Epopée, Recueil Ouvert : Section 3. L'épopée, problèmes de définition II - Marges et limites

Elena Langlais

L’épopée de l’ambivalence : Meghanādabadh Kābya de M. M. Dutt

Résumé

Michael Madhususan Dutt, l’un des auteurs emblématiques de la modernité bengalie, propose dans Meghanādabadh Kābya, son poème le plus célèbre, une synthèse des traditions épiques occidentales et hindoues. Le fait de se référer constamment au modèle occidental pourrait laisser penser à un hommage servile à la culture coloniale. Dans les faits, Dutt, en naviguant avec aisance d’une tradition à l’autre, montre tour à tour les limites de la culture des paṇḍit et celles de la colonisation. Il se fait ainsi le chantre de la problématisation identitaire au cœur des préoccupations de son époque.

Michael Madhusudan, one of the most famous authors of the Bengali Renaissance, offers, in his epic Meghanādabadh Kābya, a true synthesis of the Hindu tradition and the Western one. As he constantly refers to the Western model, one could think that he just forges Homer’s or Virgil’s texts. Yet he goes artfully from one tradition to the other and, by doing so, shows both the limits of colonialism and of the pandits’ culture. Thus, his work depicts subtly the identity crisis which was the core of his time.

Texte intégral

  • 1 C’est par exemple le cas dans l’Odyssée avec les différents personnages mon...

  • 2 Après leur découverte par l’Occident, le Mahābharata et le Rāmāyana ont été...

1Le genre épique a, au cours de sa longue histoire, connu maintes redéfinitions. L’un des critères faisant consensus porte aujourd’hui sur sa dimension collective, un trait souligné par les théoriciens dès le XIXe siècle. Ainsi, Georg Wilhelm Friedrich Hegel écrit : “L’ensemble des croyances et des idées d’un peuple, son esprit développé sous la forme d’un événement réel qui en est le tableau vivant, voilà ce que constitue le fond et la forme d’un poème épique proprement dit.” (1998, p. 270). Mais les valeurs, les aspirations, les idéaux et l’histoire d’un groupe se forgent en confrontation avec d’autres groupes, eux-mêmes fréquemment représentés dans les épopées sous la forme d’alliés ou d’antagonistes. Il semble par conséquent que l’Autre ait toute sa place dans le genre épique. Bien souvent, néanmoins, son altérité est assimilée : vouée à disparaître ou au contraire érigée en ultime repoussoir, elle participe en définitive de la construction du groupe1. Dans les textes antérieurs au XIXe siècle, sa parole est quasiment toujours passée au tamis des certitudes collectives. La colonisation vient changer la donne en ébranlant ces dernières, particulièrement dans le cas des peuples colonisés, que les colonisateurs cherchent à acculturer. C’est ainsi que, en 1835 dans sa Minute sur l’Éducation, Thomas Babington Macaulay appelle à la création d’une élite “[indienne] de sang et de couleur mais [anglaise] par [ses] goûts, [ses] opinions, [son] sens moral et [son] intellect”. Cette entreprise d’acculturation ouvre la voie à une vaste remise en question des traditions littéraires dont le genre épique, pourtant a priori commun à l’Europe et à l’Inde2, sortira en partie transformé.

  • 3 Fondé à Calcutta en 1816 afin d’éduquer les Indiens aux langues et aux s...

  • 4 Cf Murshid, Ghulam, The Heart of a Rebel Poet, Letters of Michaël Madhusuda...

  • 5 Il participe alors au mouvement de la “Renaissance bengalie”, qui s’étend e...

  • 6 Ce vers est le plus utilisé dans la poésie anglaise depuis le XVIe siècle. ...

2Né en 1824 au Bengale, Michael Madhusudan Dutt représente le paradigme de ce que Macaulay appelait de ses voeux. Fils d’un avocat soucieux d’élever sa famille dans la hiérarchie sociale et d’une mère qui lui lisait le Rāmāyaṇa bengali, Dutt intègre le Hindu College en 18373. Pendant sa scolarité, Dutt étudie les littératures européennes, apprend le latin, le grec, l’anglais. Il découvre Milton, Byron et les romantiques anglais, pour lesquels il a une admiration immodérée. Il commence à écrire des pièces et poèmes en anglais, dont The Captive Ladie, Rizia, Ratnavali. Il voue un véritable culte à l’Angleterre – qui se concrétise jusque dans sa vie privée puisqu’il épouse une jeune fille d’origine britannique, avant de s’enfuir avec une autre Anglaise. Il se fait aussi baptiser en 1843. Dans les différentes institutions où il enseigne par la suite, il souffre néanmoins du racisme des Britanniques et des inégalités, ce qui le conduit à formuler diverses critiques du système colonial dès 18414. Cette découverte de l’injustice coloniale tempère son enthousiasme pour la culture anglaise, dont il restera pourtant un ardent zélateur. À l’occasion de son retour au Bengale en 1856, il abandonne l’anglais afin d’écrire en bengali, sa langue maternelle5. Il tâche de lui conférer la grandeur qu’il estime trouver dans la littérature occidentale, et adapte dans ce langage le sonnet ainsi que le blank verse (ou pentamètre iambique non rimé)6.

