Dossier Acta Litt&Arts : Les discours rapportés en contexte épistolaire (XVIe-XVIIIe siècles)

Anna Jaubert

Du discours de l’Autre pour une image de soi, ou le discours rapporté dans une pragmatique épistolaire

Résumé

À l’époque classique on parlait volontiers de « commerce » épistolaire, et le mot comme la chose étaient particulièrement significatifs d’une sociabilité qui faisait choyer la circulation des discours. Alors l’échange de lettres, bien au-delà de l’image d’un tête-à-tête marqué sans surprise par le dialogisme interlocutif, se recommande surtout par l’actualisation d’un monde en commun. L’épistolier y affiche sa maîtrise de l’interdiscours qui marque la sphère où se situe son échange : le discours de l’Autre sert à construire une image de soi. Entre réel et fiction, on analysera l’émergence de cet enjeu éthique et la littérarisation du discours qui l’accompagne.

Texte intégral

  • 1 « Classique » serait ici restrictif : comme Cécile Lignereux l’a rappelé da...

1Les correspondances de la période de l’Ancien Régime1 auxquelles nous nous référons habituellement sont en général perçues comme des correspondances littéraires, « littéraires » au sens large, parce qu’un des actants au moins est une personnalité en vue dans le monde des belles-lettres, ou du pouvoir. La coloration littéraire n’est pas anodine et génère une certaine perception du genre épistolaire, inscrit dans une situation de communication bâtarde, entre la sphère privée d’un échange entre deux personnes, échange amical, amoureux, intellectuel, avec toutes les nuances que peuvent prendre les rapports humains, et la sphère publique où, au-delà des demandes de reconnaissance de place mutuelles des épistoliers, se joue l’image que les intéressés veulent donner d’eux-mêmes et de leur relation à leurs amis pris à témoins, à la micro-société à laquelle ils appartiennent, voire à la postérité.

  • 2 Ce besoin social a trouvé aujourd’hui un support multiplicateur avec les mé...

  • 3 Voir Benedetta Craveri, qui, dans L’Âge de la Conversation, Paris, Gallimar...

  • 4 Définition rappelée et illustrée par Laurence Rosier, Le Discours rapporté,...

2Il ne s’agit là nullement d’un parasitage : la correspondance était une activité de nature éminemment sociale. On y cultivait certes des liens affectifs, mais on entretenait aussi des réseaux2. Nous sommes à l’âge de la conversation3 : l’expression alors utilisée de « commerce épistolaire » rend l’esprit de ces pratiques, et elle se traduit par une très significative implication du discours rapporté. En effet, le genre épistolaire suscite l’émergence chargée d’enjeux d’un monde en commun, et son vecteur par excellence est le discours rapporté dans ses stratégies diverses, puisque le discours rapporté (désormais DR) se définit comme l’ensemble des modes de représentation, dans un discours, d’un autre acte d’énonciation4. Concrètement nous interrogerons donc les discours rapportés en contexte épistolaire.

  • 5 Voir Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard ...

  • 6 Voir Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod...

  • 7 La requalification des formes expressives est un point central de la stylis...

3Le terme lui-même de contexte épistolaire est opportunément couvrant : appliquée aux correspondances, la notion de genre est transversale, car la scène d’énonciation spécifique de la lettre, qui la qualifie comme un genre de discours, ou « genre premier » dans la terminologie de Bakhtine5, se trouve réinvestie en « scénographie »6, requalifiant7 un « genre second » qui prend à l’époque l’essor que l’on sait, le roman épistolaire. Or la traversée du réel au fictionnel, loin de compromettre la place du discours rapporté, la conserve totalement et se réapproprie ses principaux enjeux. C’est cette constante qui nous engage à l’analyser comme un élément de « pragmatique épistolaire ».

4De fait le discours rapporté est chevillé à la situation de communication de la lettre ; en contexte fictionnel, sa simulation doit préserver les traits caractéristiques du modèle – on voit mal comment une simulation abandonnerait les traits de son modèle ! Il faut donc revenir sur les paramètres décisifs : l’échange de lettres se présente comme une conversation in absentia. On y trouve réunies les déterminations d’un échange direct, et en même temps d’une interaction étirée dans le temps. Ce double conditionnement optimise la construction d’un ethos discursif, qui bien sûr va se régler en fonction du « sous-genre » concerné (lettre d’amour, lettre amicale, lettre d’affaires, lettre « ouverte », etc.), car la lettre est un genre englobant, ou si l’on veut un hypergenre.

  • 8 D’une part du fait que l’auto-dialogisme y trouve aussi sa place, et d’autr...

5Nous constaterons que la situation de communication, avec le côté conversationnel de la lettre, donne une visibilité de tout premier plan à la veine dialogique du discours, mise en lumière par Bakhtine et Volochinov, aujourd’hui notamment explorée par les études de Jacques Bres, Alexandra Nowakowska, Laurence Rosier, et croisée par celles de tous les énonciativistes : Geneviève Salvan, Alain Rabatel, moi-même… En l’occurrence, je dégagerai les implications naturellement attendues du dialogisme interlocutif, puis celles du dialogisme interdiscursif. Cette observation entend démontrer que la représentation d’une autre parole, qui n’est pas nécessairement une parole de l’autre8, sert la construction d’une image de soi et la stabilisation d’un rapport de places. Nous verrons enfin comment l’enjeu éthique du DR se déclare et se renforce en contexte fictionnel.

Le DR vecteur du dialogisme interlocutif

6Un cadre énonciatif constant, lié à la matérialité de la situation de communication, et la codification socio-culturelle du discours qui s’y tient, définissent un genre fondamental. Le discours épistolaire qui en est un, repose sur une étrange tension structurelle.

