Dossier Acta Litt&Arts : Relire Villon : Lais, Testament, Poésies diverses

Camille Brouzes

Les « Regrets » de Villon ou la vieillesse impertinente

Texte intégral

  • 1 Le terme est consacré depuis la dichotomie établie par Italo Siciliano, dés...

  • 2 Voir la note de l’édition de Jean-Claude Mühlethaler, Lais, Testament, Poés...

  • 3 Cf. Y. Lepage, « Villon et ses masques », dans Villon hier et à jamais. Deu...

1Dans la construction de la légende villonienne et les malentendus qu’elle a su engendrer, certains vers tiennent un rôle de premier plan. Au sein du passage du Testament qu’on nomme les « Regrets1 », l’autoportrait du poète en vieil homme repentant constitue le parfait exemple du morceau de choix trop longtemps isolé du contexte qui l’explique. La confusion entretenue par Villon quant au sens de ces vers dispose de solides antécédents. Déjà Clément Marot s’enthousiasmait de leur portée didactique : « Notez, jeunes gens2 ! », écrivait-il en marge des prétendus aveux de Villon, adepte honteux de l’école buissonnière. Passage obligé des anthologies scolaires, les vers ont été lus par des générations d’élèves prêts à recevoir la leçon du poète mauvais garçon. Un tel succès doit beaucoup à l’émotion intacte que l’on croit déceler dans ces plaintes : l’extrait conforte à première vue la conception d’un Villon préromantique, déplorant la fuite du temps et se reprochant les erreurs de sa jeunesse. Je me propose de revenir sur ces vers célèbres : il s’agira plus particulièrement de commenter les huitains XXII à XXVII, ainsi que leur mise en place par les huitains XIV et XV. Tout en s’appuyant sur une analyse de la progression de l’extrait et sur les lectures critiques déjà existantes, on replacera les « Regrets » dans l’intention parodique du Testament et dans le contexte d’appréciation plus général de la poésie du Moyen Âge finissant. Ce faisant, on montrera que la vieillesse alléguée entre dans le large répertoire des masques du poète3 et que, loin d’avoir pour fonction unique de nourrir un lyrisme de la perte, elle est choisie pour les avantages qu’elle comporte : elle engage des bénéfices quant à la démarche de confession avancée au huitain XIV et fonctionne comme le marqueur d’une poétique que Villon s’attache à détourner.

Des privilèges du vieillir

  • 4 T. Hunt, Villon’s Last Will. Language and Authority in the “Testament”, Oxf...

  • 5 Voir par exemple ce refrain d’un chant royal d’Eustache Deschamps : « Mors,...

  • 6 Pour J. T. E. Thomas, cette « parenthèse généralisante » permet surtout de ...

  • 7 Le concept naît des réflexions de Jankélévitch : « [l]’ironie, au lieu de s...

2La tendance à isoler ces vers comme un morceau de bravoure, à les concevoir comme un grand moment d’expression d’une individualité lyrique empêche de penser la fonction de ces lamentations sur le temps qui passe dans le raisonnement tortueux de Villon. Pour comprendre ce qui sert de point de départ aux regrets de la jeunesse, il faut porter attention au huitain XIV. Précédemment, Villon se réjouissait de la bonne faveur accordée par Dieu, qui lui avait fait la grâce d’atteindre une ville alors qu’il errait sur les chemins au sortir de la prison de Meung. C’est de cette réflexion sur la clémence divine que naît la pensée des péchés, aux vers 103-104. Dès lors, la strophe XIV est pour le poète l’occasion de se représenter en bon chrétien, parfaitement conscient de ses fautes : il n’est pas celui que Dieu « het », car il persévère dans le vice. Villon se connaît lui-même : « Je suis pecheur, je le sçay bien » (T, v. 105). Il faut retenir cette connaissance affirmée, appuyée par l’adverbe, qui vaut dénégation et que Tony Hunt identifie comme la figure rhétorique de confessio4 : on la retrouvera dans les vers à venir. Le huitain est une louange à la commisération divine qui réemploie un jeu homonymique parfaitement éculé autour du terme « mort ». Caractéristique des discours sur le trépas5, un tel jeu vaut annonce pour le lecteur médiéval de Villon, il classe les vers qui vont suivre comme un discours de memento mori, un propos didactique. De fait, Villon paraît céder à certains traits attendus de la poésie édifiante, notamment le passage du singulier au collectif : il n’est pas seul concerné par le pardon divin, tout chrétien l’est (« Et tout autre que pechié mort6 », T., v. 108). Sans doute ces vers impliquent-ils le « conformisme ironique » que Pierre Demarolle voit régulièrement à l’œuvre dans le texte de Villon7. Néanmoins la conclusion que Villon tire de cette strophe s’éloigne nettement du discours traditionnel de memento mori : il ne s’agit pas d’enjoindre à la pensée inquiète du salut ou de la mort, qui ferait prendre conscience au lecteur de toute l’urgence de sa situation et de la « conversion » nécessaire, c’est-à-dire de l’adoption d’une vie plus conforme aux principes chrétiens. Villon sait qu’il doit se « convertir », à la nuance près que le pardon lui est déjà quasi accordé : « Se conscience me remort, / Par sa grace pardon m’acorde » (T., v. 111-112). Le poète épouse les codes d’écriture qui régissent les testaments médiévaux et font de la repentance et du regard rétrospectif un passage obligé : le mourant doit se confesser avant de tester. Mais l’équivalence posée est trop limpide, elle a l’immédiateté d’un mécanisme dans lequel le poète se contente d’ailleurs d’un rôle fort inactif, commodément placé en position d’objet (« me remort », « m’acorde »). Nulle crainte et peu d’enjeux, donc, dans ces vers qui affirment une confiance inébranlable en la clémence divine, même pour ceux qui ont atteint le dernier stade du péché.

  • 8 Voir le commentaire de Rychner et Henry sur ces vers : « [l]e h. XV dévelop...

  • 9 Les citations erronées constituent pour Nancy Freeman Regalado « a key elem...

  • 10 Je résume les observations de l’article de Nancy Freeman Regalado, ibid., ...

