La Réserve : Archives Cécile Lignereux
Des typologies épistolographiques aux textes des correspondances d’Ancien Régime : comment définir des séquences d’analyse stylistique
Initialement paru dans : M Monte, S. Tonnerieux et Ph. Wahl (dir.), Stylistique et méthode. Quels paliers de pertinence textuelle ?, Lyon, PUL, coll. « Textes & Langues », 2018, p. 185-196.
Texte intégral
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1 Sur les manuels d’art épistolaire d’Ancien Régime, nous renvoyons principal...
1Face à la multiplication des travaux sur les correspondances d’Ancien Régime, il n’a sans doute pas été suffisamment montré combien les typologies de lettres fournies par les nombreux manuels d’art épistolaire de l’époque1 constituent un outil indispensable, non seulement pour contextualiser les phénomènes langagiers observés, mais encore pour définir les unités et paliers d’analyse dont dépend le repérage des formes signifiantes. De nombreuses enquêtes ont eu tendance à occulter les habitudes socio-discursives codifiées que mobilisent les épistoliers de l’âge classique, se privant ainsi du moyen d’apprécier la représentativité des formes verbales engagées dans l’échange épistolaire, c’est-à-dire d’en estimer à leur juste mesure l’impact stylistique. Seule une approche capable de rapporter les phénomènes linguistiques aux modèles discursifs de la civilité épistolaire (modèles que les scripteurs s’approprient au gré de leurs besoins pragmatiques) permet d’éviter d’interpréter comme traits de style des procédés qui relèvent en réalité d’usages aussi courants que normalisés. Cela est particulièrement vrai pour les lettres de Mme de Sévigné, qui ont fait l’objet de nombreux commentaires prétendant les évaluer d’un point de vue stylistique, alors qu’ils oublient de prendre en compte l’historicité des phénomènes langagiers. Si tant d’études sur la correspondance de Mme de Sévigné sont dépourvues de rigueur épistémologique, c’est tout simplement parce que le problème de l’échelle à laquelle doivent être considérées les formes langagières n’a jamais été méthodiquement posé.
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2 Telle était la démarche pionnière de G. Haroche-Bouzinac dans Voltaire dans...
2Comment déterminer les zones de localité au sein desquelles il devient pertinent d’apprécier stylistiquement un procédé ? À l’aune de quelles grilles évaluatives délimiter des paliers de pertinence ? Selon quel principe circonscrire des configurations formelles propres à guider et à vérifier l’interprétation du rendement stylistique d’un fait ? D’où tirer les patrons stylistiques (Piat, 2006) auxquels confronter une pratique scripturale individuelle, afin de procéder à une analyse contrastive ? Telles sont les questions de méthode dont le stylisticien scrupuleux ne saurait faire l’économie. Loin d’appeler d’aporétiques controverses théoriques, ces questions, qui ouvrent le chantier d’une approche stylistique des textes épistolaires renouvelée, permettent de dégager des options méthodologiques forgées empiriquement en réaction au risque, considérablement accru lorsque le corpus d’étude date de quatre siècles, de ne pas disposer de critères discriminants entre faits de langue et faits de style. Dans le sillage de travaux invitant à confronter de manière systématique les manuels épistolographiques et les textes des correspondances2, je voudrais témoigner de la fécondité heuristique de cette démarche, qui donne justement les moyens d’éviter un double écueil dans le repérage, l’identification et l’interprétation des procédés : d’un côté, si l’échelle est trop réduite et cantonne le regard au fonctionnement linguistique d’un fait, atomiser le texte en déconnectant artificiellement le phénomène étudié de son contexte d’apparition ; de l’autre, si l’échelle est trop grande et élargit le regard aux constantes esthétiques de la correspondance, perdre de vue le détail du texte en diluant le phénomène étudié dans une combinatoire d’invariants stylistiques.
