Epopée, Recueil Ouvert : Section 2. L'épopée, problèmes de définition I - Traits et caractéristiques

Jean-Luc Lambert

Quand l’attente de l’assistance détermine l’épopée. La performance épique dans le contexte religieux ob-ougrien (Ouest sibérien)

Résumé

La poésie épique des Ougriens de l’Ob septentrionaux (Khantes et Mansis) est particulièrement riche, mais n’a pas été étudiée dans une perspective anthropologique. En partant de l’analyse des textes, bien entendu restitués dans leur contexte culturel, cet article montre qu’une attente concrète de l’auditoire est associée à la performance épique, conçue comme une modalité rituelle spécifique. Si les Ougriens de l’Ob souhaitent obtenir de la récitation épique la chance à la chasse ou une guérison, la structure narrative du texte chanté par un barde-chamane change. En outre, l’épopée ob-ougrienne se comprend dans le contexte des campagnes d’évangélisation forcée subies par ces peuples au début du XVIIIe siècle ; ils ont réagi en constituant un nouveau système de rites et de représentations dans lequel la performance épique joue un rôle essentiel.

Texte intégral

1Les chants guerriers et les chants de l'ours des Ougriens de l’Ob ont des rapports très profonds entre eux et avec les rites qui s'adressent, respectivement, aux dieux locaux et à l'ours. Cette proximité pose le problème de l’efficacité qui est attendue de ces chants. Après avoir donné des éléments de contextualisation, on montrera ici d'abord l’impasse de l’analyse mythologique et la nécessité d’un rapprochement avec le rituel chamanique, avant de proposer une interprétation par la nature épique profonde de ces textes. En s'appuyant sur un chant qui semble aberrant parce qu'il n'entre dans aucune des catégories habituellement admises, mais qui fonctionne comme un “métatexte épique”, on pourra accéder aux attentes de l’auditoire en fonction du chant récité et montrer la présence d'une “épopée dispersée”. Bien que monologiques pris séparément, ces chants mettent en place une véritable polyphonie dans un système dont l'auditeur est le centre, et la solution qu’ils imaginent est précisément mise en œuvre au cours des rituels dans lesquels elle est interprétée.

I. Éléments de contextualisation

Le système religieux ob-ougrien au XIXe siècle

2À l’état traditionnel, les Ougriens de l’Ob vivent de pêche et de chasse dans des hameaux de petite taille au bord de l’eau, le long de l’Ob et de ses affluents. Leur mode de vie est semi-sédentaire. Linguistiquement, ils se divisent en deux grands groupes : les Khantes (anciennement appelés Ostiaks, 30.943 individus en 2010) et les Mansis (anciennement appelés Vogoules, 12.269 ind.). Dans les régions septentrionales, les Ougriens de l’Ob sont en contact avec les Nénètses (Nord-Samoyèdes) qui eux nomadisent avec leurs troupeaux de rennes dans les toundras arctiques.

3Les Ougriens de l’Ob sont les peuples sibériens qui, en raison de leur situation géographique, sont le plus en contact avec les Russes. Ils commerçaient déjà avec eux voilà près de mille ans. Ils sont chamanistes, mais leur système de rites et de représentations s’est transformé entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, en relation avec les campagnes d’évangélisation forcée du premier quart du XVIIIe siècle décrétées par Pierre le Grand. Leur système religieux a ainsi globalement changé d’apparence pour devenir formellement acceptable du point de vue russe. Ce nouveau système trouve son origine dans la région d’Obdorsk où les interactions entre autochtones et Russes étaient très fortes. Il paraît s’être rapidement propagé dans le nord de l’aire ob-ougrienne, tant chez les Khantes que chez les Mansis. En revanche, les groupes méridionaux, eux, sont assez largement russifiés dans la seconde moitié du XIXe et les Khantes les plus orientaux ont, à cette même époque, des rites et des représentations spécifiques. Il sera ici question essentiellement de ces groupes ob-ougriens du Nord.

  • 1 Sur ceux-ci voir, par exemple, Gemuev, I. N. et Sagalaev A. M, Religija nar...

  • 2 Les sites cultuels sont attestés au début du XVIIIe siècle dans la chroniqu...

  • 3 Certains sont tout de même dotés de quelques particularités puisqu’un dieu ...

  • 4 Dans le nord de l’aire ob-ougrienne, les chamanes sont relativement nombreu...

  • 5 Ils apparaissent aussi lors des jeux de l’ours où ils sont représentés par ...

4Dans leurs conceptions métaphysiques, nous trouvons, comme ailleurs en Sibérie, des esprits, notamment associés à la forêt, mais aussi, ce qui est moins fréquent, des dieux et des déesses anthropomorphes, avec qui les hommes n’interagissent pas comme avec les esprits, l’ours quant à lui occupe une position très particulière (nous y reviendrons). Avec les esprits, la meilleure manière d’obtenir la chance à la chasse est d’entretenir une relation amoureuse avec une femme-esprit donneuse de gibier, tandis que pour l’obtenir par l’intermédiaire des dieux, chanter l’épopée est, comme nous le verrons, le moyen le plus sûr. Les Ougriens vivent dans de petits villages, et les dieux et les déesses sont eux aussi supposés résider dans des endroits déterminés du territoire ougrien, dans des sites cultuels1 où ils sont figurés par des statues, souvent assez grandes ; chacun de ces sites est à proximité d’un hameau, mais dissimulé en forêt2. D’un point de vue fonctionnel, les dieux sont peu différenciés3 ; chacun gère un territoire local plus ou moins étendu et tous peuvent être sollicités pour la chance à la chasse, en cas de maladie ou de difficulté. Ils sont convoqués par les hommes de différentes manières : ils interviennent dans le chamanisme4, dans la divination et dans l’épopée dont ils sont les héros5.

  • 6 Ces rituels qui pouvaient durer une semaine étaient difficilement accessibl...

5Ces dieux locaux reçoivent un culte sur leurs sites, dans leurs maisons. Les Ougriens s’y rendent à titre personnel en cas de nécessité, mais aussi collectivement pour de grandes fêtes auxquelles on vient de loin et qui se déroulent de nuit6. Des sacrifices sanglants, avant tout de rennes, sont alors systématiquement effectués. Les dieux peuvent alors être sollicités de deux manières distinctes. Soit les hommes adressent au dieu une demande, soit ils interprètent un “chant guerrier”, un chant épique dans lequel le dieu s’exprime à la première personne. Dans tous les cas nous sommes dans l’ordre du religieux, mais il s’agit de deux modes fondamentalement différents de communication religieuse. Si la fonction du sacrifice sanglant est évidente dans le premier cas, où les hommes offrent au dieu un ou plusieurs animaux en échange de ce qu’ils lui demandent, elle n’est pas immédiatement compréhensible dans le second. C’est l’objet de cet article de comprendre comment les Ougriens de l’Ob conçoivent la récitation épique.

  • 7 Sur sa genèse, voir Lambert, Jean-Luc, “Quand le dieu céleste envoie son en...

  • 8 Les langues khante et mansi étant fortement dialectalisées, nous nous conte...

  • 9 Les descriptions des jeux de l'ours sont très nombreuses, voir par exemple ...

  • 10 Cf. Lambert, Jean-Luc, “Courants religieux du monde russe et russisé (XVII...

6L’ours, lui, est, pour les Ougriens de l’Ob, un dieu à part : pour résumer, on peut dire qu'il occupe une position christique. Il est l’enfant que le dieu du ciel envoie aux hommes, qui le mettent à mort et le consomment, et son âme repart à la fin des jeux chez son père céleste. La fête qui vise à l’honorer prend sa forme actuelle au tournant des XVIIIe et XIXe siècles7. Le rituel peut être effectué n’importe où et en théorie n’importe quand, car il doit être organisé chaque fois qu’un ours est tué à la chasse ; toutefois il se déroule essentiellement en hiver. Les hommes des villages voisins sont alors invités à venir participer à ces jeux qui durent plusieurs nuits d’affilée dans la maison de celui qui a abattu l’animal. Les dieux locaux et certains esprits aussi sont conviés à venir honorer l’ours, pensé depuis son entrée dans la maison comme l’enfant du dieu du ciel. Il est alors installé dans un “berceau” ; l’adoration des mages et des bergers n’est pas loin… Chaque nuit, des chants, appelés “chants de l’ours” (woj-ār en khante, uj-ēryg en mansi8), dans lesquels l’ours est supposé s’exprimer à la première personne, sont interprétés devant lui par un homme vêtu d’un beau costume cérémoniel et accompagné de deux assistants. Le plus souvent, ils racontent son histoire, notamment comment son père céleste l’a envoyé aux hommes. Des saynètes mettant par exemple en scène les relations entre les hommes et les esprits de la forêt sont ensuite jouées. Puis des dieux et des déesses ougriens viennent, via des acteurs, s’incliner et danser à tour de rôle devant l’ours, chacun portant un vêtement pourvu de quelques éléments distinctifs qui permettent de l’identifier. Souvent, les dieux racontent comment ils sont venus depuis leur site cultuel, et ils accordent par leurs danses des bienfaits aux hommes9. À la différence de son prototype christique, l’ours n’est pas un messie et n’a pas de message à délivrer aux hommes, et ce sont toujours les dieux locaux et les esprits qui sont essentiels dans ce qui ressemble fort à une version chamanique de la Nativité10.

7L'analyse de l'épopée ougrienne va nous permettre à la fois d'éclairer en profondeur le rôle de ces différents chants et d'appréhender dans une nouvelle perspective ce système religieux dans son ensemble.

Les chants guerriers

8Nous disposons d’un corpus d’une trentaine de chants épiques appelés littéralement “chants guerriers” (tārnəŋ-ār en khante, tērniŋ-ēryg en mansi). Ils ont été collectés en khante et en mansi entre 1844 et 1899 et pour chacun d’eux la version notée en langue vernaculaire a été publiée avec une traduction.

  • 11 Antal Reguly est mort à l’âge de 39 ans et n’a pas eu le temps d’éditer ce...

  • 12 Pour leur carte de répartition, voir Šmidt, Eva, “Maksim Nikilov i Anton R...

9Antal Reguly, le pionnier des recherches sur ce terrain, en a collecté douze, en 1844, auprès du plus grand barde ougrien jamais rencontré par un Européen : Maksim Nikilov, qui était alors âgé d’environ 75 ans. Ces chants11 concernent des dieux installés dans des endroits pouvant être extrêmement éloignés les uns des autres12, ce qui sous-entend que Nikilov était particulièrement mobile, et peut-être même véritablement itinérant, car ces chants ne peuvent être rituellement interprétés qu’in situ, à l’endroit où le dieu est supposé résider, chez lui. Ce barde pouvait chanter en khante comme en mansi. Et rien ne nous dit que Reguly a épuisé son répertoire même s’il a noté plus de vers avec Maksim Nikilov que n'en compte la première version du Kalevala ! Les plus longs de ces chants en ont près de 3000.

  • 13 Publiés in Munkácsi, Bernát, Vogul népköltési gyűjtemény II/1, [Recueil de...

  • 14 Les chants collectés par Pápay sont publiés dans Ostjakische Heldenlieder ...

  • 15 Sur celles-ci, cf. Samson Normand de Chambourg, Dominique, “La guerre perd...

10D’autres chants guerriers ont été recueillis plus tard, en mansi, par Bernát Munkácsi13 qui toutefois n’en avait pas fait une priorité dans son travail de collecte et, à la toute fin du XIXe, en khante, par József Pápay qui lui se passionnait véritablement pour ce genre. En dépit de ses efforts, il n’est pas arrivé à rencontrer un barde de l’envergure de Nikilov ; les répertoires de ceux avec lesquels il travailla étaient manifestement plus restreints et géographiquement plus localisés, davantage centrés sur les régions dans lesquelles les bardes vivaient14. Il n’y a toutefois pas de différences significatives entre les chants notés en 1844 et ceux collectés à la fin du siècle. Ensuite, les chants guerriers disparaissent, emportés vraisemblablement avec les spécialistes rituels dans la tempête des répressions, terribles, des années 193015. Ils ne sont pas réapparus depuis la chute du communisme. À leur différence, les chants de l’ours ont resurgi, car les jeux de l'ours sont à nouveau organisés par les Ougriens de l'Ob, et cela depuis la perestroïka ; largement médiatisés, ils connaissent aujourd'hui un franc succès.