  • 9 Voir Anna Jaubert, Étude stylistique de la correspondance entre Henriette *...

7En effet, la lettre constitue un espace de parole monogéré, imputable à un seul locuteur — sauf dans certains cas à la marge, comme la lettre-pétition prise en charge par une liste de co-signataires. Et en même temps cet espace monogéré se veut un espace partagé : la lettre s’inscrit dans un échange réel ou supposé, elle s’affiche comme « une moitié de dialogue », au sein de ce qu’on appelle très pertinemment une « correspondance » ; je mets à part les lettres ouvertes, qui sont déjà des scénographies, dans un espace social qui sollicite des médias publics, et souvent des réponses autres que verbales. Mais c’est bien parce qu’il se déroule hors la vue et en différé9 que le dialogue épistolaire se prête à ce genre d’extensions, et même, on le verra, à une fictionnalisation. Peut-on d’ailleurs encore parler de dialogue, quand la principale de ses déterminations, l’alternance spontanée des tours de parole, disparaît ? Je parle d’« alternance spontanée », car ce critère dépasse l’opposition échange oral vs échange écrit ou échange in praesentia vs in absentia pour mettre en avant le poids de la codification ; quand les tours de paroles sont régulés par des conventions, on remarquera que le mot « dialogue » glisse vers un sens métaphorique : le dialogue social, le dialogue scientifique…

8Mais, comme souvent dans la caractérisation générique, les frontières sont poreuses : l’interaction in absentia peut lancer une passerelle vers l’interaction en face à face, prolonger une conversation antérieure, et surtout la reconfigurer à loisir, sans la pression des interventions réactives de l’autre qui, présent, peut toujours interrompre ou disqualifier par des signes paraverbaux (soupirs, mimiques, gestes désobligeants), un discours qu’il reçoit mal.

Une détermination plus dialogique que dialogale

9Il y a ainsi une liberté de développement pour l’épistolier, tenant au fait qu’en réalité la lettre répond à une détermination plus dialogique que dialogale.

  • 10 Les limites de rendement sont des observables très révélateurs dans l’anal...

10Les deux adjectifs, dialogique et dialogal, correspondent à des notions distinctes : dialogal qualifie une situation de communication de dialogue proprement dit, avec ses tours de parole dans la conversation, ou ses répliques au théâtre ; dialogique, lui, renvoie au dialogue sous-jacent de nos discours, nécessairement traversés par du dit antérieur : c’est le dialogisme interdiscursif ; ou tendus, soit par reprise soit par anticipation, vers le discours de l’allocutaire : il s’agit alors du dialogisme interlocutif. Or ces caractéristiques ne sont pas en opposition, au contraire. Le DR fait interférer le dialogal et le dialogique, en révélant le rôle d’ostenseur que le second peut jouer par rapport au premier. Ce rôle d’ostenseur se rattache à une problématique remarquable de l’épistolaire, lisible dans sa limite de rendement10, en l’occurrence quand le dialogisme interlocutif, exhibé de façon trop insistante par le DR, dévoile un défaut de fluidité du dialogue mis en scène.

11Ce phénomène met en lumière la contiguïté de la lettre et de la conversation, voire une possible continuité : la lettre prolonge les tours de parole, et souvent elle inclut l’écho d’échanges antérieurs qui peuvent avoir eu lieu en face à face. Au xviiisiècle, une correspondance amoureuse célèbre, celle de Julie de Lespinasse avec le Comte Guibert illustre assez le mimétisme conversationnel :

  • 11 C’est moi qui souligne.

  • 12 J. de Lespinasse, Lettres, éd. E. Asse 1809, Genève, Slatkine Reprints 199...

Votre mariage, en me faisant connaître votre âme, a repoussé et fermé la mienne à jamais. — Oh ! non, ne croyez point que je suive vos conseils, et que je prenne mes modèles dans les romans de madame Riccoboni : les femmes que la légèreté égare, peuvent en effet se conduire d’après ces maximes et des principes de roman. Elles se font illusion [...], elles ne connaissent que la galanterie, leur âme n’a pu atteindre à la hauteur de l’amour et de la passion ; et madame Riccoboni elle-même n’a pu s’y élever, même par l’imagination. Mon Dieu ! que je fus blessée de ce rapprochement que vous faisiez de mon malheur à cette situation de roman11 ! que vous me parûtes froid et peu délicat ! que je me trouvai supérieure à vous en me sentant capable d’une passion que vous ne pouviez pas même juger !12

  • 13 Cette correspondance de Mlle de Lespinasse couvre trois ans. L’édition de ...

  • 14 L’accès à quelques lettres de Guibert a corrigé une image exagérément néga...

Il faut savoir que Julie, qui avait commencé à envoyer des lettres à son amant parti en voyage, avait continué à lui écrire alors qu’il était de retour, et qu’elle pouvait le voir. Il y a même un déséquilibre important entre les lettres de la période de ce premier éloignement, et les lettres écrites après le retour de Guibert13. L’extrait cité montre que la lettre tente de jouer un rôle compensateur des frustrations attachées à la relation in praesentia, frustrations dues au défaut de transparence des âmes ; concrètement ici au fait que Guibert14 ne soit pas au diapason d’une passion dévastatrice, et que le mois précédent (1er juin 1775), il se soit marié. Le passage souligné par mes italiques est typiquement une intervention réactive, c’est le commentaire d’un propos antérieur de Guibert, mais il ne reproduit pas les termes exacts de la comparaison dont Julie se dit blessée. Dans cet exemple, le DR a pris la forme d’un résumé en substance, on peut même dire d’une allusion : c’est l’actualisation minimale du report de voix. Au-delà de ses stratégies canoniques, distinguées par des critères grammaticaux (Discours direct [DD]/Discours indirect [DI] ; Discours direct libre [DDL]/Discours indirect libre [DIL], le discours rapporté présente un continuum d’actualisations possibles de la voix autre, instrumentalisée dans toutes les reformulations et subjectivisations tendancieuses que l’on voudra.

