Epopée, Recueil Ouvert : Section 2. L'épopée, problèmes de définition I - Traits et caractéristiques
Le nez d’Heredia : corps, masculinité et colonialité dans l’épopée et ses réécritures romanesques parodiques, de Juan de Castellanos (1522-1607) à Germán Espinosa (1938-2007)
Résumé
À partir de l’analyse contrastive d’une anecdote cocasse telle qu’elle est racontée d’une part dans l’épopée Elegías de varones ilustres de Indias (Juan de Castellanos, 1589, considérée comme une des œuvres fondatrices de la littérature et de l’histoire colombiennes), et dans le roman historique Los cortejos del diablo. Balada de tiempos de brujas (Germán Espinosa, 1970), cet article a pour objectif d’interroger la filiation entre épopée coloniale et roman historique, notamment dans sa dimension idéologique, et d’examiner dans quelle mesure cette relecture romanesque des corps et des masculinités épiques permet ou non d’inscrire ce roman dans une perspective postmoderne et éventuellement postcoloniale, qui déconstruirait l’histoire traditionnelle de la fondation de Carthagène des Indes.
Abstract
Title : « Heredia’s nose : body, masculinity and coloniality in epic poetry and its parodic rewritings, from Juan de Castellanos (1522-1607) to Germán Espinosa (1938-2007) »
Starting from the contrastive analysis of an amusing anecdote told by the epic poem Elegías de varones ilustres de Indias (Juan de Castellanos, 1589, considered one of the founding works of Colombian literature and history), and taken up by the historical novel Los cortejos del diablo. Balada de tiempos de brujas (Germán Espinosa, 1970), this article aims to question the relationship between colonial epic and historical novel, particularly in its ideological dimension, and to examine the extent to which this novelistic re-reading of epic bodies and masculinities makes it possible to inscribe this novel in a postmodern and possibly postcolonial perspective, which would deconstruct the traditional history of the Cartagena de Indias foundation.
Texte intégral
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1 On pense en particulier à son traitement satirique dans le sonnet de Franci...
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2 Nicolas Gogol, Nouvelles de Pétersbourg [1843], Paris, Flammarion, par exem...
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3 Le nez détaché et anthropomorphisé de Kovaliov symbolise son désir frustré ...
1Le nez est un élément du visage qui a connu une certaine fortune dans la littérature1, sans atteindre toutefois le succès d’autres parties du visage telles que les yeux ou la bouche. Si l’on pense immédiatement à Cyrano de Bergerac et à la tirade du nez, il existe aussi des textes où le nez occupe le statut de protagoniste, comme dans la célèbre nouvelle de Nicolas Gogol, “Le nez” (1836)2. Cette nouvelle, fantastique et grotesque, conte les péripéties d’un nez séparé de son visage d’origine, celui du major Kovaliov, qui part à la recherche du membre égaré, le retrouve vêtu d’un bel uniforme, devenu Conseiller d’État, et tente l’impossible, avec un grand médecin, pour le ressouder à son faciès défiguré, avant de se réveiller paré de son attribut manquant3.
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4 Juan de Castellanos, Obras de Juan de Castellanos, León Caracciolo Parra (é...
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5 La région de Terre ferme (Tierra firme, en espagnol) désignait les côtes su...
2Si les tribulations d’un nez autonome peuvent sembler inédites jusqu’à la nouvelle de Gogol et farfelues, elles paraîtraient d’autant plus saugrenues, voire déplacées, dans un autre genre, comme la poésie épique. Pourtant, la rhinoplastie réparatrice a connu des antécédents littéraires, en toute certitude ignorés par l’écrivain russe. Presque trois siècles auparavant, Juan de Castellanos avait raconté dans son très long poème épique, les Elegías de varones ilustres de Indias [Élégies des hommes illustres des Indes] les aventures et mésaventures du conquistador espagnol de la région de la Caraïbe colombienne, Pedro de Heredia, fondateur de Carthagène des Indes, qui s’était vu amputé de son appendice lors d’une rixe à Madrid4. Toutefois, après une opération de chirurgie réparatrice décrite par le poète andalou installé très jeune en Terre Ferme5, le bretteur put à nouveau disposer d’un nez plus ou moins digne de ce nom.
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6 Germán Espinosa, Los cortejos del diablo. Balada de tiempos de brujas, Bogo...
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7 Traduction parue aux éditions La Différence, 1996.
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8 Ce nez absent ou reconstitué apparaît ainsi comme un attribut essentiel et ...
3Cette anecdote qui occupe quelques strophes du plus long poème écrit en langue espagnole de tous les temps (environ 130000 vers) a retenu l’attention de l’écrivain colombien originaire de Carthagène des Indes, Germán Espinosa. Ce dernier s’en délecte particulièrement dans son premier roman, Los cortejos del diablo. Balada de tiempos de brujas6 (1970, Les cortèges du diable : ballade des sorcières du temps jadis7), dont l’intrigue se situe dans la Carthagène des Indes coloniale et où la sorcière Rosaura García, détentrice de la mémoire collective, relate entre autres ses mésaventures avec “el Desnarigado” (“l’homme au nez coupé”) et l’incident nasal qui a valu ce surnom à Heredia. Le nez raccommodé du conquistador, telle une épée reforgée, incarne sans ambigüité un symbole phallique de la puissance masculine revigorée et transfigurée du conquistador8.
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9 Castellanos écrit : “A mí se me hacía cosa dura / creello ; pero con estas ...
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10 J'emprunte à Pierre Vinclair cette notion, qu'il développe dans sa thèse D...
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11 De fait, les Elegías de varones ilustres de Indias ne sont pas à propremen...
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12 Georges Lukács, La théorie du roman, [1916], Paris, Gallimard, 1995.
4La filiation entre les deux œuvres hispano-américaines est clairement établie par Espinosa, qui cite directement sa source et introduit dans le récit de cette anecdote un lien intertextuel en faisant allusion explicitement aux doutes de Castellanos au sujet de cet accroc9. Toutefois, la réécriture de cet épisode donne lieu dans le roman du Colombien à un développement narratif des aventures sexuelles violentes et débridées de Pedro de Heredia, dépeint comme un gouverneur décadent, quand Castellanos tentait de taire ses abus, viols et assassinats, pour l’inclure, non sans mal, dans sa panoplie des hommes illustres des Indes. L’effort10 héroïque11 à visée édifiante semble ici bien laborieux et constitue de ce fait un terreau romanesque dont Espinosa saura tirer les fruits quatre cents ans plus tard pour déployer l’anecdote avec une dimension parodique. Cette analyse comparée de deux œuvres séparée par tant de siècles me permettra d’interroger la filiation, traditionnellement admise depuis Lukacs12, entre épopée et roman, notamment dans sa dimension idéologique. En outre, elle éclairera de manière rétroactive certaines caractéristiques du poème épique de Castellanos à la lumière du roman d’Espinosa et de sa dette à l’égard du poème épique considéré comme une des œuvres fondatrices de la littérature et de l’histoire colombiennes.
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13 Fernando Aínsa, “Le nouveau roman historique”, Cahiers du C.R.I.A.R. (Le r...
5Je me propose ainsi d’explorer quelques aspects de cette anecdote cocasse mais néanmoins fondamentale pour comprendre la relation établie depuis l’époque coloniale entre des masculinités dominantes ou hégémoniques, mises à l’honneur dans les poèmes épiques et héroïques, et le pouvoir colonial, ainsi que l’héritage littéraire de cette conception du monde. La réflexion prendra la forme d’une analyse contrastive entre l’œuvre épique et l’œuvre romanesque afin de s’interroger sur le degré d’émancipation postcoloniale de ce nouveau roman historique, selon la terminologie de Fernando Aínsa13. Dans quelle mesure cette relecture romanesque des corps et des masculinités épiques permet-elle d’inscrire ce roman dans une perspective postmoderne et éventuellement postcoloniale, qui déconstruit l’histoire traditionnelle de la fondation de Carthagène des Indes ? Elle aura dans un premier temps pour objet l’étude, à partir de l’anecdote du nez, des masculinités dominantes incarnées particulièrement par Heredia comme représentant du pouvoir colonial. Elle s’ensuivra d’un approfondissement de l’étude des masculinités dominées et de l’obsession de la castration ou, autrement dit, de la féminisation comme crainte pour les dominants et châtiment pour les dominés. Enfin, elle interrogera cette réécriture fictionnelle de l’époque coloniale qui propose une critique en demi-teinte et inaboutie des mécanismes de pouvoir et de pensée coloniaux.
I. Heredia, le fondateur qui a du nez
6Je reviendrai dans un premier temps sur l’anecdote, sa portée éthique et ses conséquences sur le déroulement narratif dans les deux œuvres.
1. Elegías de varones ilustres de Indias
7La conquête de la région de la Caraïbe colombienne a fait l’objet de plusieurs tentatives frustrées énumérées par Castellanos dans les strophes initiales du premier chant de la “Historia de Cartagena” située à l’ouverture de la troisième partie des Elegías. Ces échecs seront conjurés à l’arrivée de Pedro de Heredia, nommé lieutenant de Santa Marta, une ville voisine de la future Carthagène. Le poète introduit les exploits d’Heredia par une mention de son désir de conquête : “Deseaba pedir esta conquista” (“Il désirait solliciter le droit de réaliser cette conquête”, p. 5). C’est précisément après ce vers qui clôture l’octave qu’est introduite par une analepse l’anecdote du nez :
Fue de Madrid hidalgo conocido,
De noble parentela descendiente,
Hombre tan animoso y atrevido,
Que jamás se halló volver la frente
A peligrosos trances do se vido,
Saliendo dellos honorosamente ;
Mas rodeándolo seis hombres buenos,
Escapó dellos las narices menos. (p. 5)
C’était un hidalgo madrilène reconnu
issu d’une noble lignée,
un homme si courageux et intrépide
que jamais il ne prit ses jambes à son coup
lorsqu’il se retrouvait dans des situations périlleuses,
et il se tirait d’affaire toujours avec les honneurs ;
Or, il fut un jour encerclé par six hommes redoutables
Et il en réchappa le nez en moins.
