Epopée, Recueil Ouvert : Section 2. L'épopée, problèmes de définition I - Traits et caractéristiques

Sandra Bornand

Boûbou Ardo Galo, une interprétation songhay-zarma

Résumé

Cet article dialogue avec l’article précédent de Christiane Seydou, pout confronter les interprétations d’un même personnage historico-légendaire : Boûbou Ardo Galo, par des griots de cultures et de langues différentes – Peuls du Mali et Zarma du Niger.
Dans l’aire peule, l'épopée de Boûbou Ardo Galo est à la charnière entre la période anté-islamique et l’époque de la diina. Le personnage condense toute l’ambiguïté de cette situation, et son succès immense est tout à fait paradoxal. Boûbou incarne en effet la résistance à l’islam et la fidélité au pulaaku (idéologie « identitaire » peule), et pourtant son succès ne faiblit pas chez les Peuls, propagateurs notoires de l’islam dans le Sahel.
Dans l’aire zarma, cette épopée fait partie des récits dits « de distraction », distincts de ceux concernant les véritables héros zarma qui ont pour fonction d’exalter leurs descendants. Dans le récit de Boûbou Ardo Galo raconté par les griots zarma, l’opposition du personnage à l’islam se confond avec sa lutte contre les Peuls, incarnés ici par les principaux artisans de l’implantation de l’islam dans cette région.

Abstract

Bubu Ardo Galo, a songhay-zarma reading”
The article of Sandra Bornand and the previous article of Christiane Seydou review the interpretations of one particular historical-legendary character: Bubu Ardo Galo, by griots of different cultures and languages – Fulani of Mali and Zarma of Niger.
In the fulbe area, the epic of Bubu Ardo Galo is at the turning-point between the pre-islamic period and the time of the dina. The character embodies all the ambiguity of this situation, and its immense success is completely paradoxical. Boûbou in fact embodies resistance to Islam and loyalty to pulaaku (the typical “Fulani ideology”) yet his success remains undiminished among the Fulani who are known for spreading Islam in the Sahel.
In the Zarma area this epic is part of the so-called tales “of distraction” (faakaaray deede), distinct from those that relate to the Zarma heroes whose function is to exalt their descendants. In Bubu Ardo Galo’s account, as told by the Zarma griots, the character’s opposition to Islam is confused with his struggle against the Fulani, embodied here by those most responsible for the spread of Islam in the area.

Texte intégral


PRÉAMBULE COMMUN AUX ARTICLES DE CHRISTIANE SEYDOU ET SANDRA BORNAND

La présence d’un même héros dans la production épique de deux populations africaines distinctes est déjà en soi sujet à questionnement. Ce l’est encore davantage lorsque, explorant la geste de ce héros – Boûbou Ardo Galo – dans sa société d’origine même, les Peuls, on constate qu’il présente une ambivalence assumée, du fait qu’il incarne la résistance à l’islam, dans une population qui compte les derniers fondateurs de théocraties islamiques dans l’Afrique de l’Ouest, et qu’il n’en est pas moins célébré par les griots jusqu’à nos jours. Autre étonnement : il a émigré dans les récits épiques d’une population, les Songhay-Zarma, qui, précisément, a dû lutter contre l’islamisation imposée par les Peuls.

À l’étude de ce cas, il apparaît que le nœud du problème tient en majeure partie à l’auditoire intéressé. Dans l’aire peule dont il est originaire, ce personnage qui se situe à la charnière de la période anté-islamique et de l’époque de la diina, incarne toute l’ambiguïté de cette situation ; résistance à l’islam et fidélité au pulaaku (idéologie “identitaire” peule) se confondent en cette figure ; voilà sans doute ce qui en explique le traitement paradoxal et la célébrité inentamée chez les Peuls, propagateurs notoires de l’islam dans le Sahel. Dans l’aire songhay-zarma, cette épopée fait partie des récits dits “de distraction”, distincts de ceux concernant les véritables héros songhay ou zarma qui ont pour fonction d’exalter leurs descendants et l’opposition du personnage à l’islam se confond avec la lutte des Zarma contre les Peuls, incarnés ici par les principaux artisans de l’implantation de l’islam dans cette région : les Peuls du Massina et El Hadj Omar, le “conquérant toucouleur”.

Le traitement que chaque griot (aussi bien chez les Peuls que chez les Zarma) applique à la présentation du personnage – au cours de divers épisodes où, confronté à des situations conflictuelles, il connaît des destins contradictoires – laisse présumer que les orientations différentes adoptées pour chaque version sont fortement dépendantes du public visé ; ce qui est, d’ailleurs, un fait déterminant dans les sociétés de tradition orale, encore bien opérant dans la transmission des patrimoines littéraires africains.

Destinées au public peul, les versions conservent à Boûbou Ardo Galo, non sans une certaine confusion, son statut de personnage iconique, propre à tout héros épique, comme incarnation du pulaaku ; car c’est encore le rôle socioculturel des performances épiques que de ranimer en l’auditoire, par la mise en forme textuelle, vocale et musicale de ces récits épiques, une reconnaissance exaltée des valeurs constitutives de son unité et de sa solidarité.

Destinées au public zarma, les versions, traitant d’un héros extérieur à la population visée, se permettent une liberté de traitement, impossible quand celui-ci est songhay ou zarma. Celles diffusées par la radio, en particulier, s’adressant à un public indifférencié, présentent deux avantages : d’une part, elles peuvent adopter un traitement moins orienté vers l’exaltation identitaire (comme le sont les récits d’ancêtres ou de guerriers) évitant ainsi le risque de créer des tensions au sein d’un auditoire impossible à identifier et inaccessible ; d’autre part, elles peuvent déplacer voire transposer la situation épique dans les crises contemporaines de la narration : crises sociales, religieuses ou politiques ; et le personnage de Boûbou Ardo Galo, incarnation du pulaaku se révèle alors particulièrement bienvenu pour réveiller le sentiment d’indépendance lorsque le Niger connaît des tensions avec la Lybie et avec l’implantation d’un islam d’obédience wahhabite.

1L’épopée de Boûbou Ardo Galo est aussi racontée au Niger à un public songhayphone. Il est alors intéressant de se demander pourquoi celui-ci apprécie ce récit mettant en scène uniquement des Peuls.

  • 1 Je parle ici de “langue songhay” comme le font généralement les linguistes ...

2J’ai en effet recensé pas moins de quatre griots qui ont raconté cette histoire en songhay1. Celle-ci a par ailleurs été diffusée dès les années 1980 à la radio nationale nigérienne et elle continue aujourd’hui à l’être ponctuellement sur des radios privées.

