La-DIGITALE - Laboratoire des idées numériques
Pour la recherche en arts et pratiques du texte, de l’image, de la scène et de l’écran
Quelle place donner aux humanités digitales à l’Université ?
Il est devenu banal d’affirmer que les technologies numériques seraient à l’origine d’un bouleversement des sciences sociales et des sciences humaines qui n’en serait aujourd’hui qu’à ses balbutiements et dont la vague de fond serait appelée à modifier radicalement le paysage académique tel que nous le connaissons actuellement. Les discours critiques qui se sont penchés ces mutations se sont même trouvé des étiquettes fédératrices : Digital Humanities ou Digital Studies pour les anglo-saxons, humanités digitales ou numériques en francophonie. Ces appellations apparaissent ainsi, pour certains, comme des étendards annonçant l’émergence de nouveaux champs de recherche qui seraient (enfin) en phase avec notre époque et dont la mission serait de réfléchir sur l’impact de cette mutation tout en accompagnant son mouvement et en s’appropriant ses outils, dans une logique d’empowerment : plutôt que d’être emportés par la vague numérique, pourquoi ne pas surfer sur elle, l’embrasser et la canaliser, de sorte que les « humanités » puissent en être renouvelées et s’engager véritablement dans le troisième millénaire. Cette déferlante implique évidemment la délimitation de nouveaux champs de recherche, la création de nouvelles revues ou collections (si possible en format numérique), et enfin, élément le plus probant d’un point de vue institutionnel, l’élaboration de nouveaux programmes d’enseignement, notamment aux niveaux du Master et de l’encadrement doctoral.
Alors que l’usage des ordinateurs et leur mise en réseau via internet se sont banalisés, à tel point que ces phénomènes apparaissent aujourd’hui comme des évidences silencieuses dans nos pratiques professionnelles, le temps semble donc venu de nous interroger sur la place que les technologies numériques occuperont dans nos enseignements et dans nos recherches, voire dans les institutions qui encadrent ces pratiques. Certains peuvent déplorer le retard pris par les universités francophones par rapport à leurs consœurs anglo-saxonnes, mais il convient en même temps de reconnaître l’absence de l’évidence d’une telle révolution. Alors que la photocopieuse, la machine à écrire et les moyens audio-visuels ont certainement transformé en profondeur la recherche académique, ces évolutions technologiques n’ont pas entraîné l’apparition de disciplines idoines ou de programmes de Master en photocopiologie. Malgré l’évolution constante des compétences techniques dont doivent faire preuve les chercheurs et les enseignants, la part dévolue à leur acquisition restent limitées dans les cursus académiques : ainsi, dans une section de cinéma, les étudiants doivent comprendre les caractéristiques techniques des appareils de prise de vue, de duplication ou de projection, sans être pour autant capables de produire, de réparer ou de perfectionner les machines en question.
Ces considérations peuvent sembler triviales, mais elles prennent un sens nouveau si nous les replaçons dans le contexte actuel de l’émergence institutionnelle des Digital Humanities. En effet, la question se pose aujourd’hui de savoir ce qui sera effectivement enseigné dans les Master dédiés au « numérique » : quelle part prendra, par exemple, la programmation, la création de bases de données, l’élaboration de méthodes innovantes pour l’analyse informatisée ou la visualisation de ces données, la création de moocs, etc. Par ailleurs, quels liens pourront être établis entre de telles approches et des façons plus traditionnelles d’étudier l’impact de la transition numérique sur la culture, que cela concerne des médias autrefois analogiques (littérature, bande dessinée, cinéma, télévision, photographie, arts plastiques, etc.) ou l’émergence de nouveaux dispositifs (réseaux sociaux, jeux vidéo, transmedia storytelling, etc.).