  • 16 Sur ce point, cf. J.-L. Lambert, Sans tambour..., op cit., p. 73-74.

  • 17 On peut noter que ces chants ne concernent que des dieux et jamais des dée...

11Les chants guerriers, comme les chants de l’ours, sont interprétés à la première personne, au “je”, et le dieu est ainsi censé, à première vue, raconter lui-même son histoire personnelle. L’analyse du corpus montre sans ambiguïté que les chants guerriers ne peuvent être interprétés que par des chamanes16, ce qui n’est en rien surprenant, car les dieux et les esprits ne peuvent s’exprimer directement qu’à travers eux17.

  • 18 En revanche, la forme poétique, particulièrement complexe, d’un chant guer...

12Nous disposons ainsi d’un corpus conséquent de textes jamais analysés d’un point de vue anthropologique18. En revanche nous n'avons pas de véritable description ethnographique de l’exécution de l’épopée. Ceux qui ont noté ces chants au XIXe siècle ne se posaient pas la question de la performance épique et ils ont concentré leur attention sur le texte au détriment du contexte, comme c’est malheureusement souvent le cas pour l’épopée.

  • 19 Demény, Pál, “Az északi-osztják hősi énekek tipológiai elemzése”, [Analyse...

13En dépit de cette lacune, il est possible d’analyser ces chants, qui forment un corpus extrêmement cohérent et fermement structuré autour de cinq grandes structures narratives, mises en évidence pour les textes notés en khante par Pál Demény19. Pour chacune d’elles, nous disposons au minimum de deux textes, dont un au moins noté avec Nikilov. Ces histoires épiques parlent avant tout de vengeance de sang ou d’alliance matrimoniale, et cela de différentes manières en fonction des trames : le héros va conquérir la femme de ses rêves, la fille fait venir chez elle le dieu qu’elle a choisi, le héros a une sœur en âge de se marier… Dans tous les cas, l’action commence et se termine à un même endroit ; au début du chant, pour une raison ou pour une autre, le dieu-héros part de chez lui, et il y revient à l’extrême fin du récit, parfois avec une épouse, parfois sans, mais quelque chose a changé entre le début et la fin de l’histoire, qui toujours se termine bien pour son principal protagoniste. Entre ces deux moments extrêmes, celui-ci aura vécu une histoire, associée à un long périple en boucle au cours duquel il aura rencontré différents personnages. Il est parfois possible grâce aux indications données par le chant de retracer avec précision sur une carte géographique réelle les déplacements effectués par le héros. Le contexte rituel permet de comprendre que l’action commence et se termine sur le site cultuel où les hommes se sont rassemblés et procèdent à des sacrifices sanglants. Par la bouche d’un chamane, le dieu chante donc les aventures de son voyage au loin et décrit aussi toujours son retour chez lui. On comprend ainsi que le chant épique soit interprété sur le site du dieu, très probablement face à la statue qui le représente.

  • 20 Ostjakische Heldenlieder..., op cit., p. 164-255. Il s’agit ici comme dans...

14À titre d’exemple, voici un très bref résumé de l’un de ces chants, celui du dieu de la ville de glace20 :

Au départ, le dieu-héros est tout jeune, totalement inexpérimenté ; il a une mère et un grand-père, mais son père est mort. Pour la première fois de sa vie, il part chasser en forêt où il se retrouve en face d’un cheval ailé. Il l’enfourche et celui-ci l’emmène directement à la porte de la maison de la “Princesse à la natte du pays du sud”. Celle-ci fait entrer le héros chez elle, le déshabille et le met dans son lit. Ses sept frères ne sont pas d’accord avec son choix et décident d’éprouver le héros en lui donnant des tâches a priori irréalisables. Celui-ci doit d’abord détruire, en tirant à l’arc, une cuirasse extrêmement résistante puis un immense rocher qui vole en éclats. Le héros réussit après avoir tour à tour demandé de l’aide à son grand-père réel – alors physiquement absent – puis à un “grand-père” appelé “Grand homme puissant doré”. En ricochant, ses flèches tuent les sept frères de la fille. Ensuite, son grand-père réel arrive en canot, la ville du pays du sud est mise à sac et la fille ramenée au village du jeune dieu qui fait d’elle son épouse après avoir sacrifié le cheval ailé.

II. Chants épiques et rituel

L’impasse de la perspective mythologique

15Ces histoires sont explicitement supposées se dérouler dans un temps autre, avant que les Ougriens ne soient là. Spontanément, on pourrait penser que ces chants organisent une mythologie ob-ougrienne, bien que cette idée soit globalement absente dans l’ouest sibérien où la question de l’origine n’est pas posée. Mais une série de traits empêche absolument cette interprétation.

16D’une part, ces textes ne décrivent jamais une mise en ordre de l’univers : les dieux évoluent dans un monde globalement comparable à celui que connaissent ceux qui chantent ces histoires. Tout est déjà là : les villages, les techniques (déplacement en canot, armements, etc.) et même les cultes.

  • 21 Ces deux versions sont publiées in Ostjakische Heldenlieder..., op cit. p....

17De plus, il n’y a que cinq trames narratives, et certains chants sont clairement des variations les uns des autres, brodés sur la même structure narrative bien qu’ils mettent en scène des dieux différents résidant dans des sites cultuels pouvant être très éloignés les uns des autres. Cela signifierait que certains dieux aient des histoires quasi-identiques. De manière symétrique, des chants soutenus par des trames différentes mettent en scène un seul et même dieu qui serait alors supposé avoir des histoires totalement contradictoires entre elles. Ajoutons que celles-ci peuvent même être chantées par le même barde, comme le montrent deux versions du chant du dieu du promontoire notées auprès de Nikolaj Selimov par József Pápay21.

18En outre, il n’est parfois pas possible de deviner comment l’intrigue va se construire. Ainsi, le début du “Chant du dieu de la ville de glace” pourrait évoluer vers un chant de vengeance, car l’on commence par apprendre que le père du héros est mort. Le jeune dieu demande des explications à sa mère et veut partir venger son père, mais cette perspective est immédiatement bloquée par sa mère qui lui dit que la tête de son père ne demande pas à être vengée ; le chant s’oriente alors vers une autre voie. De ce point de vue, chaque texte épique concret est un cheminement possible parmi d’autres, tout aussi légitimes, et actualisés par d’autres textes.

  • 22 Osztják népköltési gyűjtemény..., op cit., p. 2-68.

  • 23 Osztják hősénekek…, op. cit., vol. II, p. 256-379.

19Enfin certains épisodes peuvent être presque mot à mot réutilisés par le barde, y compris pour des textes soutenus par des trames narratives différentes. Par exemple, dans le chant de vengeance de Xānt-tōrəm22 et dans le chant du dieu de Šameš23, – où une femme fait venir chez elle l’homme qu’elle choisit, comme dans le chant de la ville de glace –, le héros pour affronter ses redoutables ennemis enfile l’armure de son père qui jusque-là était dissimulée et prend les armes qui lui appartenaient. Ce passage est décrit exactement dans les mêmes termes dans les deux chants, recueillis auprès de M. Nikilov, et le nom même du personnage “Haut-comme-une-sarcelle-déplumée”, oncle dans un cas et père dans l’autre, qui transmet la cuirasse, l’arc et le sabre, est identique. Or, il n’y a absolument aucune raison de supposer une relation de parenté entre Xānt-tōrəm et le dieu de Šameš, cela reviendrait à construire artificiellement un schéma mythologique que rien ne viendrait corroborer.

  • 24 Le chant guerrier de Poləm-tōrəm est publié in Osztják népköltési gyűjtemé...

  • 25 Witsen, Nicolaes, Noord en Oost Tartarye, [le Nord et l’Est de la Tartarie...

20Les chants guerriers remettent même radicalement en question des conceptions a priori mythologiques véhiculées par d’autres formes de discours. Par exemple, deux dieux locaux importants, Poləm-tōrəm et Xānt-tōrəm, sont parfois considérés comme des enfants du dieu du ciel. Or, ils ont déjà chacun, dans leurs chants guerriers24, un oncle (aki “frère aîné de père ou de mère”), alors que jamais n’est mentionné par ailleurs un hypothétique frère aîné, voire beau-frère, du dieu du ciel qui serait sur terre avant ces deux dieux, qui de plus vont dans leur chant respectif devoir venger leur père assassiné. Le dieu du ciel n’est d'ailleurs jamais non plus pensé comme un homme qui aurait été tué. Poləm-tōrəm et Xānt-tōrəm s’adressent pourtant bien à lui en l’appelant “mon père” (āśem/jiɤem). L’usage répété de l’expression “notre père” dans ces textes permet de résoudre ce problème. Quand l’oncle s’adresse à son neveu et lui parle du dieu du ciel, il dit “notre père” (āśeu/jiɤeu) en employant un suffixe possessif pluriel de première personne. De plus, Xānt-tōrəm ne tue pas tous ses adversaires et le dernier à rester en vie lui propose de mettre un terme à la vengeance. Pour cela, ils doivent ensemble sacrifier sept rennes, et ils appellent alors le dieu du ciel “notre père” (āśēmen/jiɤēmen) en utilisant un suffixe possessif duel de première personne, alors qu'ils ne sont pourtant pas frères ! La seule manière de comprendre ces différentes occurrences est de penser que les dieux en question, qui vivent à la manière des hommes, ne sont pas les descendants directs du dieu du ciel et qu’ils s’adressent à lui… comme des chrétiens. Le Notre Père est d’ailleurs le premier texte à avoir été traduit, comme l’atteste l’œuvre de N. Witsen qui en présente, pour la seconde moitié du XVIIe siècle, des traductions dans la plupart des langues sibériennes25. Finalement, seul l’ours est conçu comme l’enfant du dieu du ciel – pour lui il n’y a aucune équivoque possible : dans les chants de l’ours son père céleste le fait descendre sur terre dans un berceau retenu par une longue chaîne. De leur côté, les chants guerriers commencent systématiquement par présenter le milieu dans lequel vit le dieu : son village est nommé et sa structure familiale décrite (nombre de frères, parents, etc.). Les dieux des chants guerriers apparaissent donc bien comme des dieux autochtones, locaux, par opposition à l’ours qui occupe une position christique.

21Ces chants ne permettent donc nullement de construire une hypothétique mythologie, même s’ils sont toujours supposés se dérouler dans une époque où les hommes qui les chantent n’étaient pas encore là. Cette fiction, plus épique que mythique, est toujours maintenue même si elle est, à nos yeux, parfois chancelante dans la mesure où des personnages présentés comme étant russes peuvent apparaître dans certains chants guerriers. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : ce décalage temporel voulu et affirmé par le chant guerrier empêche rigoureusement les hommes et les dieux de communiquer alors entre eux puisque les deux appartiennent à des époques différentes. Jamais d’ailleurs un participant n’essaie d’extraire le dieu du chant pour lui poser une question qui le préoccupe, alors que dans d’autres situations rituelles (chamanisme, divination), les hommes communiquent ainsi avec ces mêmes dieux et les interrogent.

  • 26 L’analyse comparée de plusieurs textes permet par exemple de montrer que l...

  • 27 Voir, par exemple, le récit nord-samoyède des trois filles et de la tempêt...

22On ne peut pas non plus penser que la raison d’être de ces chants soit de mettre en avant les règles sociales. Certes, ils mettent aussi en scène les règles sociales : le héros a un comportement exemplaire et le statut de la femme ougrienne, par exemple, est bien représenté26. Mais dans tout l’ouest sibérien, d’autres types de récits, non chantés et non versifiés, beaucoup plus faciles d’accès, ont précisément pour objet de présenter ces mêmes règles, parfois en mettant en lumière leurs fondements par un raisonnement par l’absurde.27

Sacrifice épique et contexte chamanique

23La récitation de l'épopée, en revanche, entretient des liens très puissants avec les rituels chamaniques, qui permettent de la comprendre.

  • 28 Pour les Bouriates, cf. Hamayon, Roberte, La chasse à l'âme. Esquisse d'un...