3C’est par opposition à ces deux échelles textuelles (trop réduites ou trop vastes) qu’il s’agit de mettre au jour des unités d’analyse intermédiaires, selon une logique modulaire. Pour pouvoir évaluer stylistiquement une forme langagière, encore faut-il en appréhender le fonctionnement dans son contexte d’emploi singulier, c’est-à-dire dans des séquences précisément isolables – la séquence étant conçue comme « une structure », c’est-à-dire d’une part, « un réseau relationnel décomposable en parties reliées entre elles et reliées au tout qu’elles constituent » et d’autre part, « une entité relativement autonome, dotée d’une organisation préformatée interne qui lui est propre et donc en relation de dépendance-indépendance avec l’ensemble plus vaste dont elle est une partie constituante : le texte » (Adam, 2011, p. 44). Dans cette opération de séquençage des lettres, nous disposons de précieux adjuvants techniques : les typologies des manuels épistolographiques, qui répertorient et définissent les différentes espèces de lettres en fonction des multiples besoins de la vie en société. L’opérativité de ces nomenclatures est double. D’une part, à la lumière des rituels socio-discursifs consignés (requêtes, excuses, remerciements, mais aussi protestations d’amitié, promesses d’assiduité, assurances de reconnaissance, témoignages de congratulation, etc.), il devient possible de baliser des unités d’analyse stylistique (plus ou moins longues, plus ou moins organisées, plus ou moins intercalées) tout en ne perdant jamais de vue l’historicité des séquences ainsi dégagées du tissu épistolaire. D’autre part, les configurations discursives présentées par les manuels d’art épistolaire comme relevant du standard, du régulier, du normé, fournissent l’étalon indispensable à l’appréciation de la significativité stylistique de tel ou tel fait. Il s’agit en effet d’utiliser les descriptifs des sous-genres épistolaires comme des patrons stylistiques servant de comparants à des procédés dont la portée et la valeur ne peuvent être évaluées que par référence aux conventions qui régissent les effets de lecture – manière de rappeler que le fait stylistique est prioritairement affaire de réception.
4Trois exemples montreront que ce n’est qu’à la condition d’être contextualisé au sein de la séquence épistolaire qui en détermine la fonctionnalité qu’un phénomène linguistique repéré pour sa fréquence devient stylistiquement analysable. Ces exemples permettront d’illustrer la nécessité, pour pouvoir constituer tel ou tel phénomène en objet stylistique, de faire jouer les critères de récurrence, de convergence et de saillance à l’intérieur de l’unité textuelle au sein de laquelle il est configuré – ni en-deçà, ni au-delà.
1. L’exemple d’un phénomène sémantique : les expressions métaphoriques
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3 Sur la propension de Mme de Sévigné à utiliser des « façons de parler prove...
5Une fois constaté que Mme de Sévigné recourt souvent aux expressions métaphoriques (ce qui semble inciter à renouer avec des catégories de l’histoire littéraire aussi sujettes à caution que le naturel et la naïveté3), il reste encore à constituer ce phénomène langagier en objet d’investigation stylistique.
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4 Sur la spécificité du but persuasif assigné à l’exhortation et notamment su...
6Premièrement, pour qu’un fait de langue (les expressions métaphoriques) puisse être apprécié comme fait de style, il faut qu’il apparaisse comme non aléatoire. Lorsque l’on sait que d’une part, Mme de Sévigné ne cesse de prodiguer ses avis à sa fille (conseils, avertissements, encouragements), et que d’autre part, l’exhortation constitue une pratique épistolaire aussi courante que conventionnelle, il devient aisé de délimiter le bloc textuel à l’échelle duquel les métaphores verbales acquièrent une significativité stylistique. Comme l’atteste la tradition épistolographique4, l’exhortation (dont le but est d’encourager sur la voie de la vertu) constitue une séquence discursive caractérisée par des conditions pragmatiques, des paramètres éthiques, des protocoles argumentatifs et des moyens stylistiques spécifiques. Les expressions métaphoriques interviennent principalement dans les séquences d’exhortation adressées à Mme de Grignan au sujet de sa situation financière désastreuse :
