La-DIGITALE - Laboratoire des idées numériques

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Humanités numériques : une médiapolitique des savoirs encore à inventer

En quelques semestres, les universitaires français travaillant dans le domaine des lettres, des langues, de la linguistique, de l’histoire, des sciences humaines et sociales se sont réveillés praticiens (sinon spécialistes) des « humanités numériques ». Leur conversion date, bien entendu, du jour où ils ont compris que rajouter cette étiquette à leurs projets de recherche augmentait considérablement leur chance de capter des financements. À l’heure des resserrements budgétaires et de la transformation des ressources pérennes en appels à projets ponctuels, les labels « Hum Num » sont tombés sur ces domaines de recherche comme des sauterelles sur un champ de blé mur. Comment nos bonnes vieilles sciences humaines auraient-elles pu résister à un appel au changement qui rapporte gros – sans rien coûter en termes de transformation réelle, d’effort intellectuel et de remise en question ?

Ce discours cynique n’est sans doute pas complétement dénué de fondement. Mais il rate l'essentiel. Les initiatives se multiplient et font réseaux ; le paysage de la recherche en humanités commence à comprendre les implications plus profondes du numérique. Certaines choses bougent. Parfois assez vite. Mais pas forcément assez loin. Ce sont les implications plus lointaines des rapports entre humanités et numérique que cette mineure de Multitudes s’efforce de repérer.

 

Quinze ans d’humanités numériques

À la suite du site fabula.org, qui a su très tôt mobiliser les vertus d’Internet pour lancer de nouvelles dynamiques de recherche, toute une génération de jeunes chercheurs a monté des listes de discussion, des blogs, des carnets de recherche, des colloques, des laboratoires, des publications collectives et des manifestes pour faire des humanités numériques davantage qu’un simple attrape-mouche pour financements volatiles. Le CNRS a poussé ses chercheurs à mettre leurs publications en ligne en libre accès à travers la plateforme HAL. Il soutient Marin Dacos et le Centre pour l’édition électronique ouverte (Cléo), qui ont monté une constellation impressionnante d’activités jouissant d’un rayonnement dépassant largement les cercles universitaires classiques, grâce à la plateforme OpenEdition qui propose des livres en accès libre, gère le site revue.org et accueille les carnets de recherche Hypothèses. De l’université Aix-Marseille, partenaire de la « très grande infrastructure » Huma Num, au Digital Humanities Lab de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, en passant par le crihn québécois (Centre de recherche interuniversitaire sur les humanités numériques), le Labex Obvil ou le MediaLab de Sciences Po Paris, de très nombreuses initiatives ont déjà accumulé des sommes considérables de travaux à travers tout l’espace francophone.

Après des ouvrages à vocation d’introduction qui s’interrogeaient sur les mutations numériques de l’humanisme[1], après des collectifs donnant un panorama riche et suggestif de ce champ émergeant[2], le temps est déjà venu de publier les premiers bilans d’une première décennie de recherches. Le Temps des humanités digitales[3], coordonné par Olivier Le Deuff, réunit un bon nombre des chercheurs de premier plan qui ont animé ces activités dans le domaine francophone. Il rappelle que c’est le prêtre jésuite italien Roberto Busa qui peut être crédité d’avoir été parmi les premiers, dès l’immédiat après-guerre, à avoir mobilisé les ordinateurs pour imaginer des lectures machiniques de l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin, relayé bientôt par le courant des humanities computing ; que ce sont les années 1980 qui ont vu ce type de travail se multiplier avec le développement des ordinateurs personnels, le lancement de la TEI (Text Encoding Initiative, visant à formaliser le système de balisage des textes selon des méta-catégories standardisées) et des premières listes de diffusion servant de séminaires déterritorialisés ; mais que l’expression digital humanities, traduite par « humanités numériques » ou « humanités digitales », ne décolle véritablement qu’avec l’explosion d’Internet au tournant du millénaire.