S’ensuit la description de l’opération chirurgicale qui a consisté à lui greffer sur le visage un bout de chair extrait du dessous du bras :
Médicos de Madrid o de Toledo,
O de más largas y prolijas vías,
Narices le sacaron del molledo
Porque las otras se hallaron frías ;
Y sin se menear estuvo quedo
Por más espacio de sesenta días,
Hasta que carnes de diversas partes
Pudieron adunar médicas artes. (p. 5)
Des médecins de Madrid ou Tolède,
Ou bien provenant de destinations plus lointaines,
Lui prélevèrent de la chair dans le bras
Car son nez était perdu ;
Il dû rester au repos, sans bouger,
Pendant plus de soixante jours,
Jusqu’à ce que la greffe des chairs issues d’autres membres
Puisse prendre grâce à l’art de la médecine.
8Cette rhinoplastie artisanale et inédite a le pouvoir de régénérer le conquistador (“como se viese ya con miembros sanos”, “puisqu’il avait désormais un membre sain”, p. 5) qui non seulement retrouve son nez, mais va occire également trois de ses agresseurs, “por no poder haber más a las manos” (“faute de n’en avoir davantage sous la main”, p. 5). Cette vigueur retrouvée est à son tour confortée par la trajectoire militaire de cet homme formé pendant les guerres de frontières où il maniait la lance avec force et conviction (“Fue también hombre de armas en fronteras, / y no fueron sus lanzas las postreras”, “Ce fut également un guerrier de la frontière, et sa lance était toujours en première ligne”, p. 5). Ce personnage aguerri et doté d’appendices ou de prolongements qui lui confèrent une force extraordinaire, difficile à contenir, est amené à se rendre en Amérique afin d’y déverser sa fureur et de fuir la justice : “Pero por declinar furor insano / que de sus agraviados se movía, / a las Indias pasó con un hermano” (“Mais afin d’échapper à la fureur redoutable qui animait ses ennemis, il partit aux Indes accompagné d’un de ses frères”, p. 5).
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14 Elide Pittarello, “Arauco domado de Pedro de Oña o la vía erótica de la co...
9Heredia emprunte alors ce que Pittarello a appelé “la vía erótica de la conquista”14 (“la voie érotique de la conquête”), bien que de manière indirecte et métaphorisée. Ainsi, après diverses démarches effectuées en Espagne, afin de mener à bien la conquête de la région, Heredia revient avec ses troupes et engage plusieurs combats acharnés qui prennent la tournure de danses sanglantes au cours desquels il pénètre les chairs indigènes avec lances ou épées, armes à la symbolique phallique sans équivoque : “El gobernador va por la pelea / Como bravo león en el semblante : / Atropella, derriba y alancea / A cuantos se le ponen por delante ; / Con singular destreza se menea / Al fervoroso Turno semejante” (“Le gouverneur part au combat, son visage prend l’expression du lion sauvage : il bouscule, il renverse, il blesse avec la lance tous ceux qui se trouvent sur son chemin ; il se déplace avec beaucoup de dextérité, tel un Turnus exalté”, p. 11). En mauvaise posture, Heredia voit sa virilité et sa domination remise en cause lorsque des guerriers indigènes entravent sa lance : “Viendo su lanza ser embarazada / Del escuadrón feroz que la pretende, / Valióse de los filos del espada / Con la cual desta furia se defiende ; / Lastima con sangrienta cuchillada, / Corta molledos y cabezas hiende” (“Voyant que sa lance est entravée par l’escadre farouche qui tente de s’en emparer, il utilise son épée tranchante pour se défendre de cette fureur ; il transperce à coup de lame ensanglantée, il tranche la chair et fend des têtes”, p. 11).
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15 Remedios Mataix, “Androcentrismo, Eurocentrismo, retórica colonial : Amazo...
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16 Luis Fernando Restrepo, op.cit., p. 134.
10La métaphore sexualisée de la conquête est un topique courant15 qui trouve son pendant dans les corps sexualisés et féminisés des indigènes16, comme je l’expliquerai dans la partie suivante. Pour l’heure, Heredia conquiert et impose son pouvoir à la terre qu’il pénètre, qu’il viole et qu’il soumet :
El buen gobernador iba delante
Dando de su valor patente muestra,
Recambiando la lanza penetrante,
Vez a la diestra, vez a la siniestra ;
Corría rojo río y abundante
De los que clava su potente diestra ;
Brama la tierra con mortal gemido,
Y auméntase la grita y alarido. (p. 12)
Le bon gouverneur était en première ligne
Faisant montre de son indiscutable courage,
Faisant passer d’une main à l’autre
La lance pénétrante ;
Une rivière pourpre de sang s’écoulait
Des corps que sa main puissante transperçait ;
La terre brame et gémit mortellement,
Tandis s’intensifient que les cris et les rugissements.
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17 Rappelons qu'Heredia a fait l'objet de plusieurs plaintes et dénonciations...
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18 Pittarello, art.cit., p. 258.
11Toutefois, et malgré ses exploits épiques, Heredia ne parvient pas à convaincre tout à fait le lecteur des Elegías17. Comme le rappelle Pittarello dans son article déjà cité, selon le canon néo-platonicien, le visage doit refléter le caractère intérieur de la personne18. Dans les épopées, il est courant que le poète narrateur s’attarde sur quelques traits du visage, généralement harmonieux, et ensuite sur le corps armé. Or, le visage de Pedro de Heredia est loin de relever de ce canon. La marque indélébile qui a apparemment forgé son destin, ce nez amputé et recréé, détonne dans les vers du poème épique et laisse présager un destin accidenté. Ainsi, dans les chants suivants, bien qu’apportant toujours des explications, des circonstances atténuantes ou des dénégations, Castellanos ne taira pas les pillages de sépultures et les tortures des indigènes (chant 3), l’enquête commanditée par les autorités, informées par l’évêque de Carthagène des abus d’Heredia, et l’envoi de Juan de Vadillo, juge de l’Audience de Saint-Domingue chargé d’évaluer le gouvernement d’Heredia. Il relate également l’arrestation et l’emprisonnement des frères Heredia par Vadillo (chants 5 et 6), et les rebondissements qui suivirent : le paiement de la caution par Heredia et son départ pour l’Espagne, la chute de Vadillo à son tour emprisonné, le retour d’Heredia, lavé de tout soupçon et la seconde enquête menée contre lui par Juan de Maldonado qui le reconnaîtra coupable de centaines d’accusation dont de multiples tortures, maltraitances et abus commis à l’encontre des indigènes. La “Historia de Cartagena” prend fin avec le récit de la mort d’Heredia qui avait fui la justice en partant en Espagne pour demander sa grâce. Son navire a fait naufrage sur les côtes espagnoles et il s’est noyé. Il convient d’ailleurs de remarquer que Castellanos n’a pas consacré une “élégie” ou un “éloge” à Heredia, comme à d’autres gouverneurs de Terre Ferme qui ont donné leur nom à certaines parties du poème épique, mais qu’il l’a simplement inclus dans la “Historia de Cartagena”.
2. Los cortejos del diablo. Balada de tiempos de brujas
12La réécriture parodique de la “Historia de Cartagena” dans le roman d’Espinosa s’inspire directement du poème épique de Castellanos. Elle reprend les mêmes éléments (l’anecdote du nez, les rivalités entre conquistadors, Juan de Vadillo, la fortune colossale d’Heredia, etc.) et en ajoute d’autres dont deux qui infléchissent le récit original et lui confèrent des accents parodiques et clairement érotiques : la présence de la jeune sorcière Rosaura García, harcelée par un Heredia constamment en rut, et celle des pouvoirs de la magicienne qui s’opposent aux pouvoirs abusifs des conquistadors, éléments sur lesquels je reviendrai dans les parties suivantes.
13L’épisode de l’amputation du nez d’Heredia est relaté sur un ton familier, moqueur et ironique, qui permet d’en relever les incohérences et les invraisemblances :
La verdad era que Heredia, en sus años mozos, harto anduvo a estocadas por los Madriles y más de un pusilánime se santiguaba si lo venía venir. Una noche se lió con seis tipos y, en un estoqueo de puño, su nariz voló a cinco metros y la cara le quedó como cuba sin botana. Sesenta días estuvo a merced de los cirujanos, que por fin consiguieron restaurarle la ñata injertándole, por medio de una ciencia novísima y casi mágica de la que milagrosamente no se había ocupado aún el Santo Oficio y que ellos llamaban “rinoplastia heteroplástica”, parte del molledo de un brazo, con un éxito que ya habría de comprobar el desnarigado cuando su íntimo amigo Juan de Castellanos, un soldado sevillano cuya irritante manía consistía en hablar a rajatabla en endecasílabos, le expresara muchos años más tarde sus dudas sobre la veracidad de la historia. (p. 102-103).
À vrai dire, Heredia, dans sa jeunesse madrilène, pourfendait à tort et à travers, et plus d’un lâche se signait à son approche. Une nuit, il s’en prit à six gonzes et ce combat de fines lames dégénéra si bien que son nez fit un vol plané de cinq mètres et que son visage se retrouva comme un tonneau sans bouchon. Il resta soixante jours entre les mains des chirurgiens, qui parvinrent à reconstituer son appendice en lui greffant, grâce à une science innovante et presque magique, dont le Saint-Office ne s’était miraculeusement pas encore occupé et qu’ils nommaient “rhinoplastie hétéroplastique”, un bout de la chair de son bras, avec “un succès que l’homme au nez coupé pourrait vérifier quand son grand ami Juan de Castellanos, un soldat sévillan qui avait la manie insupportable de parler scrupuleusement en hendécasyllabes, lui raconterait plusieurs années plus tard ses doutes au sujet de la véracité de son histoire”
14À la différence du poème épique de Castellanos, cette opération semble déclencher chez Heredia une virilité monstrueuse et un désir effréné qu’il n’évacue pas dans les conquêtes de territoires mais bien en abusant de plusieurs jeunes femmes. Ainsi, lors de son premier retour à Madrid pour obtenir la grâce après avoir été emprisonné par Vadillo, “violó a la hija de un zapatero y a la de un escribano y hasta a la de un comendador” (“viola la fille d’un cordonnier, celle d’un greffier et même celle d’un commandeur”, p. 104). Ayant corrompu les juges pour ne pas être inquiété, il retourne en Amérique où il va poursuivre ses exactions violentes, notamment à l’encontre des femmes.
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19 Pierre Vinclair, op.cit., p. 292.
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20 Ibid., p. 256.
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21 Luis Fernando Restrepo, op.cit.
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22 C'est tout ce qu'incarne Énée, en renonçant à Didon, à son amour, pour se ...