  • 15 Julie de Lespinasse. Mourir d’amour, Paris, Ramsay, 1980.

12Quant au besoin de transparence des âmes, il explique que dans ce siècle de la sensibilité exaltée, la lettre devienne un support privilégié du discours amoureux, et n’ait pas besoin pour cela de voyager bien loin : Jean Lacouture et Marie-Christine d’Aragon15 citent l’exemple de ces amants qui, aussi incapables de se séparer que de renoncer à s’écrire, s’installaient dans une même pièce et s’envoyaient des billets par-dessus un paravent.

13En réalité, la lettre véhicule une « demande de reconnaissance de place », comme l’interaction in praesentia, et même mieux. C’est pourquoi aujourd’hui encore, alors que l’on s’écrit moins, la lettre reste une démarche-recours pour ceux qui, dans un moment délicat, tiennent à « s’expliquer », c’est-à-dire à corriger un malentendu ou une mauvaise image de soi, sans courir le risque d’être interrompus. Julie ne cesse de reprendre Guibert, au double sens du terme, pour toujours rebondir sur sa propre exigence amoureuse ; cette reprise est souvent marquée par des italiques, qui désormais sont ceux de Julie :

  • 16 Ibid., p. 9.

Les gens qui sont gouvernés par le besoin d’aimer ne vont jamais à Pétersbourg […] et ils ne disent point qu’ils rentreront dans leur âme pour y trouver ce qu’ils aiment ; ils croient ne l’avoir pas quitté...16

  • 17 Ibid., p. 23.

Mes lettres vous sont nécessaires, cela peut-il être vrai ? oui, puisque vous le dites.17

Le DI, et le transfert énonciatif s’estompent dans les reprises littérales en forme d’îlots textuels, comme le montrent les trois exemples suivants :

  • 18 Ibid., p. 25.

Je m’en rapporte au besoin que vous avez de recevoir de ces lettres dont la privation vous tourne la tête.18

Des citations choisies pour faire entendre à son amant sa réception passionnée et douloureuse :

  • 19 Ibid., p. 43.

[…] ne me dites point qu’on croira que nous nous écrivons pour faire de l’esprit, etc. Et que nous importe ce que les sots ou les méchants croiront.19

  • 20 Ibid., p. 176.

14Ah ! mon ami, vous avez prononcé des mots qui me font encore frissonner, qui navrent mon cœur : je vous ai glacé, il fallait vous combattre pour me voir. O Ciel ! pourquoi n’ai-je pas été anéantie avant que d’entendre des mots qui me donneraient le courage d’aller au-devant de la mort ?20

Ici, les propos de l’autre sont épinglés pour le reproche, non pour l’argumentation.

Un discours rapporté imaginaire, projetable et reprojeté

  • 21 Voir Anna Jaubert, Étude stylistique de la correspondance entre Henriette ...

15Mais quand la visée argumentative domine, l’interlocutivité en vient à développer un DR imaginaire, projetable et reprojeté. Significativement ce DR est alors introduit par un verbe performatif décalé à la 2e personne, qui du coup n’est plus un performatif, et qui correspond à une attitude propositionnelle à la 1e personne : Vous me direz que P, pour une concession en Je sais bien que P. Je rappelle que le verbe performatif est celui qui, à la première personne du présent de l’indicatif, constitue un énoncé auto-réalisant (« je rappelle que » en est un, comme « je vous promets… », « je vous félicite », etc.), leur énonciation fait coïncider le dire et le faire ; le verbe d’attitude propositionnelle, lui, introduit un jugement. J’ai analysé cette navette des valeurs illocutoires dans l’échange de lettres très tendu entre Henriette *** et J.-J. Rousseau. Henriette*** était une admiratrice inconnue qui avait plaidé, en vain auprès du philosophe misogyne, pour la légitimation d’une femme dans le monde des Lettres21.

  • 22 Jean-Jacques Rousseau, Correspondance complète, éd. R. A. Leigh, The Volta...

16Dans un dialogue, tout « je », on le sait, est un « tu/vous » en puissance, et réciproquement. La lettre, qui est un discours adressé, fonctionne à cet égard comme un dialogue, où le verbe d’attitude propositionnelle est l’image inversée, autrement dit le reflet, d’un performatif. Par le biais de l’anticipation, la performativité décalée à la 2e personne, équivaut à une attitude propositionnelle à la 1ère personne, et la même convertibilité joue dans l’autre sens : un verbe d’attitude propositionnelle à la 2e personne vaut pour un performatif sous-jacent. Cette convertibilité, caractérisée par le transfert croisé de la prise en charge du dictum, est une stratégie argumentative prégnante qui s’appuie sur un jeu de miroir entre production et réception dans la circulation des discours. Ici, c’est moi qui souligne les introducteurs symétriques : « Vous me direz peut-être, Monsieur, que les ouvrages ordinaires à mon sexe doivent suffire22 », peut ainsi se paraphraser en : « Je sais bien que les ouvrages ordinaires à mon sexe », le modalisateur « bien » transposant la modalisation initiale de P en « peut-être ». Quant au décalage temporel, il prend en compte le temps de la navette, le dire en différé, et figure une anticipation de la réponse ; en ce sens, il contient l’appel à une réciprocité qu’Henriette tentait de susciter : elle sait bien, parce qu’elle a lu Rousseau, et celui-ci dira peut-être, comme auparavant qu’il a dit. Cet avatar du DR comme discours reprojeté donne à l’argumentation un point de départ incontestable puisque déjà validé par l’allocutaire lui-même.