Les différentes contributions rassemblées dans cet ouvrage collectif cartographient les grands enjeux de ce champ émergeant : le numérique instaure de nouveaux modes d’archivage mais aussi, voire surtout, de lecture des sources ; de l’histoire à l’esthétique, en passant par la littérature et la conception des bibliothèques, ce sont tous les savoirs et toutes les pratiques universitaires qui se trouvent reconditionnés par une nouvelle « transdiscipline » qui vient traverser et hybrider les différents domaines ; les humanités numériques sont porteuses de nouveaux modes de travail (plus collaboratifs), de nouveaux lieux de production (des medialabs à parfum de fablab), de nouveaux publics (excédant largement les seuls cercles universitaires).

Tout cela commence à être mieux connu. Si, en 2010, un ouvrage faisant mine de prophétiser présomptueusement L’Avenir des Humanités pouvait encore se permettre de ne pas mentionner une seule fois les humanités numériques[4], celles-ci ont depuis énormément gagné en visibilité – pour le moins en tant qu’espoirs, promesses et perspectives d’avenir puisque, dans les faits, la majorité des institutions d’enseignement et de recherche n’ont que très peu modifié leur façon de concevoir et de réaliser leur travail. Tout cela risque pourtant de n’aboutir qu’à des ajustements à la marge, venant conforter des cécités et des exclusions héritées d’un passé encore très présent, si la réflexion sur les humanités numériques ne prend pas un tournant explicitement politique – ou, plus précisément, médiapolitique.

 

Politiques de l’ouverture

Une certaine aspiration politique en direction de la démocratisation des savoirs semble inhérente au mouvement global des humanités numériques. Émergées au moment où Internet apparaissait comme une promesse d’échange sans barrière et d’accès universel, libre et gratuit, elles ont été porteuses de revendications indissociablement épistémologiques, sociales et politiques. Le Manifeste des Digital Humanities lancé en mai 2010, lors d’une réunion de thatcamp à Paris, affirmait fortement ce principe d’ouverture : « Nous, acteurs des digital humanities, nous nous constituons en communauté de pratique solidaire, ouverte, accueillante et libre d’accès. […] Nous lançons un appel pour l’accès libre aux données et aux métadonnées. Celles-ci doivent être documentées et interopérables, autant techniquement que conceptuellement »[5]. Dans la logique de ce manifeste, Marin Dacos défend aujourd’hui le principe de « bibliodiversité », contre le régime de « monoculture » vers lequel nous dirige la coïncidence de pratiques d’évaluation automatisées par facteur d’impact, de l’exclusion des sciences humaines et sociales d’une plateforme comme le Web of Science et du rôle dominant accordé à certains core journals dont les partis-pris idéologiques imposent leur autorité à tout un champ de recherche[6].

À plus petite échelle, mais avec des implications non moins politiques, on peut suspecter les humanités numériques de porter les revendications de certaines catégories socio-professionnelles traditionnellement dominées dans les milieux universitaires. Outre un fossé générationnel opposant des « juniors » plus à l’aise dans le numérique à des « seniors » agrippés à leurs livres en papier (selon un cliché qui tendra vite à s’éroder), on sent percer un fossé de statut : non seulement entre jeunes maîtres de conférence et vieux professeurs, mais surtout entre, d’une part, des ingénieurs et assistants de recherche habituellement cantonnés dans un rôle subalterne d’archivage, de compilation, de computation, voire d’édition et de design, et, de l’autre côté, des enseignants-chercheurs fiers de « faire des découvertes » et de publier livres et articles, mais ne s’abaissant qu’à contre cœur à devoir compiler une table des matières ou formater une mise en ligne. Or la prégnance croissante du numérique sur les pratiques de recherches et de publication tendent aujourd’hui à soumettre les « grands professeurs » (souvent technologiquement impuissants) à de « petits ingénieurs » dont les services sont de plus en plus incontournables et désirables, mais non encore véritablement appréciés. La revendication de décloisonnement et de collaboration portée par les humanités numériques se traduit ici en des questions très concrètes de hiérarchies professionnelles et symboliques.