5 Données entre parenthèses, les références aux lettres de Mme de Sévigné men...
Vous me donnez une bonne espérance de votre affaire ; suivez-la constamment, et n’épargnez aucune civilité pour la faire réussir. Si vous la faites, soyez assurée que cela vaudra mieux qu’une terre de dix mille livres de rente. Pour vos autres affaires, je n’ose y penser, et j’y pense pourtant toujours. Rendez-vous la maîtresse de toutes choses ; c’est ce qui vous peut sauver, et mettez au premier rang de vos desseins celui de ne vous point abîmer par une extrême dépense et de vous mettre en état, autant que vous pourrez, de ne pas renoncer à ce pays-ci. J’espère beaucoup de votre habileté et de votre sagesse. Vous avez de l’application ; c’est la meilleure qualité qu’on puisse avoir pour ce que vous avez à faire. (18 mars 1671, I, p. 187)5
Mais dites mieux, ma bonne, et faites-vous tout l’honneur que vous méritez ; c’est que vous aimez M. de Grignan, et en vérité il le mérite. Vous aimez à lui plaire ; j’ai même trouvé fort souvent que vous n’avez point un véritable repos quand il est loin de vous. Il a une politesse et une complaisance plus capables de vous toucher et de vous mener aux Indes que toutes les autres conduites que l’on pourrait imaginer. En vous faisant toujours la maîtresse, il est toujours le maître ; cette manière lui est naturelle, mais s’il y avait un art pour mener un cœur comme le vôtre, il l’aurait uniquement trouvé. Vous avez vu au travers de ses honnêtetés ce qu’il souhaitait ; il m’écrit encore les mêmes raisons de ce temps-là. Vous avez été conduite par l’envie de lui plaire. C’est donc à lui à décider quand des voyages vous seront aussi ruineux, ou à vous à dire vos raisons un peu plus fortement, puisque c’est votre intérêt commun que de ne plus jouer le rôle de gouverneurs, dont vous ne vous acquittez que trop bien. C’est proprement causer que tout ceci, puisque c’est une chose passée. Il faut songer à réparer ces étranges brèches. Eh, mon Dieu ! ne sauriez-vous faire quelque affaire ? (13 mai 1680, II, p. 927-928)
7Deuxièmement, pour qu’un fait de langue puisse légitimement être considéré comme un fait de style, il faut qu’il entre en convergence avec d’autres procédés au sein de l’unité textuelle considérée. Dans les séquences d’exhortation à Mme de Grignan, les métaphores verbales sont systématiquement associées à la modalité déontique – que celle-ci soit assurée par la tournure impersonnelle il faut,
J’avais écrit à M. de Pomponne selon vos désirs et, parce que je n’ai pas envoyé ma lettre que je la trouvais bonne, je l’ai montrée à Mlle de Méri pour contenter mon amour-propre. J’ai dîné ici avec l’abbé de Grignan et La Garde. Après dîner, nous avons été chez d’Hacqueville ; nous avons fort raisonné. Et comme ils ont tous le meilleur esprit du monde et que je ne fais rien sans eux, je ne puis jamais manquer. Ils ont trouvé que jamais il n’y eut un voyage si nécessaire. Vous me direz : « Et le moyen d’avoir un congé, puisque la guerre est déclarée ? » Je vous répondrai qu’elle est plus déclarée dans les gazettes qu’ici. Tout est suspendu en ce pays. On attend quelque chose ; on ne sait ce que c’est, mais enfin l’assemblée de Cologne n’est point rompue et M. de Chaulnes, à ce qu’on m’a assuré aujourd’hui, ne tiendra point nos États ; c’est M. de Lavardin, qui arriva hier et part lundi avec M. Boucherat. Tout cela fait espérer quelque négociation. On ne parle point ici de la guerre ; enfin on verra dans peu. Il faut toujours vous tenir en état, ne rien faire qui puisse vous couper la gorge en détournant votre voyage, et vous fier à vos amis, qui ne voudraient pas vous faire faire quelque chose de ridicule en vous faisant demander votre congé mal à propos. Ils n’approuvent point que vous envoyiez un ambassadeur ; il faut vous-mêmes, ou rien du tout. Et si vous trouvez quelque moyen honnête d’essayer encore un accommodement, n’en croyez point votre colère, et cédez au conseil de vos amis, dont le mérite, l’esprit, l’application et l’affection sont au-delà de ce que je vous puis dire. Quand vous serez ici, vous verrez les choses d’un autre œil qu’en Provence. Eh, mon Dieu ! quand il n’y aurait que cette raison, venez vous sauver la vie, venez vous empêcher d’être dévorée, venez mettre cuire d’autres pensées, venez reprendre de la considération et détruire tous les maux qu’on vous a faits. Si j’étais seule à tenir ce langage, je vous conseillerais de ne m’en pas croire, mais les gens qui vous donnent ce conseil ne sont pas aisés à corrompre et n’ont pas accoutumé de me flatter (10 novembre 1673, I, p. 614-615)
ou par l’emploi de l’impératif :
Mais j’ai été quasi aussi étonnée d’entendre dire un gentilhomme de M. de Grignan qui n’est point La Porte. Eh, bon Dieu ! qu’en voulez-vous faire ? N’y a-t-il qu’à se jeter dans une maison ? Faut-il avoir la faiblesse de recevoir ce qui veut être à nous par force ? C’est à M. de Grignan à qui je parle. Mais pour vous, ma bonne, soyez-en la maîtresse, et ne croyez pas que ces augmentations ne soient rien. Mettez votre esprit et votre grandeur même, [Monsieur] le Comte, à sauver votre maison, votre femme, vos enfants, et à acquitter vos dettes (voilà les sentiments que vous devez avoir), et non pas à vous laisser sucer par des gens qui vous quitteront quand vous ne leur serez plus bon à rien. Je consens que M. de Grignan me boude, pourvu qu’enfin il entre dans mes sentiments, et qu’il trouve bon que, vous aimant tous deux au point que je fais, je vous donne les conseils d’une vraie amie ; et ceux qui vous parlent autrement n’en sont point. Mandez-moi pourtant si cela ne vous déplait point à tous les deux, car si cela vous déplaisait, cela étant inutile, je ne serais pas fort pressée de vous dire des choses déplaisantes. Répondez-moi sincèrement là-dessus. (6 avril 1672, I, p. 471-472)
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6 Sur les risques inhérents aux conseils et sur la nécessité, pour les rendre...