3Pour ce travail, je m’intéresserai à la version la plus connue, réalisée pour la radio par Djado Sékou, un jasare (griot historien et généalogiste zarma) célèbre pour avoir fait de la narration radiophonique sa spécialité. Ponctuellement et pour compléter mon analyse, je la comparerai à deux versions d’un autre jasare, Djéliba Badjé : l’une, complète, que j’ai enregistrée en vis-à-vis ; l’autre réalisée pour la radio, mais qui ne couvre que la deuxième partie de l’épopée racontée par Djado.

Éléments de contextualisation

4Pour que l’on puisse bien comprendre ce phénomène, j’aimerais en préambule présenter en quelques mots les Songhay-Zarma et les rapports qu’ils entretiennent avec les Peuls.

  • 2 Sur l’ensemble songhay-zarma-dendi, lire Olivier de Sardan, Jean-Pierre, “U...

  • 3 Sur cette unité linguistique et sur les éléments de variation, voir Bornand...

5Environ 22 % de la population nigérienne fait partie de ce que l’on appelle l’ensemble songhay-zarma-dendi2, deuxième population du Niger derrière les Haoussa. Bien qu’ils revendiquent dans leurs discours sur l’aristocratie une origine différente, Songhay, Zarma et Dendi partagent pourtant une structure sociale identique, un certain patrimoine culturel et une même langue3.

Historiquement

  • 4 Mounkaïla, Fatimata, Mythe et histoire dans la geste de Zabarkane, Niamey, ...

  • 5 D’autres versions font référence aux Touaregs et non aux Peuls.

  • 6 Si le Zarmaganda (litt. “terre des Zarma”) est la terre d’élection, le Zarm...

6Alors que l’origine des Songhay et des Dendi est bien connue, les Zarma sont décrits comme “un peuple surgi comme par mutation des franges occidentales de l’Empire Songhay, un jour du XVIe siècle, avec (fait singulier) son histoire, sa religion, ses particularismes”4. À la suite d’une altercation avec des Peuls5, ils auraient migré dans les régions qu’ils occupent actuellement à l’ouest du Niger. Ils seraient d’abord arrivés à Sargane, au nord de la capitale Niamey, puis auraient poursuivi leur migration plus au sud, finissant par occuper une terre vaste d’environ 60.000 km2 6. Les Zarma sont entourés au nord par les Touaregs, au nord-ouest par les Songhay, à l’est par les Haoussa, au sud-ouest par les Gourmantchés et les Peuls, et au sud par les Dendi.

  • 7 Gado Boubé, Le Zarmatarey. Contribution à l’histoire des populations d’entr...

  • 8 Pour plus de détails sur l’histoire de la région, lire Idrissa, Kimba, Guer...

7Au xviie siècle, les Peuls, qui venaient, selon Boubé Gado7, du Maasina, s’implantèrent d’abord de façon pacifique en pays zarma (Zarmataray) mais, dès l’avènement d’Ousmane Dan Fodio en pays haoussa (1804), ils procédèrent à des pillages contre les Zarma et prirent le pouvoir dans l’Est. Dès lors, la région vécut en guerre jusqu’à l’arrivée des Français à la fin du xixsiècle. Au bord du fleuve, la situation était différente : Zarma et Peuls vivaient en paix, du fait notamment du marabout peul de Say, Alfa Mahamane Diobbo, dont l’autorité morale et spirituelle était reconnue de part et d’autre. Certaines chefferies zarma de cette zone s’allièrent même ponctuellement aux Peuls pour combattre d’autres chefferies zarma de l’est8.

  • 9 On note même des mariages mixtes entre des Peuls vivant dans le Zarmataray ...

  • 10 Ces conflits sont tout particulièrement intenses lors de la transhumance s...

8Dans tous les cas, les Peuls furent les agents de l’islamisation des Songhay-Zarma. Aujourd’hui, ils partagent avec les Zarma un territoire commun9, mais des conflits récurrents subsistent (surtout à l’est). En effet, si les Peuls sont principalement des pasteurs, les Zarma sont plutôt des agriculteurs, et la traversée des troupeaux des premiers ne se fait pas toujours sans heurts10.

Linguistiquement

9Au Niger, le songhay-zarma (comme on l’appelle au Niger) et le peul sont considérés comme langues nationales (au même titre que le haoussa et sept autres langues) auxquelles s’ajoute le français qui est langue officielle.

10Bien que l’on observe de nombreux emprunts réciproques entre le songhay et le peul, ces deux langues n’ont pas de traits communs : la première est une langue à système tonal (avec deux niveaux et quatre tons), de type isolante, à faible morphologie, alors que la seconde est au contraire une langue agglutinante, sans tons.

  • 11 Ceci demande à être vérifié ; il s’agit d’observations contextuelles et no...

11Le plus souvent, au Niger, ce sont les Peuls qui adoptent la langue des autres locuteurs de la région où ils vivent pour interagir, au point qu’il arrive – certes rarement mais suffisamment pour que cela soit relevé – que des enfants de deux parents peuls ne parlent plus la langue parentale. Si des Songhay-Zarma vivant parmi les Peuls peuvent comprendre et parler la langue de ces derniers, ils ne s’y résignent bien souvent qu’en dernier recours, lorsque leur interlocuteur ne parle pas le songhay11.

Socialement

  • 12 Sur cette dichotomie, lire Olivier de Sardan, Jean-Pierre, Les sociétés so...

12Les sociétés songhay-zarma, très hiérarchisées, sont marquées par une fracture entre hommes libres et esclaves. Bien qu’aujourd’hui l’esclavage n’existe de fait plus, la discrimination sociale contre les descendants de captifs demeure12.

  • 13 Les désignations “noble” et “captif” relèvent du français d’Afrique et cor...

  • 14 Sur les différents types de griots, cf. Bornand, Sandra, Le Discours du gr...

13Cette dichotomie se fait trichotomie quand on prend en compte les jasare (griots généalogistes et historiens d’origine soninké, considérés comme des maîtres-griots). N’appartenant ni au groupe des “nobles” ni à celui des “captifs”13, ces griots se distinguent des autres griots-quémandeurs (waarayko), notamment par leur origine soninké, un long apprentissage très structuré, l’énonciation de discours historiques et leur maîtrise du luth à trois cordes (moolo)14. Les jasare mettent leurs compétences discursives et mémorielles au service des hommes libres ; leur répertoire, particulièrement riche et varié, comprend plusieurs genres discursifs : généalogies (kaayi ceeyaŋ : litt. “appels les ancêtres”), éloges (zamu), épopées (wangaari deede, litt. “récits de guerrier”), récits d’ancêtres (kaayi deede), récits de distraction (faakaaray deede).