3Le huitain XV marque le franchissement d’une étape vers ce qu’il faut bien nommer l’extorsion du pardon. En effet, s’il était encore question, en XIV, d’accorder la grâce en échange des remords de la conscience, nul effort du sujet lyrique n’est plus nécessaire dans cette nouvelle strophe, on « doit » naturellement excuser un homme arrivé « en viellesse8 ». Jean-Claude Mühlethaler souligne dans son édition la torsion que fait subir Villon, comme à toutes les autorités qu’il cite, à la référence au Roman de la Rose : Villon emprunte en vérité ces vers au Testament attribué à Jean de Meun. Dans l’article auquel la note renvoie, Nancy Freeman Regalado défend que ce détournement n’est pas le seul fait d’une étourderie, il appliquerait à la parole poétique du Testament le signe de la folie9. Plus encore, en prétendant confondre deux textes bien connus du lectorat médiéval, Villon marquerait volontairement un écart par rapport au sérieux du Testament de Jean de Meun, poème didactique enjoignant à la pensée du salut. Le poète ne se contente pas de modifier la source de la citation, il la réécrit en escamotant la mention de Dieu – Nancy Freeman Regalado rappelle les termes du vers original, « Bien doit estre escusez jeune cuer en jeunesce / Quant Diex li donne grace d’estre viel en viellesce » – et en altère profondément l’esprit en oblitérant la suite immédiate du texte, qui dit la possibilité admirable d’une jeunesse vertueuse : « Mais moult est granz vertus et tres haute noblesce / Quant cuer en jeune aage a meürté s’adresse10 ». Loin de prétendre à l’irresponsabilité excusable des jeunes, Le Testament de Jean de Meun prescrit à tout âge un comportement conforme aux principes chrétiens, car la mort frappe à chacune des périodes de la vie : l’exact contraire du pardon de principe allégué par Villon. Le poète organise pourtant le huitain pour mettre nettement en valeur l’infinitif « Excuser », complément qui se fait longuement attendre et qu’il place en rejet marqué au vers 118. Le pardon qu’il faut accorder forme le point d’orgue de cette longue phrase, qui s’achève sur un commentaire du testateur : « helas, il dit voir ». Une note de Jean-Claude Mühlethaler remarque le statut ambigu de l’interjection « helas », dont on ne comprend pas exactement ce qu’elle déplore : est-ce, comme il le pense, une anticipation de la réticence de certains à reconnaître le bien-fondé de cette maxime ? Ou l’interjection introduit-elle déjà une lamentation sur la vieillesse si tôt survenue ? Je lirais pour ma part la conclusion de cette phrase comme l’expression ironique d’une plainte un peu trop appuyée pour qu’on puisse lui donner crédit. Pourquoi, en effet, Villon se plaindrait-il d’une absolution qui lui serait due avec l’âge ? Le caractère ironique du regret devient manifeste si l’on s’exerce à traduire à grands traits la strophe : « Lorsque le noble Roman de la Rose dit qu’il faut pardonner à un cœur jeune qui a atteint la vieillesse, hélas, il a raison. » L’interjection « helas » signe la mauvaise foi de Villon qui feint de regretter un pardon qu’il se donne à lui-même. C’est pour mieux apprécier le privilège énoncé que le poète déplore les conséquences de la venue du grand âge.

  • 11 Rychner et Henry tranchent davantage et considèrent que le pardon extorqué...

4Les deux derniers vers du huitain XV ajoutent aux doutes quant à la vieillesse prétendument atteinte : les contempteurs du poète ne veulent pas le « voir » atteindre la « meureté » parce qu’elle engendrerait le pardon de ses péchés. Une fois de plus, l’édition de Jean-Claude Mühlethaler offre d’utiles éclaircissements en rappelant que la « meureté » est peut-être la sagesse qui accompagne normalement le vieillissement ou le passage symbolique du seuil des trente ans, qui marque l’entrée en prédication du Christ. Comprenons que Villon pose donc son âge non plus tant comme un donné biologique, un élément d’ethos externe indéniable, mais comme un statut qui apporte des prérogatives, qu’on accepte ou refuse. Certains n’auraient pas particulièrement intérêt à considérer le « povre Villon » comme un homme mûr, exemple d’une longue série de griefs que le poète adresse dans ses « Regrets » à de prétendus contempteurs. Plutôt que d’accomplir la démarche toute intérieure d’examen de soi que réclame la confession, le texte devient d’ores et déjà une défense de l’innocence du poète, s’oriente vers l’accusation d’autrui11. Toujours est-il que cette méfiance des détracteurs doit susciter la nôtre.

« Jeune cocquart » ou « viel usé roquart » ? L’usurpation d’une identité

5Passons plus rapidement sur les strophes XVI à XXI, qui introduisent le discours sur la pauvreté du poète et l’exemple du dialogue de Diomède et d’Alexandre, et venons-en à la célèbre expression des regrets de la jeunesse. À la strophe XXI, Villon produit de nouveau une justification de ses péchés et l’obligation d’un pardon : s’il avait rencontré sur sa route un Alexandre qui l’aurait enrichi, il ne se trouverait pas dans la misère qui seule l’a poussé à un comportement répréhensible.

  • 12 Sur la notion de « posture » empruntée à Jérôme Meizoz et appliquée à la l...

  • 13 Jean-Claude Mühlethaler conçoit avec justesse le regard rétrospectif et la...

  • 14 La rime antithétique se trouve dans de nombreux textes de Charles d’Orléan...

  • 15 Voir la note de J.-C. Mühlethaler qui souligne que « Villon file la métaph...

  • 16 Pour Rychner et Henry, le poète tient conjointement les deux possibilités ...

6L’expression des regrets débute véritablement à la strophe XXII. La lamentation mélancolique sur le temps qui passe est absolument caractéristique de la posture12 de poète vieillissant à la fin du Moyen Âge et fait écho à de nombreux textes bien connus du lecteur de Villon13. Le poète investit un discours particulièrement éculé, dont il va combiner, pour servir son propos, plusieurs éléments. La première inflexion discursive de la posture de vieillesse que Villon choisit de décliner en XXII est le regret de la jeunesse : il s’agit alors de préciser en quoi il a pu « mesprendre » (T., v. 167), quels péchés il a commis. Le poète paraît donc concrétiser la démarche de confession nécessaire au pardon des péchés qu’il avait annoncée au huitain XIV. Une partie des techniques d’expression déployées – rime antithétique « jeunesse » / « vieillesse », métaphore de la fuite soudaine du jeune âge – se rencontre chez d’autres poètes du Moyen Âge finissant, comme Charles d’Orléans ou Pierre Chastellain, tous deux contemporains de Villon14. Ce sérieux de surface se colore pourtant d’ores et déjà de comique, car Villon regarde avec pragmatisme les ingrédients d’une image éculée : la jeunesse n’est partie ni « a pié », ni « a cheval », mais « s’en est vollé15 ». Le poète rend par ailleurs volontairement opaque l’objet exact de sa déploration : regrette-t-il la perte de l’insouciance de la jeunesse, joyeusement passée à « galler », ou se repent-il d’avoir mal usé d’un jeune âge qu’il aurait fallu plus vertueux16 ? De fait, on peine à décider si le vers 170 a vocation à communiquer un pieux repentir des frasques accomplies jadis, la fierté d’une jeunesse dissipée ou une surenchère moqueuse destinée à placer le poète au-dessus de tous ses prédécesseurs en vieillesse – qu’il imite certes mais qu’il affirme surpasser amplement en débauche.