Au sein des micro-politiques des études de Lettres, les humanités numériques sont parfois perçues comme un cheval de Troie de la professionnalisation (« On ne renouvelle pas les postes d’enseignants de littérature ? Devenez designer de site web ! ») ou de l’américanisation (« Le MIT colonise la France en imposant l’anglais global comme encodage hégémonique du savoir universel »), voire comme un simple effet de mode (« Avant-hier le structuralisme, hier la critique génétique, aujourd’hui les hum num, demain l’écocritique : laissons aboyer les chiens de l’innovation et protégeons les confins de notre petite caravane »). Le manifeste de 2010 s’efforçait pourtant de neutraliser cette fausse opposition entre humanités traditionnelles et humanités numériques : « Les digital humanities ne font pas table rase du passé. Elles s’appuient, au contraire, sur l’ensemble des paradigmes, savoir-faire et connaissances propres à ces disciplines, tout en mobilisant les outils et les perspectives singulières du champ du numérique » (§2).

L’imaginaire gaulois du petit village d’artisans de l’interprétation résistant fièrement à l’Empire de la numérisation globalisée sous-tend sans doute bon nombre de réticences envers les humanités numériques. Les praticiens de ces dernières insistent pourtant à présenter leur propre travail comme relevant d’un bidouillage (hacking) pleinement artisanal et comme impliquant un renouveau et un redéploiement des pratiques interprétatives – tout au contraire d’entraîner leur liquidation dans des flux de données gérées en traitement automatisé. Car tel est bien l’enjeu politique ultime de ce champ émergeant : si nous avons besoin des humanités numériques, c’est pour que la numérisation en cours de nos processus sociaux et mentaux bénéficie des dynamiques d’ouverture et de critique développés par les humanités.

 

Un développement en trois strates

On saisira peut-être mieux ces enjeux politiques des humanités numériques en scandant leur développement à travers trois strates, appelées à se superposer entre elles bien davantage qu’à se remplacer l’une l’autre. Ce qu’on appellera les humanités numériques 1.0 s’attachent, depuis Roberto Busa, à explorer et expérimenter comment des moyens de traitement numériques peuvent enrichir notre accès, nos connaissances et notre compréhension de corpus (littéraires, artistiques, historiques) déjà constitués comme tels. Qu’il s’agisse de l’œuvre doctrinale de Thomas d’Aquin, de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot[7], de l’édition du Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry[8] ou des manuscrits de Stendhal[9], on se situe ici dans ce que Franck Cormerais a récemment appelé une « approche "restreinte" des humanités digitales [qui] s’intéresse principalement à la numérisation des corpus, à l’encodage textuel, à la fouille des textes ou extraction, à la lexicométrie et à la cartographie des données »[10].

Ce travail n’est nullement ancillaire : derrière l’expression faussement réductrice de « numérisation de corpus », appliquée de façon indiscriminée au traitement industriel aveugle opéré par Google Books et au travail érudit mené par une équipe de philologues, on devient vite sensible à l’importance de toute une série de choix, d’inventions, de théorisations, de partages, de détails, de nuances, de spécialisations qui renouvellent à la fois les disciplines et les corpus qui en bénéficient. Alexandre Gefen remarque pertinemment qu’en fonction du raffinement, de la rigueur et de la puissance heuristique des procédures impliquées, « c’est par un facteur cinquante qu’auront été multipliés le temps de travail, la taille du fichier et la densité informationnelle exploitable »[11]. Ce type de travail n’est donc nullement « restreint », puisque c’est de lui qu’émergent l’infinité de questions indissociablement philologiques et théoriques qui enrichissent à la fois notre accès aux documents (textuels, visuels, sonores) et les modes de lecture et d’interprétation qu’ils appellent. On peut donc caractériser les humanités numériques 1.0 comme s’efforçant d’inventer et d’appliquer de nouveaux outils numériques permettant de renouveler notre compréhension de corpus déjà existants.

Plutôt qu’à opposer cette approche « restreinte » à une approche « globale », comme le fait Franck Cormerais, il semble utile de revenir à un autre texte à vocation de manifeste, publié sur Internet en 2008 sous le titre de Digital Humanities Manifesto 2.0 – et dont nous donnons dans cette mineure la première traduction française (après qu’il a été traduit, parfois dès sa parution, en allemand, italien, portugais et chinois). C’est Jeffrey Schnapp, aujourd’hui professeur de littérature romane et comparée à l’université de Harvard et directeur du metaLAB(at)Harvard, qui en a lancé les bases dans un geste ludique et provocateur émulant la mode des manifestes qui était alors dans l’air du temps – bases qui furent reprises et augmentées ensuite par une dynamique collective incluant Todd Presner, Peter Lunenfeld, Johanna Drucker, ainsi qu’une « expérimentation menée sur un blog Commentpress mobilisant plus d’une trentaine de commentateurs, critiques et autres lance-flammes venus de Second Life et du WWW, avec l’aide d’une vingtaine de participants à un séminaire que Jeffrey Schnapp et Todd Presner donnaient cette année-là à UCLA »[12].