8Troisièmement, l’effet stylistique que produit, en contexte, un fait de langue, dépend de sa saillance – raisonner en termes de saillance impliquant moins de souscrire à une conception idiolectale du style que de procéder à une comparaison entre les usages collectifs et une pratique singulière. Dans la recherche des attendus langagiers sur fond desquels se détacheraient les locutions métaphoriques employées par Mme de Sévigné, les manuels épistolographiques constituent une aide irremplaçable, dans la mesure où ils énumèrent les moyens les plus propres à accroître l’efficacité d’une exhortation. Deux procédés sont particulièrement préconisés : la sentence et l’exemple. Si Mme de Sévigné cherche à stimuler les bonnes résolutions de sa fille en matière d’affaires et d’économie domestique, elle n’en évite pas moins de recourir à des formes aussi frontalement prescriptives. La saillance des locutions métaphoriques s’explique ainsi par le contraste entre d’un côté, la solennité et le didactisme unanimement recommandés par les manuels et de l’autre, la familiarité plaisante des séquences d’exhortation destinées à Mme de Grignan. Contrebalancer la sévérité du propos grâce à une formulation pittoresque : tel est l’effet produit par le registre familier des expressions métaphoriques6. Au passage, cela ne manque pas de confirmer que, loin de constituer des protocoles dépersonnalisants aussi rigides qu’immuables, les routines épistolaires n’empêchent pas les scripteurs d’improviser toutes sortes de variations à partir de patrons, Mme de Sévigné sélectionnant les options stylistiques les plus adaptées à son projet communicationnel.
2. L’exemple d’un phénomène lexico-syntaxique : les constructions à verbe support
9Lorsque l’on cherche à décrire les effets produits par la fréquence des constructions à verbe support dans les lettres à Mme de Grignan, il est nécessaire, si l’on veut se garder d’interprétations trop hâtives (par exemple en la reliant au grand usage que fait l’épistolière des structures causatives pour exprimer son état de vulnérabilité), de les contextualiser précisément, c’est-à-dire de distinguer et d’identifier les séquences dans lesquelles ce phénomène acquiert une valeur caractéristique du seul fait de style.
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7 Sur les topiques propres aux compliments de condoléance, voir Lignereux (20...
10La première condition pour qu’un fait de langue puisse être estimé comme un fait de style (sa récurrence) est d’ordre quantitatif – même s’il ne s’agit pas de raisonner en termes de fréquence mais de régularité d’emploi. Pour peu que l’on connaisse les pratiques réglées de la bienséance épistolaire du Grand Siècle, on ne s’étonnera pas que les constructions à verbe support apparaissent de manière privilégiée dans ce que l’on nomme des compliments de condoléance, qui consistent à manifester de la sympathie pour les maux d’autrui. À l’époque de Mme de Sévigné, il est en effet d’usage de témoigner la part que l’on prend à la douleur et à l’affliction d’un correspondant qui connaît des difficultés ou traverse une épreuve7. La fréquentation de correspondances authentiques contemporaines de celle de Mme de Sévigné atteste la vitalité de ces compliments de condoléance, qui se présentent sous la forme de séquences textuelles autonomes au sein des lettres. Les principaux verbes supports utilisés sont le verbe faire,
Je pense fort aussi à votre santé, ma chère bonne, à votre tête, à votre air impétueux qui vous mange. Cela me fait bien du mal. Vous admirez la bonté de vos murailles, et moi j’admire la vôtre de vouloir bien vous exposer à cette violence. (27 avril 1689, III, p. 586)
Vous me soulagez bien le cœur en m’assurant que vous vous portez bien. Quel bonheur, que ce mal si violent n’ait point eu de suites ! Ma chère bonne, il me fit grand’peur. Vous vous êtes parfaitement bien conduite. Dieu vous conserve ! Vous allez être bien accablée d’écritures ; cela me fait de la peine pour vous, car en vérité, cela tue (27 août 1690, III, p. 936)
le verbe donner,
Je tremble pour votre santé ; la bise me fait une oppression par la crainte qu’elle me donne. (29 septembre 1679 : II, 692)
et le verbe mettre :
J’ai une extrême envie de savoir comme vous vous portez de cette frayeur. C’est mon aversion que les frayeurs. Pour moi, je ne suis pas grosse, mais elles me la font devenir, c’est-à-dire qu’elles me mettent dans un état qui renverse entièrement ma santé. Mon inquiétude présente ne va pas jusque-là ; je suis persuadée que la sagesse que vous avez eue de garder le lit vous aura entièrement remise. (16 septembre 1671, I, p. 346)