Un point crucial se situe à un niveau sémantique : Digital Humanities ou humanités numériques sont-elles les appellations plus appropriées pour servir d’étendard à la révolution dans laquelle sont engagée les départements de sciences humaines et de sciences sociales dans nos institutions universitaires ? Je ne pose pas ici la question du choix, somme toute secondaire, de l’adjectif – entre le terme « numérique », préféré par les francophones, et le terme « digital », choisi par les anglo-saxons et qui tend à s’internationaliser – mais celui du substantif. Autrement dit, faut-il prendre pour objet principal la dimension numérique des humanités ou celle des cultures qui constituent l’objet traditionnel de ces « humanités » ? Il me semble nécessaire, souhaitable et urgent, pour clarifier les termes du débat, de distinguer clairement les humanités digitales de l’étude des cultures numériques et d’interroger le rapport entre ces deux domaines de recherche et d’enseignement, rapport qui peut être pensé soit sous l’angle de la subordination, soit sous celui de la coordination. Il me semble tout aussi urgent de définir la priorité que nous souhaitons accorder à l’un ou à l’autre de ces domaines dans la mutation institutionnelle à laquelle nous sommes confrontés.
Certains voudraient faire de l’étude des cultures numériques, un simple domaine de recherche parmi de nombreux autres, qui s’insèrerait dans le cadre général des humanités digitales, à l’instar des approches réfléchissant sur l’archivage, l’analyse ou la visualisation des données. En postulant au contraire un rapport de coordination plutôt que de subordination entre les deux termes, j’entends souligner la différence essentielle entre les méthodes et les objets qui sont à la base de la définition de ces deux champs de recherche et d’étude. En effet, la réflexion portant sur les cultures numériques prend pour objet l’impact des technologies informatiques et de la mise en réseau des ordinateurs sur les pratiques culturelles contemporaines, tout en optant pour des méthodes d’analyse (approches historiques, sociologiques, politiques, économiques, linguistiques, sémiologiques, narratologiques, poétiques, esthétiques) qui s’inscrivent majoritairement en continuité avec la tradition des sciences humaines et des sciences sociales. Certes, une compréhension générale du fonctionnement des dispositifs étudiés est nécessaire, de même que l’usage de quelques nouveaux outils permettant de faire de ces objets des observables (captures d’écrans, représentations des virtualités interactives de l’objet, etc.), mais ces compétences ne font pas l’objet d’enseignements spécifiques.
Les humanités digitales, quant à elles, se définissent essentiellement par les transformations que les technologies numériques induisent dans les outils, les méthodes et l’épistémologie des disciplines enseignées à l’Université, notamment à travers la constitution de bases de données informatisées, l’analyse automatisée de grands corpus, la visualisation et la diffusion des résultats de la recherche. En revanche, les objets étudiés ou les sources textuelles et iconographiques sur lesquelles s’appuient ces réflexions, ne doivent le plus souvent pas leur existence à la culture contemporaine : actes de langage enregistrés, archives littéraires, manuscrits anciens, patrimoines culturels rendus accessibles grâce digitalisation et à la médiation d’internet.
Il ne fait guère de doute que la révolution technologique à laquelle nous assistons transformera en profondeur nos pratiques de recherche et d’enseignement, peut-être même (bien que cela reste à prouver) de manière encore plus radicale que l’apparition de l’imprimerie, de la photographie, de la machine à écrire, du cinéma ou de la photocopie réunis, mais la numérisation et la mise en réseau de la culture justifient-elles la création de disciplines et de programmes d’enseignement spécialisés ? Si c’est le cas, ces programmes d’enseignement devraient-ils avoir pour objectif de former des spécialistes capables de créer de nouveaux types de bases de données, de nouvelles formes de numérisation, de faire évoluer les méthodes d’analyse automatique de grands corpus ou la visualisation des données ? Il me semble que sur ce terrain, les écoles formant des techniciens et des ingénieurs conserveront longtemps, et probablement définitivement, leur avantage, même si cela signifie pour elles de développer, au sein de leurs programmes en humanités digitales, des collaborations avec des acteurs de la culture ou avec des chercheurs en sciences humaines, ces derniers devant fournir aux véritables ingénieurs de la culture des « défis » intéressants à surmonter.