17Malgré le déploiement de cette stratégie, Rousseau est resté intransigeant, il a dénoncé le projet d’Henriette :

  • 23 Lettre 3256, ibid., t. XX, p. 19.

Toutes vos misères viennent et viendront de vous être affichée. Par cette manière de chercher le bonheur il est impossible qu’on le trouve car il est impossible d’obtenir jamais dans l’opinion des autres la place qu’on y prétend.23

  • 24 Lettre 3493, ibid., t. XXI, p. 124.

  • 25 Ibid., p. 123.

dans sa réponse, Henriette conteste le terme accusateur « affichée », l’argumentation se durcit, et le performatif décalé est une façon de faire endosser à l’autre sa propre dénégation : « vous conviendrez que ce n’est pas là s’afficher24 ». Quant au transfert inverse (« Si vous voulez bien faire attention que ce n’est point comme vous le croyez parce que je vous parlais de moi ; c’est parce que je vous parlais à vous25 »), il correspond au performatif sous-jacent : « J’attire votre attention (ou je me permets d’attirer votre attention) sur le fait que ce n’est point comme vous le croyez [...] ».

18La mise en perspective de l’énonciation encadre ainsi les contenus rapportés et les inscrit dans un acte de langage. Cette mise en perspective qui souligne la valeur illocutoire du DR s’intensifie dans la deuxième lettre (lettre 3493), en s’engouffrant dans une faille du discours réticent de son interlocuteur. Rousseau avait vaguement évoqué un projet à l’intention de sa correspondante, pour aussitôt l’enterrer, mais Henriette insiste :

  • 26 Ibid., p. 122.

Je regarde comme une permission de vous en demander l’explication, l’expression dont vous vous servez pour le supprimer, n’allons donc pas plus loin quant à présent [le soulignement du DR est d’Henriette, il apparaît dans le manuscrit].26

Le DR, omniprésent, étaye l’argumentation pied à pied.

19On mesure à quel point l’écho des mots est instrumentalisé, mais l’effet perlocutoire, entendons par là ce qu’il advient à réception, n’est pas toujours celui que l’on espère. La meilleure argumentation, on le sait, est celle qui s’appuie sur un consensus. C’est pourquoi la demande de reconnaissance de place que délivre l’interaction, dessine un monde en commun, un rôle dévolu à l’interdiscours.

Le DR vecteur d’un interdiscours

  • 27 Ibid., p. 124.

20Un interdiscours parfois diffus, mais généralement identifiable, imprègne les échanges épistolaires, il accompagne les marques de l’interlocutivité que nous venons d’observer ; partons de cet exemple : « Vous le savez, Monsieur, si on trouve beaucoup de ces caractères...27 ». Il se présente comme l’anticipation de : « Je vous rappelle, Monsieur, que l’on ne trouve pas beaucoup de ces caractères [...] ».

Un monde en commun

  • 28 Lettre 3192, ibid., t. XIX, p. 241.

21Ici affleure un monde en commun, car l’intérêt du contenu propositionnel s’impose davantage que le fonctionnement de l’introducteur. La rareté évoquée par Henriette est celle, je cite le cotexte immédiat, des « cœurs bons et honnêtes », de la sensibilité et de la délicatesse ; ce savoir est en fait une opinion prêtée à l’allocutaire, et une façon de préempter son acquiescement en affichant une convergence de jugement et de valeurs morales. La réactivation d’un savoir par un constatif sous-tendu d’un performatif (« vous savez » = je vous rappelle) signifie que les opinions se forment dans la circulation des discours, et que dès lors elles défient l’assignation d’une source individualisée, ou d’une antériorité. Considérant cette porosité et cette diffusion des discours rapportés, des spécialistes comme L. Rosier, S. Marnette et J.M. Lopez, ont fondé un groupe justement baptisé Ci-dit (acronyme de Circulation des DIscours). L’allusion à la rareté des belles âmes vérifie cette porosité en débordant largement de l’intertexte rousseauiste. Nous sommes au siècle de la sensibilité proclamée, et de l’élitisme moral. Ce débordement est un argument éthique. Si le dialogisme est le pain quotidien de nos discours, ses références servent des enjeux : les échos interdiscursifs dessinent un monde en commun, un acte de partage fondateur où se finalise la demande de reconnaissance des places. Ce monde en commun est souligné par l’emploi récurrent du démonstratif (« ces caractères » ou « ces femmes savantes »). Henriette connaît son Rousseau par cœur, elle sait son préjugé à l’égard des femmes savantes, alors tout en revendiquant un droit à l’activité intellectuelle, elle se défend d’en être une, dès sa première lettre : « Soyez cependant assuré, Monsieur, que je ne suis point une de ces femmes savantes [...]28 »

22On a même pu lire dans la signature Henriette un pseudonyme qui renverrait à l’anti-femme savante de Molière, pratiquant le clin d’œil d’une référence culturelle. Ce n’est pas sûr, mais ce qui l’est en revanche c’est que la caution d’un monde en commun permet à l’épistolière de relativiser les exigences rousseauistes en matière de mœurs, en les subordonnant à une exigence morale surplombante.

  • 29 La Parole intermédiaire, Paris, Éd. du Seuil, 1978.