I. De l’étonnant intérêt des Songhay-Zarma pour les épopées peules

14En combinant enquête ethnographique et analyse des discours, j’ai pu répertorier plusieurs raisons qui justifient cet intérêt des Songhay-Zarma pour les épopées peules. D’abord, comme nous l’avons vu, les Songhay-Zarma ont toujours côtoyé les Peuls, qu’il s’agisse de la région d’origine (dans l’actuelle République du Mali) ou dans leurs territoires actuels.

  • 15 Il fait partie de cette pulaaku dont parle Christiane Seydou (voir l’artic...

15Du point de vue des représentations sociales, les Peuls constituent, aux yeux des Songhay-Zarma, un peuple à la fois proche et lointain. Ils sont proches par la situation géographique, car ils partagent un même territoire depuis parfois plusieurs siècles. Cette proximité tourne à la similitude, notamment lorsque l’on aborde certains traits de sociétés, également partagés, il est vrai, avec d’autres peuples d’Afrique de l’ouest : outre, la dichotomie hommes libres-esclaves susmentionnée et la présence d’un griot généalogiste et historien, je mentionnerai ce trait essentiel qu’est le sentiment de pudeur appelé aussi “honte” (haawi en zarma), qui impose notamment le contrôle parfait de ses émotions. Ce sentiment, très valorisé, tant chez les Songhay-Zarma que chez les Peuls15, permet de distinguer l’homme libre, qui – dit-on – “connaît la honte”, de l’esclave (ou de ses descendants) qui ne la ressent pas.

  • 16 Olivier de Sardan, J-P., “Unité et diversité …”, op. cit., p. 139.

16L’altérité réside dans le fait qu’il s’agit de deux peuples aux origines et à l’histoire distinctes : aux éleveurs peuls, souvent nomades, s’opposaient des agriculteurs sédentaires, et aux États peuls du xixe siècle, islamisés, les petites chefferies songhay-zarma, souvent réfractaires, alors, à l’islam. Ceci explique la représentation ambivalente que les Songhay-Zarma se font encore aujourd’hui des Peuls16 :

À la fois respectés, valorisés ou admirés, (en raison de leur ancienne hégémonie politique : on dira volontiers des aristocrates peuls qu’ils sont “plus” nobles que quiconque ; en raison aussi du rôle qu’ils jouèrent pour propager l’islam) et à la fois la cible de moqueries ou de sarcasmes, soit du fait de leur mode de vie différent (en tant que bergers et pasteurs), soit parce qu’on leur prête un caractère fourbe et retors.

17Or c’est probablement dans ce contraste entre similitude et altérité que réside l’intérêt des griots songhay-zarma pour les épopées peules. Les Peuls sont suffisamment proches – géographiquement et par leurs valeurs – pour être familiers des auditeurs, et cette proximité rend crédible la morale diffusée dans des récits dont les héros, l’époque et les lieux sont pourtant autres. Mais ils sont aussi suffisamment différents pour que l’on puisse s’autoriser une liberté de ton que le griot ne se permettrait pas dans des épopées évoquant des héros songhay-zarma.

  • 17 Bornand, Sandra, Le Discours…, op. cit. ; Bornand, Sandra, “Appeler les an...

18Cette liberté est rendue possible aussi, parce que la visée perlocutoire des récits varie selon le type de héros mis en scène. Ainsi, les récits dont les héros sont songhay ou zarma, racontés à leurs descendants, sont appelés wangaari deede “récit de guerrier” ou kaayi deede “récit d’ancêtre”, contrairement – pour aller vite – aux récits dont les héros sont étrangers qui sont considérés comme faakaaray deede, soit “récits de distraction”17.

19Ce changement de genre pour, parfois, une même histoire implique un changement dans la visée perlocutoire ; quand le griot raconte les exploits d’un héros zarma ou songhay, il cherche à relier les descendants de celui-ci à leur ancêtre et ainsi à provoquer chez eux un sentiment d’exaltation : leur rappeler d’où ils viennent provoque une forte émotion et doit les amener à adopter un comportement digne de leurs aïeux (la bravoure, la générosité, etc.), puisque par essence, ils ont hérité de ces qualités. Le “récit de distraction” se veut en revanche récréatif, même s’il garde sa fonction d’enseignement et d’incitation au bon comportement social. Ses caractéristiques le rapprochent du conte (jandi), mais contrairement à ce dernier, le “récit de distraction” garde un caractère historique et est perçu comme vrai, du fait notamment de sa narration par les griots.

  • 18 Les seuls récits sur les Songhay et les Zarma racontés à la radio concerne...

20Il y a toutefois une autre raison au choix de raconter l’épopée d’un héros peul. L’éthique du griot ne lui permet pas de relater ce qui serait susceptible de créer des tensions au sein de son auditoire songhay-zarma. Il doit ainsi en permanence adapter son discours, voire en censurer certaines parts, selon l’identité de ses auditeurs, afin de maîtriser le risque de discorde qu’il pourrait faire peser sur la communauté. Un proverbe zarma ne dit-il pas que : “La mauvaise parole est comme un feu de brousse : on sait quand il commence, jamais quand il s’arrête” ? Or, l’épopée qui nous intéresse a été enregistrée et diffusée à la radio. Face à un public anonyme impossible à identifier, le griot opte généralement pour des “récits de distraction18”, plus consensuels, au point que de jeunes Zarma – qui n’ont qu’une connaissance radiophonique des récits de griots – pensent qu’il n’existe pas d’épopées dans leur culture.

21Ce choix d’un récit dont les héros sont étrangers au peuple auquel appartiennent les auditeurs apparaît ainsi comme une stratégie du griot visant à mettre à distance le récit historique pour n’en retirer que la substance – sa morale – sans risquer de mettre à mal une harmonie sociale parfois fragile.

II. L’épopée de Boûbou Ardo Galo, du contexte historique à celui de la performance

22L’épopée de Boûbou Ardo Galo quant à elle intéresse spécifiquement le public songhay-zarma parce qu’elle raconte l’islamisation d’une région et les bouleversements que produisit dans la société peule la confrontation entre les valeurs de la société préislamique et celles qu’apporta la nouvelle religion. La région songhay-zarma a connu une crise identique et reste concernée, au moment de la narration, par les questions de l’articulation entre culture “traditionnelle” et pratique religieuse. Passer par une histoire qui touche les Peuls – agents de l’islamisation des Songhay-Zarma – est alors particulièrement efficace pour attirer l’attention de son auditoire sur ce qui se joue.