  • 17 Sur la dimension symbolique du seuil des trente ans et le terme de « meure...

  • 18 L’expression est empruntée à J. Cerquiglini-Toulet, qui l’emploie dans la ...

  • 19 G. Roellenbleck, « Le temps dans le Testament de François Villon », dans V...

  • 20 N. Freeman Regalado, « “En l’an de mon trentïesme aage” : Date, Deixis, an...

  • 21 A-t-il d’ailleurs seulement trente ans lors de la rédaction du Testament ?...

  • 22 Pour un essai d’interprétation de la portée symbolique du « mulet », voir ...

  • 23 D. Poirion propose un relevé plus complet des ambiguïtés de l’âge du poète...

  • 24 Sur l’importance de la jeunesse dans l’œuvre d’un Villon « éternel enfant ...

7Second détail intrigant, Villon se dit à l’« entrée de vieillesse » et non tout à fait vieux. Insistant sur la dimension symbolique du seuil des trente ans, l’atténuation traduit peut-être combien le poète usurpe la posture de vieillard, lui qui ne peut prétendre au mieux qu’à la « meureté17 ». Le début du Testament avait préparé cette hésitation : on se souvient que Villon écrit « En l’an de [s]on trentïesme aage » (T., v. 1), dans l’état d’entre-deux si emblématique de son esthétique, « Ne du tout fol ne du tout saige », donc « aux marges de l’âge adulte et de la raison18 ». La déclaration de l’âge au seuil du texte n’a rien d’anodin. Georg Roellenbleck a raison d’y lire une « date personnelle » qui entre en tension avec la « datation objective » du vers 81 (« Et escript l’an soixante et ung ») et forme une variation avec les premiers vers du Lais19. Mais il faut également, comme le fait Jean-Claude Mühlethaler en note, souligner l’intention ludique qui anime ces vers et rappeler qu’ils parodient le début du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. Une étude de Nancy Freeman Regalado comprend le passage comme un positionnement double de la part du poète : en déformant le vers de Guillaume de Lorris, il s’inscrit en faux contre la lyrique amoureuse – il a dépassé l’âge printanier du chant courtois – mais il ancre aussi son propos dans la veine édifiante des poètes qui ont atteint l’âge de l’expérience et du repentir, comme Dante ou Charles d’Orléans, auxquels on peut ajouter Michault Taillevent et Pierre Chastellain20. Tout au long de son texte, Villon prendra soin de disséminer à propos de son âge des indices contradictoires, brouillant sciemment les pistes21. Vieillard prématuré regrettant dès trente ans l’époque révolue de ses jeunes années, il se fige pourtant dans l’épitaphe qu’il compose sous les traits du « povre petit escollier » (T., v. 1886), identité qui marquait fortement de son empreinte les premiers vers du Lais (« Je, Françoys Villon, escollier », L., v. 2). Le poète ridiculise une nouvelle fois la sagesse associée au passage des années dans la Complainte Villon a son cuer : « Tu as XXX ans. – C’est l’aage d’un mulet22 » (p. 308, v. 12), mais affirme et nie simultanément se trouver pour autant dans l’âge d’« enfance » (v. 9 et v. 13). C’est encore en jeune étudiant qu’il choisit d’apparaître lorsqu’il signe la « Double Ballade » de l’Épître à Marie d’Orléans « Vostre povre escolier Françoys23 » (p. 322, v. 132). On ignore la date de composition exacte de l’épître qui a néanmoins forcément été rédigée peu de temps après 1457, année de naissance de la princesse. Nous serions donc plus proches de la composition du Lais que de celle du Testament mais il est, quoi qu’il en soit, intéressant de souligner que Villon sélectionne de manière répétée l’identité d’écolier, et continue de la revendiquer dans le Testament. Les traits du poète se sont-ils déjà figés en une éternelle jeunesse24, si bien qu’il cause la surprise en apparaissant sous le masque d’un vieillard ? Le scepticisme de ceux qui refusent de « voir » le poète « en meureté » aurait alors l’avantage de prévenir la réaction étonnée d’un lectorat. Exhibant les incohérences, Villon dégrade surtout volontairement la crédibilité de son masque et en révèle la supercherie : si « De viel porte voix et le ton », il n’est au fond « q’un jeune cocquart » (T., v. 735-736). Le vieillissement n’a plus la rigueur d’un devenir inévitable, c’est un jeu, un « ton », donc un type de discours que le poète sait parfaitement manipuler et détourner : au discours de sagesse dirigé vers l’instruction d’autrui, il substitue une déclaration d’honnêteté proclamée contre ses détracteurs.

Sans âge et sans reproche : de la confession à la disculpation

  • 25 Notamment au vers « Povre d’avoir, povre de sens », Le Passe temps, op. ci...

8Le huitain XXII se conclut sur le dénuement dans lequel se trouve le « povre Villon » une fois envolées ses jeunes années. Le constat de pauvreté permet de laisser place, à la strophe XXIII, au second thème caractéristique de la posture de sénescent dans la lyrique de la fin du Moyen Âge : le discours sur l’indigence des vieillards et l’isolement social qu’elle produit. Une fois de plus, Villon réagence des éléments attendus : dénué de ressources intellectuelles – « de sens et de savoir » (T., v. 178) – comme de réserves matérielles, il attire notre sympathie en incarnant une figure de l’exclusion. Rejouant une partition bien connue au xve siècle – l’édition de Jean-Claude Mühlethaler renvoie par exemple aux vers de Michault Taillevent portant sur le même sujet25 –, la réussite de Villon tient peut-être, comme souvent, à fondre ce thème habituel dans des images d’une grande expressivité, dont on sait que la postérité poétique tirera profit (« Alé s’en est, et je demeure […] », T., v. 177). Les allégations de Villon contre ses proches s’inscrivent dans le sillage de l’accusation initiée au huitain XV : le poète continue de dissoudre sa responsabilité et désigne celle d’autrui, dont il est la victime.

  • 26 C’est notamment pour apporter sur ce point un démenti au Passe temps de Mi...

  • 27 Sur les différentes interprétations de ces vers et la portée exacte de la ...

  • 28 Cf. Lecture du « Testament », op. cit., p. 77-78.