23En résumé, dans l’échange épistolaire le DR croise les fils de l’interlocutivité et de l’interdiscursivité, densifiant la présence du discours de l’autre, et motivant sa représentation par un enjeu éthique. La construction d’une image de soi est complémentaire de celle du destinataire. C’est le rapport de place Qui je suis pour toi /Qui tu es pour moi, ou plus exactement Qui je veux être pour toi / Qui je veux que tu sois pour moi, naguère théorisé par François Flahault29. Cette solidarité est rebrodée de manière éloquente dans la mise en perspective réversible des énoncés analysée en 1.2. Mais l’implication de l’interdiscours montre que ce n’est pas dans un tête-à-tête autarcique que de telles images se valident, mais bien sous les yeux d’une société, et à l’ombre des valeurs qu’elle promeut.

La dérive de la lettre

24Il faut noter que même des lettres d’amour, comme celles de Julie de Lespinasse, laissent apparaître un environnement social. Là encore le témoignage du DR est éclairant :

  • 30 Le Connétable de Bourbon, tragédie en 5 actes écrite par Guibert en 1775.

  • 31 J. de Lespinasse, Lettres, op. cit., p. 24.

Je dois vous dire que l’autre jour, chez la comtesse de Boufflers, on parla beaucoup de vous et du Connétable30 ; la jeune de Boufflers me dit qu’elle vous croyait fort amoureux ; que cela lui avait fait regarder avec attention madame de ***. Il y avait là un homme qui assura que vous ne l’étiez plus que vous l’aviez aimée, que cela était usé, et qu’il croyait que vous ne seriez jamais longtemps heureux ou malheureux par la même femme […].31

  • 32 Ibid., p. 23-24. C’est moi qui souligne.

Je suis ravie […] que vous ayez été content du roi de Prusse. Ce que vous dites sur cette vapeur magique qui l’environnait, est si charmant, si noble, si juste, que je n’ai jamais pu m’en taire : je l’ai lu à tous ceux qui méritaient de l’entendre. Madame Geoffrin a voulu que je lui en donnasse une copie.32

  • 33 Voir le succès des lettres de Voiture dans le salon pionnier de la marquis...

  • 34 Ms Buffenoir, Paris, Leclerc, 1902.

  • 35 Christiane Mervaud, Voltaire et Frédéric II : une dramaturgie des lumières...

  • 36 Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, M. i., 14, éd. Moland, s. d.

On a ici une trace explicite de cette dérive des correspondances à l’époque, annoncée d’entrée de jeu, et de leur migration courante de la sphère privée vers la sphère publique. Les lettres circulent dans les salons, elles entretiennent les liens d’amitié avec les absents, répercutent leurs anecdotes, leurs traits d’esprit33 ; elles font vivre la sociabilité pour le meilleur, mais aussi avec des risques (voir infra). Cette diffusion de la lettre ne manquait pas d’être anticipée. Un ethos de modestie n’avait pas empêché l’obscure Henriette de recopier ses lettres et les réponses de Rousseau dans l’intention de les publier34, et que dire de la correspondance entre Frédéric II de Prusse et Voltaire, érigé, comme l’a bien montré Christiane Mervaud, en dramaturgie des Lumières35 ? Malgré les vicissitudes de leur relation, après les brouilles et les déceptions de la rencontre directe, Frédéric et Voltaire, tout en sachant qu’ils ne se verraient plus, ont continué à s’écrire pendant plus de 20 ans. C’est que l’interaction in absentia se prête mieux que l’échange immédiat à la reconnaissance des places, voire à leur idéalisation. La dérive de la lettre instaure un jeu de rôles sur une scène imaginaire où chacun valide pour l’autre une image gratifiante ; nos épistoliers s’abreuvaient mutuellement de titres métaphoriques renvoyés en miroir de lettre en lettre : « Il me traitait d’homme divin, je le traitais de Salomon. Les épithètes ne nous coûtaient rien36. »

  • 37 Raymond Trousson, Socrate devant Voltaire, Diderot et Rousseau, Paris, Min...

  • 38 Voltaire, Correspondance, éd. Th. Besterman, Genève, Institut et Musée Vol...

25Salomon du Nord pour Frédéric, Apollon pour Voltaire, sont relayés par une série d’autres noms prestigieux de l’histoire antique et, dans une moindre mesure, contemporaine (Homère, Horace, Orphée, Virgile, Newton… honorent l’homme de lettres ; Achille, Alcibiade, Alexandre, Auguste… gratifient le prince). Avec ces noms, les correspondants nourrissaient une mythologie inscrite dans l’air du temps : entre philosophes, rappelle R. Trousson 1967, on se donnait du Socrate37, et l’inflation des références culturelles (on croit voir défiler une bibliothèque) fonctionne comme un signe de reconnaissance : c’est l’héritage commun d’une élite. Placés l’un et l’autre sous les feux de la rampe, le souverain et l’homme de lettres ont tenu à peaufiner leur ethos en fonction de cet horizon d’attente éminemment social. De leur vivant, ils avaient préparé la publication de leurs lettres, triant et corrigeant celles qui seraient imprimées, Voltaire se les représentait même comme « de bien singuliers mémoires pour servir un jour à l’histoire du siècle38 ».

26L’interdiscours prégnant est le filigrane d’une monnaie d’échange accréditée pour cette réception publique additionnelle, promue en l’occurrence, et comme au théâtre, réception principale (en vertu du fameux trope communicationnel). En tant que marque de l’interdiscursivité, le DR met en relief cette option pragmatique.

  • 39 Ibid ., t. IV, p. 28-29.

27Allant à la rencontre d’un « philosophe », Frédéric, encore prince héritier du royaume de Prusse, s’est présenté comme un admirateur et un connaisseur qui s’inclut dans la bonne compagnie de ceux qui savent juger des ouvrages de l’esprit : « votre Henriade me charme, et triomphe heureusement de la critique peu judicieuse que l’on a faite d’elle39 ».

  • 40 Mais précisément encadré par des conventions, le discours encomiastique ne...