  • 7 Le Rāmāyaṇa canonique est attribué au légendaire sage Vālmīki et aurai...

  • 8 Les rākṣasa, souvent qualifiés de “démons” dans les traductions occidental...

3En 1861, il publie son œuvre, la plus fameuse Meghanādabadh Kābya (“Le Poème du Meurtre de Meghanāda”), un poème composé en blank verses qui mélange l’Iliade et le Rāmāyaṇa7. Il transpose une partie du “Yuddha Kaṇḍa” (“Livre de la Guerre”), l’avant-dernier du Rāmāyaṇa. Le rākṣasa8 Rāvaṇa, roi de l’île de Laṅkā, a enlevé Sītā, l’épouse de Rāma. Pour la retrouver, ce dernier assiège Laṅkā avec l’aide de son frère Lakṣmaṇa, du rākṣasa Vibhīṣaṇa et d’une horde de singes menée par le roi Sugrīva. Rāma et son armée défont un à un les guerriers envoyés par Rāvaṇa. Seul Meghanāda, le fils de Rāvaṇa, parvient encore à les tenir en échec parce qu’il a obtenu des dieux le don d’invincibilité. Sa mort est la dernière chose qui sépare Rāma de la victoire et de ses retrouvailles avec sa bien-aimée. Le texte raconte comment il parviendra à cette fin.

  • 9 Il avait déjà tenté une synthèse similaire dans une pièce, Padmābatī Nāt...

4Dutt exploite naturellement les ressemblances qui existent entre les intrigues de l’Iliade et celle du Rāmāyaṇa – tous deux font après tout le récit d’un siège destiné à regagner l’épouse ravie. Il va néanmoins plus loin en empruntant des éléments à l’Énéide ou à La Divine Comédie. Il pense que la grandeur de la littérature occidentale arrachera la poésie indienne à sa décadence, ce qui explique pourquoi il accomplit une telle synthèse9. Les poèmes occidentaux constituent en outre des figures d’autorité propres à légitimer son oeuvre. De cette façon, Dutt inscrit la culture de l’Autre au sein de son récit mais il le fait d’une façon ambiguë qui traduit vraisemblablement sa propre ambivalence envers la figure du colonisateur, à la fois détestée et adulée.

  • 10 La transculturation désigne la façon dont les groupes marginaux ou dominés...

  • 11 Ne parlant pas le bengali, l’autrice de cet article a, pour travailler sur...

5Cette ambiguïté n’est pas sans évoquer le concept d’hybridité forgé par Homi Bhabha dans Les Lieux de la Culture (1994). D’après ce dernier, l’hybridité naît en effet de la mise en présence mais aussi de l’interdépendance des cultures du colonisé et du colonisateur, conçues comme des entités pures. L’hybridité suppose d’abord que les colonisateurs mettent en place un certain impérialisme afin de rendre l’autre acceptable en le façonnant à leur image. Mais elle implique aussi en un double mouvement les stratégies de transculturation adoptées par les colonisés10. Le colonisé se fond dans le canon imposé en l’imitant. Toutefois, en s’appropriant les schémas culturels, linguistiques ou littéraires du dominant, il devient à même de les subvertir. L’hybridité permet alors la création d’un tiers espace dialectique d’où le colonisé peut contester la domination subie et mettre en place des stratégies de négociation entre identités, un espace où il n’est ni le colonisateur, ni le colonisé. Dans ce tiers espace, le colonisé n’échappe pas pour autant aux oppositions qui remettent en question la représentation de l’identité, ce pourquoi cette dernière cesse alors d’être harmonieuse et immuable. C’est précisément cette problématisation de l’identité qui affleure, grâce à l’inclusion de la parole de l’Autre, dans Le Poème du Meurtre de Meghanāda11.