  • 29 Sur ce sujet, voir C. Brouzes, « Le corps vieillissant d’Eustache Deschamp...

  • 30 Villon dénigre les métaphores traditionnelles des « biens d’amour », qu’on...

  • 31 Le Passe temps, op. cit., v. 449-452.

  • 32 Cf. J.-C. Mühlethaler, « François Villon à l’école de la lettre pervertie ...

  • 33 « Qui prend l’eaue de sa cyterne / Sans l’emprunter a son voisin / Ou qui ...

9Il faut ancrer plus avant ces vers de Villon dans le contexte d’appréciation de la poésie du Moyen Âge finissant pour comprendre la portée qu’il donne aux « Regrets ». Le propos sur la nécessaire thésaurisation à l’approche du grand âge devient aux xive et xve siècles l’une des spécificités du discours sur le vieillissement, si exploitée qu’elle donne lieu à des débats poétiques26. Si Deschamps ou Taillevent se représentent en vieillards pauvres, c’est notamment pour mettre en garde leur public contre les dangers du dénuement allié à la sénescence et l’encourager à s’en prémunir suffisamment tôt. Or non seulement la lamentation de Villon sur sa pauvreté ne donne lieu à aucun conseil, aucun élargissement didactique, mais le poète se défend à la strophe XXIV de toute responsabilité quant à son état de pauvreté27. Il ne s’agit pas tant de répondre à ceux qui connaîtraient le train de vie peu vertueux du poète, comme le pense Jacques T. E. Thomas28, mais de prendre le contrepied du discours sénescent traditionnel, qui est un discours de reconnaissance d’une responsabilité29. S’il est pauvre, Villon affirme néanmoins avec force n’y être pour rien. Niant avoir « trop aim[é] » (T., v. 188), il refuse de grossir la cohorte des repentis qui ont dilapidé leur jeunesse dans des excès amoureux30. La distance se fait donc conséquente avec l’horizon didactique que revendique un texte comme le Passe temps de Michault Taillevent, dans lequel le poète ne cesse de mettre en avant la responsabilité qu’il tient dans son état : « Des biens deusse avoir assamblé / Pour mes vieux jours et mis en grange ; / Or suys sans avaine et sans blé, / Qui ma dollour croit et engrange31 ». Le « povre Villon », pour sa part, est irréprochable (« Que nulz me puisse reprouchier », T., v. 188). Mieux encore, il reporte sur d’autres la faute de son absence de ressources. Si nous suivons les propositions de Jean-Claude Mühlethaler32 et lisons dans le verbe « mesdire » le sens moderne de « médire », on doit comprendre que Villon accuse ses proches aux vers 189 et 190 de ne l’avoir jamais soutenu financièrement. Nouvel écart par rapport aux plaintes traditionnelles des poètes sénescents, dont la règle d’or est précisément de ne jamais devoir à autrui ses moyens de subsistance33, et nouvelle égratignure infligée aux véritables responsables du piteux état du poète : nous voilà bien loin du pieux processus de confession avancé. Pourtant l’insistance très appuyée du poète sur sa bonne foi des vers 190 à 192, qui consiste à poser non pas une mais trois affirmations successives d’honnêteté, semble sciemment conçue pour faire naître le doute : pourquoi une véritable franchise s’embarrasserait-elle de tant de protestations ?

  • 34 B. Sargent-Baur, « Persuasion and “Special” Pleading in François Villon »,...

  • 35 La règle énoncée par l’allégorie d’Aage au sujet lyrique du recueil de Cha...

  • 36 On peut par exemple y lire un écho aux conseils d’Aage au sujet lyrique de...

  • 37 Cf. T. Hunt, Villon’s Last Will, op. cit., p. 54.

  • 38 Lecture du « Testament », op. cit., p. 82.

10Après les dénégations vient enfin le temps des aveux : Villon paraît admettre en XXV et XXVI les erreurs commises dans sa jeunesse, comme le laisse supposer le retour de la figure de confessio en début de strophes (« Bien est vérité que […] », « Bien sçay […] », T., v. 193 et 201). Chacun des huitains décline un nouveau thème caractéristique de la posture de sénescent : retrait de l’amour et autoportrait en étudiant dissipé. Pour Barbara Sargent-Baur, ces strophes nourrissent l’« apologia pro vita sua » qu’est le Testament : le portrait du poète en « homme moyen » ayant commis en un temps révolu d’anodins péchés de jeunesse est fait pour gagner la sympathie34. Mais Villon continue également de décaler dans ces vers les habitudes du lecteur médiéval : alors qu’on attendrait une posture de détachement par rapport aux exploits amoureux du jeune temps, si fréquente dans les écrits de Charles d’Orléans, les « Regrets » de Villon, une fois de plus, ne regrettent rien, et encouragent à l’amour plutôt qu’à la modération35. Contrairement à ce qu’on lit chez la plupart des poètes vieillissants du Moyen Âge, l’abandon de l’amour n’a pas pour cause la vieillesse mais la pauvreté. Alors que l’évocation des « amoureux sentiers » colore le huitain d’une tonalité courtoise plutôt traditionnelle36, celle du « ventre » convoque l’amour sous une forme considérablement dégradée37, réduit à la seule satisfaction érotique par la simplicité d’un proverbe grivois : « Car de la pance vient la dance » (T., v. 200). Jacques T. E. Thomas souligne avec justesse le renversement accompli, qui reporte sur les riches, sur ceux qui sont « remply sur les chantiers », l’excès dont on pourrait accuser bien injustement le pauvre poète38.

  • 39 Voir ballade CXVII, vol. 1, op. cit.

  • 40 Analysant ces vers, Y. Lepage note par exemple que « Villon fait probablem...

  • 41 C’est tout l’objet de l’étude de T. Hunt, Villon’s Last Will, op. cit.

  • 42 Ibid., p. 13.

  • 43 Du moins pas uniquement. Il est vrai que le vieillard riche tel que le pei...

  • 44 Emmanuèle Baumgartner commente [], op. cit., p. 114-115.

  • 45 M. Pintaric, Le Sentiment du temps dans la littérature française (xiie s.-...

  • 46 Au traitement de la satire, du blâme et de l’éloge qui permet à J.-C. Mühl...