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23 Je reprends ici la terminologie employée par Florence Goyet qui démontre q...
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24 María Lugones, “Subjetividad esclava, colonialidad de género, marginalidad...
15Heredia est dépeint comme un personnage violent, alcoolique, querelleur, corrompu et autoritaire. Cette déformation caricaturale du personnage du fondateur illustre parfaitement la thèse de Pierre Vinclair qui analyse le personnage épique comme un personnage-posture et le personnage romanesque comme un personnage-symptôme19 : “jusque dans son apparence corporelle, le personnage est un symptôme d’un rapport au monde”20. Dans Los cortejos del diablo, Heredia est le symptôme d’un mal qui corrompt l’ensemble de la société : le pouvoir colonial. Alors que les Elegías cherchaient à formuler un projet fondateur et à légitimer la domination absolue d’un certain groupe d’Espagnols sur les territoires et les sujets de ce qui est actuellement le Venezuela et la Colombie21, Los cortejos del diablo interroge cette domination, ses raisons et ses moyens, à travers, entre autres, un questionnement des masculinités hégémoniques. Ici, ce ne sont plus les épées et les lances qui prolongent la vigueur du membre nasal recollé mais le membre viril d’Heredia qui est qualifié d’“obélisque” du fondateur à plusieurs reprises (“obelisco”) : un monument monolithe à la symbolique phallique évidente, lié au dieu soleil, principe masculin dans plusieurs religions, et qui viendra s’ériger et se planter littéralement dans le corps soumis des vaincu(e)s. Alors que le héros épique doit contrôler son désir, ne pas s’y soumettre, afin d’incarner un être rationnel maître de ses pensées et de ses passions, capable de renoncer à son désir propre22 pour incarner une posture23, comme c’est le cas d’Heredia dans le poème de Castellanos qui s’emploie à effacer tant bien que mal les excès et les abus du conquistador, le héros romanesque d’Espinosa incarne ici de manière hyperbolique cette violence érotique réprimée ou métaphorisée par l’épopée : il laisse éclater au grand jour un rapport de domination fondé aussi bien sur le genre que sur la race, comme le démontre María Lugones en établissant le concept de “colonialité du genre”24 grâce auquel elle explique que le genre, comme catégorie occidentale, a aussi été un instrument du colonialisme.
II. Pied de nez et résistance : enjeux des masculinités dominées, défis des masculinités dominantes
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25 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, ...
16La socialisation par la violence en régime colonial n’est plus à démontrer. Les textes qui font l’objet de cette étude transpirent cette violence qui s’exprime en particulier à partir d’une inscription de la domination sur les corps soumis violentés ou martyrisés25.
17Rosaura García, la sorcière mulâtresse âgée de 106 ans dans le présent de la narration (l’intrigue se situe en 1640), évoque des souvenirs de son passé qui correspond à la trajectoire de la ville de Carthagène depuis sa fondation en 1533. Gardienne de la mémoire collective, détentrice d’une omniscience et de pouvoirs magiques, diseuse de récits du passé de la ville, elle incarne la mémoire populaire de Carthagène. Elle représente aussi dans le roman la vision des vaincu(e)s, natifs et afro-américains et inscrit dans son corps qui ne meurt pas la résistance de leur mémoire. Sa trajectoire peut se confondre avec celle de la ville qui a été le théâtre des pires exactions des conquistadors depuis ses origines. Ainsi, Rosaura García se remémore sa jeunesse et certains épisodes clés comme sa relation avec Heredia : après avoir repoussé par deux fois les assauts du conquistador grâce à ses pouvoirs magiques, elle est souillée par le satyre qui parvient à neutraliser ses sortilèges avec l’assistance d’un autre sorcier et à la violer : “Rosaura intentó defenderse con sus consabidas artimañas pero los resultados fueron nulos. El obelisco del Fundador la penetró con fuerza y eficacia de taladro” (“Rosaura tenta de se défendre avec l’aide de ses sortilèges bien connus mais les résultats furent vains. L’obélisque du Fondateur la pénétra avec la force et l’efficacité d’une perceuse”, p. 111).
18Cette agression commise par Heredia était motivée narrativement par deux éléments : la volonté de posséder et dominer la jeune femme depuis qu’il l’avait vue pour la première fois et le désir de vengeance qui a découlé des châtiments infligés par l’enchanteresse peu de temps auparavant, alors qu’il avait tenté d’abuser d’elle à d’autres occasions. Ces châtiments s’étaient portés sur les attributs virils du conquistador. Dans un premier temps, Rosaura parvenait à le rendre impuissant (“ella tuvo que apelar a sus artes mágicas para que el obelisco que el Fundador se gastaba volviera a encogerse”, “elle dû faire appel à son art de la sorcellerie pour que l’obélisque dont le Fondateur usait et abusait se rétrécisse à nouveau”, p. 105). Cette diminution de l’érection est un écho direct de l’ablation du nez et laisse craindre au lecteur un regain de vigueur dès que le conquistador aura retrouvé l’intégrité de son sexe et de son fonctionnement afin de déverser toute sa puissance sexuelle. Cela ne saurait tarder puisque quelque temps après, Heredia tente à nouveau d’abuser de Rosaura qui, cette fois-ci, transforme ses attributs masculin en poule (“polla”) grâce à une incantation diabolique (elle obtient l’aide du diable connu sous le nom de Buziraco dans les cultures afro-colombiennes coloniales) qui a associé le mot familier désignant le pénis (“polla”) au mot qui sert à désigner le gallinacé (“polla”) connu pour pondre des œufs (“huevos” désignant en espagnol les testicules) :
La mujer invocó a Buziraco y la polla de Pedro de Heredia quedó convertida de pronto en una polla de verdad, que cloqueaba a más no poder y realizaba esfuerzos desesperados para zafársele del entronque y le picoteaba las turmas imaginándolas gigantescos hollejos de habichuelas maduras. Enloquecido de la desesperación, el Adelantado salió dando gritos a la calle, sin poder cerrarse la bragueta, y cuántas preces no elevaría al cielo para que nadie comprendiera lo que ocurría, porque todos veían aquel avelucho de corral delante de sus entrepiernas y pensaban que el Fundador estaba cometiendo una bestialidad, pero ya por aquellos tiempos era cosa normal en la villa el juntarse con burras, perras y gallinas, costumbre inexplicable si se piensa en las formidables hembras que el clima hacía prosperar allí. (p. 105)
La sorcière invoqua Buziraco et la bite de Pedro de Heredia fut aussitôt transformée en une vraie poule, qui gloussait à n’en plus pouvoir et s’efforçait désespérément pour échapper à cet accouplement et qui lui piquait les roubignoles qu’elle prenait pour de grosses gousses de haricots mûrs. Fou de désespoir, l’adelantado bondit dans la rue en poussant des hurlements, sans pouvoir refermer sa braguette : combien de suppliques dut-il adresser au ciel pour que personne ne comprenne ce qui était en train de se passer, car tous voyaient ce volatile de basse-cour se débattre à son entrejambe et ils pensaient que le Fondateur était occupé à commettre un acte de bestialité, même si à cette époque il était déjà d’usage dans cette ville de s’unir à des ânesses, des chiennes et des poules, coutume inexplicable si l’on pense aux superbes femelles que le climat permettait de former à cet endroit.
19La honte de la castration est intolérable pour un sujet dont le pouvoir repose sur sa suprématie masculine et blanche, mise en échec par une femme noire. Dès que le lecteur a intégré cette logique de pouvoir, il devient inévitable d’imaginer l’agression que Rosaura subira quelques pages plus loin.
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26 Silva Rodríguez, Manuel Enrique, Las novelas históricas de Germán Espinosa...
20La masculinité désintégrée d’Heredia et la castration du mâle dominant se retrouvent chez d’autres personnages clés de Los cortejos del diablo, notamment chez le personnage principal, l’inquisiteur Juan de Mañozga, président du tribunal de l’Inquisition de Carthagène des Indes. Le roman relate en effet la chute de Mañozga et sa déchéance autant physique que mentale puisque l’inquisiteur a de constantes hallucinations où lui apparaissent des sorcières venues le tourmenter. Selon Silva Rodríguez, cette décadence est la métaphore de celle de l’empire et de l’impuissance de la Contre-Réforme et de l’Inquisition à lutter contre la sorcellerie26. Cet échec se lit sur le corps de Mañozga dont la virilité est fortement remise en question tout au long du récit comme dans le passage suivant qui rappelle directement l’épisode où Heredia est rendu impuissant par Rosaura (le verbe encoger — rétrécir — est effectivement employé dans les deux scènes, soit sous la forme d’un infinitif, soit sous sa forme de participe passé : encogerse / encogida) : “Desnudo, Mañozga era todo él una ampollada adiposis tembleque. Su virilidad diminuta y encogida, como una oruga de tabaco, contrastaba con su corpachón decrépito. Los médicos examinaron su prostatauxia y sonrieron. Aquello era la ruina de un ser humano.” (“Tout nu, Mañozga était une masse adipeuse gonflée et tremblotante. Sa virilité diminuée et rétrécie, comme une chenille de tabac, contrastait avec son gros corps décrépi. Les médecins examinèrent sa prostate hypertrophiée et sourirent. C’était le tas de ruine d’un être humain”, p. 153).
21Les masculinités hégémoniques sont fortement ridiculisées et abattues, ses détenteurs châtrés par des contre-pouvoirs qui remettent en cause leur domination et leur capacité à fonder, à générer un ordre basé sur les structures du pouvoir colonial qu’ils incarnent. Et leurs réactions ne sauraient se faire attendre, comme je l’ai déjà montré pour le cas de Rosaura.
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27 J'emploie ici le terme “marron” dans le sens d'esclave fuyard, cimarrón, e...