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8 Ibid., § 24-28. Exempla epistolarum è Tullio sumpta
11L’affinité entre ce fait de langue et la visée discursive propre aux compliments de condoléance ne fait aucun doute : « si les locutions à verbe support s’avèrent particulièrement adaptées pour formuler la condoléance, c’est que toutes suggèrent une transformation de l’état psychologique liée à la compassion pour les maux de l’autre – qu’il s’agisse de crainte, d’inquiétude, de tristesse (avec le verbe donner), de désespoir (avec le verbe mettre), de peine, de peur ou de mal (avec le verbe faire)8 ».
12Le deuxième critère servant à évaluer la significativité d’un fait, la convergence, invite à observer que dans les séquences de condoléance à Mme de Grignan, les constructions à verbes supports fonctionnent systématiquement en synergie avec d’une part, des effets de parallélisme entre les indices personnels du je et du vous, et d’autre part, avec des procédés intensifs – qu’il s’agisse de déterminants (« beaucoup de »),
Je suis persuadée que le cérémonial qu’il faut observer en ces occasions vous fait un mal considérable. Reposez-vous bien, ma chère bonne, et vous mettez sur votre petit lit quand vous voulez m’écrire. Je me fais une tendresse et une distinction de cette confiance. Tout ce qui vous est bon m’est excellent, et ce qui vous incommode me fait beaucoup de mal (7 juillet 1680, II, p. 1003) ;
d’adjectifs (« grand »),
Vous prenez peu de part aux vanités du monde, et je vous vois toujours couchée et retirée pendant que l’on danse et que l’on chante ; vous vous reposez pour votre argent, comme je disais l’autre jour. Je crois que cet hiver vous en coûte horriblement. Mon Dieu ! ma bonne, que je suis fâchée et que je regrette les excès ! Que tout ce qui vous est mauvais me fait un grand mal ! (14 février 1680, II, p. 835)
ou d’adverbes (« bien ») :
Je suis fort aise que vous vous divertissiez et j’approuve fort vos soupers et vos fêtes, mais ce petit dérèglement ne vous incommode-t-il pas avec votre délicatesse ? Enfin, je ne vois personne qui ait attention à vous. Les conseils de Montgobert sur cela seraient très bons, je suis assurée qu’elle n’ose vous en donner. Je sais comme M. de Grignan vous met la bride sur le cou. Ainsi, ma belle, je vous vois sous votre propre conduite, et je crois que vous ne sauriez être plus mal. Vous avez beau me parler de cette santé merveilleuse, de cette poitrine dont il n’est plus de question ; je vous avoue que je ne suis point bien persuadée. Quoique Montgobert prenne assez votre style, je voudrais, ma bonne, que vous voulussiez joindre à tous ces discours que vous lui jetez en l’air, pour l’édification du public, la commodité de la faire écrire pour vous ; elle écrit bien plus vite que la Pythie, et tout ce qui vous fatigue me fait bien du mal. (10 août 1680, II, p. 1041-1042)
13Le troisième critère utilisé pour juger du rendement d’un fait, celui de la saillance, confirme la valeur stylistique de ces constructions lorsqu’elles apparaissent dans le contexte de compliments de condoléance. À une époque où les sentiments ne sauraient être communiqués en dehors de comportements langagiers normalisés, il ne s’agit pas de penser en termes d’infraction ou de subversion, mais seulement de procéder à une mise en contraste entre les usages majoritaires de la bienséance épistolaire et les procédés privilégiés par l’épistolière. Alors que les manuels ont tendance à mettre l’accent sur la phraséologie d’usage, il semble que dans les condoléances qu’elle adresse à sa fille, Mme de Sévigné, plutôt que d’employer des locutions aussi galvaudées que prendre part ou s’intéresser à (locutions dont se moque d’ailleurs Mlle de Scudéry), préfère employer des constructions à verbe support, qui ont pour effet de conférer à la répartition des rôles sémantiques une indéniable densité pathétique. La saillance de ces constructions au sein des séquences de condoléance se dégage ainsi sur fond de formules usuelles largement désémantisées. S’il paraît de bonne méthode d’inventorier les procédés préconisés par les manuels et de s’en servir comme point de comparaison pour déceler la portée stylistique des choix de Mme de Sévigné, c’est que cela permet d’attirer le regard autant sur les procédés que l’épistolière sélectionne que sur ceux qu’elle refuse d’actualiser.