28Il faut dire que depuis longtemps, il cultivait cette réputation (à 16 ans déjà, il avait signé un billet destiné à sa sœur, « Fédéric le filosofe »). Ici, il sollicite le lieu commun du combat des Lumières contre la malveillance et l’obscurantisme, rappelant d’ailleurs qu’il a volé au secours d’un autre philosophe, Wolf, injustement opprimé. L’ethos discursif est tributaire d’un ethos préalable ; il l’est aussi des codes en vigueur, où le thème de la distinction figure en bonne place. Frédéric le développe généreusement40 en se référant à la Querelle des Anciens et des Modernes, fraîche dans les esprits, et qui d’ailleurs a eu des prolongements pendant tout le XVIIIe siècle :

  • 41 Voltaire, Correspondance, op. cit., t. IV, p. 28.

Les grands hommes modernes vous auront un jour l’obligation, et à vous uniquement en cas que la dispute à qui d’eux ou des anciens la préférence est due, vienne à renaître, que vous ferez pencher la balance de leur côté.41 

  • 42 Ibid ., t. V, p. 141.

L’échange épistolaire est supposé renforcer les liens : très vite l’Altesse royale revendique le titre d’« ami » : « Mon cher ami, ce titre vous est dû, et par votre rare mérite, et par la sincérité avec laquelle vous me faites apercevoir mes fautes42 ».

29Ce titre, bien évidemment Voltaire ne pouvait le lui retourner, mais comment présenter un refus de réciprocité sans tomber dans la rebuffade ? Le DR se fait ici appel à témoignage pour souligner la dissymétrie de leur relation, tout en l’élevant sub specie aeternitatis :

  • 43 Ibid ., t. V, p. 186.

Vous m’avez donné un grand titre. Je ne pourrai jamais le mériter quoique mon cœur fasse tout ce qu’il faut pour cela. Un homme que le fameux chevalier Sydney avait aimé, ordonna qu’après sa mort on mît sur sa tombe, au lieu de son nom, ci-gît l’ami de Sydney. Ma tombe ne pourra jamais avoir un tel honneur. Il n’y a pas moyen d’oser se dire l’ami de…43 

Idéalisation et fictionnalisation servent visiblement la même cause. Les allusions choisies, tout comme les titres métaphoriques, contextualisaient la relation engagée sur un fond d’affinités électives ; le DR recontextualise cette relation. Manifestement la sollicitation de l’interdiscours est tendue vers la construction d’une image de soi, et singulièrement de soi comme personnage. La dérive sociale de la lettre contient en germe sa dérive littérarisante.

L’ethos de l’épistolier entre réalité et fiction. Ce que citer peut faire

30Le DR, comme toute citation, et au-delà comme toute référence, est une représentation sélective, un découpage pragmatiquement orienté d’un monde que l’on partage. Dans l’échange épistolaire cette orientation intéresse au premier chef l’ethos discursif, on vient de le voir : les mots de l’autre pour une image de soi. L’arrière-pensée plus ou moins avouée d’une diffusion publique accentue cet enjeu. La dérive littérarisante de la lettre est alors doublement inscrite dans sa situation de communication, d’une part parce qu’elle est partie prenante d’une vie sociale qui génère des rôles et des postures, et d’autre part, comme on l’a dit, parce que l’interaction in absentia, partiellement soustraite à la pression de l’échange en temps réel, facilite l’idéalisation. Aux motivations avouées de la vraie vie (demandes de conseils, d’envois de livres, ou simplement démarche affective) s’ajoute une motivation esthétique implicite : la démonstration d’un bien écrire. Rousseau qui connaissait le prix du naturel, avait impitoyablement explicité cette motivation en un DR imaginaire prêté à Henriette :

  • 44 Jean-Jacques Rousseau, Correspondance complète, op. cit., L. 3256, t. XX, ...

Sur chacune de vos lignes je vois ces mots écrits en gros caractères : voyons si vous aurez le front de condamner à ne plus penser ni lire quelqu’un qui pense et écrit ainsi.44

  • 45 Le souverain attendait du philosophe qu’il corrige et améliore son express...

  • 46 Anna Jaubert, « Littérarité, style et décalage pragmatique », art. cit., p...

  • 47 Voir Delphine Denis et Anna Jaubert, « Des procédures de fictionnalisation...

31Les lettres pouvaient aussi contenir des poèmes, c’était le cas pour celles de Frédéric et de Voltaire45. L’espace de la correspondance est donc particulièrement littérarisable. À mon sens cette littérarisation crée un début de décalage pragmatique46 qui amortit l’opposition entre correspondance réelle et correspondance fictionnelle. Significativement, les procédures de fictionnalisation47 se font discrètes sur le terrain de l’épistolaire. Sans doute parce que la transposition fictionnelle du genre ne mobilise guère de marques distinctives, si bien d’ailleurs que l’illusion a pu être entretenue autour des Lettres portugaises de Guilleragues, présentées à leur parution en 1669 comme des lettres authentiques simplement traduites par Guilleragues. L’absence de marque est encore une marque, le DR dont se soutient largement le dialogisme de la lettre, se retrouve semblable à lui-même et servant les mêmes enjeux, représentés et donc finalement accentués, en contexte fictionnel. Un rapide coup d’œil sur Les Liaisons dangereuses de Laclos va nous en convaincre.

32Pour les deux protagonistes de ce roman, la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont, le DR devient un indice de réflexivité et d’absolue maîtrise du discours, dont l’un et l’autre s’enorgueillissent comme du signe de leur supériorité. Les soulignements sont dans le texte. Prélever du discours d’autrui pour le retourner contre l’énonciateur premier est une stratégie ordinaire de persiflage :

  • 48 Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Œuvres complètes, éd...