  • 19 Sur les relations entre Zarma et Peuls au cours des siècles, voir Idrissa,...

  • 20 Olivier de Sardan, Jean-Pierre, Les Sociétés songhay-zarma.., op. cit., p....

  • 21 Rouch, Jean, La Religion et la magie songhay, Bruxelles, Institut de Socio...

23Le pays songhay-zarma connut plusieurs vagues successives d’islamisation. Si l’islam fut d’abord introduit en pays songhay au xe siècle par des marchands, sa position resta marginale (jusqu’au début du xixe siècle et sous l’impulsion de grands marabouts peuls en pays songhay-zarma19. Fermement implanté dans les principautés situées au bord du fleuve ou dans les zones de passage, l’islam était minoritaire dans les autres régions, qui restaient fortement attachées aux religions du terroir. C’est paradoxalement la colonisation qui joua un rôle déterminant dans l’expansion de l’islam, perçu comme un facteur d’unité et un moyen de se démarquer de la puissance française, et sa progression fut autant géographique que sociale (“la cosmogonie, le droit, la morale islamique imprègnent peu à peu la vie quotidienne, même si c’est au prix d’un métissage avec la culture préislamique”20). Cette implantation ne fut pas partout bien perçue et, comme le signale J. Rouch21, des lieux de prière musulmans furent périodiquement incendiés au moins jusque dans les années 1950, mais l’islam devint de plus en important en territoire songhay-zarma.

  • 22 Sur la narration par les griots dans un contexte radiophonique, voir Borna...

24Du point de vue du contexte de la performance, la situation de communication radiophonique est inhabituelle22 pour un griot et elle lui pose des difficultés spécifiques. Habitué à raconter vis-à-vis d’un public qu’il identifie et auquel il adapte finement son discours, afin de respecter son contrat tacite de ne contrarier personne, le griot doit ici composer avec tous les possibles : les Songhay-Zarma ne forment pas une entité unique ni dans leurs rapports aux Peuls ni dans leur lien à l’islam ; plus encore cette épopée peut être entendue par toute personne comprenant le songhay, y compris par les Peuls de la région.

25Or cette épopée est enregistrée dans un contexte religieux et politique tendu. Si, en racontant, en 1987, l’épopée de Boûbou Ardo Galo à la radio, Djado Sékou s’adressait – bien que des pratiques préislamiques persistaient – à un public musulman, différentes mouvances entraient en concurrence :

– L’obédience soufie, la plus importante jusqu’au milieu des années 1990, est représentée par deux confréries, la Qadiriyya et la Tijâniyya (respectivement désignées dans l’épopée par Hamdallahi et le Cheik El Hadj Omar) ;

  • 23Izala est un diminutif utilisé pour Izala bid’a wa iqamatul Sunna qui éta...

– Le mouvement Izala23, d’obédience wahhabite, confidentiel dans les années 1980, se développa rapidement avec l’avènement du multipartisme au début des années 1990 en raison d’un relâchement du contrôle de l’État sur les forces, politiques ou religieuses, susceptibles de saper son autorité.

26La coexistence entre les Tijâni et les Izala n’est pas aisée, et on observa, dans les années 1980, des conflits récurrents.

  • 24 Aujourd’hui, les épopées sont principalement diffusées sur des radios priv...

27Du point de vue politique, cette épopée fut narrée quelques mois avant la mort du Général Seyni Kountché, au pouvoir depuis son coup d’État militaire de 1974. Si le général s’était tactiquement rapproché des pays arabes du fait de leur religion commune, il voulait toutefois garder la main sur les autorités religieuses, car il voyait dans les mouvements musulmans de potentiels vecteurs de rébellion. Il faut dire que l’époque était instable pour la dictature nigérienne qui connaissait des tensions avec le régime libyen de Kadhafi dont on dit qu’il avait financé plusieurs coups d’État avortés. C’est dans ce contexte que l’épopée de Boûbou Ardo Galo fut enregistrée et diffusée par la “Voix du Sahel”, la radio officielle, qui émettait dans tout le pays24.

  • 25 Le résultat en est précisément la version de l’épopée analysée dans cet ar...

28À cela s’ajoutent des relations tendues entre Djado Sékou, le narrateur, et Seyni Kountché qui avait auparavant censuré une de ses épopées, celle d’El hadj Omar. Jugeant trop vulgaire la partie sur Boûbou Ardo Galo, le général avait demandé au griot de fournir une version plus convenable, ce que ce dernier avait fait25. Kountché avait par ailleurs créé, à l’instar de ce qu’il avait fait pour la religion, l’Association des griots du Niger, afin d’exercer un contrôle sur ce groupe socioprofessionnel.

III. Une réinterprétation idéologique

  • 26 voir l'article déjà cité de Seydou dans cette livraison.

  • 27 L’épopée telle que racontée par Djéliba ne varie que sur quelques détails....

29Pour montrer comment les griots songhay-zarma réinterprètent “l’instauration d’une idéologie nouvelle”26 au Maasina, voici un rapide résumé de l’épopée dans la version de Djado Sékou27.

30Pensant ainsi pouvoir convertir Boûbou Ardo Galo, dernier chef non musulman de la région, le chef peul du Maasina, Sékou Amadou lui donne en mariage sa fille Takaldé Waldé. Le guerrier accepte la fille mais, par bravade, il se montre plus mécréant encore, et Sékou Amadou se voit contraint de lui déclarer la guerre. Mal lui en prend, car son beau-fils va le vaincre, l’humilier en l’offrant comme esclave à son griot et lui interdire de pratiquer sa religion. Son calvaire durera deux ans, avant que Boûbou Ardo Galo ne l’affranchisse enfin.

31Pour venger son père, Takaldé Waldé pousse son époux à entrer en guerre contre le seul chef qui pourrait le vaincre : El Hadj Omar, le grand guerrier “toucouleur” musulman. Boûbou Ardo Galo l’affronte malgré une prophétie qui lui prédit la défaite et il est effectivement tué dans la bataille. El Hadj s’empare de Hamdallahi, le chef-lieu du Maasina et y décapite Amadou Amadou, le fils de Sékou Amadou, coupable d’avoir accueilli le guerrier “païen”, son beau-frère, venu se réfugier chez lui.

32El Hadj part ensuite en pèlerinage à la Mecque. Là-bas, il montre qu’il maîtrise le Coran mieux que les Arabes et révèle à ces derniers que celui qui dirige la prière n’est autre que son vieil ennemi, le général français Faidherbe. Les Arabes reconnaissent sa supériorité avant qu’il ne retourne, après quelques péripéties, dans son royaume.

