Epopée, Recueil Ouvert : Section 2. L'épopée, problèmes de définition I - Traits et caractéristiques

Lilyan Kesteloot

L’épopée mandingue et son public, évolution et mutations

Résumé

L'épopée mandingue fournit un exemple de l'évolution et des mutations d'une épopée et de son public.
Cet article évoque le contexte d'émergence et l'évolution de l'épopée, et montre qu'elle fournit également des éléments en faveur de la théorie de Bédier.

Abstract

« The epic of Sunjata and its audience »
This article is interested in how the Malinke epic Sunjata emerged and evolved.

Texte intégral

1L'épopée mandingue fournit un exemple de l'évolution et des mutations d'une épopée et de son public.

2Par ce terme de mandingue, on a coutume de désigner la seule épopée de Soundiata, bien que les autres épopées soninké, malinké, bambara, appartiennent également au groupe “Mandé”. Peut-être est-ce parce que Soundiata est le plus ancien récit épique connu de l’aire soudanaise mandé. Avant le treizième siècle, époque où a régné Soundiata sur le Mali (dont l’étendue équivalait à celle de la Gaule du 10e siècle), nous n’avons que des mythes concernant les formations politiques de ces régions ouest africaines.

  • 1 Bédier, Joseph, Les légendes épiques, H. Champion, 1929.

3Quant à l’origine de l’épopée, il semblerait que la théorie du médiéviste G. Bédier1 pourrait se confirmer en partie. Quand le récit a-t-il été crée ? Est-ce du temps du règne de Soundiata ou après ? D’un seul tenant ou par morceaux ? Par un ou plusieurs auteurs ? Bédier supposait que la Chanson de Roland était née des cantilènes que jongleurs et pèlerins chantaient sur la route de Compostelle, le texte entier ayant seulement était composé lors de sa mise par écrit par le lettré Turoldus.

  • 2 K unene, Mazisi, Emperor Shaka the Great : A Zulu Epic, East African Publis...

4Que cela puisse avoir été le cas est montré par l'exemple de l’épopée de Chaka Zoulou, proche de nous puisque les faits eurent lieu au milieu du 18e siècle : une période de chants d’éloges au roi Chaka a précédé le récit de ses exploits récemment rédigés par Mazisi Kunene en zoulou et en anglais (1979)2.

  • 3 Mofolo, Thomas et ELLENBERGER, Victor, Chaka: une épopée Bantoue, Paris, Ga...

5Il faut néanmoins signaler la coexistence possible entre chants d'éloges et texte écrit. Le texte romancé écrit en souto par Thomas Mofolo (instituteur, puis écrivain, puis commerçant de cette ethnie voisine des zoulous) et publié en français chez Gallimard en 19393, a été rédigé en souto bien plus tôt ; l’auteur né en 1875, aurait écrit Chaka vers 1909. Soit une cinquantaine d’années après les événements, alors que la tradition des chants d’éloges se poursuivait dans la région, et se poursuit jusqu’à aujourd’hui.

6Combien de temps auront duré ces chants de gloire au Mansa Soundiata ? Nul ne sait… Du temps de Soundiata, qui régna une trentaine d’années, ce furent les griots du royaume qui se chargèrent de la transmission orale, l’écriture n’existant pas encore à cette époque dans cet empire animiste. Peut-être l’un ou l’autre marabout musulman en avait-il noté quelques repères en caractères arabes, comme cela fut le cas plus tard, notamment pour les royaumes poularophones. Mais jusqu’ici on n’en n’a pas trouvé de traces.

  • 4 La preuve a été faite que les récits épiques enregistrés en Afrique n’ont p...

7Donc au départ, il y a un souverain et des griots. Un souverain qui sort d’une guerre de reconquête puis de conquête, qui dura entre dix et vingt ans. Son règne fut paisible et prospère et des voyageurs arabes attestèrent de ces deux qualités et de leur avantage dans un si vaste territoire. La structure sociale des castes fut renforcée par ce roi et dut bénéficier aux griots royaux, métier héréditaire. La production des chants d’éloges durant les trente ans de règne fut certainement favorisée comme sans doute déjà l’élaboration du récit4.

8Le public privilégié fut bien sûr le roi lui-même et sa cour. Mais aussi le peuple participant aux cérémonies (naissances, mariages, décès) de la famille royale, et aux fêtes religieuses. Sans compter la grande commémoration de la famille Keita, au village de Kangaba, où se trouvait la case sacrée dont on renouvelait le grand toit de chaume. A cette occasion on déroulait les généalogies et les hauts faits durant trois jours. Cette fête a contribué à fixer les évènements, et cela explique le nombre et la précision des faits retenus aujourd’hui par la seule mémoire des griots Kouyaté et Diabaté dont nous avons les textes enregistrés. Cela explique aussi pourquoi les versions données par d’autres griots mandingues sont beaucoup moins riches, étant tronquées, ou par endroits erronées. Les griots appartiennent à une caste endogame et leur fonction est héréditaire.