11On peine à ne pas voir transparaître derrière le huitain XXVI la figure tutélaire de Charles d’Orléans, qui se peint en « escollier de merencolie », venu « trop tard » à l’étude39. Une fois n’est pas coutume, il est véritablement cette fois question de regret, celui de ne pas s’être adonné sérieusement à l’étude en son jeune âge. La critique a longtemps relié le passage à l’itinéraire biographique accidenté du poète, qui reviendrait sur ses forfaits passés40. On préfèrera souligner avec Tony Hunt que ces vers nourrissent la dérision qui touche dans le Testament toutes les formes du savoir institué41 : déjà, au huitain XII, « les commens d’Averroÿs sur Arristote » (T., v. 95-96) étaient renvoyés à l’inutilité face à l’expérience profitable de la souffrance. Il ne fait cependant aucun doute que la prétention à l’ignorance n’est qu’un masque de plus : Tony Hunt souligne très justement que le poète l’annule immédiatement par une allusion à son travail écrit42 (« En escripvant ceste parolle […] », T., v. 207). Villon semble en outre contrefaire toute une tradition didactique de contrition quant aux erreurs commises durant la folle jeunesse en la résumant à un schématisme trivial. L’étude et les « bonnes meurs » auraient apporté non pas la conformité d’un comportement aux valeurs chrétiennes, voire la tranquillité d’une vieillesse à l’abri du besoin mais « maison et couche molle », attributs qui feront tant envie au poète dans les « Contredits de Franc Gontier ». Chez Eustache Deschamps comme chez Michault Taillevent, une vieillesse disposant de suffisantes ressources offre la paix de l’âme, donne au chrétien la possibilité de préparer son salut ; il n’est pas question de se prélasser sur une « couche molle43 ». Villon s’éloigne donc fortement de la problématique de la confession des péchés pour regretter les avantages matériels qu’aurait procurés une jeunesse sage, « le mirage d’un bien-être tout physique44 ». Il va à l’encontre de ce qui est attendu d’un vieillard et d’un testateur qui, comme l’observe Miha Pintaric, « n’insiste sur le passé » que pour mieux se préoccuper du salut à venir, là où Villon « succomb[e] aux sollicitations » de la jeunesse et ne renonce nullement à la matérialité du monde45. Ce ne sont pas les errements des jeunes années qui « fen[dent] » le « cueur » du poète, comme il le prétend en affichant de manière hyperbolique le masque du repentir, mais la pensée du confort matériel dont il ne dispose guère. Voilà qui ne constitue pas exactement l’aveu d’un péché et place le poète en évident porte-à-faux par rapport au versant didactique que comprend d’ordinaire la posture de vieillesse46.

  • 47 Voir notamment T. Hunt, Villon’s Last Will, op. cit., p. 17-18. Pour T. Hu...

  • 48 Voici l’extrait en français moderne dans son entièreté, avec entre crochet...

  • 49 Ce sont les termes de J. T. E. Thomas, pour qui « l’aveu n’est pas à prend...

12La dernière strophe que nous analyserons, le huitain XXVII, forme un durcissement des plus inattendus dans la défense qu’organise Villon pour se disculper de ses fautes, puisqu’il en vient à accuser l’autorité biblique d’être la cause de son mauvais comportement. Le geste est inédit dans la constellation relativement étendue des discours sur le vieillissement à la fin du Moyen Âge. Villon, comme il sait si bien le faire, disloque la référence à l’Ecclésiaste, qu’il cite en le tronquant pour mieux servir son propos : il moleste le texte biblique en prétendant mettre en lumière ses incohérences. La malhonnêteté du montage textuel a été commentée par plusieurs critiques, qui ont signalé l’inexistence de l’« ailleurs » (T., v. 213) du texte dans lequel le poète prétend avoir lu une affirmation contradictoire47. Le poète se contente d’extraire deux passages extrêmement proches de l’Ecclésiaste (XI. 9 et XI. 10) en escamotant la partie du texte saint qui réfère à la pensée du salut48. La mise en garde portant sur les folies de la jeunesse aurait dû être assumée par le poète lui-même, elle répond aux attendus d’une lamentation de vieillard sur le temps perdu. Villon s’assure ainsi non seulement de déléguer à d’autres le didactisme qu’il rejette mais ridiculise encore ces sages conseils. Les propos de l’Ecclésiaste sont éclatés en de petits membres de phrases contradictoires, dans les interstices desquels le poète s’immisce pour insister avec une mauvaise foi consommée sur l’exactitude de sa lecture « – C’est son parler, ne moins ne mes – » (T., v. 215). Peut-être Villon propose-t-il là une « plaisanterie de clerc49 », ou peut-être tourne-t-il en dérision l’incohérence des discours de son temps sur la jeunesse et la pensée du trépas, qui oscillent entre carpe diem et pensée du salut, rendant difficile de s’orienter parmi des injonctions fortement contradictoires. La strophe XXVII forme, quoi qu’il en soit, le point d’aboutissement d’une progression étonnante : de l’intention d’avouer ses péchés pour être pardonné, Villon en est venu à accuser le texte saint, véritable responsable de son comportement répréhensible. De quoi nous rendre perplexes quant à la gravité mélancolique qu’on a tant prêtée à ces vers.

  • 50 Cf. B. Sargent-Baur, « Persuasion and “Special” Pleading in François Villo...

  • 51 L’auteure de l’article remercie la Fondation des Treilles de lui avoir acc...

13Plutôt que de considérer les strophes XXII à XXVII comme l’expression la plus aboutie d’un lyrisme personnel, on doit en somme les identifier comme l’une des nombreuses promesses non tenues du Testament. La confession des péchés annoncée par Villon n’adopte jamais le ton de contrition requis et prend l’allure d’une défense de sa parfaite innocence50. Alors que l’examen de son âme devrait engager le poète à reconnaître ses fautes, il blâme plutôt ses détracteurs de lui imputer des péchés inexistants : l’altercation a remplacé l’introspection. Du masque de vieillesse, Villon extrait surtout les prérogatives qui servent sa justification : dépourvue des leçons de nécessaire retrait de l’amour, de pensée du salut et de thésaurisation qui en font chez d’autres poètes une posture utile à tous, la sénescence est essentiellement un « ton » dont il emploie les inflexions pour mieux les détourner. Fort éloigné du cliché du vieux sage, le poète prend également ses distances avec le stéréotype du vieillard accablé par les ans, du « viel singe desplaisant » (T., v. 431) dont chacun se moque (T., v. 427) et que la précarité conduit à mendier (T., v. 437). Innocenté plutôt qu’amoindri par le rejet qui le frappe, il incarne un vieillard bien audacieux, auquel la conscience du temps qui passe n’apporte qu’un supplément de hardiesse : « Si ne crains riens que plus m’assaille, / Car a la mort tout [s’]assouvit » (T., v. 223-224)51.