22En parfait écho à la relation Heredia / Rosaura, l’homme blanc conquérant chrétien/la femme sorcière noire conquise, on retrouve en effet une relation équivalente entre l’Inquisiteur Juan de Mañozga et le sorcier métis et marron27 Luis Andrea, prêtre de Buziraco. Mañozga parvient à le faire capturer et va le soumettre à une séance de tortures dont les interminables supplices marquent, déforment, déchirent, désintègrent le corps du métis. Ses parties sexuelles sont particulièrement exposées, dans le but d’éradiquer en lui toute trace de masculinité et d’humanité. Voici quelques extraits de cette scène au sadisme pervers racontée par un Juan de Mañozga dans un monologue intérieur jouissif qui reflète l’obsession de Mañozga pour son ennemi, dont les paroles peuplent encore la mémoire :
Habrías de oír traquetear tus huesos en las máquinas de tortura […] vi enrojecer, amoratarse, verdecer y amarillear tu pellejo cobrizo de nativo. […] ¡Andrea, feudatario del Tártaro, metimos varas por tu culo hediondo, hostigamos tus conductos urinarios, entramos sondas por tus fosas nasales, sujetamos con pinzas tu lengua y la dejamos horas enteras al sol ! […] Y tú : no es a mí, Mañozga, sino a Buziraco al que tendrías que matar… Procedimos a la emasculación. Chillaste, pataleaste, te resististe, pero te dejamos como para la capilla de la iglesia. Jeque capón. Es como si viera cuando presionaron tus testículos hacia abajo, hicieron el corte, sacaron la carga y retorcieron los cordones, igual que con los puercos. (p. 141)
Tu devrais entendre tes os craquer dans les machines de tortures […] j’ai vu ta peau cuivrée d’indigène rougir, bleuir, verdir et jaunir. […] Andrea, serviteur du Tartare, on a enfoncé des épieux dans ton cul fétide, on a tourmenté des conduits urinaires, sondé tes fosses nasales, maintenu ta langue avec des pinces pendant de longues heures au soleil ! […] Et toi : “ce n’est pas moi que tu devrais tuer, Mañozga, c’est Buziraco…” On a procédé à l’émasculation. Tu as hurlé, tu t’es débattu, tu as résisté, mais on t’a laissé bon pour entrer dans les ordres. Espèce de chapon. C’est comme si je voyais encore le moment où on a appuyé sur tes testicules pour les tirer vers le bas, où on les a coupées, on a retiré le paquet et serré les ficelles, comme pour les porcs.
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28 Borja Gómez, Jaime H., Rostros y rastros del demonio en la Nueva Granada, ...
23Animalisé, déshumanisé, dévirilisé, privé de la parole, Luis Andrea, messie qui incarnait la résistance des opprimés à travers le culte rendu à Buziraco – rituels où intervenaient la danse, l’alcool, le plaisir sexuel – est réduit à un tas de chairs sanglantes. Cette appropriation de la figure diabolique chrétienne et assimilée à une divinité païenne a permis aux Noirs et aux Amérindiens de se faire craindre par les colons blancs catholiques28. Les marques appliquées au corps du sorcier, qui sera ensuite soumis au supplice du bûcher dans le roman afin de le faire disparaître, inscrivent le pouvoir de l’institution coloniale jusque dans la chair du vaincu, martyrisé et justement reconnu comme martyr par la mémoire populaire détenue par Rosaura.
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29 Brooks, Peter, Body Work : Objects of Desire in Modern Narrative, Cambridg...
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30 Elide Pittarello, op.cit.
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31 Ainsi, d'après Elide Pittarello (op. cit., p. 251), dans la Araucana, modè...
24La domination des corps des vaincus est précisément ce que met en scène l’épopée à travers ses batailles au corps à corps, ses descriptions souvent crues et violentes des démembrements, les blessures corporelles infligées à l’ennemi. Restrepo, dans son étude consacrée aux Elegías, aborde cet aspect à partir des travaux de Peter Brooks29, qu’il cite et traduit de la manière suivante : “Con la semiotización del cuerpo viene lo que podríamos llamar la somatización de la historia : el presupuesto que el cuerpo es un signo clave en la narración y un núcleo central en el proceso de significación de la narrativa” (“La sémiotisation du corps entraîne ce qu’on pourrait appeler la somatisation de l’histoire, en partant du présupposé que le corps est un signe clé dans la narration et un élément central dans le processus de signification du récit”, p. 129). Pittarello30 et Restrepo montrent dans leurs travaux respectifs qu’une des stratégies de l’épopée pour discréditer l’ennemi indigène est de le dépeindre comme efféminé ou soumis à ses désirs et ses émotions, dépourvu de caractère rationnel, attribut traditionnellement masculin dans la société patriarcale européenne31. Ainsi, dans les Elegías, lors d’une des expéditions des Espagnols dans les régions voisines de Carthagène, narrée dans le deuxième chant, les indigènes soumis offrent aux conquérants cent jeunes femmes très belles (“Cada cual della de gracioso gesto, / En todos miembros bien proporcionadas”, “Chacune d’elle doté d’un beau visage et d’un corps bien proportionné”, p. 20), identifiées par les Espagnols comme des filles de joie (“Al fin se conoció por ciertas señas / Que debían de ser enamoradas, / pues por allí también hay cantoneras / Y mujeres que son aventureras”, “Il fut enfin de connu de tous qu’il s’agissait très certainement d’entraîneuses, car là aussi il y avait des filles de joie et des femmes légères”, p. 20). Toutefois, les Espagnols sauront résister à la tentation, là où on considère que les indigènes n’auraient jamais renoncé, révélant ainsi leur penchant licencieux, selon les vers du poète : “En efecto, volvieron boquisecas / Y defraudadas de sus pensamientos, / A causa de que los de nuestras gentes / Serían de los suyos diferentes” (“En effet, elles rentrèrent bredouilles, leurs projets contrariés, car nos troupes sont différentes des leurs”, p. 20). Et le poète d’insister sur la contenance, la vertu et la conduite rationnelle et mesurée des Espagnols :
Porque todos los mas de aquella era,
Según manifestaba su presencia,
Eran, demás de ser gente guerrera,
Hombrazos de valor y de prudencia,
Y que sabían do menester era
Vivir con vigilancia y advertencia,
No queriendo por bajas aficiones
Cobrar con indios malas opiniones. (p. 20)
Parce que tous les meilleurs de cette grande époque,
Comme le prouvait leur seule présence,
Étaient, en plus d’être rompus à l’art de la guerre,
De grands hommes valeureux et prudents,
Et qui savaient où il convenait de
Vivre avec précaution et discernement,
Refusant de donner aux Indiens l’occasion
De les mépriser à cause de leurs bas instincts.
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32 Luis Fernando Restrepo, op.cit., p. 138.
25En outre, le poète se plaît à insister sur la nudité des Amérindiens et décrit leurs corps, en soulignant souvent leurs proportions esthétiques et la façon dont les hommes et les femmes cachent leur sexe : “bárbaros desnudos y hombres viles, / Que meten dentro de unos caracoles / Por gran honestidad miembros viriles” (“des barbares nus et des hommes vils, qui cachent par pudeur dans de grandes coquilles leurs membres virils”, p. 52). Ces vers peuvent prêter à confusion, dans la mesure où la symbolique de la coquille (“concha”, en espagnol) de l’escargot peut aussi bien faire référence au sexe féminin et indiquer ainsi soit l’aspect efféminé des hommes indigènes soit leur caractère licencieux. Enfin, le poème ne cesse de rappeler les pratiques cannibales des peuples amérindiens. Il déforme bien entendu la réalité, mais cela lui permet de souligner leurs bas instincts et leur appétit : “En la voracidad tan disolutos / Quellos mismos se matan y se comen” (“Eux-mêmes se tuent et de dévorent avec une voracité dépravée”, p. 73). Ainsi, la supériorité espagnole s’exprime aussi à partir de la rationalité, comme l’explique Restrepo : “El tipo de orden social que legitiman las Elegías está basado en estos mismos presupuestos : la inferioridad y la irracionalidad de lo corporal y lo emotivo. […] Las batallas son precisamente la erradicación o subordinación de lo pasional por el imperio de la ley y la razón”32 (“Le genre d’ordre social que légitiment les Elégies repose sur ces mêmes présupposés : l’infériorité et l’irrationalité du corps et des émotions. […] Les batailles sont justement l’expression de l’éradication ou de la subordination de la passion par l’empire de la loi et de la raison”). Ces corps immoraux et impudiques doivent donc être réduits à néant. Les membres sectionnés des indigènes vaincus constellent le sol après les batailles : “Desta manera son los embarazos / Que ponen a los vivos los caídos, / Con piernas y con pies, manos y brazos, / Que por aquel lugar están tendidos : / Cabezas repartidas en pedazos, / Y sesos derramados y esparcidos” (“Ceux qui sont tombés au combat entravent ainsi les vivants, avec leurs jambes et leurs pieds, leurs bras et leurs mains, qui gisent en ces lieux : des têtes réduites en mille morceaux, des cervelles qui se répandent et d’étalent”, p. 13). Ces têtes privées de corps et ces cerveaux détruits symbolisent la privation et la destruction d’une quelconque raison ou d’une parole chez ces indigènes ici vaincus et déchiquetés.
26Enfin, pour mettre un terme à un ordre qui ne correspondait pas aux logiques de genre européennes, pour ordonner et agencer ces peuples selon des critères et des catégories connus, il convient de remarquer que les corps des vaincus sont dans un second temps soumis symboliquement par l’imposition du code culturel vestimentaire européen, qui autorise et marque la binarité genrée permettant de distinguer des sujets reconnus comme masculins et des sujets reconnus comme féminins par les colonisateurs. Le censeur Melchor Pérez de Arteaga en est l’auteur à Carthagène : “Y ansí la gente dellas por su mando / Cubrió su desnudez según la paga, / Porque varón y hembra se vestía / Por orden del posible que tenía” (“Ainsi ces peuples lui obéirent et couvrirent leur corps en fonction de leurs moyens, car hommes et femmes s’habillaient en fonction de la possibilité qui leur était donné”, p. 9). Ainsi les Espagnols cherchèrent-il à façonner les sociétés soumises à leur image.
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33 Raewyn Connell, “Hégémonie, masculinité, colonialité”, Genre, sexualité & ...
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34 Lise Segas, “Cartagena de Indias en la obra de Juan de Castellanos: de la ...
27Cette obsession pour le genre comme critère discriminant entraîne le développement de discours qui font de la féminisation – d’un sujet, de la société – une marque de désintégration du corps individuel ou social et de ce qui doit être la règle, à savoir le modèle occidental de la masculinité dominante, hétérosexuelle, virile, issue d’une organisation patriarcale guerrière qui pratique la violence et notamment la violence de genre comme le viol, “endémique au cours de la conquête coloniale”33, pour s’imposer. Ainsi, cette féminisation peut toucher aussi bien les sociétés indigènes que les sociétés coloniales, comme on peut le constater dans le roman d’Espinosa avec l’impuissance de Mañozga et celle de Luis Andrea ou dans le poème épique de Castellanos avec la dénonciation de l’efféminement des mœurs quand la société délaisse la guerre, ce qui entraîne le danger d’être à son tour dominée, comme par les pirates, lors de leurs différents assauts de Carthagène, imputés à l’abandon de l’exercice des armes34.