24Dans le sud sibérien, notamment chez les Bouriates et chez les Altaïens, nous savons qu’une attente concrète et précise est liée à la récitation de l’épopée, notamment l’obtention de la chance à la chasse28. Si les chercheurs ayant collecté les chants ougriens ne se posaient pas la question de la performance épique, nous savons tout de même que l’exécution des chants guerriers est associée à des sacrifices sanglants effectués lors de grandes fêtes sur les sites cultuels. Dans la mesure où les dieux sont les héros de ces chants, nous pouvons nous demander si la récitation épique ougrienne n’est pas aussi, en tant que telle, porteuse d’une forme d’efficacité qui reste à définir. Nous allons voir que c'est bien le cas, et que l’attente de l’auditoire est centrale dans le choix de la trame épique.

25Avec les données dont nous disposons, nous ne pouvons que partir de l’analyse des textes eux-mêmes. Ils sont de fait susceptibles de nous indiquer une piste à suivre afin de formuler une hypothèse. Il est remarquable en effet de constater que systématiquement, à la fin du chant, une fois que le dieu-héros est revenu chez lui, il est question de sang versé d’une manière ou d’une autre. Il s’agit parfois d’un sacrifice en bonne et due forme, mais pas toujours, comme dans l’exemple où le dieu met une jeune femme potentiellement épousable au supplice. Ce sang versé n’est parfois pas véritablement justifié par l’histoire, et l’on peut par exemple se demander pourquoi au fond le dieu de la ville de glace met rituellement à mort son cheval ailé qui était un parfait auxiliaire. Il paraît ainsi envisageable que ce sacrifice ait une fonction extratextuelle. Dans cette perspective, le sang versé à la fin de l’histoire peut renvoyer au sacrifice réel que les hommes effectuent à ce même endroit en l’honneur du dieu dont le barde-chamane chante les aventures. Y aurait-il là un indice lié à l’idée d’une efficacité de l’exécution du chant ?

26De plus, le barde-chamane ob-ougrien envoie par son chant le dieu réaliser un parcours en boucle et celui-ci en revient en rapportant quelque chose, ou du moins il y a un changement entre le début et la fin, changement qui est toujours positif pour le héros. Une fois rentré chez lui, le dieu fait systématiquement couler le sang. Puis, épuisé, il va souvent dormir en précisant parfois qu’il va désormais attendre le temps des hommes. Le dieu ne peut plus alors être sollicité. Quelle nécessité y a-t-il donc de fatiguer ainsi les dieux en leur faisant vivre des aventures périlleuses et éprouvantes ?

  • 29 Pour des exemples, cf. Lambert, Jean-Luc, Sortir de la nuit… op. cit., p. ...

  • 30 Cette absence de costume chamanique, facilement identifiable, est à mettre...

  • 31 Sur la nécessité pour le chamane de porter son costume-corps pour “voyager...

  • 32 Ostjakische Heldenlieder..., op cit., p. 342-467.

27Cette structure générale rappelle immanquablement, dans le nord-ouest sibérien, celle qui sous-tend un rituel chamanique. En ce cas, c’est le chamane qui “voyage”, qui effectue un parcours en boucle. Pour un rite thérapeutique, il part à la recherche de l’âme dérobée, la retrouve et la ramène pour la réinsuffler au malade. En échange, il ordonne alors généralement un sacrifice sanglant29. Or les chamanes ob-ougriens, au XIXe siècle, ne voyagent pas. Pour leurs rituels, ils appellent les esprits et les dieux chez eux. Ils n’ont d’ailleurs pas de costume rituel30 pour rendre possible un tel voyage, toujours risqué31. Pour le dire autrement, dans ces groupes ougriens du Nord, c’est le dieu-héros chanté par le chamane qui se déplace et non pas le spécialiste rituel lui-même. L’image d’un chamane transparaît parfois clairement derrière celle du héros épique. Par exemple, le dieu de Šameš, dans son chant, adopte un comportement explicitement chamanique quand il se rend dans le Nord, à la demande des parents de la fille qui l’a choisi, pour négocier avec le dieu de la maladie et de la mort devenu trop vorace. Et comment ne pas reconnaître un chamane sollicitant un esprit-auxiliaire oiseau figuré sur son costume par un pendant métallique dans une scène d’une version du chant guerrier du dieu du promontoire32 où le héros, en danger, détache de sa cuirasse un oiseau pour l’envoyer demander de l’aide..

28Ce parallélisme avec le chamanisme mène à envisager différemment le parcours en boucle du héros épique. Le sacrifice effectif accompagnant la récitation épique et le sang versé à la fin des chants guerriers prennent un sens nouveau et sont à mettre en relation l’un avec l’autre. Les tout derniers vers du chant guerrier de Tēk montrent ainsi que le sacrifice effectué par le dieu dans le chant et celui effectué par les hommes sur le site cultuel coïncident et se superposent. C’est alors le dieu qui parle ; une fois de retour chez lui, il effectue un sacrifice à son propre dieu domestique. Voici ce qu’il dit :

29“J’écorche alors sept rennes attachés par une corde, je place devant toi sept plats en argent. Quand je vois un petit/grand arbre, je lui attache un petit/grand fil d’argent/de métal. Ensuite, je m’endors.”

30Ici, c’est le dieu qui chante ce qu’il fait, mais c’est aussi le barde qui s’exprime et qui s’adresse au dieu face à lui, représenté par sa statue, et l’on comprend qu’il lui offre un sacrifice et lui présente des offrandes, comme les Ougriens en ont l’habitude. Le déictique employé (toi) est en quelque sorte le révélateur de ce texte, noté auprès de Kirikōri Torykoptyn, un jeune barde-chamane. Ensuite, le dieu exténué par les combats menés pour conquérir sa belle va dormir, le rituel est terminé.

31À partir de cette superposition entre sacrifice effectif et sacrifice décrit, et grâce à la comparaison avec le chamanisme, nous pouvons considérer la récitation épique comme une modalité rituelle spécifique et comprendre son efficace. Tout comme les hommes ont une attente concrète du rituel au cours duquel leur chamane entreprend un dangereux périple dont il doit revenir, ils attendent quelque chose aussi du voyage effectué par leur dieu. Autrement dit, il est légitime de penser qu’il y a un jeu de renvois étroits entre ce que le dieu ramène dans le texte et ce que les hommes désirent eux-mêmes avoir. Par l’interprétation du chant, l’un comme l’autre est obtenu. Le dieu est le plus souvent en position de preneur. Ainsi, sa prise renvoie à ce que les hommes attendent de la performance épique et, en échange de ce qui est obtenu, les hommes effectuent un sacrifice.

32Le bénéfice de la quête du dieu est donc aussi pour eux, et cela tout en étant pour ainsi dire le partenaire symboliquement absent, puisque jamais il n’y a d’interactions entre ceux qui concrètement effectuent le rituel consistant à chanter l’épopée et le dieu ou les autres personnages présents dans le texte. Comme nous l’avons vu, le décalage temporel entre la scène rituelle effective et la scène imaginaire dans laquelle l’intrigue se déploie interdit explicitement toute forme de communication entre le dieu-héros et les hommes qui chantent ses aventures, mais c’est précisément à cette condition que les deux scènes se superposent totalement...

  • 33 Funk, D. A., Miry šamanov i skazitelej. Kompleksnoe issledovanie teleutski...

  • 34 Funk, D.A., ibid, p. 344 et voir aussi Jacquemoud, C, Èšua, Učar-kaj..., o...

  • 35 J.-L. Lambert, Sortir… op. cit., p. 283-294.

33Il n’est donc pas surprenant que l’histoire épique se termine nécessairement bien pour le héros – ce qui n’est évidemment pas le cas des mythes et des légendes. Ailleurs, dans le sud sibérien, des bardes ont dit connaître quelques chants épiques à l’issue tragique, mais il ne fallait surtout pas les interpréter, car ils étaient précisément dangereux pour les hommes, d’abord pour le barde et pour sa famille33. Ce serait finalement comme si un chamane échouait dans sa quête et mourait en chemin. Le rituel serait raté et les conséquences extrêmement fâcheuses. De la même manière, le chant épique doit être obligatoirement chanté jusqu’au bout, autrement ce serait comme si un chamane ne pouvait rentrer chez lui, et si tel était le cas le héros épique se vengerait sur le barde34. L’auditoire peut d’ailleurs être également sanctionné : dans un récit nord-samoyède35, un chamane prévient le barde qu’il écoute que si celui-ci ne récite que la moitié du chant épique, ils ne vivront l’un et l’autre que la moitié de leur vie.

III. Métatexte et trames épiques

Métatexte épique

  • 36 Sur ce point, cf. J.-L. Lambert, Sans tambour…, op. cit.

  • 37 Ainsi, un récit nganassane permet de comprendre le rituel au cours duquel ...

34Dans ce contexte sibérien, la performance épique est donc à appréhender comme un mode rituel spécifique dans lequel les acteurs n’interagissent pas avec les entités surnaturelles. En cela, elle se distingue par exemple du chamanisme où les esprits s’expriment via le chamane et communiquent avec lui comme avec l’assistance36. Elle se distingue aussi de la prière que tout un chacun peut adresser directement à telle ou telle divinité. Si nous ne disposons pas de véritable description ethnographique, donc exogène, de ce rituel ougrien, un texte mansi permet de venir combler ce qui aurait pu sembler être une lacune irrémédiable. Dans l’ouest sibérien, il est souvent extrêmement difficile de recueillir des informations permettant de comprendre le sens d’un rituel ou même d’une représentation, et la meilleure réponse que le chercheur peut espérer recueillir est un récit qui se présente sous une forme a priori mythique ou légendaire et qu’il lui faudra essayer de comprendre37

  • 38 Vogul népköltési..., op cit, p. 1-18. Ce chant a fait l’objet de plusieurs...

35En 1889, Bernát Munkácsi a noté un chant guerrier totalement atypique auprès du chamane mansi Rodion Rombandeev, originaire d’un village très proche de celui M. Nikilov. Ce chant, très court (il compte moins de 300 vers), met en scène le dieu du petit Ob38. De prime abord aberrant, il peut, dans cette logique sibérienne, être considéré comme un métatexte épique. Tout en étant un chant guerrier, il permet en effet de comprendre comment les Ougriens eux-mêmes conçoivent la performance épique. En somme, il s’agit d’un chant guerrier qui parle des enjeux de la récitation épique.

  • 39 Pour une traduction et une analyse de ce texte, cf. Lambert, Jean-Luc, “Co...

  • 40 Un Khante, incarcéré lors des répressions staliniennes, l’a ainsi réactual...

36Pour pouvoir être compris, ce chant doit tout d’abord être mis en relation avec un autre texte, appartenant à un genre différent, mais avec lequel il est structurellement apparenté. Ce texte, connu sous le nom de chant du baptême39 est un “chant personnel”. Chaque Ougrien de l’Ob, comme chaque Nord-Samoyède, se doit de forger son chant personnel, fréquemment comparé aujourd’hui encore à une carte d’identité. Dans celui-ci, chacun est libre de chanter ce qu’il souhaite et ces chants sont bien entendu interprétés à la première personne, donc comme les chants guerriers et les chants de l’ours. Leurs contenus sont évidemment extrêmement variés. Dans la tradition orale ougrienne, ce chant du baptême occupe une place cruciale, car il s’agit du seul texte autochtone jamais noté concernant les relations violentes avec les Russes. Les conflits avec le colonisateur ont pourtant été nombreux, mais les peuples de l’ouest sibérien n’en parlaient jamais et cela jusque dans les années 1990 où un travail de mémoire a été engagé. Ce chant est donc tout simplement une exception. Noté en mansi par Antal Reguly, il est attribué à un prince mansi du début du XVIIIe siècle converti par la force à l’orthodoxie. Dans une première partie appelée “Chant de l’oncle Loaš”, le prince raconte sa naissance et comment il devient prince à la suite de son père. Il montre aussi qu’il remplit scrupuleusement ses fonctions de prince en collectant honnêtement le tribut pour le compte du tsar. Puis, dans la seconde partie, dans le chant du baptême en tant que tel, son univers s’écroule sans qu’il n’en comprenne la raison. Alors qu’il est paisiblement chez lui, les cosaques qui accompagnent les missionnaires l’attaquent. Il prend les armes et repousse une première fois ses adversaires venus en bateau. Lors de l’attaque suivante, il est vaincu et emmené en prison où il est converti de force, ce qu’il vit comme une seconde naissance, douloureuse. Si les parallèles entre les deux parties du chant sont nombreux et lourds de sens, la seconde, à la différence de la première, semble véritablement traverser et travailler l’imaginaire ougrien40. C’est ce même texte du chant du baptême qui sous-tend le chant guerrier du dieu du petit Ob ainsi qu’un chant de l’ours, lui aussi totalement atypique, sur lequel nous reviendrons.