33Dans les versions racontées par les deux griots songhay-zarma, Djado Sékou et Djéliba Badjé, on retrouve l’ambiguïté déjà décrite par Christiane Seydou ici-même, entre un attachement aux valeurs “traditionnelles” et la pratique de l’islam. Mais on y note deux différences significatives :

– Boûbou Ardo Galo se bat à la fois contre l’état théocratique de Hamdallahi et contre le conquérant musulman du Fouta Toro, El Hadj Omar.

– L’épopée ne s’arrête pas à la mort de Boûbou Ardo Galo, mais se poursuit par les aventures d’El Hadj à Médine et à la Mecque, occasion pour le narrateur de prôner la supériorité d’un “islam noir” sur celui des Arabes.

34Or les personnages de Boûbou Ardo Galo et d’El Hadj Omar n’ont historiquement pas pu se rencontrer. Comment alors comprendre cet anachronisme qui amène à une double confrontation ?

Boûbou Ardo Galo, une figure de résistant majeure

35Cet artifice permet de placer Boûbou Ardo Galo au cœur des deux grands événements qui ont bouleversé le Maasina au xixe siècle : l’islamisation et la chute de Hamdallahi. L’anachronisme contribue ainsi à mettre en évidence une figure de résistant et la transforme en héros majeur, d’autant mieux qu’il permet à Djado et Djéliba de proposer une comparaison explicite entre Boûbou Ardo Galo et El Hadj Omar, le dernier grand conquérant musulman d’Afrique de l’Ouest. Citons Djado :

“L’épouse de Boûbou Ardo Galo] a regardé dans le monde entier et a vu que son époux n’avait d’égal qu’El Hadj Omar du Fouta […]” (Djado, v. 580)

“Voici le récit de Boûbou Ardo Galo et d’El Hadj Omar du Fouta” (v. 1506)

36On observe au fil de l’épopée d’autres similitudes entre ces deux personnages :

– tous deux sont loués par le griot-narrateur ;

– chacun possède dans le récit un griot de sa propre religion ;

– tous deux sortent vainqueurs d’au moins un affrontement (Boûbou contre Sékou Amadou, El Hadj contre Boûbou et Amadou Amadou, parfois confondu dans l’épopée avec Sékou Amadou, son père).

37Les chefs de Hamdallahi – Sékou Amadou et Amadou Amadou – ne sont quant à eux pas loués par le narrateur, aucun griot n’est mentionné à leurs côtés et ils sont vaincus par Boûbou Ardo Galo et El Hadj Omar. Par ailleurs, ni Djado ni Djéliba, n’ont dans leur répertoire d’épopée qui leur soit dédiée. On peut ainsi dire de ces deux chefs qu’ils apparaissent, dans les deux versions, comme des faire-valoir pour les héros principaux. Ils jouent leur rôle avec d’autant plus de force qu’ils sont valorisés par les narrateurs : les chefs de Hamdallahi sont définis comme des “saints” dont la conduite est irréprochable et héroïque, même si celle-ci les entraînera finalement vers la défaite et la mort.

  • 28 Par la mention de son air en début et en fin de narration, mais aussi par ...

  • 29 Sur les représentations des Peuls chez les Songhay-Zarma, voir Bornand, Sa...

38Mais, en dédiant explicitement l’épopée à Boûbou Ardo Galo28 et non à El Hadj Omar, pourtant très présent dans le récit, Djado et Djéliba glorifient Boûbou Ardo Galo, résistant magnifique, représentant de l’esprit d’indépendance. C’est l’occasion pour ces griots de réactiver chez les auditeurs songhayphones des valeurs qui leur sont familières. Les Peuls sont des exemples qu’ils convoquent lorsqu’il s’agit de parler de maîtrise de soi, de sens de l’honneur ou d’indépendance d’esprit, trois valeurs importantes aussi pour les Songhay-Zarma29.

39Mais, plus encore, l’épopée de Boûbou Ardo Galo est à réinterpréter à l’aune de la situation nigérienne et des questionnements qui la traversent à l’époque de la narration, notamment l’articulation entre culture “traditionnelle” et religion musulmane.

  • 30 Pour une analyse des discours des griots et des relations entre énonciateu...

40Quand un griot raconte une épopée ou un récit d’ancêtre à l’un de ses descendants, c’est en effet toujours pour faire le lien entre les générations et montrer leur continuité malgré la rupture qu’a été la colonisation : “Si ce n’était le temps des Blancs, il serait capable des mêmes gestes que son ancêtre”, dit en substance le griot. Cet énoncé est une manière de réaffirmer qu’en pays songhay-zarma on hérite du pouvoir comme on hérite des qualités, même si certaines d’entre elles – comme la bravoure à la guerre – ne sont plus exprimées de nos jours, mais peuvent s’exprimer de manière différente30.

41Comme la colonisation, l’islamisation a amené une profonde rupture dans la société songhay-zarma et, bien que le griot ne dise pas : “si ce n’était l’époque musulmane”, les auditeurs interprètent également l’épopée de Boûbou Ardo Galo en ces termes : il y a clairement un avant et un après l’islamisation. Ce présupposé – “si ce n’était le temps” – ne révèle pas seulement une rupture entre deux mondes de référence distincts ; il nous montre aussi une continuité, celle des actes de résistance et de bravoure, puisque chacun des deux héros se rebelle contre ce que d’autres cherchent à lui imposer : Boûbou Ardo Galo face à l’islam des gens de Hamdallahi et El Hadj Omar contre les Arabes qui osent écrire qu’on trouve à la Mecque dix mille personnes semblables à lui.

42Ainsi, comme la comparaison de Boûbou Ardo Galo à El Hadj Omar renforce l’héroïsation du guerrier du Maasina, l’inverse – la comparaison d’El Hadj à Boûbou Ardo Galo – montre une continuité chez ces deux héros peuls : leur refus d’une domination extérieure. À une nuance près toutefois : El Hadj Omar consent à servir un Dieu, ce que Boûbou Ardo Galo a toujours rejeté (ne lui fait-on pas dire que l’islam est une “pratique d’esclave” ?).

  • 31 Le mouvement izala est créé au Nord-Nigeria en 1978 et son discours circul...

  • 32 Concernant les tensions avec la Libye, voir Grégoire, Emmanuel, Touaregs d...

  • 33 Sur l’histoire du Niger, lire le numéro le numéro 38 de Politique Africain...