3. L’exemple d’un phénomène énonciatif : la défense
14Dans les lettres à Mme de Grignan, qui donnent souvent l’impression d’une négligence nimbée de bienveillance, conformément à l’idéal conversationnel, la présence du type de phrase injonctif ne peut manquer d’alerter, surtout lorsqu’il s’agit de défenses, qui semblent instaurer un climat polémique. Pourtant, ce serait faire fausse route que d’interpréter la présence des ordres formulés négativement comme le symptôme de la tyrannie maternelle – contresens qui risque fort de se produire si, au lieu de resituer précisément la défense à l’intérieur de sa configuration textuelle, on l’envisage à l’échelle de toute la correspondance, cédant à la tentation de l’interprétation psychologisante.
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9 Voir Lignereux (2012 b).
15Lorsque l’on soumet ce phénomène linguistique au paramètre de la récurrence, c’est-à-dire lorsque l’on considère les conditions d’apparition des défenses, on s’aperçoit que celles-ci obéissent à des critères contextuels précis. C’est lorsque Mme de Sévigné, qui multiplie les attentions et les services à l’égard de sa fille, cherche à la dissuader de la remercier qu’elle fait usage d’injonctions négatives. Pour peu que l’on maîtrise le savoir-lire que confère la connaissance des typologies proposées par les manuels d’art épistolaire, on est en mesure de remarquer que les défenses interviennent dans un type de séquence épistolaire spécifique, à savoir l’offre de service, pratique socialement ritualisée et rhétoriquement codifiée. Parmi les arguments constitutifs de cet acte de civilité courant, les manuels mentionnent automatiquement le plaisir pris à donner des marques de sollicitude et de générosité9. C’est donc à l’intérieur de ces séquences d’offre de service que doivent être contextualisées les défenses de Mme de Sévigné :
Pour ma petite enfant, elle est aimable, et sa nourrice au point de la perfection sans qu’il y manque rien. Mon habileté est une espèce de miracle, et me fait comprendre en amitié la merveille de ce maréchal qui devint peintre. Il faut habiller la petite, et assurément je lui donnerai sa première robe, et parce qu’elle est ma filleule, et parce qu’elle ne me coûtera que quatre sols ; laissez-moi faire et ne me remerciez point. (26 juillet 1671, I, p. 306)
16Si l’on passe ensuite le phénomène au crible du deuxième critère, la convergence, on s’aperçoit que la défense est toujours prise, à l’échelle de la séquence d’offre de service, dans un faisceau de procédés. D’une part, la formulation d’une défense s’accompagne invariablement d’une injonction positive :
Ma fille, ne me remerciez point de tout ce que je fais pour vous et pour Melle de Méri ; réjouissez-vous plutôt avec moi du plaisir sensible que j’ai de faire des pas et des choses qui ont rapport à vous, et qui vous peuvent plaire. (12 juillet 1675 : II, p. 6)
D’autre part, elle se situe régulièrement dans le voisinage d’énoncés reposant sur la valeur polémique de la négation, l’acte réfutatif s’avérant particulièrement adapté à l’art de rendre service avec discrétion et modestie :
Mlle de Méri vous envoie les plus jolis souliers du monde. J’en ai remarqué surtout une paire, qui me paraît si mignonne que je la crois propre à garder le lit ; vous souvient-il combien cette folie vous fit rire un soir ? Au reste, ma fille, ne vous avisez point de me remercier pour toutes mes bonnes intentions, pour tous les riens que je vous donne. Songez au principe qui me fait agir. On ne remercie point d’être aimée passionnément ; votre cœur vous apprendra d’autres sortes de reconnaissances. (11 mars 1672, I, p. 457)
Je pars à peu près dans un mois, ou cinq semaines. Ma tante demeure ici, qui sera ravie d’avoir cet enfant ; elle ne vas point cette année à La Trousse. Si la nourrice était femme à quitter de loin son ménage, je crois que je la mènerais en Bretagne, mais elle ne voulait seulement pas venir à Paris. Votre petite devient aimable ; on s’y attache. Elle sera dans quinze jours une pataude blanche comme de la neige, qui ne cessera de rire. Voilà, ma bonne, de terribles détails. Vous ne me connaissez plus. Me voilà une vraie commère ; je m’en vais régenter dans mon quartier. Pour vous dire le vrai, c’est que je suis une autre personne, quand je suis chargée d’une chose toute seule ou que je la partage avec plusieurs. Ne me remerciez de rien ; gardez vos cérémonies pour vos dames. J’aime votre petit ménage tendrement. Ce m’est un plaisir et point du tout une charge, ni à vous assurément ; je ne m’en aperçois pas. (8 avril 1671, I, p. 212)