37Dans ce chant guerrier singulier, le dieu, comme le prince, se repose paisiblement chez lui quand soudain il est violemment attaqué par des assaillants venus en canot. Il ne comprend pas non plus la raison de cette agression. Il prend les armes pour se défendre et à la différence du prince, il parviendra également à repousser le second assaut ; il est donc victorieux. Ces analogies permettent de restituer ce chant guerrier dans le contexte global de la tradition orale ougrienne, mais le texte reste malgré tout étrange et semble incohérent tant qu’il n’est pas replacé dans une perspective épique.

  • 41 Les traductions modernes recourent alors toutes à la notion vide de sens d...

38Il est structuré en quatre parties. Tout d’abord, sans surprise, le dieu se présente et décrit le village dans lequel il vit, mais aussitôt après il précise qu’il est très puissant et que les hommes l’invoquent avec succès en cas de maladies et lui offrent des sacrifices pour leur guérison. Ce point est évidemment tout à fait incongru dans un chant guerrier, puisque l’action de celui-ci se déroule exclusivement dans un temps où les hommes ne sont pas encore là. Immédiatement après, sans transition, le chant bascule précisément dans le temps épique. Le dieu raconte alors comment il est brutalement agressé, non par des cosaques, mais par des troupes menées par une importante déesse locale. Le dieu tue tous les assaillants à l’exception de la déesse du Kazym qu’il fait raccompagner chez elle une fois qu’elle lui a promis de ne plus revenir. Nous ne saurons jamais pourquoi cette déesse qui vit plus loin, sur un affluent de l’Ob, s’est comportée de la sorte. Dans la partie suivante, c’est le dieu Tēk qui l’attaque violemment. Il arrive lui aussi à la tête d’une puissante armée par voie fluviale – son village est situé en aval de celui du dieu du petit Ob. Tēk est également vaincu dans un véritable bain de sang. Lui seul aura la vie sauve, et sera renvoyé chez lui par le dieu du petit Ob. On a donc là le cas de figure tout à fait isolé d’un dieu qui, dans le chant, ne se sera donc pas déplacé pour effectuer un parcours en boucle. Ne bougeant pas de chez lui, il repousse des assauts dont on ne connaît la raison. La quatrième partie du chant revient, comme au début, au temps actuel. En effet, ce sont à présent des hommes menés par un chamane (najt-xum) qui arrivent en canot et ils amènent avec eux de très nombreux rennes. Une fois qu’ils ont accosté, le dieu se met à parler par la bouche du chamane. Le processus est même décrit puisque le dieu dit “Moi, le dieu du petit Ob, je lui [au chamane] installe (pinäslem) [ma] chaleur (rē’il) [souffle vital], je viens à lui et je parle ainsi :”41. Le dieu demande alors explicitement à ce que les animaux soient sacrifiés pour que les hommes venus le voir recouvrent la santé. Ensuite, ils pourront rentrer chez eux.

39Ce chant paraît de prime abord incompréhensible tout simplement parce qu’il mélange deux registres, mais c’est précisément là son intérêt. Son style n’est épique que dans ses deux parties centrales qui se déroulent dans un temps où les acteurs du rituel sont, comme il se doit, absents. En revanche, ils sont présents dans les deux parties extrêmes qui elles ne parlent que d’interactions entre les hommes et le dieu du petit Ob. En restant fidèle à la perspective d’analyse que les textes nous ont conduit à adopter, nous pouvons conclure que l’attente associée à ce chant est de l’ordre de la cure. En effet, dès le début, le dieu met en avant son côté guérisseur, et la maladie est bien pensée comme une agression extérieure, l’essentiel étant de parvenir à la repousser. Le sang versé des ennemis correspond bien au sang du sacrifice que les hommes doivent accorder en retour au dieu. Cette interprétation est de fait validée par le texte lui-même, avec la dernière partie qui revient, comme au début, au temps actuel. De ce point de vue, ce chant peut être considéré comme une description tout à fait particulière du rituel effectué au moment de la récitation, une description singulière, encodée de manière épique dans ses deux parties centrales. Ainsi, quand le dieu raconte qu’il est assailli par l’armée d’un dieu qui est venu à lui, qu’il la repousse en versant le sang de ses adversaires, il faut comprendre que des hommes sont venus à lui, lui offre des sacrifices sanglants afin qu’il repousse la maladie qui les a assaillis.

40Avec cette clé d’analyse que nous fournit ce métatexte, nous allons à présent pouvoir connaître très précisément les enjeux de la performance épique.

Quatre attentes pour cinq trames

41Le rapprochement avec le rituel chamanique avait donné une première indication que le texte épique interprété change nécessairement en fonction des attentes de l’auditoire du moment. Si l’assistance espère obtenir la chance à la chasse de la performance épique, le barde ne peut interpréter un chant à vocation thérapeutique, ce serait comme si un chamane se trompait de rituel à effectuer et allait chercher des promesses de gibier alors qu’il lui est demandé de soigner un malade !

42Nous disposons avant tout de textes, et nos données nous contraignent donc de renverser la perspective et de partir de l’analyse des chants eux-mêmes. Il est alors pertinent de se demander si les diverses trames narratives des chants guerriers dégagées par P. Demény correspondent à des attentes différentes (guérison, chance à la chasse, etc.) de l’auditoire. Pour cela, il est bien entendu nécessaire de dépasser le schématisme de la typologie et de se plonger dans l’analyse des textes mêmes. Il semble à présent envisageable d’accéder à celles-ci en analysant les textes, donc d’aller du texte au contexte de la performance.

Obtenir la chance à la chasse et à la pêche

43Le plus souvent, c’est la chance à la chasse et à la pêche qui paraît attendue, ce qui n’est en rien surprenant puisque les Ougriens de l’Ob sont avant tout des chasseurs-pêcheurs : l’obtention symbolique de gibier et de poissons est donc pour eux une nécessité vitale. En ce cas, le dieu est clairement, comme le chasseur, en position de preneur et, à la fin de son chant, il ramène chez lui, d’une manière ou d’une autre, une fille qu’il épouse. On sait bien en effet qu’une jeune femme peut correspondre dans la logique des représentations sibériennes à du gibier, qu’elle est essentiellement pensée à l’aune de la chair. La grande majorité des chants guerriers se termine par le mariage du héros et de sa belle, mais deux trames différentes permettent d’arriver à ce résultat.

44La première trame est le cas le plus classique et de loin le plus fréquent dans le corpus : le héros entend parler d’une fille magnifique vivant au loin et il part la conquérir avec l’aide de ses frères. Comme le montre le chant guerrier de Tēk, la fille convoitée peut trahir ses propres parents et aller jusqu’à saboter elle-même leurs armes et à dévoiler toutes leurs faiblesses à son prétendant. Ils peuvent sans aucun problème être tués jusqu’au dernier et leur ville mise à sac. Le héros ramène ensuite la jeune femme chez lui où l’histoire se termine par un sacrifice.

  • 42 Ostjakische Heldenlieder..., op cit., p. 342-467.

45Dans la seconde trame, c’est la fille qui choisit le héros et le fait venir à son insu chez elle, où il devient son amant. Ses frères peuvent en ce cas l’utiliser pour régler un problème qu’ils n’arrivent pas à résoudre, c’est pour cela que le dieu de Šameš doit partir négocier avec le trop vorace dieu des maladies et de la mort. Mais ils peuvent aussi refuser le choix de leur sœur et alors ils meurent comme dans le chant du dieu de la ville de glace. À la fin de l’histoire, le héros ramène son amante chez lui, où le sang coule. Le dieu de la ville de glace et celui du promontoire42 sacrifient le précieux cheval ailé tandis que le dieu de Šameš fait assassiner par ses beaux-frères ses propres frères qui voulaient le tuer.

46Il est évident que ces deux structures narratives ne peuvent être chantées que par des héros masculins. Il ne faudrait pas en déduire que les femmes ne jouent aucun rôle. Même si aucun chant guerrier porté par une déesse n’a jamais été recueilli, les femmes jouent souvent dans ces textes des rôles essentiels. Dans la deuxième trame, c’est en effet la fille qui mène l’intrigue de bout en bout en choisissant seule son futur époux, ce qui à nouveau évoque clairement le chamanisme. En effet, il y a là en filigrane toute la question de l’élection chamanique, puisqu’en ce cas aussi c’est une femme (une femme-esprit) qui élit le futur chamane qui n’a aucun moyen de se dérober, sauf en mourant ou en sombrant dans la folie. Le chant guerrier devant bien se terminer, le dieu accepte toujours l’offre, même s’il a ensuite nécessairement affaire aux frères de celle qui l’a choisi… D’autres récits ougriens (non épiques) envisagent qu’il puisse refuser, mais alors il meurt très vite dans la misère. La fille est en ce cas explicitement liée à la chance à la chasse et à la pêche, et l’avis de ses parents ne compte pas non plus. L’homme n’a donc d’autres possibilités que d’accepter son élection par cette fille intransigeante qui est en somme à la fois chair et promesse de chair.

Guérir

  • 43 Sur les liens étroits, en Sibérie, entre chair, force vitale et souffle, c...

  • 44 Pour une version, voir Ostjakische Heldenlieder..., op cit., p. 256-341.

47Dans le codage épique, la prise d’une femme par le héros est donc à comprendre comme une promesse de gibier pour les hommes. Plus largement, les Ougriens de l’Ob, comme d’autres Sibériens, semblent véritablement symboliser la chair comme force vitale par de jeunes femmes célibataires, qui paraissent incarner par excellence le souffle nécessaire à la vie43. Dans les chants guerriers, la fille célibataire peut aussi appartenir à la propre parentèle du héros qui a alors une sœur en âge de se marier44. Lui-même a alors une épouse, dès le début de l’histoire, et celle-ci est russe.

48C’est la situation de départ d’une troisième trame épique. Et le mariage de la sœur échoue systématiquement. Pourtant la sœur célibataire est bien l’enjeu de ces chants, mais la demande en mariage tourne mal en raison d’une double perfidie. Des Nénètses convoitant la fille arrivent chez le héros qui discute âprement le prix de la fiancée dans une atmosphère particulièrement tendue. Le montant sur lequel ils s’entendent paraît étrangement élevé, mais l’on comprend vite pourquoi : les Nénètses veulent non seulement la sœur du héros, mais aussi sa superbe épouse russe avec qui, on ne sait comment, ils se sont entendus. En effet, quand la sœur va s’installer dans le canot nuptial, elle découvre avec stupeur que sa belle-sœur s’y trouve déjà. Elle retourne alors précipitamment sur la rive pour prévenir son frère. Furieux, celui-ci s’en prend à sa femme qu’il tue avant de partir en guerre avec ses frères contre ceux qui ont voulu le tromper, et qu'il vaincra évidemment. À la fin du chant, le dieu du promontoire n’a plus d’épouse, mais toujours sa sœur qui toutefois disparaît de l’histoire une fois qu’elle est revenue, comme si c’était bien là le point important. Il n’y a d’ailleurs aucune connotation incestueuse dans ces textes. Ces chants sont bien entendu des mises en garde contre les mariages interethniques, en particulier des incitations à la défiance à l’encontre des filles russes et des hommes nénètses, mais l’essentiel n’est pas là.