Du côté des « humanités » proprement dites, nous resterons essentiellement des clients, des utilisateurs ou des partenaires occasionnels, mais surtout des commentateurs et des critiques, et je soutiens qu’il n’y a pas nécessairement lieu de s’en plaindre. Vouloir concurrencer les écoles d’ingénieurs sur leur propre terrain serait suicidaire et contre-productif. Quant aux difficultés liées à l’usage des nouveaux outils numériques, nous sommes en droit d’espérer qu’elles deviendront de plus en plus négligeables à mesure qu’évolueront les dispositifs, de la même manière que les ordinateurs sont devenus de plus en plus conviviaux et simples d’utilisation, alors que les premiers modèles ne s’adressaient qu’à des utilisateurs expérimentés, capables de programmer eux-mêmes leur machine. Le problème, à ce stade, se résume à un simple défi d’ergonomie des outils numériques qui viendront soutenir le travail de recherche en sciences sociales et en sciences humaines.
Quant à l’apparition de nouvelles techniques d’archivage, d’analyse et de visualisation des données, elles devraient conduire à une évolution des enseignements de méthodologie et d’épistémologie tels qu’ils existent déjà dans la plupart des disciplines, sans pour autant les transformer radicalement. Pour les études littéraires – je pense par exemple à l’analyse de grands corpus et à une approche des textes que l’on appelle aujourd’hui le « distant reading » – la transition du numérique ne constituerait pas une révolution plus radicale que le passage d’un paradigme structuraliste à une approche herméneutique ouverte sur la pluralité interprétative. La révolution numérique, dans un tel contexte, n’apparaît que comme l’une des nouvelles cordes supplémentaires à ajouter à l’arc des chercheurs, et il est parfaitement légitime de s’interroger sur le rendement de tels outils par rapport à d’autres approches plus anciennes. Il est possible, par exemple, de mettre en doute la possibilité de soumettre des objets culturels aussi complexes que ceux étudiés par les sciences humaines (discours, textes, œuvres d’art) à des analyses automatisées.
Sur un autre plan, il est malgré tout possible de souligner les convergences qui peuvent être établies entre les études menées, au sein de différentes disciplines, sur les cultures numériques, dans la mesure où cette évolution a la particularité de toucher l’ensemble des pratiques et des dispositifs en même temps : langage, littérature, arts plastiques, cinéma, télévision, bande dessinée, pratiques ludiques, action politique, etc. En ce sens, il s’agit bien d’une évolution culturelle globale induisant des effets semblables ou, du moins, comparables, et conduisant à une convergence de médias autrefois relativement autonomes. Peut-être assistons-nous à l’émergence d’une culture numérique, qui se dessinerait à l’horizon des digital studies, avec ses caractéristiques propres : une circulation plus fluide des biens culturels induisant une redéfinition des modèles économiques (crise des médias payants, stratégies de fidélisation, d’abonnement ou de franchise), une redéfinition de la répartition des rôles entre producteurs et récepteurs, une interactivité augmentée et une culture du lien hypertexte débouchant sur une expérience esthétique plus fragmentée, moins préconfigurée, mais qui tend néanmoins à s’organiser dans une logique « mondaine », une interrelation de plus en plus poussée entre les médias, un intérêt renouvelé pour la matérialité des dispositifs traditionnels (livre-objet, performance, live, etc.) contrastant avec la dématérialisation de la culture sur Internet, etc.
Ces nouvelles questions, par leur caractère visiblement transdisciplinaire, mais aussi l’apparition de médias inédits (jeux vidéo, réseaux sociaux, blogs, fanfictions, etc.) justifient probablement l’émergence de programmes d’enseignement spécialisés dans l’étude des cultures numériques, et donc une certaine redéfinition des découpages disciplinaires traditionnels, au moins au niveau du Master, de l’encadrement doctoral ou des unités de recherche. Aussi me semble-t-il nécessaire d’encourager, au sein des institutions universitaires, l’étude des cultures numériques, alors que les humanités digitales (au sens restreint du terme tel que défini dans ces lignes) devraient probablement rester plus périphériques, leur émergence disciplinaire trouvant probablement un terrain plus favorable au sein des écoles d’ingénieurs, où, d’ailleurs, elles prolifèrent déjà.
24 avril 2015
- Initialement paru sur Fabula Débats. Ce texte est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.
- Cette prise de position, qui n’engage que l’auteur de ces lignes, est le fruit de réflexions menées au sein de plusieurs groupes de travail visant à créer des programmes d’enseignement de niveau Master portant sur les humanités digitales et les cultures numériques à l’Université de Lausanne.
Publié le mar, 09/29/2015 - 17:06 par Raphaël Baroni