17Enfin, quand on cherche à apprécier la saillance de ces défenses en prenant pour comparant les patrons stylistiques fournis par les manuels épistolographiques, on constate que dans ses offres de service, Mme de Sévigné fait preuve d’une sobriété et d’une concision d’autant plus remarquables qu’elles tranchent avec les protestations d’ardeur et de zèle données à titre de modèles. Alors que les exemples d’offres de service sollicitent abondamment un vocabulaire affectif fortement emphatique, où la passion de servir est alléguée de manière courante, l’épistolière, au moment même où elle s’empare d’une topique constitutive des offres de service, fait preuve d’une grande économie de moyens, la défense s’avérant aussi laconique qu’efficace. Ainsi se vérifie encore une fois la nécessité, si l’on veut restituer aux phénomènes langagiers leur juste portée, de les appréhender dans le cadre de leurs possibilités d’expression et de leurs marges d’innovation, ce qui implique de les confronter aux descriptifs théoriques et aux modèles des sous-genres épistolaires. À l’opposé aussi bien d’une stéréotypie conformiste et sclérosée que d’une inventivité aussi périlleuse qu’inconcevable, Mme de Sévigné pratique un véritable tri au sein du stock de matrices formelles propre à chaque rituel sociodiscursif, ne retenant parmi les schèmes argumentatifs, les patrons lexico-syntaxiques et les motifs phraséologiques disponibles que ceux qui lui semblent en adéquation avec ses besoins expressifs.
Conclusion
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10 Joseph de Jouvancy, Candidatus Rhetoricae, Cologne, S. Noethen, 1715, VII ...
18Au terme de ce questionnement épistémologique qui visait à faire retour sur ma propre pratique des textes épistolaires en explicitant les modalités de constitution et d’investigation des objets stylistiques en relation avec la spécificité générique et l’historicité du corpus d’étude, deux réflexions d’ordre méthodologique s’imposent. La première concerne les conditions d’utilisation des critères propres à l’analyse stylistique – la récurrence des contextes d’emploi, la convergence avec d’autres faits et la saillance par rapport aux configurations prévisibles compte tenu du genre pratiqué. Ces critères ne peuvent être opératoires et discriminants qu’une fois réglé le problème de l’échelle à laquelle doit être appréhendé stylistiquement le phénomène étudié, c’est-à-dire une fois identifiée la séquence à l’intérieur de laquelle s’évaluent les formes et les effets configurationnels. La seconde porte sur les grandeurs textuelles impliquées dans la contextualisation des faits de langage. Le balisage des lettres à la lumière des catégories épistolographiques permet de mettre au jour des séquences à l’économie et aux modalités propres, c’est-à-dire des étendues textuelles isotopes, dont les procédés stylistiques récurrents, convergents et saillants constituent des marqueurs de cohésion. De manière flagrante, les séquences ainsi révélées sont de longueur extrêmement variable : une exhortation, un compliment de condoléance ou une offre de service peut tantôt se réduire à quelques phrases, tantôt s’étendre sur de nombreuses lignes. Dans ce geste de séquençage destiné à délimiter des unités de pertinence pour l’investigation stylistique, il s’agit donc de ne pas se laisser dérouter par l’inégalité des étendues textuelles considérées. Souvenons-nous d’ailleurs que pour les commentateurs comme pour les professeurs d’Ancien Régime (notamment le jésuite Joseph Jouvancy, qui, dans son fameux manuel de rhétorique maintes fois réédité, procède pour ses élèves au balisage d’une trentaine de lettres de Cicéron10), peu importe la longueur de la séquence, pourvu qu’y converge un faisceau d’indices spécifiques. C’est donc bien à revivifier nos propres pratiques de description de la textualité, à la lumière des protocoles de lecture pratiqués jadis, qu’invite cette réflexion sur les outils d’établissement d’un corpus de formes épistolaires.