49La fille célibataire est donc ici du côté du héros, puisqu’elle est sa sœur et, dans le codage épique, elle peut donc légitimement représenter la force vitale du dieu. Elle devrait partir, mais finalement revient et ne se mariera pas, en revanche le dieu va perdre son épouse. La performance de ce chant a sans doute valeur de cure chamanique, la maladie étant conçue en termes de force vitale dérobée que le spécialise rituel doit récupérer moyennant le sacrifice de quelque chose d’équivalent, ici l’épouse russe, une femme contre une autre dans les représentations épiques. Sur le fond, cette trame est proche du chant atypique du dieu du petit Ob, qui, comme nous l’avons vu, est explicitement associé à une cure. Ces textes sont toutefois plus élaborés : alors que le dieu du petit Ob est attaqué chez lui sans raison par des adversaires qu’il doit repousser, le héros doit ici faire face chez lui à une agression déguisée qui prend l’apparence trompeuse d’une honnête demande en mariage, il va ensuite traquer ses ennemis jusque chez eux.

  • 45 Jean-Luc Lambert, Sortir..., op cit., p. 343-355.

50Des représentations du même ordre se retrouvent dans les récits “mythiques” (non épiques) nord-samoyèdes, qui parlent de cures chamaniques45. En effet, le malade est alors systématiquement une jeune femme célibataire en âge de se marier, et si le chamane arrive à la faire revenir du chemin des morts où elle se trouve malgré elle engagée, à la guérir donc, elle est immédiatement épousée. La fille est, à ce niveau de représentation, véritablement conçue comme de la force vitale incarnée, de la chair bien vive : l’homme peut aller la conquérir et il acquiert ainsi la chance. Il peut aussi refuser de laisser partir la sienne (symbolisée par une sœur dans le cadre épique ougrien) : on entre alors dans le cas de figure de la cure.

Se prémunir des épidémies

51Une quatrième trame narrative parle de vengeance, et de lutte contre des ennemis extérieurs – de façon étonnante car au milieu du XIXe siècle, il n’y a plus de guerres interethniques, la pax russica s’est imposée partout et depuis déjà assez longtemps. Le dieu doit aller venger ses parents assassinés longtemps auparavant par des ennemis qui ont assailli son village et tué presque tous les habitants. Ces ennemis peuvent revenir parachever leur œuvre de destruction, ils sont d’ailleurs bientôt aperçus à l’orée de la petite ville. Au-delà de la vengeance en tant que telle, il s’agit de mettre un terme définitif à un conflit armé. Il est donc parfaitement logique que, dans notre corpus, le dieu qui porte par excellence cette trame soit précisément le dieu de la guerre, Xānt-tōrəm. Le héros va aller jusque chez eux combattre ses ennemis, les traquer et les tuer. Le dernier d’entre eux, particulièrement puissant et intelligent, propose une solution acceptable pour cesser les combats. Le héros l’accepte, et tous deux effectuent ensemble un imposant rite de réconciliation. Une jeune femme est bien présente dans cette structure narrative, elle est à présent dans le camp ennemi. À la fin de l’histoire, alors que la paix est pourtant conclue, le héros la ramène chez lui, mais au lieu de l’épouser, il la met au supplice sous prétexte qu’elle lui a mal parlé. Pour comprendre l'enjeu du texte, il est utile de remarquer que, parmi les hommes habitant la petite ville de Xānt-tōrəm, certains portent les séquelles de leurs blessures anciennes, mais beaucoup aussi sont affaiblis, malades, sans force, sans que l’on ne sache pourquoi. Cette particularité que l’on ne retrouve pas ailleurs dans le corpus a valeur d’indice. En travaillant dans cette perspective et à partir des représentations ougriennes, un parallèle évident se dessine entre guerres et épidémies, les deux entraînent des coupes sombres dans la population. L’épidémie est ainsi pensée comme une agression extérieure, potentiellement récurrente, concernant l’ensemble de la communauté à la différence de la maladie perçue comme une attaque personnelle et ponctuelle.

  • 46 Voir, par exemple, Ryčkov, K. M., “Poezdka v severo-vostočnye tundry Turuh...

52Bien au-delà de l’idée de vengeance, on conçoit alors que ce chant est censé permettre de stopper une épidémie potentielle, d’empêcher son retour. Si les guerres sont terminées au XIXe siècle, l’angoisse des épidémies est extrêmement forte, en raison notamment de la menace de la variole qui pouvait en quelques jours seulement décimer des villages entiers. Des témoignages du début du XXe siècle font encore état pour l’ouest sibérien de situations proprement apocalyptiques, et décrivent des villages ou des campements dévastés par ce fléau46, seulement comparable pour nous à la peste noire. Les très rares survivants essayaient de fuir les lieux en laissant leurs morts sans sépulture, bien entendu au risque de propager l’épidémie.

  • 47 Sur le chamanisme et les épidémies, cf. J.-L. Lambert, Sortir… op. cit., p...

53En cas de risque d’épidémie, l’efficacité attribuée à l’épopée est supérieure à celle du chamanisme, car un chamane, du moins un homme chamane, ne peut rien faire : il ne doit surtout pas tenter d’entreprendre un rituel, car inexorablement il attirerait l’attention de l’esprit de l’épidémie sur lequel il n’a aucune prise et ce serait la catastrophe. En revanche, une femme chamane courageuse peut, du moins en principe, tenter d’aller se donner sexuellement à l’esprit de la variole pour sauver son groupe. Si elle en revient, de surcroît enceinte, son enfant deviendra un puissant chamane47.

  • 48 Dunin-Gorkavič, A. A., Tobol'skij Sever I., [Le Nord de Tobolsk I], Saint-...

54Pour essayer d’échapper à une épidémie qu’ils redoutaient, des Khantes orientaux – qui ne connaissent pas les chants guerriers – ont décidé d’effectuer en 1896 des sacrifices extrêmement coûteux : pas moins de sept chevaux devaient être abattus en divers endroits48. Les Ougriens n’élèvent ni ne montent les chevaux, en revanche ils peuvent en acheter aux Russes pour des sacrifices dont le destinataire est considéré comme étant russe. On offre en effet aux esprits et aux dieux ce qu’ils sont supposés apprécier, et la variole est fréquemment pensée, pour des raisons évidentes, comme venant du monde russe. Cette même logique est à l’œuvre dans les chants de vengeance où le dieu, qu’il s’agisse de Xānt-tōrəm ou de Poləm-tōrəm, va ramener chez lui, pour la “sacrifier”, une fille prise chez l’ennemi. On se serait attendu qu'il en fasse, comme il le dit, “sa compagne de lit” ; les paroles jugées désagréables de la jeune femme semblent en effet bien dérisoires. Mais l’on comprend aisément qu’un sacrifice est en ce cas absolument nécessaire, même si nos données ne nous permettent pas de mesurer l’importance du sacrifice effectif qui accompagnait la récitation des chants de vengeance et qui est représenté dans les textes par cette jeune femme mise au supplice par un dieu pourtant célibataire.

Lutter contre la russification

  • 49 Cf. par exemple Lambert, J.-L., Courants religieux…, op. cit.

  • 50 Osztják hősénekek..., op cit., vol. II, p. 4-119 et vol III (1), p. 14-170.

55La cinquième et dernière trame narrative est associée dans le corpus à deux dieux localisés dans le sud ob-ougrien. Ce sont même les deux seuls chants guerriers connus portés par des dieux supposés résider dans ces régions méridionales où, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la russification allait bon train, à la différence du nord où un nouveau système de rites et de représentations s’était mis en place en réaction au monde russe49. Ces deux chants50 ont été notés auprès de M. Nikilov, qui est, lui, originaire du nord ob-ougrien ; ce très grand barde, peut-être itinérant, a pu jouer un rôle essentiel tant dans la reconfiguration que dans la propagation du système religieux ougrien dans lequel la performance épique occupe une place majeure. Dans ces deux textes, le dieu a une femme russe, mais la famine sévit. L’épouse propose que ses parents apportent de la nourriture – elle est donc bien ici encore pourvoyeuse de chair. Présentée comme russe, elle est, sans beaucoup de surprise, félonne, car ses parents profitent de l’occasion pour tenter de mettre la ville à sac… Le héros et les siens auront bien du mal à résister, mais ils y parviendront et poursuivront les assaillants. La femme russe quant à elle subira le sort que l’on imagine… Bien que cette structure narrative exige encore d’être analysée en profondeur, l’attente à laquelle elle est associée est une invitation et une incitation pour que les Ougriens du Sud se ressaisissent et luttent contre l’acculturation russe, synonyme de misère et de famine.

  • 51 Rappelons que József Pápay a noté auprès de ce barde deux chants guerriers...

56Le barde ougrien a ainsi à sa disposition un ensemble restreint de trames, et en fonction de la raison pour laquelle il lui est demandé de chanter, il sélectionne la structure narrative adéquate qu’il contextualise et personnalise pour l’adapter au dieu qui doit la porter. Le chant guerrier exécuté change ainsi en fonction des attentes concrètes de l’auditoire. La performance épique est, dans ce contexte, une modalité rituelle spécifique, distincte de la pratique chamanique à laquelle elle succède dans plusieurs sociétés sibériennes. Une récitation épique n’est pas organisée à la légère, sans motivation sérieuse, l’enjeu de ce rituel qui sollicite les dieux est en effet essentiel. Il est parfaitement compréhensible qu’un même dieu puisse être associé à des histoires épiques résolument différentes, et que celles-ci puissent être interprétées par un même barde. Les hommes ont en effet différentes raisons pour faire appel à un dieu local, et il est clair que pour le barde Nikolaj Selimov le dieu du promontoire peut apporter via une performance épique aussi bien la chance à la chasse qu’une guérison51.

IV. Une épopée refondatrice ob-ougrienne

  • 52 Sur ce concept, cf. Goyet, Florence, “L’épopée refondatrice : extension et...

  • 53 Cf. Goyet, Florence et Jean-Luc Lambert, “Introduction” à Études mongoles ...

  • 54 Goyet, Florence, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, “I...

57À partir de là, il est possible de comprendre pourquoi chez les Ougriens de l’Ob, comme ailleurs en Sibérie, nous n’avons jamais un seul très long texte épique comportant de nombreuses ramifications internes, mais une multitude de chants différents. La question qui se pose alors est bien sûr celle de la nature véritablement épique de ces textes : s’agit-il vraiment d’épopée refondatrice52 ? Nous allons voir que dans le corpus des chants épiques ob-ougriens, l’ensemble des textes recueillis auprès de Nikilov jouent bien, ensemble, le rôle d’épopée refondatrice. Ensemble, c’est-à-dire sur le mode de ce que nous avons proposé d'appeler “épopée dispersée”53. En effet, les chants guerriers sont simplement héroïques, et le dieu finit nécessairement par triompher d’une manière ou d’une autre. Dans ce corpus, pourtant conséquent, il n’y a nulle trace de “polyphonie” ou de “travail épique” au sens de Florence Goyet54 et il ne semble donc pas légitime de parler d’épopée refondatrice.

  • 55 Goyet, Florence, L’épopée refondatrice, op. cit.

58Pourtant les conditions d'émergence de celle-ci étaient bien là. Les Ougriens de l’Ob traversaient une crise profonde et probablement sans précédent, liée à la conversion forcée et violente du début du XVIIIe siècle et à la menace de la russification ; les transformations de leur système religieux sont bien là pour l’attester. La culture aurale, la présence constante de ces chants dans la vie de tous et son importance pour la communauté sont trois autres conditions de l’émergence de l’épopée évoquées par F. Goyet55. Nous allons voir que cette crise a bien produit une épopée, mais qu'elle n'est pas là où on l’attendait. Elle émerge de la coexistence des deux types de chants dont nous avons parlé jusqu'ici : chants guerriers et chants de l’ours.

Des chants indissociables

59Il faut revenir au système religieux ougrien du XIXe siècle, qui se constitue en relation avec le monde russe, et insister sur les rapports profonds entre chants guerriers et chants de l'ours.

  • 56 Sur ce point cf. Lambert, Jean-Luc, Courants religieux… op. cit.

  • 57 Lors des jeux de l’ours, celui-ci a l’apparence d’un musicien qui, à la ci...