Notes

1 Le terme est consacré depuis la dichotomie établie par Italo Siciliano, désormais largement dépassée, entre une seconde partie du Testament dédiée aux legs et une première partie écrite ultérieurement et consacrée aux regrets d’un Villon assagi : François Villon et les thèmes poétiques du Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 1934, plus particulièrement p. 451-454.

2 Voir la note de l’édition de Jean-Claude Mühlethaler, Lais, Testament, Poésies diverses, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 217, note sur le vers 201. Nous utiliserons cette édition comme édition de référence tout au long de l’article et y renverrons désormais pour citer le texte de Villon par l’abréviation T. entre parenthèses, suivie du numéro du vers.

3 Cf. Y. Lepage, « Villon et ses masques », dans Villon hier et à jamais. Deux décennies de recherches sur François Villon, dir. J. Cerquiglini-Toulet, Paris, Honoré Champion, 2020, p. 93-108 (première parution dans Villon hier et aujourd’hui, Paris, Agence culturelle de Paris, 1993, p. 161-174).

4 T. Hunt, Villon’s Last Will. Language and Authority in the “Testament”, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 85-86. Tony Hunt produit une liste d’exemples de l’emploi de cette figure très usitée dans le Testament.

5 Voir par exemple ce refrain d’un chant royal d’Eustache Deschamps : « Mors, qui par mors veult toute vie mordre », Œuvres complètes, éd. Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, Paris, Firmin-Didot, 1878-1903, vol. 3, CCXXIII.

6 Pour J. T. E. Thomas, cette « parenthèse généralisante » permet surtout de « solliciter la bienveillance de l’auditoire », rappelant que tout chrétien est susceptible d’être atteint par « la morsure du péché » : Lecture du « Testament » Villon : huitains I à XLV et LXXVIII à LXXXIV, Genève, Droz, 1992, p. 55.

7 Le concept naît des réflexions de Jankélévitch : « [l]’ironie, au lieu de se tenir en marge du consentement unanime, prétend être majoritaire : elle va au-devant de la banalité, et non plus de l’exception, mais c’est “pour la frime” », L’Ironie, Paris, Alcan, 1936, p. 59 (cité par P. Demarolle, L’Esprit de Villon. Étude de style, Paris, Nizet, 1968, p. 28-29).

8 Voir le commentaire de Rychner et Henry sur ces vers : « [l]e h. XV développe un véritable sophisme : quand quelqu’un s’est assagi avec l’âge, on excuse ses fautes de jeunesse ; ne m’accablez donc pas si je me laisse aller à quelque écart (donnez-moi la chance de m’assagir !) », Le Testament Villon, vol. II., Commentaire, Genève, Droz, 1974, p. 29.

9 Les citations erronées constituent pour Nancy Freeman Regalado « a key element characterizing the speaker as a wise fool » dans la littérature médiévale (« un élément-clef caractéristique de l’énonciation du sage fou », nous traduisons), « Villon’s Legacy from Le Testament of Jean de Meun : Misquotation, Memory, and the Wisdom of Fools », dans Villon at Oxford : The Drama of the Text, dir. M. Freeman et J. H. M. Taylor, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1999, p. 283.

10 Je résume les observations de l’article de Nancy Freeman Regalado, ibid., p. 298-300. Pour les vers du Testament de Jean de Meun, l’article cite l’édition de Silvia Buzzetti Gallarati : Le Testament maistre Jehan de Meun : un caso letterario, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1989, v. 9-10 et v. 11-12. Les commentaires de l’édition de Rychner et Henry remarquaient déjà à propos de cette reprise du Testament de Jean de Meun que « V. s’est bien gardé de citer les deux vers suivants », Le Testament Villon, vol. II., op. cit., p. 28.

11 Rychner et Henry tranchent davantage et considèrent que le pardon extorqué nourrit un « véritable plaidoyer » censé préserver la vie du poète de la condamnation à mort qui pèserait sur lui, ibid., p. 29.

12 Sur la notion de « posture » empruntée à Jérôme Meizoz et appliquée à la littérature médiévale, voir Un Territoire à géographie variable, dir. J.-C. Mühlethaler et D. Burghgraeve, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 22-24.

13 Jean-Claude Mühlethaler conçoit avec justesse le regard rétrospectif et la prise de conscience qu’il suscite comme un « filon littéraire » fortement exploité parmi les contemporains de Villon : Poétiques du quinzième siècle : situation de François Villon et Michault Taillevent, Paris, Nizet, 1983, p. 157.

14 La rime antithétique se trouve dans de nombreux textes de Charles d’Orléans : ballade CVIII, éd. P. Champion, Paris, Honoré Champion, 1982, vol. 1 ; rondeaux XCVI, CXII ou CCCCX, vol. 2, ibid. Le Passe Temps de Michault Taillevent comporte des métaphores sur le temps qui passe, voir notamment v. 71-73 dans Michault Taillevent : un poète bourguignon du xve siècle, éd. R. Deschaux, Genève, Droz, 1975.

15 Voir la note de J.-C. Mühlethaler qui souligne que « Villon file la métaphore du départ (de la jeunesse), la prenant au pied de la lettre » ; voir aussi l’analyse d’E. Baumgartner : « [l]e “partement” (départ) du “temps de ma jeunesse” est évoqué de manière réaliste, comme s’il s’agissait non d’une banale figure allégorique, mais de quelque hôte de passage ; d’où l’effet burlesque que produit l’interrogation », Emmanuèle Baumgartner commente « Poésies » de François Villon, Paris, Gallimard, 1998, p. 116.

16 Pour Rychner et Henry, le poète tient conjointement les deux possibilités : « V. regrette sa jeunesse à la fois parce qu’elle s’en est allée (v. 172) et parce qu’il ne l’a pas mieux employée (v. 170-171) », Le Testament Villon, vol. 2, op. cit., p. 33. Voir également les hypothèses de J. T. E. Thomas, Lecture du « Testament », op. cit., p. 75-76.

17 Sur la dimension symbolique du seuil des trente ans et le terme de « meureté », voir les analyses auxquelles J.-C. Mühlethaler renvoie en note dans son édition, Poétiques du quinzième siècle, op. cit., p. 149-152.

18 L’expression est empruntée à J. Cerquiglini-Toulet, qui l’emploie dans la préface de son édition, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. xvii.

19 G. Roellenbleck, « Le temps dans le Testament de François Villon », dans Villon at Oxford, op. cit., p. 315.

20 N. Freeman Regalado, « “En l’an de mon trentïesme aage” : Date, Deixis, and Moral Vision in Villon’s Testament », dans Le Nombre du temps. En hommage à Paul Zumthor, dir. E. Baumgartner, G. Di Stefano, F. Ferrand, S. Lusignan, Ch. Marchello-Nizia et M. Perret, Paris, Honoré Champion, 1988, p. 238-239.