Me boudez-vous, Vicomte ? ou bien êtes-vous mort ? Ou, ce qui y ressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre présidente ? Cette femme, qui vous a rendu les illusions de la jeunesse, vous en rendra bientôt les ridicules préjugés […] Vous renoncez à vos heureuses témérités ! Vous voilà donc vous conduisant sans principes […]. Il faut qu’elle se donne, me dites-vous : eh ! sans doute, il le faut ; aussi se donnera-t-elle comme les autres, avec cette différence que ce sera de mauvaise grâce.48

  • 49 Ibid., p. 22-23.

Les expressions utilisées par Valmont dans une lettre précédente (L. VI) lui sont resservies littéralement par Merteuil, mais dépertinentisées, et donc ridicules. Mais Valmont lui aussi s’entend à manier ce procédé, raillant un emploi malheureux des mots rapportés (le texte établi par L. Versini distingue les guillemets du DR et les italiques de la reprise distancée) : « Ma tante cependant s’y trompa comme vous, et se mit à dire : “l’enfant a eu peur” ; mais la charmante candeur de l’enfant ne lui permit pas le mensonge », ou d’une énonciation qui n’est que trop (et involontairement !) pertinente : « Elle est loin de penser qu’en plaidant, pour parler comme elle, pour toutes les infortunées que j’ai perdues, elle parle d’avance dans sa propre cause49 ».

  • 50 Ibid., p. 123.

33À l’inverse le discours rapporté peut aussi valoriser le discours porteur, mais alors il verse dans l’auto-citation. Les roués se donnent mutuellement des gages de cynisme en rapportant leurs propres mises en scène et discours hypocrites : « […] je citais des regards, des propos, dont ma vertu et mon amitié s’alarmaient50 »

  • 51 Voir A. Cron et C. Lignereux (dir.), « Le langage des larmes aux siècles c...

  • 52 Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, op. cit., p. 189.

Mais voulant frapper un coup décisif, j’appelai les larmes à mon secours [au xviiie siècle, il y a tout un interdiscours sur le pouvoir des larmes51 !]. Ce fut exactement le Zaïre, vous pleurez […]. Ce coup de théâtre passé, nous revînmes aux arrangements […].52

Merteuil ne voulait sans doute pas être de reste face à un Valmont qui, précédemment, et avec la même visée provocatrice, avait détourné des mots de leur registre initial émouvant :

  • 53 Ibid., p. 142.

Tout s’exécuta comme nous en étions convenus ; et elle arriva chez moi vers une heure du matin
… dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
Comme je n’ai point de vanité, je ne m’arrête pas aux détails de la nuit […].53

Mais l’argument central des Liaisons dangereuses consiste à dévoiler un autre pouvoir, plus redoutable, du DR. Car ce dernier ne se contente pas de railler, il peut détruire l’énonciateur initial. Le rapporteur cible alors un discours compromettant qu’il a lui-même suscité :

  • 54 Ibid., p. 43-44.

Aussitôt que vous aurez eu votre belle Dévote, que vous pourrez m’en fournir une preuve, venez, et je suis à vous. Mais vous n’ignorez pas que dans les affaires importantes on ne reçoit des preuves que par écrit […] Venez donc, venez au plus tôt m’apporter le gage de votre triomphe : semblable à nos preux chevaliers […] Sérieusement, je suis curieuse de savoir ce que peut écrire une Prude après un tel moment, et quel voile elle met sur ses discours, après n’en avoir plus laissé sur sa personne.54

  • 55 Ibid., p. 145.

On reconnaît ici le risque social signalé tout à l’heure, attaché à la circulation prévisible de la lettre dans la sphère d’une micro-société où se font et se défont les réputations. Au-delà du divertissement escompté, la Marquise compte bien avoir barre sur sa rivale, en l’occurrence Mme de Tourvel. Tout à l’inverse, le discours calculé de Valmont, parce qu’il est calculé, n’a rien à craindre d’un colportage qu’il assume allègrement : « Si vous trouvez cette histoire plaisante, je ne vous en demande pas le secret. À présent que je m’en suis amusé, il est juste que le Public ait son tour55 ».

Conclusion

34Que conclure de ces observations ? Les déterminations d’un genre de discours se tiennent : elles sont conditionnées par une situation de communication réelle ou transposée dans un cadre fictionnel, mais cette transposition, loin de les effacer, les remotive au contraire. Il en va ainsi du discours rapporté en contexte épistolaire : signe organique de la circulation des discours il est au cœur d’une interaction in absentia où se cultive l’ethos des épistoliers, un ethos qui ne manque pas d’être surdéterminé par la littérarisation de la lettre, et par la substitution aux actants de chair et d’os, de personnages chargés d’animer une intrigue.

Notes

1 « Classique » serait ici restrictif : comme Cécile Lignereux l’a rappelé dans sa thèse (2009), le terme est souvent venu qualifier des œuvres a posteriori et de façon abusive.

2 Ce besoin social a trouvé aujourd’hui un support multiplicateur avec les médias numériques.

3 Voir Benedetta Craveri, qui, dans L’Âge de la Conversation, Paris, Gallimard, 2002 [La Civiltà della convesazione, Milan, Adelphi Edizioni, 2001], a regroupé sous ce titre le tableau des différents salons qui ont marqué la sociabilité mondaine des xviie et xviiie siècles.

4 Définition rappelée et illustrée par Laurence Rosier, Le Discours rapporté, histoire, théories, pratiques, Paris-Bruxelles, De Boeck & Larcier s.a., éd. Duculot, coll. « Champs linguistiques », n° 13, 1999.