60Les rites réguliers effectués sur les sites cultuels des dieux locaux ne prennent en effet tout leur sens que s’ils sont rapprochés d’un autre rite, celui réalisé au village en l’honneur de l’enfant du dieu du ciel, de l’ours. Les deux sont, au XIXe siècle, indissociables et s’éclairent mutuellement, car ils appartiennent à une classe plus large de rituels où une ou plusieurs entités surnaturelles, matériellement représentées, sont fêtées de nuit par les Ougriens dans une habitation particulière56. Tous ces rites sont menés par un chamane57.

61Insistons sur ce parallélisme. Les chants guerriers, interprétés sur les sites cultuels, ont leur pendant exact dans les chants de l’ours, récités lors des jeux de l’ours.

  • 58 Cf. par exemple A. Widmer, Die poetischen..., op cit., p. 37.

  • 59 J. Pápay, Északi-osztják..., op cit. p. 102-116.

62Dans les deux cas, le dieu s’exprime à la première personne et porte une histoire. Du point de vue de leur forme poétique, ces chants sont analogues58. On trouve même dans le corpus noté avec Nikilov, un chant guerrier (celui de Xānt-tōrəm) et un chant de l’ours59 qui sont structurés sur une base commune. Le héros est au début un garçon qui, dans les deux cas, est appelé par le même nom personnel par les autres jeunes hommes du village avec lesquels il joue. Au cours de ces jeux, un événement inattendu se produit. La femme qui l’élève (tante dans un cas et mère dans l’autre) s’inquiète et part discrètement en forêt implorer son dieu. Sans qu’elle ne le sache, le jeune homme l’écoute. Il a une histoire particulière qui va sceller son destin. Les parents de Xānt-tōrəm ont été assassinés et le héros part les venger. Pour déjouer la vigilance de ses ennemis, il prend temporairement la forme d’un ours (aucun autre dieu, dans un chant guerrier, ne prend l’aspect d’un ours). Le second héros est, comme le Christ, l’enfant du dieu du ciel et d’une humaine, et lui se transforme définitivement en ours. Sa mère lui apprend que son destin sera d’être tué et fêté par les hommes.

63Les chants guerriers et les chants de l’ours appartiennent donc fondamentalement à la même grande catégorie, même si les premiers concernent les dieux locaux et sont interprétés sur les sites cultuels et les seconds l’ours, l’enfant du dieu du ciel, et ils sont chantés devant lui lors des jeux effectués en son honneur.

Les chants de l’ours

L’ours expulsé du ciel

  • 60 Nikilov a chanté à Reguly une version en khante et une en mansi. Le chant ...

64Le chant de l’ours, de très loin le plus répandu, est de ce point de vue particulièrement significatif. Les deux versions les plus anciennes, recueillies auprès de M. Nikilov60, sont les plus explicites. En voici un très bref résumé :

L’histoire commence dans la maison paternelle dans le ciel. On ne sait jamais comment l’enfant est né et aucune figure maternelle n’est évoquée. L’enfant est confiné à l’intérieur. En partant chasser dans les forêts célestes, le dieu du ciel lui interdit de sortir et cadenasse la porte. L’enfant enfreint l’interdit et va à l’extérieur après avoir forcé la serrure. Il fait fuir les chevaux de son père avant de trébucher. Son pied est tombé dans un trou du ciel d’où il aperçoit la terre qui l'attire, et il se dépêche de rentrer. Une fois revenu, son père comprend que son enfant est sorti de la maison. Il l’envoie alors sur terre pour avoir enfreint l’interdit, finalement pour avoir vu la terre : son père le chasse donc du ciel où il vivait en se prélassant dans sa couche douillette remplie de belles fourrures. Son père le fait descendre depuis le ciel dans un berceau retenu par une longue chaîne, et il énonce très longuement un ensemble d’interdits : son enfant ne devra pas s’attaquer aux hommes, à leurs morts, à leurs bêtes et à leurs réserves de nourriture. Il devra être le garant des serments et son destin sera d’être tué et fêté par les hommes. D'emblée, la vie sur terre est pénible pour l'ours. Il s’y déplace au début avec difficulté, peine pour trouver de la nourriture. Il enfreint à nouveau les interdits de son père qui le sanctionne indirectement. L’ours se conforme enfin au code de conduite qui lui a été prescrit avant d’être tué et fêté par les hommes. Son âme retourne alors chez son père céleste.

  • 61 Sur le serment de l’ours, cf. Lambert, Jean-Luc, “De l’Évangile à l’ours e...

65Ce chant est une création géniale. Il a une apparence autochtone tout en renvoyant clairement le dieu du ciel du côté russe : les Ougriens n’avaient en effet pas de chevaux et ne cadenassaient pas leurs maisons. Surtout, il condense plusieurs ensembles de représentations en superposant l’image du Christ et de son père céleste à celle de Yahvé et d’Adam et Ève. Il s’agit en effet d’une adaptation de la Chute biblique, chute d’ailleurs directement évoquée par la descente du berceau. Tous les éléments y sont. Que serait en effet autrement ce père qui semble bien avoir eu cet enfant sans femme et qui le chasse parce qu’il a vu ce qu’il n’aurait pas dû voir ? Les injonctions paternelles ne peuvent se comprendre sans celles de Yahvé à Adam, à Ève et au serpent. Grâce à cette superposition, il devient compréhensible que l’enfant du dieu du ciel ougrien n’ait pas, à la différence du Christ, de message particulier à délivrer aux hommes. Il est seulement le garant des serments, mais ceux-ci ne sont pas prêtés lors des jeux de l’ours61, et cette obligation ne sera d’ailleurs plus mentionnée dans les versions plus récentes de ce chant recueillies à partir de la fin du XIXe siècle – elles sont pourtant extrêmement nombreuses. Le dieu du ciel ougrien n’envoie donc pas un messie aux hommes et il ne veut pas non plus conclure une nouvelle alliance avec eux. Dans les versions notées avec M. Nikilov, il expulse son enfant de chez lui et dans celles collectées par la suite, c’est l’enfant qui après avoir vu la terre demande à y être envoyé, mais les interdits paternels sont toujours là…

66Les deux types de chants ne sont évidemment pas superposables : lors des jeux, les Ougriens n’attendent d’ailleurs rien de l’ours, et ce sont les dieux locaux et les esprits de la forêt invités à venir honorer l’enfant du dieu du ciel qui sont de ce point vue importants. La récitation d’un chant de l’ours n’a donc pas un enjeu comparable à celle d’un chant guerrier, et elle n’est pas réservée aux chamanes : n’importe quel homme le connaissant peut le chanter… Cependant, au niveau du système religieux ob-ougrien ces deux types de récits a priori distincts fonctionnent ensemble pour créer l'épopée.

Un métatexte à rapprocher du chant du dieu du petit Ob

  • 62 Sept versions de ce chant ont été collectées : B. Munkácsi, Vogul népkölté...

67À l'intérieur du très vaste corpus de chants de l’ours, un texte doit attirer notre attention. Souvent noté62, tout à fait atypique, il est pour les chants de l’ours ce que le chant du dieu du petit Ob est pour les chants guerriers. Il est tout à fait remarquable que, comme lui, il soit sous-tendu par le chant du baptême dans lequel, nous l’avons vu, un prince, attaqué par deux fois chez lui, est finalement emmené en prison et converti de force.

  • 63 Pour une présentation et une analyse de ce chant ainsi que sur la conversi...

68Au début de ce chant, l’ours, comme le prince, se repose quand il est brusquement attaqué par un cavalier qui rappelle un cosaque. Par deux fois, il parvient à s’enfuir, mais lors du troisième assaut il succombe et est emmené, non en prison, mais à la maison de fête où il est littéralement “converti” en enfant du dieu du ciel63. Il est ensuite, d’après le chant, réjoui par des danses et des jeux pour le plus grand plaisir des hommes et des femmes. Ce texte décrit le rituel et montre son enjeu vis-à-vis de l’ours : il ne s’agit pas d’obtenir la chance à la chasse ou une guérison, mais du plaisir.

  • 64 On l'a dit : chaque fois qu’un ours est tué à la chasse, les hommes doiven...

69De manière générale, comme les chants guerriers, les chants de l’ours parlent à la fin des textes de sang versé, mais ce n’est plus le dieu qui de retour chez lui effectue un sacrifice, c’est à présent le dieu lui-même qui est tué ! Ce sang versé dans le texte renvoie également au rituel effectué alors par les hommes, puisque ces chants sont précisément interprétés face à l’ours qui a bel et bien été abattu par les hommes. Le sang que le dieu local fait couler chez lui à son retour est lié au sacrifice effectué par les hommes sur le site cultuel pour ce que le dieu leur permet d’obtenir ; de même, la mort de l’ours dans les chants renvoie à l’ours effectivement tué par les hommes64.

Une épopée dispersée

70En considérant comme un tout l’ensemble de ces chants dans lesquels les dieux racontent leurs histoires, une authentique polyphonie épique apparaît alors d’elle-même. En effet, d’une part, dans les chants guerriers, nous avons les dieux locaux qui ont systématiquement un comportement héroïque, viril. Ils incarnent les valeurs de la société, et toujours ils triomphent au terme de leurs aventures. De la performance épique, les hommes attendent la chance à la chasse, la guérison, la protection contre les épidémies et un moyen de lutter contre la russification. D’autre part, dans les chants de l’ours, nous trouvons l’enfant du dieu du ciel que tout oppose aux dieux locaux. Lui n’a rien d’héroïque, il ne respecte même pas les interdits de son père et se montre particulièrement maladroit. Alors que les dieux sont en position de preneur de chair, il est dans celle du gibier et son destin est d’être tué à la chasse par les hommes, qui en retour doivent le réjouir avant que son âme ne retourne chez son père céleste.

  • 65 Cf. Lambert, Jean-Luc, “Courants religieux du monde russe et russisé (XVII...

71Ces textes ne portent absolument jamais un jugement de valeur sur l’ours ou sur les dieux autochtones, et les rituels dans lesquels ils sont interprétés sont dans les deux cas choses sérieuses. Comme nous l’avons vu, les textes des chants guerriers se comprennent en référence au chamanisme et ceux des chants de l’ours par rapport au christianisme. Les rites effectués sur les sites des dieux ne sont pourtant pas chamaniques en tant que tels et, de leur côté, les jeux de l’ours ne sont pas non plus orthodoxes, même si de nombreux éléments qui les structurent viennent du christianisme et plus largement du monde russe65. Il ne faut pas voir là une contradiction : ces références sous-jacentes, au chamanisme comme au christianisme, nous rappellent que les Ougriens ont dû faire face au début du XVIIIe siècle à de violentes campagnes d’évangélisation. Leur objectif était simple : éradiquer les cultes locaux et convertir tous les autochtones. Ceux qui refusaient le baptême pouvaient même, en principe du moins, être mis à mort. En quelques années seulement, de 1712 à 1720, 30.000 autochtones auraient été baptisés et plus de trente églises bâties. Même si Catherine II a fait cesser les conversions par la force et si le climat religieux s’est détendu, ces missions voulues par Pierre le Grand ont provoqué un véritable séisme chez les Ougriens qui n’ont pas compris pourquoi l’État auxquels ils étaient fidèles leur avait brusquement déclaré la guerre.

  • 66 Zuev, V. F., Materialy po ètnografii Sibiri XVIII veka. (1771-1772), [Maté...

  • 67 Šavrov, V. N., “Kratkija zapiski o žitelijah Berezovskago uesda”, [Brèves ...

72En 1771-1772, V. F. Zuev66 mène une mission sur ce terrain dans le cadre de l’expédition de Pallas et, concernant les rites, ses données sont absolument analogues à celles de ses assez nombreux prédécesseurs du XVIIIe siècle. Plus aucune enquête ethnographique n’est ensuite menée pendant cinquante ans, et, en 1821, V. N. Šavrov67, un médecin (fel’dšer) décrit pour la première fois des jeux de l’ours qui ressemblent à ceux qui seront abondamment observés par la suite et il assiste à un rituel effectué sur un site cultuel à proximité d’Obdorsk, la ville où les échanges avec les Russes étaient les plus intenses et aussi la région qui avait le mieux résisté à l’évangélisation (un peu plus d’un siècle plus tôt les missionnaires et les cosaques avaient été repoussés par les armes). Fin novembre 1844, Antal Reguly rencontre à Berezov, où il vient tout juste d’arriver, Maksim Nikilov, l’un a 25 ans et l’autre environ 75. Cet enfant terrible des études finno-ougriennes prend rapidement conscience qu’il a en face de lui un très grand barde avec qui il va travailler pendant un mois et demi, mais il ne s’intéressera pas à son histoire personnelle ou du moins n’en dira rien et ne donnera que quelques rapides indications sur sa généalogie.