Ces humanités numériques 2.0 se reconnaissent à leur caractère qualitatif (allant bien au-delà du seul traitement automatique de grandes quantités de données), interprétatif (inscrivant le travail d’archivage, de description ou de mise en forme au sein d’une réflexion où l’heuristique n’est jamais dénuée de questionnements herméneutiques), expérientiel (impliquant le chercheur ou la chercheuse comme sujets socio-politiques agissant à partir de modes cognitifs, de sensibilités, de besoins et de solidarités multiples et parfois contradictoires), affectif (incluant les dimensions de désirs, de peurs et d’espoirs qui animent nos agendas de recherche) et génératif (ne se contentant pas de « numériser » des corpus préexistants, mais profitant de la puissance du numérique pour découvrir, explorer, constituer, composer, créer des corpus inédits, voire impensables auparavant). Si les deux premières caractéristiques (qualitatif et interprétatif) concernent en fait déjà les travaux des hum num 1.0, comme on l’a vu ci-dessus, les trois dernières (expérientiel, affectif, génératif) marquent bien l’ajout d’une nouvelle strate de questionnements et de pratiques.

L’un des intérêts de revenir à ce manifeste de 2008 – outre la jubilation décapante et stimulante dont il rayonne comme au premier jour – vient de ce qu’il inscrit ce tournant des humanités numériques au sein d’un positionnement explicitement politique. Quand il était encore au Stanford Humanities Lab, Jeffrey Schnapp, spécialiste de la culture italienne et du futurisme, avait été l’un des premiers à faire travailler la théorie politique des multitudes issue de l’opéraïsme italien dans le domaine des humanités anglo-saxonnes[13]. Le manifeste prend la forme d’un pied de nez adressé à un train-train disciplinaire qui menace de condamner les études de lettres, de linguistique, de philosophie ou d’histoire de l’art à un étiolement les rapprochant du statut actuel de la théologie. Mais il est aussi un appel à inventer des modes d’action qui mobilisent le numérique pour augmenter la puissance de formes de pensée – politiques, militantes, populaires, créatives – aujourd’hui exclues des campus universitaires.

L’enjeu des humanités numériques 2.0 est en effet de tramer de nouvelles formes de connexions, d’écoutes, d’échanges et de collaborations entre les mondes encore trop isolés des recherches universitaires, des pratiques artistiques et des interventions activistes – en mobilisant les nouvelles possibilités du numérique pour reconfigurer les partages entre les savoirs, les pouvoirs, les compétences et les pertinences. Ou plus simplement : les humanités numériques 2.0 s’efforcent d’utiliser les propriétés connectives du numérique pour pluraliser et redynamiser les interprétations créatives qui font le mérite des humanités.

À cette deuxième strate des humanités numériques – plus créative et plus politiquement engagée – il semble judicieux d’en ajouter une troisième, qu’a commencé à esquisser David M. Berry dans un ouvrage collectif publié en 2012[14]. Son introduction décrit un tournant computationnel (encore à venir) des humanités numériques, tournant dont nous lui avons demandé de préciser la nature dans l’article qu’il a composé pour ce dossier de Multitudes. Des humanités numériques 3.0 mériteraient de prendre pour objet central la question de la subjectivation computationnelle – c’est-à-dire la façon dont des corps humains éduqués au sein d’institutions sociales et d’appareils computationnels mis en réseau sont conduits à se bricoler des subjectivités capables simultanément de fonctionner envers l’extérieur et de faire sens depuis l’intérieur. S’inspirant des thèses de Bill Readings[15], David M. Berry montre ici que l’histoire des universités européennes et nord-américaines, au cours des deux derniers siècles, a passé d’un régime dominé par un idéal de raison, à un régime centré sur une certaine définition (nationale) de la culture, voire de la littérature, qui s’est épuisé depuis une bonne vingtaine d’années et dont le vide est (mal) rempli par une pseudo-culture de « l’excellence » – qui n’est en réalité qu’une inculture du chiffre.