Notes
1 Sur les manuels d’art épistolaire d’Ancien Régime, nous renvoyons principalement à B. Beugnot, « Style ou styles épistolaires ? » [1978], repris dans La Mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris, Champion, 1994, p. 187-204 ; R. Chartier, « Des "Secrétaires" pour le peuple ? Les modèles épistolaires de l’Ancien Régime entre littérature de cour et livre de colportage », dans R. Chartier (dir.), La Correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1991, p. 159-207 ; G. Haroche-Bouzinac, Voltaire dans ses lettres de jeunesse, 1711-1733. La formation d’un épistolier au XVIIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1992, p. 25-136 ; M. Daumas, « Manuels épistolaires et identité sociale (XVIe-XVIIIe siècles) », RHMC, tome 40-4, octobre-décembre 1993, p. 529-556 ; M.-Cl. Grassi, « L’art épistolaire français XVIII-XIXe siècles » dans A. Montandon (dir.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Clermont-Ferrand, Associations des publications des lettres et sciences humaines, 1995, p. 301-336.
2 Telle était la démarche pionnière de G. Haroche-Bouzinac dans Voltaire dans ses lettres de jeunesse, (op. cit.).
3 Sur la propension de Mme de Sévigné à utiliser des « façons de parler proverbiales » ou encore des « locutions d’un registre inférieur », voir Nies (2001, p. 63-65).
4 Sur la spécificité du but persuasif assigné à l’exhortation et notamment sur la métaphore comme marqueur stylistique des séquences exhortatives, voir Lignereux (2017).
5 Données entre parenthèses, les références aux lettres de Mme de Sévigné mentionnent la date de la lettre et sa pagination (tome et page) dans l’édition de référence : Correspondance, Roger Duchêne (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 3 volumes, 1972-1978. Dans les citations, les soulignements en gras sont nôtres, ceux en italiques respectent les graphies originales.
6 Sur les risques inhérents aux conseils et sur la nécessité, pour les rendre acceptables, de faire preuve de modestie, de discrétion et de modération, voir Lignereux (2012a).
7 Sur les topiques propres aux compliments de condoléance, voir Lignereux (2016).
8 Ibid., § 24-28. Exempla epistolarum è Tullio sumpta
9 Voir Lignereux (2012 b).
10 Joseph de Jouvancy, Candidatus Rhetoricae, Cologne, S. Noethen, 1715, VII « De modo scribendae epistolae », 2 : « », p. 404-413.
Bibliographie
ADAM Jean-Michel, 1992 [2011], Les textes : types et prototypes, Paris, Armand Colin.
LIGNEREUX Cécile, 2012 a, « Le conseil, un acte de langage contraire aux bienséances ? », Cahiers du GADGES, n° 10, « Impertinence générique et genres de l’impertinence » (XVIe-XVIIIe siècles) », Isabelle Garnier et Olivier Leplatre (dir.), p. 451-460.
LIGNEREUX Cécile (dir), 2012 b, Lectures de Mme de Sévigné. Les lettres de 1671, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 67-81.
LIGNEREUX Cécile, 2016, « Une routine de la civilité épistolaaire : l’expression de la condoléance », Exercices de rhétorique, n° 6, en ligne : http://rhetorique.revues.org/437
LIGNEREUX Cécile, 2017, « D’un sous-genre épistolaire à sa mise en œuvre en contexte familier : l’exhortation », dans Élisabeth Gavoille et François Guillaumont (dir.), Conseiller, diriger par lettre (Epistulae antiquae IX), Tours, Presses universitaires François-Rabelais, p. 537-552.
NIES Fritz, 2001, « Art, naturel et négligence », dans Les Lettres de Mme de Sévigné. Conventions du genre et sociologie des publics [1972], Paris, Honoré Champion, chap. 1, p. 25-91.
PIAT Julien, 2006, « Vers une stylistique des imaginaires langagiers », Corpus, n° 5, « Corpus et sylistique », Véronique Magri-Mourgues (dir.), p. 113-141.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Cécile Lignereux
RARE Rhétorique de l’antiquité à la Révolution / UMR 5316 Litt&Arts (CNRS/UGA)