73Les quatorze chants, douze chants guerriers et deux chants de l’ours (plus de 17.000 vers), recueillis avec Nikilov montrent le travail épique à l’œuvre, un effort considérable de la pensée pour trouver une solution permettant de surmonter une contradiction essentielle, de concilier ce qui semblait inconciliable, deux visions du monde radicalement différentes qui s’étaient violemment affrontées : le chamanisme local et l’orthodoxie impériale. Et il réussit en proposant une innovation majeure : l’enfant du dieu du ciel peut coexister avec des dieux autochtones. Il ne s’agit plus ni de christianisme, ni de chamanisme, mais d’un nouveau système religieux. Ces chants constituent ensemble un corpus extrêmement structuré comportant de nombreux renvois intertextuels et il est complet : les cinq structures narratives des chants guerriers y sont en effet représentées, ainsi que les deux concernant l’origine de l’enfant du dieu du ciel, envisagé du point de vue de son père céleste ou de sa mère humaine. Il est donc tout à fait vraisemblable que Maksim Nikilov soit lui-même leur créateur, l’artisan qui a imaginé cette solution innovante mise en œuvre par les rituels au cours desquels ces chants sont précisément interprétés.

74La puissance de cette création est fascinante parce qu'elle a permis de mettre en place un véritable travail épique, et une véritable “solution” pour les Ougriens de l’Ob, un moyen de penser et de vivre dans l’Empire leurs rapports tendus avec les Russes, sans que les Russes ne s’en aperçoivent. Les chants et les rituels accessibles aux étrangers s’appuient en effet sur des éléments qui n’attirent pas l’attention : l’enfant du dieu du ciel est fêté dans les villages chaque fois qu’un ours est tué – et il faut noter que le rituel a fasciné de nombreux ethnographes russes, sans qu’aucun d’eux ne se soit jamais reconnu dans le miroir déformant tendu par les autochtones. De même, si les répressions revenaient, le rite serait irréprochable, car ceux qui traquaient au XVIIIe siècle les apostats recherchaient des battements de tambour, des “idoles”, et des sacrifices sanglants ; or il n’y a rien de tel dans les jeux de l’ours : les dieux et les esprits sont appelés à la cithare par un chamane discret qui, sans vêtements voyants, a l’apparence d’un simple musicien ; et il n’y a nul besoin de support d’esprit ou de sacrifice car il y a la dépouille de l’ours… Parallèlement, les Ougriens organisaient aussi, mais au fond de leurs forêts, sur leurs sites cultuels, les rites dans lesquels ils sollicitaient leurs dieux figurés par de grandes statues et auxquels ils offraient des sacrifices sanglants pour obtenir par la performance épique ou par des prières ce dont ils avaient impérativement besoin.

75Cette épopée dispersée a permis de confronter des représentations antagonistes de la réalité provenant à la fois du chamanisme et du christianisme – des visions du monde contradictoires entre elles – en en imaginant une nouvelle. Chants guerriers et chants de l’ours pris ensemble sont bien l’équivalent de l'Iliade ou des Hôgen et Heiji monogatari : la mise en place d'un travail épique qui fait jouer devant les auditeurs toutes les circonstances et toutes les options que renferme leur situation politique, qui les représente et les confronte, et donne à voir et à sentir le monde tel qu'il est devenu et le renouveau rituel salvateur, qui va permettre de vivre en surmontant de manière absolument radicale les contradictions durement éprouvées. Cette solution a parfaitement fonctionné et cela jusqu’à ce que l’État russe change lui-même de système de rites et de représentations…

Notes

1 Sur ceux-ci voir, par exemple, Gemuev, I. N. et Sagalaev A. M, Religija naroda mansi [La religion du peuple mansi], Novossibirsk, Nauka, 1986.

2 Les sites cultuels sont attestés au début du XVIIIe siècle dans la chronique des premières missions. Novickij, Grigorij, Kratkoe opisanie o narode ostjackom (1715), [Brève description du peuple ostiak (1715)], [Studia uralo-altaica (Szeged) III], 1973, p. 53-73.

3 Certains sont tout de même dotés de quelques particularités puisqu’un dieu est associé à la guerre et un autre est connu pour ses attributs russes.

4 Dans le nord de l’aire ob-ougrienne, les chamanes sont relativement nombreux à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Sur le chamanisme ob-ougrien, cf. Lambert, Jean-Luc, “Sans tambour ni costume. Du chamanisme ob-ougrien au chamane”, in D’une anthropologie du chamanisme vers une anthropologie du croire. Hommage à l’œuvre de Roberte Hamayon, [numéro Hors-Série Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines], K. Buffetrille, J.-L. Lambert, N. Luca et A. de Sales (eds), 2013, p. 65-86.

5 Ils apparaissent aussi lors des jeux de l’ours où ils sont représentés par des acteurs costumés.

6 Ces rituels qui pouvaient durer une semaine étaient difficilement accessibles aux étrangers, et la meilleure description que nous en avons est donnée par J. Pápay qui, en novembre 1898, a pu partiellement assister à l’un d’eux, et il décrit les rituels sacrificiels accompagnant les demandes aux dieux (Pápay, József, “Nyelvészeti tanulmányutam az éjszaki osztjákok földjen”, [Mon voyage linguistique chez les Ostiaks septentrionaux], Budapesti szemle, 123, 1905, p. 375-382). Ce même auteur indique ailleurs que les chants guerriers étaient interprétés dans le cadre de ces rituels et étaient accompagnés de sacrifices sanglants (cf. Pápay, József, “Die ostjakischen Heldenlieder Regulys”, Journal de la Société finno-ougrienne 30, 1913-1918, p. 3-6.).

7 Sur sa genèse, voir Lambert, Jean-Luc, “Quand le dieu céleste envoie son enfant-ours aux hommes : Essai sur les interactions religieuses chez les Ougriens de l’Ob (XVIIIe-début XXe siècles)”, Slavica Occitania 29, [La religion de l’Autre : réactions et interactions entre religions dans le monde russe], Dany Savelli (éd.), 2009, p. 181-203.

8 Les langues khante et mansi étant fortement dialectalisées, nous nous contentons de donner une seule forme vernaculaire en khante et en mansi tout en sachant que d’autres sont attestées. Ainsi selon les dialectes khantes “chant”, par exemple, se dit ār, ar, arou arg.

9 Les descriptions des jeux de l'ours sont très nombreuses, voir par exemple Istočniki po ètnografii zapadnoj Sibiri, [Matériaux pour l’ethnographie de la Sibérie ooccidentale], N. V. Lukina et O. M. Ryndina (eds), Tomsk, izd. Tomskogo Universiteta, 1987, p. 216-252 ou Kannisto, Artturi, Liimola, M. et E. Virtanen, 1958 Materialen zur Mythologie der Wogulen, Helsinki, Société Finno-Ougrienne, [Mémoires de la Société Finno-Ougrienne 113], 1958, p. 333-383.

10 Cf. Lambert, Jean-Luc, “Courants religieux du monde russe et russisé (XVIIIe-XXIe siècles)”, Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses 119, 2012, p. 267-274, en ligne http://asr.revues.org/1093

11 Antal Reguly est mort à l’âge de 39 ans et n’a pas eu le temps d’éditer ces textes. Ces chants notés en khante ont été retravaillés sur le terrain par József Pápay ; de la même manière, les matériaux recueillis en mansi par Reguly ont été retravaillés par Bernát Munkácsi. Deux de ces chants guerriers sont publiés dès 1905 par Pápay (Pápay, József, Osztják népköltési gyűjtemény, [Recueil de poésie populaire ostiak], [Zichy Jenö gróf harmadik ázsiai utazása V], Budapest-Leipsig, Hornyánszky Viktor-Karl W. Hiersemann, 1905, p. 2-99 tandis que les dix autres constituent les quatre volumes des Osztják hősénekek. Reguly A. es Pápay J. hagyatéka, [Les chants héroïques ostiaks légués par A. Reguly et J. Pápay], Miklós Zsirai (éd.) puis Dávid Fokos (éd.), Magyar tudományos akadémia, puis Akadémiai kiadó, 1944-1965.

12 Pour leur carte de répartition, voir Šmidt, Eva, “Maksim Nikilov i Anton Reguly”, [Maksim Nikilov et Antal Reguly], in S ljubov'ju i bol'ju... (K 60 letiju so dnja roždenija Evy Šmidt), Khanty-Mansisk, poligrafist, 2008, p. 33.

13 Publiés in Munkácsi, Bernát, Vogul népköltési gyűjtemény II/1, [Recueil de poésie populaire vogoule II/1], Budapest, Magyar tudományos akadémia, 1892.

14 Les chants collectés par Pápay sont publiés dans Ostjakische Heldenlieder aus József Pápay Nachlass, Istvan Erdély (éd.), Budapest, Akadémiai kiadó, 1972 et dans trois volumes des Pápay József osztják hagyatéka, [Les données ostiakes léguées par József Pápay], [Bibliotheca Pápayensis II-IV], Edit Vértes (éd.), Debrecen, Universitas Debreceniensis de Ludovico Kossuth Nominata, 1990-1993.

15 Sur celles-ci, cf. Samson Normand de Chambourg, Dominique, “La guerre perdue des Khantes et des Nénètses des forêts : la soviétisation dans le district Ostjako-Vogul’sk, 1930-1938”, Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines 38-39, [Une Russie plurielle : Confins et profondeurs], J.-L. Lambert et D. Savelli (eds), 2007-2008, p. 119-195.

16 Sur ce point, cf. J.-L. Lambert, Sans tambour..., op cit., p. 73-74.

17 On peut noter que ces chants ne concernent que des dieux et jamais des déesses alors qu’il y en a plusieurs. Certaines sont très importantes et, elles aussi, inscrites dans le paysage culturel ougrien grâce à leurs sites cultuels.

18 En revanche, la forme poétique, particulièrement complexe, d’un chant guerrier a été étudiée (Widmer, Anna, Die poetischen Formeln der nordostjakischen Heldendichtung [Veröffentlichungen der Societas uralo-altaica 53], Harrassowitz Verlag, 2000).

19 Demény, Pál, “Az északi-osztják hősi énekek tipológiai elemzése”, [Analyse typologique des chants héroïques des Ostiaks septentrionaux], Nyelv- és Irodalomtudományi Közlemények XXI/1, 1977, p. 33-43.

20 Ostjakische Heldenlieder..., op cit., p. 164-255. Il s’agit ici comme dans la suite du texte de mes traductions.

21 Ces deux versions sont publiées in Ostjakische Heldenlieder..., op cit. p. 256-341 et p. 342-467, voir aussi sur ce point Pápay, József, Északi-osztják medveénekek, [Les chants de l’ours des Ostiaks septentrionaux], Jenő Fazekas (éd.), [Acta classis primae societatis scientarum Debrecinensis de Stephano Tisza nominatae, V (9)], 193, p. XXV.

22 Osztják népköltési gyűjtemény..., op cit., p. 2-68.

23 Osztják hősénekek…, op. cit., vol. II, p. 256-379.

24 Le chant guerrier de Poləm-tōrəm est publié in Osztják népköltési gyűjtemény..., op cit., p. 69-99.

25 Witsen, Nicolaes, Noord en Oost Tartarye, [le Nord et l’Est de la Tartarie], Amsterdam, 1705, p. 633 pour une version khante, p. 732-733 pour une version mansie.

26 L’analyse comparée de plusieurs textes permet par exemple de montrer que la femme ougrienne est en principe très libre par rapport à ses parents ; en revanche, elle doit strictement obéir à son prétendant. En effet, elle est très durement sanctionnée au moindre mot jugé déplacé : le dieu la ramène alors chez lui où il lui crève un œil, lui brise un bras et une jambe, tout cela parce qu’elle lui a, dit-il, parlé de manière désagréable alors qu’elle aurait pu devenir son épouse.