Le numérique – en tant que version radicale mais aussi sublimable du chiffre – pourrait bien devenir le nouveau pôle de reconstitution des institutions universitaires. Sauf que le numérique étant désormais partout, la nouvelle université peine à se trouver une place propre – et les pauvres vieilles humanités en son sein encore plus. Si les humanités numériques 2.0 profitent de la dynamique centrifuge de diffusion des appareils et des méthodes de computation, des humanités numériques 3.0 pourraient se reconcentrer en essayant de comprendre comment – partout, en tout point du réseau, et à travers tous les domaines d’action – la numérisation en cours de nos relations sociales et de nos activités mentales altère, reconditionne, menace ou favorise nos processus de subjectivation. Comprendre et interpréter les avatars, les mécanismes et les dynamiques de la « computationnalité » – celle qui nous constitue comme sujets humains, de même que celle qui nous traverse en provenant de machines pour aboutir à des machines – devient alors une tâche essentielle pour le présent et pour l’avenir. Entre autres institutions, et en connexion avec d’autres espaces sociaux, les universités pourraient retrouver une fonction majeure en prenant une telle tâche à bras le corps, dans la mesure où on les conçoit à la fois comme des lieux d’exploration des procédures de numérisation et comme des espaces de recul critique envers les potentiels et les dangers de cette numérisation[16].

David M. Berry met l’accent sur la nécessité d’inclure dans les cursus universitaires à la fois des compétences de codage et de programmation, constituant une « littéracie » computationnelle partagée, et des capacités critiques envers les formes (capitalistes, sécuritaires, manipulatrices, exploitatrices) que prend notre gouvernementalité algorithmique[17]. Bref : Des humanités numériques 3.0 s’efforceraient d’humaniser le numérique, en se préoccupant du sort des subjectivités computationnelles émanant de nos réseaux informatisés.

Il ne serait pas complétement faux mais certainement réducteur d’identifier les hum num 2.0 à la vague euphorique-utopique qui a fait rêver d’un internet émancipateur, au début des années 2000, et les hum num 3.0 au retour de manivelle qui fait aujourd’hui dénoncer de toutes parts les manipulations commerciales et les surveillances sécuritaires s’infiltrant en nous à travers nos smartphones. Certains dénoncent déjà de nouvelles formes de « démences digitales » induites par l’utilisation de nos appareils numériques[18]. Même si David M. Berry se réfère explicitement à la « théorie critique », inspirée de loin par certaines humeurs sombres de l’École de Francfort, son invitation à casser les boîtes noires de la computation en acquérant une maîtrise pratique des langages de programmation s’inscrit dans une perspective de revendication émancipatrice, bien plus que de dénonciation ou de paranoïa[19].

Comme on l’a dit plus haut, les trois strates des hum num n’entretiennent pas entre elles des rapports de succession (chacune se substituant à la précédente, comme le feraient trois « phases »), mais de coexistence bien davantage complémentaire que conflictuelle. Redynamiser les humanités pour nous aider à comprendre les enjeux de la numérisation qui nous traverse tous (qu’on le veuille/sache ou non) appelle au type de travail joyeux, diffus, expérientiel et créatif revendiqué par les hum num 2.0. Pour l’historien comme pour le littéraire, rien ne peut remplacer le travail pratique de constitution et de balisage d’archives (visuelles, sonores, textuelles) auquel se livrent les hum num 1.0, dont émanent les dilemmes concrets qui viennent constamment renouveler les réflexions plus théoriques, en les alimentant de problèmes toujours nouveaux et toujours plus nuancés que les catégorisations abstraites. L’effort de compréhension des enjeux subjectifs de la numérisation peut se nourrir également des travaux philologiques menés au niveau des hum num 1.0 en profitant de l’exhumation, de l’étude interprétative, de la mise en ligne des œuvres, des documents et des appareillages du passé, qui ont constitué les premières explorations imaginaires ou les premières implémentations pratiques des processus communicationnels et computationnels dont nous vivons actuellement une phase de développement particulièrement spectaculaire.