21 A-t-il d’ailleurs seulement trente ans lors de la rédaction du Testament ? Tony Hunt s’appuie sur l’antériorité qui marque les premiers vers du texte (« Que toutes mes hontes j’euz beues », T., v. 2) pour considérer la datation comme « paradoxically indeterminate, for the date disclosed by the testator is not that of the time of writing » (« paradoxalement indéterminée, car la date énoncée par le testateur n’est pas celle de la rédaction », nous traduisons), Villon’s Last Will, op. cit., p. 36.

22 Pour un essai d’interprétation de la portée symbolique du « mulet », voir N. Freeman Regalado, « “En l’an de mon trentïesme aage” […] », art. cit., p. 238, ainsi que J.-C. Mühlethaler, Poétiques du quinzième siècle, op. cit, p. 152-153.

23 D. Poirion propose un relevé plus complet des ambiguïtés de l’âge du poète dans « L’enfance d’un poète : François Villon et son personnage », dans Mélanges de littérature du Moyen Âge au xxe offerts à Mademoiselle Jeanne Lods, Paris, École normale supérieure de jeunes filles, 1978, t. I, p. 519-520.

24 Sur l’importance de la jeunesse dans l’œuvre d’un Villon « éternel enfant », voir la préface de l’édition de J. Cerquiglini-Toulet, op. cit., p. xxxvii-xxxviii. Voir également les analyses de D. Poirion, qui considère que « [l]es trois mots povre, petit, escollier, sont comme les supports du personnage », dessinent « la signature, l’autodéfinition du poète » : « L’enfance d’un poète », art. cit., p. 519-520.

25 Notamment au vers « Povre d’avoir, povre de sens », Le Passe temps, op. cit., v. 626.

26 C’est notamment pour apporter sur ce point un démenti au Passe temps de Michault Taillevent que Chastellain compose son Temps perdu en 1441.

27 Sur les différentes interprétations de ces vers et la portée exacte de la négation, voir le récapitulatif de Rychner et Henry, Le Testament Villon, vol. 2., op. cit., p. 35.

28 Cf. Lecture du « Testament », op. cit., p. 77-78.

29 Sur ce sujet, voir C. Brouzes, « Le corps vieillissant d’Eustache Deschamps porte-t-il un memento mori ordinaire ? », Memini. Travaux et documents, à paraître.

30 Villon dénigre les métaphores traditionnelles des « biens d’amour », qu’on rencontre par exemple dans la poésie de Charles d’Orléans : « Tant ay largement despendu / Des biens d’amoureuse richesse, / Ou temps passé de ma jennesse, / Que trop chier m’a esté rendu », Poésies, op. cit., vol. 2, CCCLXXXI, v. 1-4. Dénués du thème de la vieillesse mais tout aussi proches de l’écriture testamentaire de Villon, les vers de Pierre de Hauteville forment un curieux parallèle avec les huitains XXIV et XXV : « Si laisseray aux autres leurs foiz suivre / Les biens d’amours, qui les vouldront pursuivre, / Car quant a moy plus n’estudieray livre ; / Pour y tascher trop suis defortuné, / Du quarteron j’en ay paié la livre / Sans un seul bien n’aucun prouffit ensuivre », La Complainte de l’amant trespassé de dueil, éd. R. M. Bidler, Montréal, 1986, v. 217-222.

31 Le Passe temps, op. cit., v. 449-452.

32 Cf. J.-C. Mühlethaler, « François Villon à l’école de la lettre pervertie : le début du Testament ou la satire impossible », dans « Ce est li fruis selonc la letre ». Mélanges offerts à Charles Méla, dir. O. Collet, Y. Foehr-Janssens et S. Messerli, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 480-481.

33 « Qui prend l’eaue de sa cyterne / Sans l’emprunter a son voisin / Ou qui joue de sa guitterne, / Il ne muse point d’un coussin », Le Passe temps, op. cit., v. 491-494.

34 B. Sargent-Baur, « Persuasion and “Special” Pleading in François Villon », Fifteenth-Century Studies, 1995, n° 22, p. 6 et p. 9. L’expression « average man » est traduite par nos soins. Nous remercions J.-C. Mühlethaler de nous avoir indiqué cette référence.

35 La règle énoncée par l’allégorie d’Aage au sujet lyrique du recueil de Charles d’Orléans est pourtant claire : arrivé à l’âge de raison, le poète doit délaisser l’amour « Car en descort sont Amours et Vieillesse, / Nul ne les peut a leur gré bien servir » (« Le Songe en complainte », Poésies, op. cit., vol. 1, v. 37-38). Le principe émane de la conception médiévale des activités qui conviennent à chaque âge de la vie : aux jeunes l’amour, aux vieillards un otium tourné vers la pensée du trépas.

36 On peut par exemple y lire un écho aux conseils d’Aage au sujet lyrique de Charles d’Orléans, qui prescrit une fois atteinte la vieillesse de s’éloigner « de l’amoureuse adresse » ou de « l’amoureuse voye » (« Le Songe en complainte », ibid., v. 36 et v. 42).

37 Cf. T. Hunt, Villon’s Last Will, op. cit., p. 54.

38 Lecture du « Testament », op. cit., p. 82.

39 Voir ballade CXVII, vol. 1, op. cit.

40 Analysant ces vers, Y. Lepage note par exemple que « Villon fait probablement allusion ici aux années 1452-1455, cette période qui va de la fin de ses études jusqu’au meurtre de Philippe de Sermoise et à son entrée dans la clandestinité, si l’on peut dire », « Villon et ses masques », art. cit., p. 97.

41 C’est tout l’objet de l’étude de T. Hunt, Villon’s Last Will, op. cit.

42 Ibid., p. 13.

43 Du moins pas uniquement. Il est vrai que le vieillard riche tel que le peint Michault Taillevent « […] est a repos / En sa maison ou lit ung livre, / Ou mande du vin a trois potz », mais ce confort lui donne précisément la possibilité de penser à Dieu : « Viellesse lui change ses meurs : / A Dieu rend tous ses esperis / Et puis pose, quant il est meurs, / De Jeunesse les grans perilz / Dont est hors sans estre peris, / Sans rompre jambe ou bras brisier. / Bonne vie fait a prisier », Le Passe temps, op. cit., v. 289-291 et v. 309-315.

44 Emmanuèle Baumgartner commente [], op. cit., p. 114-115.

45 M. Pintaric, Le Sentiment du temps dans la littérature française (xiie s.-fin du xvie s.), Paris, Honoré Champion, 2002, p. 170-171. L’auteure lit dans ce retour sur le passé une dimension profondément mélancolique, alors que nous l’analysons plutôt comme une variation ludique.