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35 Selon Pierre Vinclair, le dispositif du poème héroïque se rapprocherait du...
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36 En plus d'Espinosa, le romancier et essayiste colombien William Ospina a é...
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37 Pierre Vinclair, op.cit., p. 336-337.
28Le poème de Castellanos est une œuvre hésitante. Elle ne peut correspondre aux caractéristiques que Vinclair définit dans sa thèse afin de distinguer poème épique (structurer la communauté) et poème héroïque (effort d’édification). Un si long poème réalise plusieurs “efforts”, au sens où l’entend Vinclair : épique et politique, héroïque et édifiant35. Toutefois pas complètement édifiant et parfois critique vis-à-vis de la conquête (Castellanos reproche à plusieurs conquérants les abus commis à l’encontre des indigènes et des femmes indigènes), ce poème et ses failles ont pu ainsi fertiliser l’imaginaire romanesque de plusieurs écrivains au XXe siècle36. La relation entre épopée et roman établie par Vinclair (“en mettant la reconnaissance au cœur de son récit politique, l’épopée structure la communauté ; par le fait de mettre le malentendu au cœur de son récit éthique, le roman émancipe son lecteur”37) est-elle donc aussi nette si l’on considère le roman d’Espinosa par rapport aux Elegías ? Autrement dit, dans quelle mesure le roman d’Espinosa prend-il le contrepied de l’épopée et parvient-il à dépasser les logiques à l’œuvre dans le poème de Castellanos ?
III. Poème épique et roman historique nez à nez : la face du monde en est-elle changée ?
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38 Isabelle Touton, L'image du siècle d'or dans le roman historique espagnol ...
29Los cortejos del diablo est-il également un roman hésitant ? Hésitant entre un modèle de roman historique traditionnel, romantique, et ce fameux nouveau roman historique latino-américain défini par Fernando Aínsa dans son article précédemment cité ? Pour répondre à ces questions et évaluer pour finir la mesure dans laquelle ce roman est tributaire de l’épopée coloniale, qui est en partie lue comme un discours historiographique, surtout en Amérique latine où bon nombre d’épopées sont en outre considérées comme textes fondateurs de nations, il convient tout d’abord de reprendre quelques éléments théoriques au sujet du nouveau roman historique, également analysé par Linda Hutcheon ou Kurt Spang, comme l’étudient Silva Rodríguez dans sa thèse consacrée aux romans historiques de Germán Espinosa ou Isabelle Touton dans sa thèse sur le roman historique espagnol de la fin du XXe siècle38.
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39 Silva Rodríguez, op.cit., 2008, p. 278.
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40 Isabelle Touton, op.cit., p. 166.
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41 Ibid., p. 166.
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42 Ibid., p. 166. Touton s'appuie ici sur une citation de Patricia Martínez G...
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43 Aínsa, op. cit.
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44 Kurt Spang, “Apuntes para una definición de la novela histórica”, in K. Sp...
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45 Isabelle Touton, op.cit., p. 167.
30Silva Rodríguez liste les caractéristiques déterminées par Seymour Menton au sujet du roman historique postmoderne : “la desacralización de la historia, el protagonismo de una figura histórica, el uso de anacronismos, cierta tendencia a la totalización, la inclusión de planteamientos filosóficos y la visión desde perspectivas tradicionalmente ignoradas” (“la désacralisation de l’histoire, la présence comme protagoniste d’une figure historique, l’usage d’anachronismes, une certaine tendance à la totalisation, l’inclusion d’approches philosophiques et la vision développée depuis des perspectives traditionnellement ignorées”)39, éléments plus ou moins présents dans Los cortejos del diablo. Par ailleurs, Touton rappelle que ces romans “usent et abusent, pour ce faire, du canon et des conventions, et recourent de manière systématique à la parodie et à l’ironie”40, ce qui semble tout à fait correspondre également à ce que nous avons vu de Los cortejos del diablo pour l’instant. Elle aboutit à la synthèse suivante, s’appuyant sur les travaux de Hutcheon : “il y a donc, à l’ère postmoderne, problématisation systématique d’une Histoire mise en doute et revisitée, il y a donc encore remise en question du statut même de la littérature désormais ‘déconstruite’, et la narration historique intègrera, dans un mouvement réflexif métahistorique et métafictionnel, ces nouvelles donnes”41. Cette remise en question suppose une démythification du genre historiographique et des conventions et axes narratifs et discursifs qui le sous-tendent42. Le nouveau roman historique, postmoderne, est donc une métafiction historiographique. Or, la dimension métafictionnelle est absente du roman d’Espinosa et la distanciation concernant les conventions narratives et les axes discursifs pose problème. Aínsa précise aussi que le nouveau roman historique questionne et déconstruit les versions officielles de l’histoire à partir de la polyphonie, les focalisations internes, l’ironie et la parodie, l’achronie et les anachronismes linguistiques, entre autres43, caractéristiques que l’on retrouve par contre abondamment dans Los cortejos del diablo, et qui justifient l’inclusion du roman dans la sélection faite par le spécialiste pour illustrer son propos. Enfin, Touton évoque les travaux de Kurt Spang44 qui oppose le roman “désillusionniste” (qui “se constituerait, sur le plan romanesque, comme l’équivalent du théâtre de la distanciation selon Bertold Brecht — un art dont la finalité n’est pas l’illusion mais l’éveil de la conscience”45) au roman “illusionniste”, au sujet duquel Touton écrit ce qui suit :
46 Ibidem., p. 167.
[il] désigne un art soucieux de créer chez le lecteur l’illusion, condition de sa participation à l’intrigue, il s’agit d’un roman dans lequel est occulté le hiatus qui existe entre fiction et Histoire. L’Histoire y est présentée comme un tout uniforme, fermé sur lui-même, formé de segments enchaînés entre eux par une logique inéluctable, et dans lequel le narrateur s’implique, tentant de convaincre le lecteur de la véracité du récit et, dans le cas du roman historique romantique, de susciter son adhésion à un discours qui légitime, à travers la célébration de faits du passé entendus comme fondateurs, une certaine identité nationale.46
31Ces différentes thèses n’interrogent toutefois que très peu l’héritage épique ou héroïque du roman historique romantique et, peut-être aussi, du nouveau roman historique. Pourtant, selon la dernière citation d’Isabelle Touton, le roman historique romantique semble partager avec l’épopée un effort de légitimation, “à travers la célébration de faits du passé entendus comme fondateurs, [d’] une certaine identité nationale”. Je me propose de mener à bien l’exploration de la teneur de cet héritage, en utilisant notamment les travaux de Pierre Vinclair mais aussi des outils d’analyse issus des études décoloniales pour mesurer le degré d’autonomisation du roman colombien vis-à-vis de sa source en termes idéologiques et de dispositif, notamment en ce qui concerne l’anecdote du nez, symptomatique du fonctionnement du roman.
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47 On retrouve un épisode similaire dans le poème épique Armas antárticas de ...
32L’histoire de Rosaura et Heredia ne prend pas la tournure que l’on pourrait imaginer, à la lecture de ce que je viens de dire. En effet, la conclusion est d’autant plus surprenant qu’elle est traditionnellement machiste : “El obelisco del Fundador la penetró con fuerza y eficacia de taladro y la mujer acabó enroscándose desesperadamente a las piernas y al tronco del hombre al que, sin saberlo, amaba” (“L’obélisque du Fondateur la pénétra avec la force et l’efficacité d’une perceuse et la femme finit par s’enrouler désespérément autour des jambes et du troncs de l’homme qu’elle aimait déjà sans le savoir”, p. 111-112). Le mythe de la femme qui tombe amoureuse de son violeur47, sans compter la réactivation du mythe de la femme-serpent associée à Ève, au péché et à la faiblesse féminins, absolument caractéristique d’un système patriarcal dominé par des émotions et des représentations masculines et machistes, qui n’ont guère évolué depuis la Conquête, dénote particulièrement dans la mesure où la lectrice ou le lecteur du vingtième siècle attend une dénonciation absolue et pas relative de la violence exercée par le monstrueux Heredia. Le narrateur réitère lorsqu’il conclut cet épisode des premières années de Carthagène des Indes :
Cuando los guerreros nativos hubieron regresado a su isla, la bruja condujo a Heredia a la alcoba donde meses antes tuvo lugar la epopeya bárbara, lo obligó a sorber un bebedizo amoroso, se desnudó lentamente ante sus ojos y lo hizo sucumbir entre sus carnes morenas y en un éxtasis de plena delicia. (p. 113)
Dès lors que les guerriers locaux eurent regagné leur île, la sorcière conduisit Heredia vers la chambre où, plusieurs mois auparavant, avait eu lieu l’épopée barbare, et l’obligea à absorber un philtre d’amour, avant d’ôter lentement ses vêtements sous ses yeux et le fit succomber à sa chair brune dans une extase absolument délicieuse.
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48 Cet épisode fait écho à d'autres épisodes d'“africanisation des sorcières”...
33Le stéréotype de la femme noire sensuelle et au désir irréfrénable vient accompagner cette conclusion aux teintes “épiques” puisqu’elle se place explicitement dans la continuité de l’épopée, “la epopeya bárbara” qui, loin d’avoir traumatisée sa victime, semble ici l’avoir fait succomber aux “charmes” du fondateur viril qui a fini littéralement par la conquérir48.