27 Voir, par exemple, le récit nord-samoyède des trois filles et de la tempête, qui met en scène de manière très claire le statut de la femme ; les deux premières filles échouent systématiquement là où la dernière réussit (cf. Lambert, Jean-Luc, Sortir de la nuit. Essai sur le chamanisme nganassane (Arctique sibérien), [numéro spécial Études Mongoles et Sibériennes 33-34], 2002-2003 p. 397-427).

28 Pour les Bouriates, cf. Hamayon, Roberte, La chasse à l'âme. Esquisse d'une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Société d'Ethnologie, [Mémoires de la Société 1], 1990, p. 180-182 et pour les Altaïens, cf. Jacquemoud, Clément, “Èšua, Učar-kaj, Ak-Byrkan et les autres : Le renouveau épique en République de l’Altaï (Sibérie méridionale)”, 2017, ici-même dans la présente livraison 3 du Recueil ouvert.

29 Pour des exemples, cf. Lambert, Jean-Luc, Sortir de la nuit… op. cit., p. 323-333.

30 Cette absence de costume chamanique, facilement identifiable, est à mettre en lien avec les répressions religieuses. Déjà dans les années 1730-1740, les chamanes ougriens ont troqué leur tambour contre une cithare. Seuls ceux qui vivent sur le cours inférieur de l’Ob, c’est-à-dire dans la région qui a le mieux résisté à l’évangélisation, ont alors encore un tambour. Cf. Mueller, G. F., Nachrichten über Völker Sibiriens (1736-1742), Herausgegeben von Eugen Helimski und Hartmut Katz, [Hamburger Sibirische und Finnisch-Ugrische Materialen 2], Hambourg, Insititut für Finnougristik/Uralistik der Universität Hamburg, 2003, p. 144-145.

31 Sur la nécessité pour le chamane de porter son costume-corps pour “voyager” cf. Lambert, Jean-Luc, “Un corps pour le chamane sibérien”, Arts sacrés 34, [Revêtir le sacré], 2016, p. 40-47.

32 Ostjakische Heldenlieder..., op cit., p. 342-467.

33 Funk, D. A., Miry šamanov i skazitelej. Kompleksnoe issledovanie teleutskih i šorskih materialov [Les mondes des chamanes et des bardes. Étude complexe des matériaux téléoutes et chors], Moscou, Nauka, 2005, p. 356-358.

34 Funk, D.A., ibid, p. 344 et voir aussi Jacquemoud, C, Èšua, Učar-kaj..., op cit.

35 J.-L. Lambert, Sortir… op. cit., p. 283-294.

36 Sur ce point, cf. J.-L. Lambert, Sans tambour…, op. cit.

37 Ainsi, un récit nganassane permet de comprendre le rituel au cours duquel un chamane reçoit son tambour qu’il doit alors chasser comme un renne (J.-L. Lambert, Sortir… op. cit., p. 252-256). Ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres.

38 Vogul népköltési..., op cit, p. 1-18. Ce chant a fait l’objet de plusieurs traductions, dont une, fiable, en anglais : Vogul folklore collected by Bernát Munkácsi, O. J. Von Sadovszky et M. Hoppál (eds), Budapest-Los Angeles, Akadémiai kiadó-International Society for Trans-Oceanic Research, [ISTOR Books 4], 1995, p. 1-16.

39 Pour une traduction et une analyse de ce texte, cf. Lambert, Jean-Luc, “Comment les peuples sibériens ont-ils pensé la conversion à l’orthodoxie ?”, Slavica Occitania 41, [Les mutations religieuses en Russie. Conversions et sécularisation], Françoise Lesourd (éd.), 2015, p. 63-87.

40 Un Khante, incarcéré lors des répressions staliniennes, l’a ainsi réactualisée dans son chant personnel pour raconter sa propre histoire. Pour l’analyse de ce texte collecté en 2004 par Dominique Samson Normand de Chambourg, cf. Lambert, Jean-Luc, “Les missions orthodoxes du début du XVIIIe siècle vues par les Ougriens de l’Ob (Sibérie de l’Ouest), Représentations et réélaborations autochtones”, in Rencontres et médiations entre la Chine, l’Occident et les Amériques. Missionnaires, chamanes et intermédiaires culturels, Shenwen Li, Frédéric Laugrand et Nansheng Peng (eds), Québec, Presses de l’université Laval, 2015, p. 49-51.

41 Les traductions modernes recourent alors toutes à la notion vide de sens de “transe”, alors que ce passage est extrêmement important. En effet, il permet de comprendre que c’est par une relation entre souffle et parole que les entités surnaturelles parviennent à s’exprimer via le chamane. Ainsi une fois que le dieu a placé son souffle dans le chamane, il peut parler par sa bouche.

42 Ostjakische Heldenlieder..., op cit., p. 342-467.

43 Sur les liens étroits, en Sibérie, entre chair, force vitale et souffle, cf. Roberte Hamayon, La chasse..., op cit., p. 548-554.

44 Pour une version, voir Ostjakische Heldenlieder..., op cit., p. 256-341.

45 Jean-Luc Lambert, Sortir..., op cit., p. 343-355.

46 Voir, par exemple, Ryčkov, K. M., “Poezdka v severo-vostočnye tundry Turuhanskogo kraja”, [Voyage dans les toundras du Nord-Est du kraï de Touroukhansk], Zemlevedenie IV, 1914, p. 94-123.

47 Sur le chamanisme et les épidémies, cf. J.-L. Lambert, Sortir… op. cit., p. 208-216 et 295-297.

48 Dunin-Gorkavič, A. A., Tobol'skij Sever I., [Le Nord de Tobolsk I], Saint-Pétersbourg, M. Z. i G. I. Departament zemledelija, 1904, p. 94.

49 Cf. par exemple Lambert, J.-L., Courants religieux…, op. cit.

50 Osztják hősénekek..., op cit., vol. II, p. 4-119 et vol III (1), p. 14-170.

51 Rappelons que József Pápay a noté auprès de ce barde deux chants guerriers du dieu du promontoire. Dans l’un d’eux, il est choisi par une fille qu’il finit par épouser (trame narrative 2) et, dans l’autre, il a au départ une sœur célibataire et une femme russe (trame narrative 3).

52 Sur ce concept, cf. Goyet, Florence, “L’épopée refondatrice : extension et déplacement du concept d’épopée”, 2016, Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2016 – Extension de la pensée épique.

53 Cf. Goyet, Florence et Jean-Luc Lambert, “Introduction” à Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines 45, Épopée et millénarisme : transformation et innovation, section 1 : L’Épopée, un outil pour penser les transformations de la société, sous la direction de F. Goyet et J. L. Lambert, en ligne http://emscat.revues.org/2352 ; Goyet, Florence, “De l'épopée canonique à l'épopée “dispersée” : à partir de l'Iliade ou des Hōgen et Heiji monogatari, quelques pistes de réflexion pour les textes épiques notés”, Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines 45, Épopée et millénarisme : transformation et innovation, section 1 : L’Épopée, un outil pour penser les transformations de la société, sous la direction de F. Goyet et J. L. Lambert, 2014, en ligne : http://emscat.revues.org/2366 ; Jean Derive avait proposé le terme d'“épopée en mosaïque” pour un concept assez proche (Cf. Derive, Jean, (éd.), L’épopée : Unité et diversité d’un genre, Paris, Karthala, 2002) et “Postface” à Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines 45, Épopée et millénarisme : transformation et innovation, section 1 : L’Épopée, un outil pour penser les transformations de la société, sous la direction de F. Goyet et J. L. Lambert, en ligne http://emscat.revues.org/2362.

54 Goyet, Florence, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, “Iliade”, “Chanson de Roland”, “Hôgen” et “Heiji monogatari”, Paris, Honoré Champion, 2006.

55 Goyet, Florence, L’épopée refondatrice, op. cit.

56 Sur ce point cf. Lambert, Jean-Luc, Courants religieux… op. cit.

57 Lors des jeux de l’ours, celui-ci a l’apparence d’un musicien qui, à la cithare, appelle les dieux et les esprits à venir honorer l’ours.

58 Cf. par exemple A. Widmer, Die poetischen..., op cit., p. 37.

59 J. Pápay, Északi-osztják..., op cit. p. 102-116.

60 Nikilov a chanté à Reguly une version en khante et une en mansi. Le chant en khante est publié in J. Pápay, József, Osztják népköltési..., op cit. p. 219-247 et le chant en mansi in Munkácsi, Bernát, Vogul népköltési gyűjtemény. III/1, [Recueil de poésie populaire vogoule III/1], Budapest, Magyar tudományos akadémia, 1893, p. 34-58 (pour la transcription mansie de Reguly de ce chant, cf. Hunfalvy, Pál, A vogul föld és nép, A Vogul föld és nép, Reguly Antal hagyományai, [La terre et le peuple vogoules, d’après les données d’Antal Reguly], Pest, Magyar tudományos akadémia, 1864, p. 200-207.

61 Sur le serment de l’ours, cf. Lambert, Jean-Luc, “De l’Évangile à l’ours en Russie impériale : Comment faire prêter serment à des peuples animistes ?”, Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines 38-39, [Une Russie plurielle : Confins et profondeurs], J.-L. Lambert et D. Savelli (eds), 2007-2008, p. 19-43.

62 Sept versions de ce chant ont été collectées : B. Munkácsi, Vogul népköltési..., op cit., III/1, p. 133-187 ; Kannisto, Artturi, Wogulische Volksdichtung IV, Matti Liimola (éd.), Helsinki, Société Finno-Ougrienne, [Mémoires de la Société Finno-Ougrienne 114], 1958, p. 150-171 ; J. Pápay, Északi-osztják..., op cit., p. 34-47 ; Avdeev, I. I., Pesni naroda mansi, [Chants du peuple mansi], Omsk, Omskoe oblastnoe gos. izd., 1936, p. 51-57.

63 Pour une présentation et une analyse de ce chant ainsi que sur la conversion de l’ours, cf. J-L. Lambert, Comment les peuples..., op cit., p. 77-81.

64 On l'a dit : chaque fois qu’un ours est tué à la chasse, les hommes doivent organiser les jeux de l’ours et donc interpréter ces chants devant sa dépouille. Ils ont alors l’obligation de le fêter dans les règles, donc de le réjouir et d’être eux-mêmes réjouis, sans cela l’ours, dit-on, se vengerait.

65 Cf. Lambert, Jean-Luc, “Courants religieux du monde russe et russisé (XVIIIe-XXIe siècles)”, Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 122, 2015, p. 371-380, en ligne http://asr.revues.org/1311

66 Zuev, V. F., Materialy po ètnografii Sibiri XVIII veka. (1771-1772), [Matériaux pour l’ethnographie de la Sibérie du XVIIIe siècle. (1771-1772)], [Trudy Instituta Ètnografii imeni N. M. Mikluho-Maklaja 5], 1947.

67 Šavrov, V. N., “Kratkija zapiski o žitelijah Berezovskago uesda”, [Brèves notes sur les habitants de l'ouezd de Berezov], Čtenija v imperatorskom obščestve istorii i drevnostej rossijskih pri moskovskom universitete 2, 1871, p. 1-21.

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Pour citer ce document

Jean-Luc Lambert, «Quand l’attente de l’assistance détermine l’épopée. La performance épique dans le contexte religieux ob-ougrien (Ouest sibérien)», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/11/2023, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/263-quand-l-attente-de-l-assistance-determine-l-epopee-la-performance-epique-dans-le-contexte-religieux-ob-ougrien-ouest-siberien

Quelques mots à propos de :  Jean-Luc  Lambert

Jean-Luc Lambert est maître de conférences à la section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études et membre du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL, UMR 8582). Il dirige depuis 2007 le Centre d’Études Mongoles et Sibériennes de l'EPHE. Anthropologue de formation, spécialiste des sociétés sibériennes, il est notamment l’auteur d’une monographie consacrée au chamanisme des Nganassane, un petit peuple de l’Arctique. Ses recherches actuelles, menées dans une perspective anthropologique et historique, portent sur les interactions religieuses entre l’orthodoxie et les différents systèmes religieux des minorités non-slaves établies en Russie, sur l’épopée et sur le chamanisme.