op. cit., p. 71-72. Cette lettre est reprise par Thomas La Grue dans son manuel bilingue français/flamand, La Vraie Introduction à la Langue française, Amsterdam, Samuel Imbrechts, 1669, p. 250.
16 Le thème de la compassion inséparable de l’authentique amitié se retrouve régulièrement dans les « billets de protestation d’amitié », tels que ceux proposés par Pierre Ortigue de Vaumorière – qu’il s’agisse de supplier le destinataire de prendre soin de sa santé (« On m’a dit que vous ne vous ne vous conservez pas assez. Cependant, mon cher Monsieur, vous devez être persuadé qu’en l’état où je suis, ce sont les bonnes ou mauvaises nouvelles qui me viennent de vous, qui font mes bons ou mes mauvais jours. Redoublez vos soins pour la conservation d’une santé qui ne s’arrête pas en votre personne ; enfin, mon cher Monsieur, soyez heureux pour vous et pour moi. ») ou de lui souhaiter un prompt rétablissement (« Votre colique me fait crier miséricorde, je suis moins patient que vous dans des maux que je ne souffre que par communication. Ceux qui me touchent de plus près, me sont moins sensibles, et l’amitié me rend propre ce qui n’est que représentation et que peinture à qui n’aime point. Je vous souhaite, mon cher Monsieur, une prompte et entière guérison, et je suis plus à vous que vous ne sauriez vous l’imaginer. »), Lettres sur toutes sortes de sujets, avec des avis sur La manière de les écrire, t. I, Paris, Jean Guignard, 1690, p. 196-197.
17 Op. cit., p. 376.
Bibliographie
Bibliographie primaire – Quelques manuels d’art épistolaire du XVIIe siècle
Colomiès Paul, La rhétorique de l’honnête homme, ou la manière de bien écrire des Lettres, De faire toutes sortes de Discours, & de les prononcer agréablement ; Celle d’acquérir l’usage de la Langue Française, & d’imiter les Poètes. Et de choisir les bons auteurs pour son étude, Où l’on a ajouté à la fin le Catalogue des Livres dont un honnête homme doit former sa Bibliothèque, Amsterdam, George Gallet, 1699.
Fenne François de, Le Secrétaire à la mode réformé ou le Mercure nouveau Contenant les lettres Choisies des plus beaux Esprits de ce Temps. Avec une nouvelle Instruction à écrire des lettres, & VI Entretiens de la Civilité, Leyde, Jacques Hackius, 1684.
Furetière Antoine, Essais de Lettres familières Sur toute sorte de Sujets. Avec Un Discours sur l’Art Épistolaire. Et quelques remarques nouvelles sur la Langue Françoise, [Paris, Jacques Le Febvre, 1690], dans A. Furetière, Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence (1659) - Essais de Lettres familières (1690), éd. M. Bombart et N. Schapira, Toulouse, Société de Littératures classiques, coll. « Rééditions de textes du XVIIe siècle », supplément de la revue Littératures classiques, 2004.
Irson Claude, « Méthode pour bien écrire & composer des lettres, que l’on appelle épîtres », contenue dans la Nouvelle Méthode pour apprendre facilement les principes et la pureté de la langue française, Contenant plusieurs traités De la prononciation, De l’Orthographe, De l’Art d’Écriture, Des Étymologies, Du Stile Épistolaire, & Des Règles de la belle façon de Parler & d’Écrire, [Paris, Gaspard Meturas, 1656], Genève, Slatkine, 1973, p. 227-249.
Jacob Paul, Le Parfait secrétaire, ou la Manière d’écrire et de répondre à toute sorte de lettres par Préceptes et par Exemples, Paris, Antoine de Sommaville, 1646.
La Barre Mateï…de, L’art d’écrire en Français, ou la manière de faire des compliments, des lettres, des discours en Dialogues, des Traductions, des Harangues, l’Histoire, des Romans. Première partie, Paris, Nicolas Jolybois, 1662.
Milleran René, Lettres familières, galantes, Et autres sur toutes sortes de sujets, avec leurs Réponses : Divisées en III parties. La Première contient les Lettres familières & autres. La Seconde, les Lettres Galantes. La Troisième, leur Instruction, & les Titres dont on qualifie toutes sortes de personnes, etc, 2nde édition, Bruxelles, Jean Leonard, 1692.
Ortigue de Vaumorière Pierre, Lettres sur toutes sortes de sujets, avec des avis sur la manière de les écrire, tome I, Paris, Jean Guignard, 1690, et tome II, Paris, Jean Guignard, 1695.
Puget de La Serre Jean, Le Secrétaire à la Mode, Augmenté d’une instruction d’écrire des Lettres ; ci devant non imprimée. Plus d’un recueil de Lettres morales des plus beaux esprits de ce temps Et des Complimens de la Langue Françoise [1640], Amsterdam, Louis Elzevier, 1646.
Richelet Pierre, Les plus belles lettres françaises sur toutes sortes de sujets, Tirées des meilleurs Auteurs, avec des Notes, tomes I et II, Paris, Michel Brunet, 1698.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Cécile Lignereux
RARE Rhétorique de l’antiquité à la Révolution / UMR 5316 Litt&Arts (CNRS/UGA)