43Ces deux personnages apparaissent par conséquent comme des figures de résistance. Or ces dernières résonnent fortement à l’époque de la narration. Le pouvoir lui-même fait en effet appel à l’esprit d’indépendance des Nigériens alors même que le pays vit une période de troubles politiques et religieux importants : contrecoups des violences religieuses au Nord-Nigeria31, tentatives répétées de coup d’État (pilotées, dit-on alors, par Kadhafi32), craintes d’une intervention française33 contre le régime du Général Kountché qui affiche une hostilité au modèle occidental comme au modèle libyen.

44Cette continuité entre les deux guerriers est par ailleurs explicite sur un autre point important : la présence d’un griot à leurs côtés ; un griot qui s’adapte à son temps, car si celui de Boûbou Ardo Galo encourage son maître aux pratiques non musulmanes, le second accompagne El Hadj Omar dans son jihad et dans son pèlerinage à la Mecque. Sachant que Seyni Kountché se méfiait des griots, sachant surtout que ceux-ci étaient toujours plus contestés par les marabouts, on peut voir dans cette présence affichée la volonté du griot de rendre son rôle incontournable et en particulier de montrer qu’il est “soluble” dans l’islam : n’est-il pas le compagnon de celui qui a conduit le jihad en Afrique de l’Ouest, de celui qui a démontré sa supériorité sur les sages de la Mecque ? L’épopée radiodiffusée devient alors tribune.

  • 34 Précisons que la version de Djéliba, racontée quelques années plus tard da...

45En effet, forts de l’islamisation progressive des populations, certains marabouts songhay-zarma accusent les griots d’appartenir à la Jâhîliyya, le temps d’avant l’islam34. En tant que lettrés musulmans, les marabouts proposent une identité culturelle et religieuse radicalement différente de celle transmise par les griots. Cette concurrence des savoirs et des compétences crée un antagonisme entre ces deux groupes lors des cérémonies car, pour asseoir leur pouvoir dans la société songhay-zarma, certains marabouts n’hésitent pas dénigrer publiquement les griots. Ainsi :

  • 35 Même si finalement il visait plus les “faux griots”.

– Ils qualifient le griotisme d’“activité oisive” et accusent les griots de vivre aux crochets de la population (cet argument a d’autant plus de poids que Kountché lui-même semble l’avoir utilisé35) ;

– Ils reprochent aux griots d’évoquer la période préislamique et d’en être les représentants, certes à un moindre degré que les ziima (“prêtres” des religions du terroir).

– Ils reprochent aux griots d’offenser Dieu lorsqu’ils louent les simples humains, mais aussi de mentir éhontément lorsqu’ils ponctuent leurs récits d’exagérations. Ces dernières accusations ont d’autant plus d’efficacité qu’elles s’accompagnent de menaces pour l’au-delà : ceux qui persistent dans leur voie se verront défigurés lors du Jugement Dernier ou, pire, brûleront pour l’éternité dans les flammes de l’enfer.

  • 36 Bien qu’il leur arrive de le faire, notamment en narrant des querelles ent...

  • 37 Parallèle avec la légende du premier griot, compagnon du prophète et recon...

46Les griots n’ont pas cette politique de dénigrement quasi systématique, parce qu’ils sont eux-mêmes musulmans et qu’ils perdraient beaucoup de crédit à s’opposer ouvertement aux tenants du dogme36. Face à ces attaques, leurs réactions sont diverses : entre l’abandon de la pratique du griotisme, l’abandon des seuls récits ou les tentatives de légitimation des pratiques qu’ils jugent islamo-compatibles. Les griots, qui continuent à pratiquer, utilisent des épopées pour montrer leur importance et légitimer leur présence, comme c’est tout particulièrement le cas ici, quand le griot se représente comme un acteur incontournable, autant dans la société préislamique que musulmane37.

47Le griot-narrateur cherche ainsi à invalider les arguments des religieux :

– Il touche les adeptes de la Tijâniyya, en se décrivant comme le compagnon d’un représentant de l’islam respecté en Afrique de l’Ouest, un saint et un savant tidjani, tout-puissant et surpassant tant son rival de la Qadiriyya que les lettrés arabes de Médine et de la Mecque.

– Il touche les Izala, d’obédience wahhabite, en montrant que leurs condisciples de la Mecque étaient incapables de remarquer qu’ils étaient menés à la prière par un non-circoncis.

– Mais il touche aussi ses “clients” potentiels, les hommes libres, lorsqu’il montre qu’un bon griot est une arme et une protection pour qui le possède. Ceci est plus évident encore chez Djéliba pour qui la victoire sur Boûbou Ardo Galo ne sera possible que par l’élimination de son griot.

La revendication d’un “islam noir“ : l’épisode d’El Hadj dans les lieux saints de l’islam

48Cette épopée, dans les deux versions que j’en ai, n’est pas seulement celle de Boûbou Ardo Galo ; elle contient aussi la geste d’El Hadj Omar qui semble lui être indissociable, comme si l’une ne prenait son sens véritable que dans son association à l’autre. Je me suis longtemps demandé quel intérêt les griots trouvaient à nous exposer ces deux récits en tandem et en particulier ce que venait faire ici l’épisode d’El Hadj Omar à Médine et à la Mecque. Ceci alors que les griots annoncent raconter l’épopée de Boûbou Ardo Galo.

49En articulant les deux récits et en les replaçant dans une perspective historique plus large, on découvre des pistes intéressantes. Cette épopée montre le passage entre deux mondes de référence : l’un passé, l’autre en devenir, et dont chacun des héros symbolise l’un des pôles. Le premier, Boûbou, est l’“animiste” qui résiste à l’islam, et qui est héroïque précisément parce qu’il est ce dernier bastion d’un monde condamné à disparaître. Le second, El Hadj Omar, est le conquérant musulman – passé par le Niger – qui répand l’islam dans toute l’Afrique de l’Ouest. Son aura est telle qu’on le montre invincible autant sur le champ de bataille que sur le plan religieux (ses connaissances dépassent largement celles des grands sages). La perfection d’El Hadj Omar rejaillit évidemment sur Boûbou Ardo Galo, car il n’y a finalement pas de honte à être vaincu par un tel héros.

50Et ce personnage d’El Hadj, qui démystifie les colons français (il montre le général Faidherbe, grand héros lui aussi de la conquête coloniale, intriguant à la Mecque), qui surpasse par ses connaissances religieuses les savants arabes, que personne, pas même les héros du monde ancien, ne peut défaire à la guerre, n’est-il pas une manière de rappeler aux “noirs” (boro bi : personne/noir) – tant de fois mentionnés dans cet épisode –, leur dignité, leur fierté et leur légitimité face à ces deux facteurs d’influence majeurs que sont le monde occidental et le monde arabe ?