L’exaltation de la culture occidentale

  • 12 Il est par exemple possible de relever : “chaste woman “, “compassionate o...

  • 13 Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda: A Rāmāyaṇa from Coloni...

6Dès son invocation liminaire, Dutt témoigne de sa volonté de s’inspirer des épopées occidentales. Il est certes d’usage, dans l’épopée grecque comme dans la tradition épique indienne, d’introduire le poème par une référence à la divinité. Néanmoins, bien que Dutt s’adresse à la déesse Sarasvatī, qu’il multiplie les référents indiens comme le santal ou qu’il utilise des apostrophes typiques de la prière sanskrite12, son invocation liminaire ressemble beaucoup plus à celle de l’Iliade. De fait, tout comme le narrateur homérique, il donne des ordres à son interlocutrice (“speak, O goddess of ambrosial speech”13), et multiplie les interrogatives afin de la pousser à parler. L’aède, qui utilise la première personne comme Homère, tient ainsi son récit d’une unique source divine, alors qu’en Inde, le narrateur est le successeur d’une longue lignée de conteurs divins ou apparentés au divin. Enfin, cette invocation fait fonction d’exposition, comme dans l’Iliade. Le début même du texte révèle ainsi la façon dont la tradition épique occidentale se superpose au modèle indien, le réduisant en partie à un ensemble de topoi anecdotiques.

  • 14 Le dieu Indra la nomme ainsi “daughter of the Indra of the waters “(Dutt, ...

7La prégnance du modèle homérique continue de se manifester à travers tout le poème et explique pourquoi Dutt introduit des personnages qui n’existent dans aucun des Rāmāyaṇa. La présence de Skanda, le dieu de la guerre, dans la bataille, s’explique-t-elle autrement que par sa possible identification avec Arès ? Il en va de même pour Kamalā, la déesse tutélaire de la ville de Laṅkā, une pure création qui intervient à plusieurs reprises, et qui constitue manifestement une imitation de Thétis la Néréide. Comme Thétis, Kamalā vient d’une lignée marine14. Comme Thétis, Kamalā intercède auprès du roi des dieux en faveur du héros (ici, Rāma). L’influence homérique nuit d’ailleurs, dans ce passage, à la crédibilité du récit. Kamalā est la divinité tutélaire de Lankā : la victoire de Rāma signifierait la mort de ceux dont elle a la charge. Dutt, conscient de ce paradoxe, tente certes de justifier cette attitude étrange par la lassitude de la déesse devant les péchés de Rāvaṇa mais le procédé demeure pour autant très artificiel. L’imitation de l’Iliade se fait donc au détriment des qualités fictionnelles du texte.

  • 15 Rāvaṇa rétorque à son épouse Citrāṅgadā, qui se plaint de la perte de leur...

8L’inspiration homérique va même jusqu’à transformer les personnages, quitte à créer une dissonance avec le modèle originel. Le lecteur ne peut par exemple s’empêcher de ressentir de la compassion pour Rāvaṇa, qui, comme Priam au terme de la guerre de Troie, porte le deuil de cent fils15. Elle pousse aussi à la sympathie envers Meghanāda, nouvel Hector, alors que le prince rākṣasa est traditionnellement une figure d’antihéros. Comme Hector avec Andromaque, Meghanāda est en effet humanisé par le récit de l’amour qui l’unit à son épouse, Pramīlā, un personnage inventé par Dutt et qui ne semble avoir d’autre utilité dans le récit que susciter la compassion. La mort elle-même du héros, qui donne son titre à l’oeuvre, semble tout aussi injuste que celle d’Hector, différant en cela du Rāmāyaṇa, où elle constitue un véritable moment de triomphe et de soulagement. En effet, si, dans le texte indien, elle intervient au terme d’un terrible combat, chez Dutt, Meghanāda périt piégé. La déesse Māyā, dont l’intervention est elle aussi imaginée par l’auteur bengali, emprisonne le jeune homme dans un filet d’illusions contre lequel il ne peut rien, rappelant la tromperie dont se rend coupable Athéna pour garantir à Achille la victoire sur Hector. En suscitant de la sympathie pour Meghanāda, le modèle homérique amoindrit aussi le prestige de Rāma et de Lakṣmaṇa, qui cessent d’accomplir des exploits. Cette perte d’agentivité est particulièrement symbolisée par la façon dont Rāma a obtenu ses armes : alors qu’il les doit à un dur noviciat auprès d’un sage dans le Rāmāyaṇa, elles lui sont, chez Dutt, accordées par les dieux, à l’instar d’Achille. Le rapprochement avec la figure du Péléide pourrait être valorisante si elle englobait ses vertus (notamment sa supériorité au combat) or il ne souligne que la passivité de Rāma.