34Cette anecdote désactive et désavoue une quelconque victoire de Rosaura sur le système colonial, malgré son triomphe final sur Mañozga, pendant lequel elle prononce un discours clé (p. 220) qui explicite “la intencionalidad didáctica de la novela y su posición ideológica frente a la historia”49 (‘l’intentionnalité didactique du roman et son positionnement idéologique vis-à-vis de l’histoire’) : cette diatribe (p. 233-237) dénonce les violences, injustices, abus de la colonisation et de l’Église, horreurs qui se perpétuent après l’indépendance et qui corrompent encore la société des siècles après ce cataclysme historique. Elle revendique également, dans un premier temps, une nature américaine et un monde préhispanique idylliques, détruits, reprenant une tendance de la littérature hispano-américaine “que cuando aborda la historia continental se remonta a una visión mítica, paradójicamente conectada con una perspectiva importada por los primeros conquistadores, según la cual el llamado Nuevo Mundo correspondía al paraíso, al país de Utopía, un paraíso que precisamente destruyó la llegada del europeo”50 (“qui, quand elle aborde l’histoire continentale, remonte à une vision mythique, paradoxalement connectée à une perspective introduite par les premiers conquérants, selon lesquels le soi-disant Nouveau Monde était en fait le paradis, le pays d’Utopie, un paradis que l’arrivée des Européens a justement détruit”). De plus, le schéma binaire religion/sorcellerie configure le monde romanesque de Los cortejos del diablo qui réactive les binarismes discriminants de la pensée coloniale. Même si une inversion finale a lieu grâce à la revanche de Rosaura et à l’échec de Mañozga qui ne parvient pas à la capturer puisqu’elle meurt sous ses yeux après son monologue fait en place publique, il ne se passe rien concrètement pour les Noirs, les métis et autres adeptes du culte satanique qui ne sont pas libérés, et le roman ne désactive pas complétement la charge négative ou les stéréotypes de l’imaginaire traditionnel sur ce qu’on a pu appeler la sorcellerie (le souffre, la danse, les orgies, les filtres d’amour, la lévitation, etc.). La sorcellerie, ici perçue par Mañozga, l’inquisiteur, ne s’entend que par rapport au pouvoir ecclésiastique catholique, qui a précisément élaboré cette catégorie pour pouvoir contrôler les femmes, les déposséder de leurs savoirs, de leurs terres et de la force de travail qu’elles peuvent produire et reproduire51. La sorcellerie n’est donc que partiellement émancipatrice dans le roman, aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif, étant donné qu’elle permet à une Rosaura amoureuse de fidéliser son amant, en fonction d’un autre schéma traditionnel du couple monogame, acceptant de “aplacar la ira santa del sátrapa” (“calmer la sainte colère du satrape”, p. 113). Les colonisés n’échappent pas à la vision du colonisateur qui les considérait démoniaques, sensuels, qui invente un Autre contraire à lui52.
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53 M. Arango, Mario Alonso, “Los cortejos del diablo : una indagación del pas...
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54 Silvia Federici, op.cit., p. 317.
35Il n’y a pas renversement de l’ordre colonial, dont le grand récit fondateur biblique colonise le discours de libération des sorciers Noirs et métis, littéralement incorporés au système du conquérant. Luis Andrea, le grand sorcier, le “supermulato” (“supermulâtre”, p. 200-201) n’est autre que le messie, qui a été martyrisé et qui annonce l’avènement d’un monde nouveau, même si le traitement parodique de ce culte lui enlève toute capacité révolutionnaire : “había nacido el Cristo de las Indias, que moriría en la hoguera treinta y tres años más tarde sin redimir a nadie con su sacrificio” (“le Christ des Indes était né, il mourrait sur le bûcher trente-trois ans plus tard sans obtenir la rédemption de personne avec son sacrifice”, p. 201). La parodie se porte aussi bien sur l’Inquisition que sur son contraire, moquant ainsi la vision que l’institution avait de la sorcellerie, mais la reproduisant également. Le roman opère donc une désacralisation53, comme le souligne Arango, mais dont les effets se portent sur les deux religions qui s’opposent, sans parvenir à une véritable déconstruction du discours religieux colonial, renvoyant dos à dos sorcellerie et religion. Cette désacralisation avait aussi été opérée dans le cas d’Heredia, dont l’anecdote du nez a déformé le mythe fondateur sans toutefois le désintégrer à cause de la bienveillance de la victime. La sorcellerie, de fait, ne dépasse jamais le stade du rite religieux qui s’oppose à l’Eglise. Le roman ne pose aucunement la sorcellerie ou la chasse aux sorcières comme un phénomène politique et social, destiné à réprimer les populations africaines et amérindiennes et les femmes. C’est ce que conclut Federici : “Tal y como Arthur Miller observara en su interpretación de los juicios de Salem, en cuanto despojamos a la persecución de las brujas de su parafernalia metafísica, comenzamos a reconocer en ella fenómenos que están muy próximos a nosotros.” (“Comme Arthur Miller l’avait observé dans son interprétation des procès de Salem, dès que nous ôtons à la chasse aux sorcières son arsenal métaphysique, nous commençons à y reconnaître des phénomènes qui nous sont très proches”)54
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55 Ibid., p. 279-280.
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56 Ibid., p. 279.
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57 Espinosa, Germán, La liebre en la luna. Ensayos. Bogotá, Tercer Mundo, 199...
36Les ambiguïtés aussi bien idéologiques que narratives du roman sont dues à une hésitation quant au positionnement à adopter vis-à-vis de l’histoire, encore marqué par une forme de respect pour l’historiographie traditionnelle. Cette thèse est défendue par Silva Rodrígez qui place ce roman dans l’héritage du roman historique romantique plus que dans la dynamique du roman historique postmoderne55 malgré la présence d’une mémoire afro-colombienne populaire et orale incarnée par Rosaura ou l’existence d’une résistance spirituelle à la religion chrétienne. Il insiste sur le fait que Germán Espinosa grossit, déforme, des éléments historiques, sans les déconstruire56, ou questionner leur construction. De fait la dimension métafictionnelle est totalement absente du roman. Dans Los cortejos del diablo, l’appréhension binaire constante du genre, symptôme de sa colonialité, et son application comme lecture du monde où se répartissent des vainqueurs et des vaincus renvoient à une vision encore soumise à l’héritage colonial, bien qu’elle tente d’entrer en résistance sur certains aspects comme la prise en compte de la diversité de la société coloniale. Cependant, cette diversité est entendue sous le prisme du métissage, né du choc entre cultures, comme le rappelle Espinosa lui-même dans son essai “La ciudad reinventada” : “quise relevar el choque de tres culturas : europea, africana y americana, el mismo que veía hervir en las calles de la ciudad de mi niñez, simbolizando en las leyendas y fantasmagorías cristianas la mente febril del colonizador, y en la brujería el ímpetu dionisiaco del nativo americano y del esclavo negro” (“j’ai voulu mettre en relief le choc des trois cultures : la culture européenne, la culture africaine et la culture américaine, celui-là même que je voyais bouillonner dans les rues de la ville de mon enfance, traduisant à travers les légendes et les fantasmagories chrétiennes, l’esprit fébrile des colonisateurs, et dans la sorcellerie la force dionysiaque des amérindiens et des esclaves noirs”)57. Ce choc donne ici lieu au métissage dont est issu Luis Andrea, le nouveau messie, introduit comme mythe fondateur et illustré par la relation entre Heredia, le fondateur, et Rosaura :
58 Silva Rodríguez, op.cit., p. 279.
De ahí que con todo y sus rasgos de modernidad literaria y próximos al postmodernismo estético la obra se comporte en cierta medida como las novelas históricas del siglo XIX : ella quiere fijar un momento de inicio, de fundación de la historia. Así como la novela histórica romántica pretendía servir de medio para establecer vínculos nacionales a partir de una visión del pasado, Los cortejos del diablo tienen interés en mostrar el mestizaje como instancia fundadora, constitutiva, del pueblo latinoamericano. Y en la consecución de ese propósito la novela transforma un momento de la historia en mito58.
Malgré ses caractéristiques littéraires modernes et proches, esthétiquement parlant, du postmodernisme, l’œuvre se comporte donc d’une certaine manière comme les romans historiques du XIXe siècle : elle cherche à fixer un commencement, une fondation de l’histoire. À l’instar du roman historique romantique qui était pensé pour offrir la possibilité de faire naître une cohésion nationale à partir d’une vision du passé, Los cortejos del diablo entend montrer que le métissage est l’instance fondatrice, constitutive, du peuple latino-américain. Et par conséquent, le roman transforme un moment historique en mythe.
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59 Jeffrey L. Gould, To Die in this Way: Nicaraguan Indians and the Myth of M...
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60 Espinosa de Rivero, Oscar, “Desafíos a la ciudadanía multicultural en el P...
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61 Lise Segas, “Mujeres indígenas históricas en la épica hispanoamericana”, H...
37Le colonialisme s’est précisément construit sur ces systèmes exclusifs et sur leur “union forcée” pour imposer l’élément dominant qui était l’élément européen : c’est le mythe du métissage qui est ici repris, un discours fondé au XIXe siècle, au moment de la construction des États-nations59, et préparé dès la Colonie, par l’Église notamment, pour parvenir à imposer la religion chrétienne. Les mécanismes de ce mythe sont étudiés par Espinosa de Rivero60 et pourraient se résumer de la façon suivante : “El mestizaje plantea la diferencia al introducir la idea de dos o varios elementos diferentes para mejor negarla luego en función de un modelo y de valores dominantes que terminan por imponerse” (“Le métissage pose la différence en introduisant l’idée de deux ou plusieurs éléments différents pour mieux la nier ensuite en fonction d’un modèle et de valeurs dominants qui finissent par s’imposer”)61. C’est bien une cosmovision occidentale qui s’impose par ses catégorisations mais aussi par sa sémantique dans ce monde romanesque.
Conclusion
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62 Pierre Frantz, (éd.), L’Épique : fins et confins, Besançon, Presses Univer...
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63 Luis Fernando Restrepo, op.cit., p. 214.