5 Voir Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard 1984

6 Voir Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod 1993

7 La requalification des formes expressives est un point central de la stylisation du discours. Voir Anna Jaubert, « Littérarité, style, et décalage pragmatique », dans C. Badiou-Monferran (dir.), La Littérarité des belles, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 225-239.

8 D’une part du fait que l’auto-dialogisme y trouve aussi sa place, et d’autre part en raison parfois de l’impossibilité d’assigner à la parole traversante une source individualisable (voir infra).

9 Voir Anna Jaubert, Étude stylistique de la correspondance entre Henriette *** et J.-J. Rousseau. La subjectivité dans le discours, Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1987, et « Dialogisme et interaction épistolaire », dans Jacques Bres et al. (dir.), Dialogisme et polyphonie : approches linguistiques, Bruxelles, Duculot, 2005, p. 215-230.

10 Les limites de rendement sont des observables très révélateurs dans l’analyse stylistique. Voir Anna Jaubert, Étude stylistique de la correspondance entre Henriette *** et J.-J. Rousseau, op. cit.

11 C’est moi qui souligne.

12 J. de Lespinasse, Lettres, éd. E. Asse 1809, Genève, Slatkine Reprints 1994, p. 207-208.

13 Cette correspondance de Mlle de Lespinasse couvre trois ans. L’édition de 1925 chez Garnier-Frères, comme l’édition originale de 1809 (citée à la note précédente), rassemble pour les lettres seules de J. de Lespinasse, 18 envoyées au cours du voyage de Guibert contre 162 écrites par la suite et jusqu’à la mort de l’épistolière en 1776.

14 L’accès à quelques lettres de Guibert a corrigé une image exagérément négative, voir C. Vogel, « Une correspondance entre réalité et fiction. Les lettres amoureuses de Julie de Lespinasse », Poétique, n° 137, Paris, Éd. du Seuil, 2004, p. 87-98.

15 Julie de Lespinasse. Mourir d’amour, Paris, Ramsay, 1980.

16 Ibid., p. 9.

17 Ibid., p. 23.

18 Ibid., p. 25.

19 Ibid., p. 43.

20 Ibid., p. 176.

21 Voir Anna Jaubert, Étude stylistique de la correspondance entre Henriette *** et J.-J. Rousseau, op. cit.

22 Jean-Jacques Rousseau, Correspondance complète, éd. R. A. Leigh, The Voltaire Foundation, Oxford, 1973-1975, Lettre 3192, t. XIX, p. 241.

23 Lettre 3256, ibid., t. XX, p. 19.

24 Lettre 3493, ibid., t. XXI, p. 124.

25 Ibid., p. 123.

26 Ibid., p. 122.

27 Ibid., p. 124.

28 Lettre 3192, ibid., t. XIX, p. 241.

29 La Parole intermédiaire, Paris, Éd. du Seuil, 1978.

30 Le Connétable de Bourbon, tragédie en 5 actes écrite par Guibert en 1775.

31 J. de Lespinasse, Lettres, op. cit., p. 24.

32 Ibid., p. 23-24. C’est moi qui souligne.

33 Voir le succès des lettres de Voiture dans le salon pionnier de la marquise de Rambouillet.

34 Ms Buffenoir, Paris, Leclerc, 1902.

35 Christiane Mervaud, Voltaire et Frédéric II : une dramaturgie des lumières, 1736-1778, Oxford, The Voltaire Foundation, 1985.

36 Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, M. i., 14, éd. Moland, s. d.

37 Raymond Trousson, Socrate devant Voltaire, Diderot et Rousseau, Paris, Minard, 1967, p. 67.

38 Voltaire, Correspondance, éd. Th. Besterman, Genève, Institut et Musée Voltaire, 1969-1971, Oxford, The Voltaire Foundation, 1971-1977, lettre du 22 déc. 1741, t. VIII, p. 150.

39 Ibid ., t. IV, p. 28-29.

40 Mais précisément encadré par des conventions, le discours encomiastique ne doit pas être interprété selon notre sensibilité actuelle comme une flatterie outrancière.

41 Voltaire, Correspondance, op. cit., t. IV, p. 28.

42 Ibid ., t. V, p. 141.

43 Ibid ., t. V, p. 186.

44 Jean-Jacques Rousseau, Correspondance complète, op. cit., L. 3256, t. XX, p. 18.

45 Le souverain attendait du philosophe qu’il corrige et améliore son expression.

46 Anna Jaubert, « Littérarité, style et décalage pragmatique », art. cit., p. 225-239.

47 Voir Delphine Denis et Anna Jaubert, « Des procédures de fictionnalisation », Le Français moderne, tome LXXIII, 2005/1.

48 Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Œuvres complètes, éd. Laurent Versini, Paris, Gallimard, coll. » Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 27-28.

49 Ibid., p. 22-23.

50 Ibid., p. 123.

51 Voir A. Cron et C. Lignereux (dir.), « Le langage des larmes aux siècles classiques », Littératures classiques, 2007/1, n° 62.

52 Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, op. cit., p. 189.

53 Ibid., p. 142.

54 Ibid., p. 43-44.

55 Ibid., p. 145.

Bibliographie

 
Sources
 

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Pour citer ce document

Anna Jaubert, «Du discours de l’Autre pour une image de soi, ou le discours rapporté dans une pragmatique épistolaire», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Les discours rapportés en contexte épistolaire (XVIe-XVIIIe siècles), Conclusion : Le discours rapporté, facteur de littérarisation de la lettre ?, mis à jour le : 06/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/583-du-discours-de-l-autre-pour-une-image-de-soi-ou-le-discours-rapporte-dans-une-pragmatique-epistolaire.

Quelques mots à propos de :  Anna  Jaubert

BCL (Bases, Corpus, Langage), UMR 7320-CNRS - Université Côte d’Azur