9L’empire mandingue se prolongea jusqu’au 17ème siècle, rétrécissant peu à peu ses prérogatives au profit d’autres pouvoirs voisins (Sonrhaï, Peuls, Khassonké, Wolof). Cependant lors des premiers contacts avec les Portugais, sur les côtes ouest africaines, au 16e puis 17e siècles, les rois du Gabou (sud Sénégal, Gambie, Guinée Bissau), percevaient toujours l’impôt au nom du Mandémansa, le souverain du Mandé, successeur de Soundiata. Les griots du Gabou aujourd’hui chantent toujours l’épopée de Soundiata, dans des versions abrégées ; les textes recueillis par William Bird témoignent de leur appauvrissement dû sans doute à l’éloignement géographique. Mais les refrains sont joués à toute occasion pour des publics divers.

  • 5 Niane, Djibril Tamsir, Soundjata : ou l’épopée mandingue, Paris, Présence A...

  • 6 Cissé, Youssouf Tata et Kamissoko, Wâ, La grande geste du Mali, Tome 2, Sou...

10Au Mali, ou en Guinée, où résident les griots royaux mieux instruits, Djibril Tamsir Niane5 et Wa Kamissoko6 ont pu recueillir des récits étonnamment abondants malgré les siècles qui nous séparent.

11La fameuse cérémonie des Keita à Kangaba est toujours organisée, bien que seuls les Keita et leurs griots y assistent.

12Mais un seulement des douze refrains de l’épopée, a été retenu pour devenir l’hymne national du Mali (en modernisant les paroles), faisant référence directe à cette partie glorieuse de l’histoire, comme le nom Mali qu’on a substitué à Soudan. Cet hymne appris dans les écoles et chanté à toute cérémonie officielle, contribue à renforcer le sentiment national. De même le texte de Soundiata qui est au programme des collèges. Par ailleurs plus d’un orchestre moderne, malien ou guinéen, a récupéré les airs en provenance de l’épopée, accommodés aux rythmes actuels à la mode.

13Le cinéma n’a pas encore mis en scène ce qui serait un très grand film à multiples épisodes. Contrairement à l’épopée de Chaka en Afrique du Sud, ou celle de Souraounia au Niger, qui ont été portées à l’écran. L’épopée de Soundiata n’apparaît qu'à quelques reprises sur les lèvres d’un griot, dans le film de Dani Kouyaté: Keita! l'héritage du griot, qui date de 1995. En revanche plusieurs éditions ont paru en bandes dessinées, ou en adaptations pour jeunes ados, le texte de Tamsir Niane utilisé au collège étant assez difficile et compact.

14Comme on le constate, la forme de l’épopée s’est diversifiée, et son public s’est remarquablement élargi ; car même en France l’Éducation Nationale en conseille la lecture en sixième, depuis que cette partie de l’histoire du Mali a été retenue, pour initier les élèves de l’Hexagone au continent noir…

Notes

1 Bédier, Joseph, Les légendes épiques, H. Champion, 1929.

2 K unene, Mazisi, Emperor Shaka the Great : A Zulu Epic, East African Publishers, 1979, 484 

3 Mofolo, Thomas et ELLENBERGER, Victor, Chaka: une épopée Bantoue, Paris, Gallimard, 1939.

4 La preuve a été faite que les récits épiques enregistrés en Afrique n’ont pas eu pour la plupart de précédent écrit. Ceci contre l’opinion courante des médiévistes.

5 Niane, Djibril Tamsir, Soundjata : ou l’épopée mandingue, Paris, Présence Africaine, 1960.

6 Cissé, Youssouf Tata et Kamissoko, Wâ, La grande geste du Mali, Tome 2, Soundjata, la gloire du Mali, Paris, Karthala : Association Arsan, 1991.

Pour citer ce document

Lilyan Kesteloot, «L’épopée mandingue et son public, évolution et mutations», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/10/2017, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/266-l-epopee-mandingue-et-son-public-evolution-et-mutations

Quelques mots à propos de :  Lilyan  Kesteloot

IFAN – Université de Dakar
Lilyan Kesteloot, docteure des Universités de Louvain et de la Sorbonne-Nouvelle, élève d’Etiemble, est professeure émérite de l’Université de Dakar, directeur de recherches à l’IFAN (Institut fondamental d’Afrique Noire, Dakar).
Parmi les publications sur l’épopée :Da Monzon de Ségou, épopée bambara, introduction et traduction en français, : avec la collaboration de A.Traore, J.B.Traore et A. Hampate Ba, Paris, Nathan, 1971 ; en collaboration avec Bassirou Dieng : Les Epopées d’Afrique Noire, Paris, Karthala, 1997 ; Epopées d’Afrique de l’ouest, épopées médiévales d’Europe, Actes du colloque de Dakar, 18-25 novembre 2000 (éd.), in Littérales, 29, Nanterre : Centre des Sciences de la litterature, 2002. Nombreuses études sur la littérature négro-africaine et son histoire, en particulier chez Karthala et L’Harmattan.