 

[1] Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.

[2] Marin Dacos (dir.), Read/WriteBook. Le livre inscriptible, Marseille, OpenEdition, 2010 et Pierre Mounier (dir.), Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition, 2012. Les deux sont disponibles en libre accès sur le site de OpenEdition (http://books.openedition.org).

[3] Olivier Le Deuff, Le temps des humanités digitales. La mutation des sciences humaines et sociales, éditions FYP, 2014.

[4] L’Avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?, Paris, La Découverte, 2010.

[5] Disponible en ligne sur http://tcp.hypotheses.org/318, § 5 et 9 (consulté le 20/03/2015).

[6] Marin Dacos, « Bibliodiversité et accès ouvert », disponible sur http://marin.dacos.org/bibliodiversite-et-acces-ouvert/ (consulté le 15/02/2015).

[7] Voir l’ARTFL Encyclopédie Project dirigé par Robert Morrissey sur https://encyclopedie.uchicago.edu/.

[9] Voir le projet « Manuscrits de Stendhal » coordonné par Cécile Meynard et Thomas Lebarbé sur http://manuscrits-de-stendhal.org/.

[10] Franck Cormerais, « Humanités digitales et (ré)organisation du savoir », in Le Deuff, Le temps des humanités digitales, op. cit., p. 138.

[11] Alexandre Gefen, « Les enjeux épistémologiques des humanités numériques », à paraître dans Socio, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, n°4, 2015.

[12] Courriel de Jeffrey Schnapp, janvier 2015. Les principaux auteurs ont ensuite publié un ouvrage qui reste la meilleure initiation aux humanités numériques : Anne Burdick, Johanna Drucker, Peter Lunenfeld, Todd Presner, Jeffrey Schnapp, Digital_Humanities, Cambridge (MA), MIT Press, 2012.

[13] Jeffrey T. Schnapp et Matthew Tiews, Crowds, Palo Alto, Stanford Univerity Press, 2006, ainsi que le site http://press-media.stanford.edu/crowds/withflash.html.

[14] David M. Berry (dir.), Understanding Digital Humanities, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.

[15] Bill Readings, Dans les ruines de l’université (1996), trad. fr. Nicolas Calvé, Montréal, Lux, 2013. Pour une bonne critique du livre de Readings, voir Jeffrey T. Williams, « History as a Challenge to the Idea of the University », JAC. A Journal of Rhetoric, Culture and Politics, n° 25 (2005), p. 55-74,  disponible en ligne sur http://www.jaconlinejournal.com/archives/vol25.1/williams-history.pdf.

[16] David M. Berry a développé ces deux aspects dans ses deux ouvrages personnels les plus récents : The Philosophy of Software, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011 et Critical Theory and the Digital, New York, Bloomsbury, 2014.

[17] Voir sur ce point Thomas Berns et Antoinette Rouvroy, « Le nouveau pouvoir statistique », Multitudes n° 40 (2010), p. 88-103.

[18] Voir sur ce point la bonne discussion proposée par Marcel O’Gorman dans « Taking Care of Digital Dementia », CTheory, 18/2/2015, disponible en ligne sur www.ctheory.net/articles.aspx?id=740 (consulté le 10/03/2015).

[19] Les subjectivations computationnelles relèvent de phénomènes complexes et d’une portée immense, qui excèdent de très loin le présent dossier, mais sur lesquels Multitudes reviendra en y consacrant la majeure du numéro 61.

Publié le mer, 04/06/2016 - 10:39 par Yves Citton

Un billet de Yves Citton

Yves Citton est professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Grenoble Alpes et membre de l’UMR Litt&Arts, après avoir enseigné à Sciences Po Paris, à New York University, à l’University of Pittsburgh et à l’Université de Genève. Il est co-directeur de la revue "Multitudes" et collabore régulièrement à la "Revue des Livres". Il a publié une dizaine d’ouvrages dont les plus récents sont "Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques" (Éditions Quae, 2013), "Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques" (Armand Colin, 2012), "Renverser l’insoutenable" (Seuil, 2012).

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