51En partant en pèlerinage à la Mecque, El Hadj Omar, fait acte de contrition et de soumission à Dieu. Et, comme le mentionne Djado Sékou, ce n’est pas en avion qu’il entreprend le voyage, relevant par là le vrai défi que constituait originellement le Hadj : plusieurs mois de périple et l’incertitude même d’en revenir vivant. En entreprenant ce voyage, El Hadj Omar reconnaît avoir péché lorsqu’il a détruit Hamdallahi et il veut recevoir le pardon divin. Mais il va obtenir plus encore : en ouvrant les yeux aux marabouts de la Mecque, en dévoilant leur inculture et leur orgueil, il devient un sage et surpasse en tous points les wahhabites qui prétendent retourner aux sources de l’islam, mais prient derrière Faidherbe, un non-circoncis.

  • 38 cf. Susan M. O’Brien, 1981, “La charia contestée : démocratie, débat et di...

  • 39 “A blend of moderate sunni theology and local social practice” (Decalo, Sa...

52Le message transmis peut être résumé ainsi : “nos fondements sont meilleurs que les vôtres”, une manière d’adresser aux croyants songhayphones un message de défiance face aux Izala (alors le plus souvent haoussa), d’obédience wahhabite, alors que le fondateur de ces derniers, Sheikh Aboubakar Goumi, qualifiait les soufis de “païens”38. Se lisent alors en filigrane les revendications de l’époque et le rêve de Kountché de produire un islam nigérien fort39.

Conclusion

53Au début de cet article, je posais la question suivante : comment le traitement de l’histoire et de sa réinterprétation idéologique chez les Peuls pouvait-il faire l’objet de récits dans une autre population ? L’exemple que nous avons choisi d’illustrer nous montre en quoi une épopée dont les protagonistes sont des héros extérieurs à la population visée est intéressante pour les griots, surtout quand ils la racontent à la radio où ils n’ont pas accès à l’auditoire et ne peuvent donc pas s’adapter à lui en temps réel.

54En narrant une épopée qui ne concerne pas directement ceux qui l’écoutent, le griot ne se sent plus pris dans un réseau d’obligations de dire et d’exalter le lignage ; il peut alors proposer des régimes de réflexion du contemporain plus innovants face aux crises que traverse la société nigérienne (tensions identitaires, géopolitiques, religieuses, sociales ou culturelles). Il s’agit, dans l’épopée étudiée ici, autant de réveiller le sentiment d’indépendance chez les Nigériens songhayphones (le pays connaît alors des tensions avec son voisin libyen et avec la France, pays qui l’a colonisé), que de proposer une référence culturelle propre, notamment avec la revendication d’un “islam noir” et un plaidoyer pour maintenir le griot dans le rôle central qu’il occupe au sein de la société.

55Cette opération de mise en récit du présent, par le biais d’un discours considéré comme “de distraction”, s’effectue alors d’autant plus efficacement que ces sujets sont à vif et que le public y est particulièrement sensible. L’épopée est, pour reprendre les termes de Florence Goyet (2006), cette “machine à penser” que les auditeurs intègrent et à partir duquel se construit une idéologie. Quel moyen plus efficace alors, pour une telle tribune, qu’une radio nationale largement diffusée ?

Notes

1 Je parle ici de “langue songhay” comme le font généralement les linguistes pour désigner le continuum ou la “famille de langues” regroupant les différents parlers songhay et zarma. Au Niger, la plupart des linguistes parlent de “langue songhay-zarma” pour éviter tout débat identitaire.

2 Sur l’ensemble songhay-zarma-dendi, lire Olivier de Sardan, Jean-Pierre, “Unité et diversité de l’ensemble songhay-zarma dendi”, in Peuplement et Migrations. Actes du premier colloque international, 26-29 septembre 1995, Parakou et Niamey, CEHLTO, 2000, p. 139.

3 Sur cette unité linguistique et sur les éléments de variation, voir Bornand, Sandra, Parlons Zarma. Une langue du Niger, Paris, L’Harmattan, 2016.

4 Mounkaïla, Fatimata, Mythe et histoire dans la geste de Zabarkane, Niamey, CEHLTO, 1989, p. 5.

5 D’autres versions font référence aux Touaregs et non aux Peuls.

6 Si le Zarmaganda (litt. “terre des Zarma”) est la terre d’élection, le Zarmataray (litt. “pays des Zarma, être/condition de Zarma”) est la terre d’expansion.

7 Gado Boubé, Le Zarmatarey. Contribution à l’histoire des populations d’entre Niger et Dallol Mawri, Niamey, Études nigériennes 45, 1980.

8 Pour plus de détails sur l’histoire de la région, lire Idrissa, Kimba, Guerres et sociétés. Les populations du ‘Niger’ occidental au XIXe siècle et leurs réactions face à la colonisation (1896-1906), Niamey, Études nigériennes 46, 1981.

9 On note même des mariages mixtes entre des Peuls vivant dans le Zarmataray et des Zarma du fleuve.

10 Ces conflits sont tout particulièrement intenses lors de la transhumance saisonnière qui coïncide avec la période des cultures. Dans le Boboye, la rivalité est en outre nourrie par les séquelles des conflits entre Peuls et Zarma au xixsiècle.

11 Ceci demande à être vérifié ; il s’agit d’observations contextuelles et non d’une enquête sociolinguistique.

12 Sur cette dichotomie, lire Olivier de Sardan, Jean-Pierre, Les sociétés songhay-zarma (chefs, guerriers, esclaves, paysans…), Paris, Karthala. 1984 ; sur la perpétuation de l’idéologie aristocratique dans les cercles économique et politique, cf. Komlavi Hahonou, Eric, “Culture politique, esclavage et décentralisation. La revanche politique des descendants d’esclaves au Bénin et au Niger”, Politique Africaine 111, 2008, p. 169-186.

13 Les désignations “noble” et “captif” relèvent du français d’Afrique et correspondent à “homme libre” (burcin) et “esclave” (baɲɲa).

14 Sur les différents types de griots, cf. Bornand, Sandra, Le Discours du griot généalogiste chez les Zarma du Niger, Paris, Karthala, 2005.

15 Il fait partie de cette pulaaku dont parle Christiane Seydou (voir l’article précédent).

16 Olivier de Sardan, J-P., “Unité et diversité …”, op. cit., p. 139.

17 Bornand, Sandra, Le Discours…, op. cit. ; Bornand, Sandra, “Appeler les ancêtres : pratiques et mémoire discursive chez les Zarma du Niger”, Textuel 56, 2009, p. 107-137.