46 Au traitement de la satire, du blâme et de l’éloge qui permet à J.-C. Mühlethaler de faire de Villon un « […] auteur a-moral, pratiquant une écriture sans fondement éthique et, par conséquent, sans légitimité ni dignité, propre à scandaliser » doit donc s’ajouter une appropriation toute particulière du discours de vieillesse, dénuée d’enseignement : « François Villon à l’école de la lettre pervertie », art. cit., p. 491.

47 Voir notamment T. Hunt, Villon’s Last Will, op. cit., p. 17-18. Pour T. Hunt, la manière dont Villon présente sa lecture de l’Ecclésiaste comme éminemment subjective (T., v. 209-210) est une mise en abyme de son statut de lecteur peu fiable, pervertissant sans relâche la lettre des textes.

48 Voici l’extrait en français moderne dans son entièreté, avec entre crochets les passages volontairement omis par Villon : « 9. Jeune homme, réjouis-toi dans ta jeunesse, [livre ton cœur à la joie pendant les jours de ta jeunesse, marche dans les voies de ton cœur et selon les regards de tes yeux ; mais sache que pour tout cela Dieu t’appellera en jugement.] 10. [Bannis de ton cœur le chagrin, et éloigne le mal de ton corps] ; car la jeunesse et l’aurore sont vanité », Ecclésiaste (XI), Bible de Louis Segond, accessible en ligne : https://saintebible.com/lsg/ecclesiastes/11.htm (dernière consultation le 04/11/2020).

49 Ce sont les termes de J. T. E. Thomas, pour qui « l’aveu n’est pas à prendre au pied de la lettre », Lecture du « Testament », op. cit., p. 87.

50 Cf. B. Sargent-Baur, « Persuasion and “Special” Pleading in François Villon », art. cit.

51 L’auteure de l’article remercie la Fondation des Treilles de lui avoir accordé une subvention pour mener à bien ses recherches. La Fondation des Treilles, créée par Anne Gruner Schlumberger, a notamment pour vocation d’ouvrir et de nourrir le dialogue entre les sciences et les arts, afin de faire progresser la création et la recherche contemporaines. Elle accueille également des chercheurs et des écrivains dans le domaine des Treilles (Var) : www.les-treilles.com.

Bibliographie

 
Éditions du Testament
 

Le Testament Villon, éd. Jean Rychner et Albert Henry, vol. 2, Commentaire, Genève, Droz, 1974.

Lais, Testament, Poésies diverses, éd. Jean-Claude Mühlethaler, Paris, Honoré Champion, 2004 [édition de référence pour les citations du présent article].

Œuvres complètes, éd. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014.

 
Poètes de la fin du Moyen Âge
 

Charles d’Orléans, Poésies, éd. Pierre Champion, Paris, Honoré Champion, 1982, 2 vol. 

Eustache Deschamps, Œuvres complètes, éd. Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, Paris, Firmin-Didot, coll. « Société des Anciens Textes Français », 1878-1903.

Michault Taillevent, Le Passe temps, dans Michault Taillevent : un poète bourguignon du xve siècle, éd. Robert Deschaux, Genève, Droz, 1975.

Pierre de Hauteville, La Complainte de l’amant trespassé de dueil, éd. Rose M. Bidler, Montréal, CERES, 1986.

 
Études
 

Baumgartner, Emmanuèle, Emmanuèle Baumgartner commente « Poésies » de François Villon, Paris, Gallimard, 1998.

Freeman Regalado, Nancy, « “En l’an de mon trentïesme aage” : Date, Deixis, and Moral Vision in Villon’s Testament », dans Le Nombre du temps. En hommage à Paul Zumthor, dir. Emmanuèle Baumgartner, Giuseppe Di Stefano, Françoise Ferrand, Serge Lusignan, Christiane Marchello-Nizia et Michèle Perret, Paris, Honoré Champion, 1988, p. 237-246.

– « Villon’s Legacy from Le Testament of Jean de Meun: Misquotation, Memory, and the Wisdom of Fools », dans Villon at Oxford: The Drama of the Text, dir. Michael Freeman et Jane H. M. Taylor, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1999, p. 282-311.

Hunt, Tony, Villon’s Last Will. Language and Authority in the “Testament”, Oxford, Clarendon Press, 1996.

Lepage, Yvan, « Villon et ses masques », dans Villon hier et à jamais. Deux décennies de recherches sur François Villon, dir. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Paris, Honoré Champion, 2020, p. 93-108 (première parution dans Villon hier et aujourd’hui. Actes du colloque pour le cinq-centième anniversaire de l’impression du Testament de Villon, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 15-17 décembre 1989, éd. Jean Dérens, Jean Dufournet et Michael Freeman, Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1993, p. 161-174).

Mühlethaler, Jean-Claude, Poétiques du quinzième siècle : situation de François Villon et Michault Taillevent, Paris, Nizet, 1983.

– « François Villon à l’école de la lettre pervertie : le début du Testament ou la satire impossible », dans « Ce est li fruis selonc la letre ». Mélanges offerts à Charles Méla, dir. Olivier Collet, Yasmina Foehr-Janssens et Sylviane Messerli, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 477-491.

Pintaric, Miha, Le Sentiment du temps dans la littérature française (xiie s.-fin du xvie s.), Paris, Honoré Champion, 2002.

Poirion, Daniel, « L’enfance d’un poète : François Villon et son personnage », dans Mélanges de littérature du Moyen Âge au xxe offerts à Mademoiselle Jeanne Lods, Paris, École normale supérieure de jeunes filles, 1978, t. I, p. 517-529.

Roellenbleck, Georg, « Le temps dans le Testament de François Villon », dans Villon at Oxford : The Drama of the Text, dir. Michael Freeman et Jane H. M. Taylor, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1999, p. 312-330.

Sargent-Baur, Barbara, « Persuasion and “Special” Pleading in François Villon », Fifteenth-Century Studies, 1995, n° 22, p. 1-18.

Siciliano, Italo, François Villon et les thèmes poétiques du Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 1934.

Thomas, Jacques T. E., Lecture du « Testament » Villon : huitains I à XLV et LXXVIII à LXXXIV, Genève, Droz, 1992.

Pour citer ce document

Camille Brouzes, «Les « Regrets » de Villon ou la vieillesse impertinente», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Relire Villon : Lais, Testament, Poésies diverses, mis à jour le : 06/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/592-les-regrets-de-villon-ou-la-vieillesse-impertinente.

Quelques mots à propos de :  Camille  Brouzes

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