38Même si Los cortejos del diablo pose plusieurs jalons essentiellement esthétiques du roman postmoderne, il s’inscrit plutôt dans la modernité que dans la postmodernité au niveau idéologique. Ses liens avec le roman historique moderne et, par-delà, avec l’épopée sont précisément visibles dans l’anecdote du nez et son développement. Elle montre en effet combien il est difficile de s’affranchir d’une vision épique du passé, malgré les moqueries, parodies ou caricatures qui restent en réalité autant d’hommages déguisés ou, du moins, de traces de filiation plus ou moins ingrates. Pierre Frantz parle dans son introduction de L’Épique : fins et confins de “toute la nostalgie de la poésie épique qui, de la Renaissance au Romantisme, traverse nos littératures”, tout en précisant qu’il s’agit plus en fait d’une “quête d’un état d’esprit, d’une émotion épiques”62. Ce désir d’épopée semble, dans le cas du roman, particulièrement refoulé, à un moment où célébrer des héros masculins d’origine espagnole, blancs et chrétiens, s’avère encore plus problématique qu’auparavant dans la littérature et la culture latino-américaines postérieures au discours de la Révolution cubaine. Mettre en avant le mythe du métissage comme mythe fondateur de la société colombienne n’est toutefois pas si étranger au projet de l’épopée coloniale à thématique historique. Bien que le roman colombien ne recherche pas un souffle épique, on ne peut nier qu’il reprend à son compte cette dimension politique de l’épopée qui est la fondation d’une communauté, objectif premier des Elegías de varones ilustres de Indias, qui bâtit les fondations de la société seigneuriale de la Nouvelle-Grenade en forgeant l’origine épico-mythique des lignées de fondateurs et conquistadors63. Fondation toujours portée par des hommes (Heredia, Luis Andrea) et transmise par des femmes (la India Catalina, Rosaura), à leur service. Si les critères de race et de religion sont remis en question par l’importance que le roman d’Espinosa accorde à Luis Andrea, à Rosaura et à bien d’autres, le critère de genre n’est absolument pas pris en compte dans les logiques de dominations dénoncées ou du moins moquées. Ainsi Los cortejos del diablo est-il l’héritier d’une littérature épique produite principalement par des sujets masculins soucieux d’ériger des masculinités — dominantes ou dominées — en agences d’actions et de combats, auxquels prennent également part des sujets féminins, soumis à cette logique et ces valeurs patriarcales.
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64 Silva Rodríguez, op.cit., p. 280.
39Ainsi, malgré le contexte postcolonial, il n’y a aucun questionnement de l’histoire officielle ou consacrée, seulement une intégration de nouveaux éléments et un grossissement de certains de ses aspects les plus choquants. À ce titre, je ne partage pas l’opinion de Silva Rodriguez qui considère que les intrigues où entre en scène Rosaura sont secondaires car déconnectées de l’intrigue principale qui tourne autour de Mañozga64. Bien au contraire, l’épisode du nez d’Heredia et des pouvoirs coloniaux virils qu’il exerce sur la ville et sur Rosaura illustre parfaitement les hésitations du roman, sa dette envers l’épopée coloniale et sa configuration de la réalité, ses positionnements respectueux, malgré toutes les railleries, envers les sources de l’histoire des origines de Carthagène des Indes : tous ces éléments s’y perçoivent comme le nez au milieu de la figure.
Notes
1 On pense en particulier à son traitement satirique dans le sonnet de Francisco de Quevedo, “A un hombre de gran nariz” (“Érase un hombre a una nariz pegado”, Poesía satírico burlesca de Quedevo; estudio y anotación filológica de los sonetos, Ignacio Arellano Ayuso (éd.), Madrid – Frankfurt am Main, Iberoamericana –Vervuert, 2003, pp. 374-377).
2 Nicolas Gogol, Nouvelles de Pétersbourg [1843], Paris, Flammarion, par exemple 1998.
3 Le nez détaché et anthropomorphisé de Kovaliov symbolise son désir frustré : d'une part l'ambitieux Kovaliov assiste à distance au succès social de son appendice autonome, devenu Conseiller d'État, d'autre part il doit renoncer au mariage parce qu'il est défiguré par l'absence de son nez. Déborah Lévy-Bertherat, “Le vertige du détail dans les récits pétersbourgeois de Gogol”, Revue de littérature comparée, 2009/3 (n° 331), p. 309-327. En ligne : http://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2009-3-page-309.htm (consulté le 10.06.17)
4 Juan de Castellanos, Obras de Juan de Castellanos, León Caracciolo Parra (éd.), Alicante, Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes [En ligne], 2007 [Édition originale : Caracas, Parra León Hermanos - Editorial Sur América, 1932] En ligne : http://www.cervantesvirtual.com/servlet/SirveObras/46861629101364831976613/index.htm et http://www.cervantesvirtual.com/servlet/SirveObras/12937289779181520754846/index.htm, (consulté le 23.6.18) 3e partie, “Historia de Cartagena”, chant 1. Toutes les citations seront extraites de cette édition numérisée et de cette partie de l'œuvre.
5 La région de Terre ferme (Tierra firme, en espagnol) désignait les côtes sud-américaines et centraméricaines aperçues par Christophe Colomb lors de son troisième puis de son quatrième voyages. Terre ferme couvre les côtes caraïbes vénézuéliennes et colombiennes ainsi que la région de l'isthme de Panamá.
6 Germán Espinosa, Los cortejos del diablo. Balada de tiempos de brujas, Bogotá, Ed. Pluma, 1977. Toutes les citations sont tirées de cette édition.
7 Traduction parue aux éditions La Différence, 1996.
8 Ce nez absent ou reconstitué apparaît ainsi comme un attribut essentiel et particulièrement saillant dans le portrait de ces personnages, renvoyant en creux à des figures légendaires ou célèbres, tels Ovide, surnommé Naso, ou encore Cléopâtre, dont l'attribut physique exceptionnel annoncerait un caractère ou un destin extraordinaire.
9 Castellanos écrit : “A mí se me hacía cosa dura / creello ; pero con estas sospechas / hablándole, miraba la juntura, / y al fin me parecían contrahechas” (“J'avais des difficultés à le croire ; je nourrissais encore des soupçons mais tout en lui parlant je regardais les jointures et en venais à la conclusion que son nez était refait”, Elegías de varones ilustres de Indias, 2007 [1932], 3e partie, “Historia de Cartagena”, chant 1, p. 5). Espinosa au sujet de l'opération subie par Heredia et de son succès : “un éxito que ya habría de comprobar el desnarigado cuando su íntimo amigo Juan de Castellanos, un soldado sevillano cuya irritante manía consistía en hablar a rajatabla en endecasílabos, le expresara muchos años más tarde sus dudas sobre la veracidad de la historia.” (“un succès que l'homme au nez coupé pourrait vérifier quand son grand ami Juan de Castellanos, un soldat sévillan qui avait la manie insupportable de parler scrupuleusement en hendécasyllabes, lui raconterait plusieurs années plus tard ses doutes au sujet de la véracité de son histoire”, Los cortejos del diablo, 1977, p. 103). Les traductions de toutes les citations sont les miennes.
10 J'emprunte à Pierre Vinclair cette notion, qu'il développe dans sa thèse De l'épopée et du roman : énergétique comparée (Thèse de doctorat, Littératures, Université du Maine, 2014) : “Par ‘effort’, nous n’entendons donc ni la tentative, ni le projet de l’écrivain, mais l’acte, l’energeia de l’ergon, c’est-à-dire la ‘propriété extrinsèque’ de l’œuvre, permise par l’organisation de ses propriétés ‘intrinsèques’” (p. 31).
11 De fait, les Elegías de varones ilustres de Indias ne sont pas à proprement parler un poème héroïque qui, selon Vinclair, est “un dispositif écrit, s’adressant à une conscience individuelle et vierge de connaissances, qu’il s’agit d’éduquer moralement” (p. 311), mais bien un poème épique dont l'effort tend vers un “proyecto histórico fundacional” (“un projet historique fondateur”, Luis Fernando Restrepo, Un nuevo reino imaginado: Las Elegías de Varones Ilustres de Indias de Juan de Castellanos, Bogotá, Instituto Colombiano de Cultura Hispánica, 1999, p. 29).
12 Georges Lukács, La théorie du roman, [1916], Paris, Gallimard, 1995.
13 Fernando Aínsa, “Le nouveau roman historique”, Cahiers du C.R.I.A.R. (Le roman hispanoaméricain des années 80, actes du colloque de Rouen, 26-28 avril 1990. Textes rassemblés par Claude Cymerman), 11, 1991, p. 13-22 ; p. 16.
14 Elide Pittarello, “Arauco domado de Pedro de Oña o la vía erótica de la conquista”, Dispositio, 36-38, 1989, p. 247-270.
15 Remedios Mataix, “Androcentrismo, Eurocentrismo, retórica colonial : Amazonas en América”, Alicante, Universidad, América sin nombre, Núm. 15, 2010, p. 118-136.
16 Luis Fernando Restrepo, op.cit., p. 134.
17 Rappelons qu'Heredia a fait l'objet de plusieurs plaintes et dénonciations auprès des autorités coloniales, accusé de différents abus auprès des populations indigènes, de corruption et autres méfaits. La India Catalina, son interprète, qui fut également sa compagne, témoignera même contre lui lors d'une procédure. Il sera poursuivi par la justice tout au long de sa vie et a laissé un souvenir amer dans bien des mémoires. Il décèdera lors d'un naufrage au large des côtes espagnoles qu'il regagnait afin de tenter de se faire innocenter une énième fois.
18 Pittarello, art.cit., p. 258.
19 Pierre Vinclair, op.cit., p. 292.
20 Ibid., p. 256.
21 Luis Fernando Restrepo, op.cit.
22 C'est tout ce qu'incarne Énée, en renonçant à Didon, à son amour, pour se consacrer au projet de fondation qu'il poursuit.
23 Je reprends ici la terminologie employée par Florence Goyet qui démontre que les personnages de l'épopée incarnent des postures. Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière : Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2006.
24 María Lugones, “Subjetividad esclava, colonialidad de género, marginalidad y opresiones múltiples”, in Pensando los feminismos en Bolivia, Conexión Fondo de Emancipación, La Paz, 2012, p. 129-140. Je reprends la notion de “colonialité du genre” qui est très intéressante en soi, tout en ne reprenant pas à mon compte l'ensemble de la pensée que la philosophe décoloniale développe dans cet article qui part du principe que les Indiens et les Noirs ne peuvent pas être “genrés” car pas considérés comme humains. Elle réfute donc l'existence du genre dans l'absolu – et je la rejoins – mais également le genre comme catégorie d'analyse car d'origine occidentale alors qu'elle ne réfute pas la race comme catégorie d'analyse, aussi d'origine occidentale.
25 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1993.
26 Silva Rodríguez, Manuel Enrique, Las novelas históricas de Germán Espinosa [thèse de doctorat en Littérature et Littérature comparée], Universidad Autónomo de Barcelona, 2008, p. 217-218.
27 J'emploie ici le terme “marron” dans le sens d'esclave fuyard, cimarrón, en espagnol. Luis Andrea, personnage historique ayant été condamné par l'Inquisition et envoyé aux galères, était le fils d'une zamba, c'est-à-dire une femme née de l'union d'un Amérindien et d'une Noire, et d'un Européen.