18 Les seuls récits sur les Songhay et les Zarma racontés à la radio concernent Askia Mohammed, l’ancêtre fondateur de la dynastie songhay des Maïga, et Mali Béro, l’ancêtre mythique des Zarma. Le récit d’un guerrier zarma ayant combattu en pays gourounsi (actuel Ghana) a été enregistré à la radio mais est très rarement diffusé.

19 Sur les relations entre Zarma et Peuls au cours des siècles, voir Idrissa, Kimba, Guerres et sociétés…, op. cit.

20 Olivier de Sardan, Jean-Pierre, Les Sociétés songhay-zarma.., op. cit., p. 274.

21 Rouch, Jean, La Religion et la magie songhay, Bruxelles, Institut de Sociologie Anthropologie sociale, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1989.

22 Sur la narration par les griots dans un contexte radiophonique, voir Bornand, Sandra, “Une narration à deux voix. Exemple de coénonciation chez les jasare songhay-zarma du Niger”, Cahiers de littérature orale 65 “Autour de la performance”, 2009, p. 39-63. Mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 11 décembre 2016. http://clo.revues.org/1104

23Izala est un diminutif utilisé pour Izala bid’a wa iqamatul Sunna qui était au départ une organisation dont l’objectif est la restauration de la Sunna du prophète Muhammad en enlevant toute les “innovations blâmables” aux pratiques islamistes. À ce titre il s’est particulièrement illustré par son opposition aux confréries sufis.” (Abdoulaye Sounaye, “La ‘discothèque’ islamique : CD et DVD au cœur de la réislamisation nigérienne”, Ethnographiques.org, numéro 22, mai 2011: Les outils d’un islam en mutation. Réislamisation et moralisation au sud du Sahara, Numéro 22 - mai 2011, note 1, http://www.ethnographiques.org/2011/Sounaye).

24 Aujourd’hui, les épopées sont principalement diffusées sur des radios privées.

25 Le résultat en est précisément la version de l’épopée analysée dans cet article.

26 voir l'article déjà cité de Seydou dans cette livraison.

27 L’épopée telle que racontée par Djéliba ne varie que sur quelques détails. Je ne les relèverai que dans la mesure où ils sont significatifs pour mon propos.

28 Par la mention de son air en début et en fin de narration, mais aussi par sa généalogie ainsi que sa louange.

29 Sur les représentations des Peuls chez les Songhay-Zarma, voir Bornand, Sandra, Le Discours…, op. cit.

30 Pour une analyse des discours des griots et des relations entre énonciateur et énonciataires, ibidem.

31 Le mouvement izala est créé au Nord-Nigeria en 1978 et son discours circule entre ces deux pays, notamment à travers Radio Karuna (radio du Nord Nigeria en langues hausa, peul, kanuri et arabe) où un prédicateur se positionne comme le principal opposant de la Tijâniyya et de la Qadiriyya. Pour plus de détails, lire Brigaglia, Adera, “The Radio Kaduna Tafse (1978-1992) and the Construction of public images of Muslim scholars in the Nigerian media”, Journal for Islamic Studies 27, 2007, p. 173-210.

32 Concernant les tensions avec la Libye, voir Grégoire, Emmanuel, Touaregs du Niger. Le destin d’un mythe, [1981], Paris, Karthala, 2010.

33 Sur l’histoire du Niger, lire le numéro le numéro 38 de Politique Africaine consacré au Niger coordonné par Raynaut, Claude et Robert Buitenhuijs et intitulé Le Niger : Chroniques d’un État, Politique Africaine 38, juin 1990, ainsi que l’article de Van Walraven, Klaas, (traduction Alice Judell), “Opération Somme : La French Connection et le coup d’État de Seyni Kountché au Niger en avril 1974”, Politique Africaine 134, 2014, p. 133-154.

34 Précisons que la version de Djéliba, racontée quelques années plus tard dans une période de plus fortes tensions entre griots et marabouts, est plus violente encore.

35 Même si finalement il visait plus les “faux griots”.

36 Bien qu’il leur arrive de le faire, notamment en narrant des querelles entre marabouts (et en soulignant au passage l’unité des griots) ; ou en rappelant que les marabouts leur font grief de quémander mais s’adonnent eux-mêmes à cette activité.

37 Parallèle avec la légende du premier griot, compagnon du prophète et reconnu par Mohammed comme étant tellement puissant qu’il pourrait, par ses louanges, le réveiller de sa mort.

38 cf. Susan M. O’Brien, 1981, “La charia contestée : démocratie, débat et diversité musulmane dans les “États charia” du Nigeria”, La politique africaine : théories et pratiques.

39 “A blend of moderate sunni theology and local social practice” (Decalo, Samuel, African Historical Dictionary of Niger, New York, London, African Historical Dictionaries 20, The Scarecraw Press, Inc. Metucken, 1979, p. 272.)

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Pour citer ce document

Sandra Bornand, «Boûbou Ardo Galo, une interprétation songhay-zarma», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 11/10/2017, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/273-boubou-ardo-galo-une-interpretation-songhay-zarma

Quelques mots à propos de :  Sandra  Bornand

CNRS, COMUE Sorbonne Paris Cité, INALCO-CNRS, UMR 8135 LLACAN (Langage, langues et cultures et d’Afrique noire).
Sandra Bornand est chargée de recherche au LLACAN (Langage, Langues et Cultures d’Afrique Noire, UMR 8135). Anthropologue linguiste, elle travaille sur les pratiques langagières, y compris littéraires, dans les sociétés songhay-zarma (Niger), afin de comprendre le social à travers le langage.
Parmi ses travaux sur l’épopée : Le Discours du griot généalogiste chez les Zarma du Niger, Paris, Karthala, 2005. Ainsi que les articles : “Une narration à deux voix. Exemple de coénonciation chez les jasare songhay-zarma du Niger”, Cahiers de littérature orale 65 “Autour de la performance”, 2009, p. 39-63. Mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 11 décembre 2016. http://clo.revues.org/1104 ; DOI : 10.4000/clo.1104 ; “Hommage aux Peuls ou comment dire l’indicible en pays zarma”, in Baumgard, Ursula & Derive, Jean (éd.), Paroles nomades. Écrits d’ethnolinguistique africaine, Paris, Karthala, 2005, p. 319-340 ; “Niger : une étude de l’idéologie de l’ostentation dans la société zarma ‘traditionnelle’ et moderne : l’exemple des relations entre nobles et jasare”, Nouveaux Cahiers de l’IUED, 15, 2004, p. 87-105.