28 Borja Gómez, Jaime H., Rostros y rastros del demonio en la Nueva Granada, Bogotá, Ariel, 1998.
29 Brooks, Peter, Body Work : Objects of Desire in Modern Narrative, Cambridge, Harvard UP, 1993.
30 Elide Pittarello, op.cit.
31 Ainsi, d'après Elide Pittarello (op. cit., p. 251), dans la Araucana, modèle des Elegías, Lautaro s'unit à son épouse Guacolda avant la bataille acte qui lui retirerait toute dimension héroïque exemplaire. Toutefois, je rejoins l'analyse de Mercedes Blanco (intervention lors du colloque “Pourquoi l'épopée ?”, qui s'est tenu à Bordeaux les 7 et 8 avril 2016 à Bordeaux, actuellement sous presse), qui démontre sans appel que doter certains nobles indigènes de sentiments amoureux et élevés lors d'épisodes fabuleux signifiait les grandir et les rendre dignes de leurs ennemis espagnols. Il convient donc de ne pas confondre ces épisodes romanesques avec d'autres épisodes qui ne répondent pas aux mêmes caractéristiques fictionnelles et se veulent plus véridiques.
32 Luis Fernando Restrepo, op.cit., p. 138.
33 Raewyn Connell, “Hégémonie, masculinité, colonialité”, Genre, sexualité & société, 13, Printemps 2015. En ligne : http://gss.revues.org/3429 (consulté le 15.06.2017)
34 Lise Segas, “Cartagena de Indias en la obra de Juan de Castellanos: de la fundación a la destrucción de la ciudad”, Revista Aguaita, Cartagena de Indias, Observatorio del Caribe Colombiano, n° 24, 2012, p. 28-47.
35 Selon Pierre Vinclair, le dispositif du poème héroïque se rapprocherait du dispositif romanesque : “Écrit, destiné à la consommation solitaire autant que collective, traversé par des enjeux moraux, le dispositif que le poème héroïque met en place ressemble en effet beaucoup plus au dispositif romanesque – à ceci près qu’il semble croire à la valeur édifiante de la représentation des comportements conventionnellement admis comme vertueux, alors que le roman pousse au développement de la conscience critique par l’usage de l’ironie” (Vinclair, op.cit., p. 310).
36 En plus d'Espinosa, le romancier et essayiste colombien William Ospina a écrit plusieurs romans inspirés des Elegías où Castellanos devient lui-même un personnage romanesque : Ursúa (2005), El país de la canela (2008), La serpiente sin ojos (2012).
37 Pierre Vinclair, op.cit., p. 336-337.
38 Isabelle Touton, L'image du siècle d'or dans le roman historique espagnol du dernier quart du XXe siècle, thèse de doctorat, Université Toulouse II-Le Mirail, 2004.
39 Silva Rodríguez, op.cit., 2008, p. 278.
40 Isabelle Touton, op.cit., p. 166.
41 Ibid., p. 166.
42 Ibid., p. 166. Touton s'appuie ici sur une citation de Patricia Martínez García issue de “La posmodernidad y la ‘crisis’ de la Historia : dos versiones contemporáneas de la ficción histórica”, 1616, n°X, 1996. XI Simposio de la Sociedad Española de Literatura General y Comparada (Sección Ficción histórica), p. 115-126.
43 Aínsa, op. cit.
44 Kurt Spang, “Apuntes para una definición de la novela histórica”, in K. Spang ; I. Arellano et C. Mata (éd.), La novela histórica. Teoría y comentarios, Pampelune, EUNSA, 1995 (Anejos de Rilce n° 15 ; Serie Apuntes de Investigación sobre Géneros Literarios, 2), p. 65-113.
45 Isabelle Touton, op.cit., p. 167.
46 Ibidem., p. 167.
47 On retrouve un épisode similaire dans le poème épique Armas antárticas de Juan de Miramontes (achevé vers 1609, Armas Antárticas, éd. Paul Firbas, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú, Coll. Clásicos Peruanos, 2006), qui relate les attaques des corsaires anglais contre la vice-royauté du Pérou et le pacte qu'ils parviennent à établir avec les Noirs marrons établis dans l'isthme de Panama. Ainsi, une jeune Noire, Marta, est enlevé par Briano, un corsaire anglais, dont elle semble s'éprendre, alors qu'elle était fiancée au Noir marron Biafara. Marta est dépeinte comme une femme sensuelle, qui semble prendre du plaisir durant sa séquestration. En revanche, un épisode parallèle, qui relate l'enlèvement de la jeune Blanche créole Estefanía par le corsaire Oxenham, qui abusera d'elle, prend une autre tournure: Estefanía parvient à s'enfuir et cherchera à venger son honneur en aidant les Espagnols à capturer le corsaire, qui finira pendu à Lima. Ces épisodes se font directement échos et offrent un traitement différentiels de l'enlèvement et du viol d'une femme: la femme noire se soumet avec plaisir tandis que la femme blanche résiste et cherche à venger son honneur déchu. Rappelons que Rosaura est une femme racisée.
48 Cet épisode fait écho à d'autres épisodes d'“africanisation des sorcières” (Silvia Federici, Calibán y la bruja. Mujeres, cuerpo y acumulación originaria, Madrid, Traficantes de sueño, 2010, p. 316) comme les visites de Fernández de Amaya aux cellules où sont enfermées les sorcières, toutes noires, bien évidemment, mais également sensuelles : “Se entraba en los calabozas y saltaba, con un grito salvaje sobre las zambas y mulatas acurrucadas en pequeños grupos, que se resistían como diablas a abrir las piernas. Luego se paseaba, con la polla erecta, por todas las celdas viendo qué bruja […] se la miraba con cierta codicia de mujer falta de macho, para entonces pasársela suavemente por el rostro y negársela con una carcajada.” (“Il entrait dans les cachots et, avec un cri sauvage, sautait sur des petits groupes de métisses et de mulâtresses blotties les unes contre les autres, qui, telles des diablesses, refusaient d'écarter les jambes. Ensuite, il se promenait avec la bite en érection dans toutes les cellules, pour voir quelle sorcière la regardait avec la concupiscence d'une femme en manque de mâle, et effleurer doucement son visage avant de la retirer en éclatant de rire”, p. 153-154).
49 Silva Rodríguez, op.cit., p. 270.
50 Ibid., p. 271.
51 Ibid.
52 Ibid., p. 290-291.
53 M. Arango, Mario Alonso, “Los cortejos del diablo : una indagación del pasado colonial”, El Hombre y la Máquina, Universidad Autónoma de Occidente, Cali, n. 27, julio-diciembre, 2006, p. 108-121.
54 Silvia Federici, op.cit., p. 317.
55 Ibid., p. 279-280.
56 Ibid., p. 279.
57 Espinosa, Germán, La liebre en la luna. Ensayos. Bogotá, Tercer Mundo, 1990, p. 91.
58 Silva Rodríguez, op.cit., p. 279.
59 Jeffrey L. Gould, To Die in this Way: Nicaraguan Indians and the Myth of Mestizaje, 1880-1965, Duke University Press, Durham, 1998.
60 Espinosa de Rivero, Oscar, “Desafíos a la ciudadanía multicultural en el Perú : el ‘mito del mestizaje’ y la ‘cuestión indígena’ “, in Ciudadanías inconclusas. El ejercicio de los derechos en sociedades asimétricas, Nila Vigil, Roberto Zariquiey (éds.), Lima, Departamento de Humanidades PUCP/Cooperación Técnica Alemana, 2003, p. 77-90. Voici la définition qu'il en donne (p. 78-79) : “el mestizaje constituye un ‘mito’ en la medida en que no logra superar la lógica dicotómica de inclusión-exclusión que aparentemente trata de eliminar. Desde esta perspectiva, el mestizaje aparece como la otra cara de la moneda del racismo, o su reflejo invertido en el espejo. Al igual que el racismo, que se supone combate, el mestizaje constituye una ideología que pretende justificar un sistema de relaciones jerárquicas entre grupos sociales. La diferencia con el racismo radica, en todo caso, en que éste hace explícito el sistema de dominación a través de la exclusión, mientras que el mestizaje oculta la dominación al pretender ignorar y silenciar las diferencias” (“le métissage constitue un ‘mythe’ dans la mesure où il ne parvient pas à dépasser la logique dichotomique inclusion-exclusion qu'il tente apparemment d'éliminer. À partir de cette perspective, le métissage apparaît comme l'autre face du racisme, ou son reflet inversé. Tout comme le racisme, qu'il est supposé combattre, le métissage constitue une idéologie qui prétend justifier un système de relations hiérarchiques entre des groupes sociaux. En tout cas, la différence avec le racisme repose sur le fait que celui-ci explicite le système de domination à travers l'exclusion, alors que le métissage dissimule la domination en prétendant ignorer ou taire les différences”).
61 Lise Segas, “Mujeres indígenas históricas en la épica hispanoamericana”, Hipogrifo. Revista de literatura y cultura del Siglo de Oro, vol. 4, nº 1, 2016, p. 119-138, p. 134.
62 Pierre Frantz, (éd.), L’Épique : fins et confins, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, Paris, Diff. Les Belles Lettres, 2000, p. 3.
63 Luis Fernando Restrepo, op.cit., p. 214.
64 Silva Rodríguez, op.cit., p. 280.
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Lise Segas
Un Lise Segas est maîtresse de conférences en Littératures et cultures latino-américaines à l’Université Bordeaux Montaigne depuis 2012 et membre de l’équipe d’accueil AMERIBER (centre CHISPA). Elle a consacré sa thèse de doctorat à l’étude du “Cycle des pirates dans la poésie épique hispano-américaine (1585-1615)”. Elle est aussi l’auteure de plusieurs articles sur le sujet publiés récemment tant en espagnol qu’en français : “Du cycle de Drake au cycle des pirates : fortune littéraire d’une épopée transatlantique au tournant du XVIIe siècle”, Bulletin Hispanique, 117-1, 2015, p. 231-258 ; “El error y la errancia : el pirata "luterano" épico en las Indias”, in Les Cahiers de Framespa [en línea], Universidad Toulouse-le-Mirail, 2015 ; “Mujeres indígenas históricas en la épica hispanoamericana”, Hipogrifo. Revista de literatura y cultura del Siglo de Oro, vol. 4, Nº. 1, 2016, p. 119-138 ; et “Cimarrones y corsarios : de la realidad colonial a la épica histórica”, Hipogrifo. Revista de literatura y cultura del Siglo de Oro, vol. 5, Nº. 2, 2017, p. 241-260.