  • 16 Leurs histoires sont narrées dans le Mahābhārata. Savītrī refuse de laisse...

  • 17 Rāma se confronte ainsi à des personnages qui, bien qu’Indiens, évoquent l...

  • 18 Riddiford, Alexander, Madly after the Muses: Bengali Poet Michael Madhusud...

9Le héros de la dynastie solaire pourrait pourtant agir à l’occasion d’une catabase visiblement inspirée de l’Énéide. Alors que Rāvaṇa a vengé la mort de son fils en tuant Lakṣmaṇa, la déesse Māyā accompagne Rāma chez les morts afin qu’il apprenne de son père comment ressusciter son frère. Cette intrigue rappelle fortement la descente aux Enfers d’Énée. La catabase n’est certes pas un motif uniquement occidental. Plusieurs personnages de la mythologie hindoue accèdent à l’au-delà de leur vivant, notamment Savītrī, Yudhiṣṭhira ou Naciketas16. Dutt choisit pourtant de davantage s’inspirer, là encore, du modèle occidental, ce qui confère à Rāma un rôle beaucoup plus passif. Alors que Savītrī, Yudhiṣṭhira et Naciketas vont seuls et affrontent, pour les deux premiers, une ordalie destinée à éprouver leur vertu, Rāma visite les Enfers sous la conduite d’une guide, qui n’est pas sans rappeler la Sibylle de Cumes ou le Virgile de l’Enfer. Il ne résout pas seul ses problèmes mais a besoin de consulter son père, comme Énée. Ce rapprochement implicite avec le héros troyen, d’autant plus évident que la catabase dans Meghanādabadh Kābya ressemble à bien des égards à un pastiche indianisé de l’Énéide17, pourrait augmenter encore le prestige de Rāma. Or comme le fait remarquer Alexander Riddiford18, cela induit au contraire un parallèle plutôt cruel. Lorsque Rāma finit par trouver son père, Daśaratha, ce dernier se met à prophétiser, comme Anchise dans l’Énéide. L’avenir glorieux d’Énée le fondateur s’oppose toutefois à celui de Rāma qui est simplement destiné à vaincre Rāvaṇa. Dutt dévalorise ainsi subtilement l’un des héros indiens les plus populaires, comme pour indiquer que ceux-ci ne sauraient égaler les modèles occidentaux.

Dénoncer la colonisation

  • 19 “It is my ambition to engraft the exquisite graces of the Greek mythology ...

  • 20 Cf. sur ce sujet BOSE, 2004. L’intelligentsia bengalie mettait également e...

  • 21 “Though as a jolly Christian youth I didn’t care a pin’s head for Hinduism...

10Mais la faveur accordée aux textes épiques occidentaux au détriment du Rāmāyana ne suffit pas à expliquer ce basculement, même si Dutt la revendique dans une lettre écrite en 186019. En bouleversant la tradition héroïque sanskrite, l’auteur se fait l’écho des interrogations de l’intelligentsia bengalie contemporaine, qui met en accusation les comportements de Rāma et Lakṣmaṇa lors de la mort de Vālīn ou du meurtre de Meghanāda20. Il s’attaque aussi à la tradition des paṇḍits, mise à distance par l’éducation à l’occidentale qui avait contribué à forger cette intelligentsia. L’inscription de la parole de l’Autre dans Meghanādabadh Kābya transcrit ainsi une problématisation très moderne des grands récits directement induite par la colonisation. Elle s’accompagne néanmoins d’une indéniable ambivalence qui n’est pas sans rappeler le phénomène identifié par Homi Bhabha (1994). En effet, même s’il se distancie de la tradition sanskrite, Dutt loue aussi la beauté de la mythologie hindoue21, sans doute encouragé en cela par les travaux des orientalistes qui trouvaient de la grandeur à la culture védique. Le recours au modèle occidental lui permet alors d’exprimer plus pleinement cette noblesse, voire même de mettre en valeur une certaine supériorité hindoue.

11Cette entreprise est d’autant plus aisée que le comportement de nombreux personnages homériques suscite l’incompréhension, tel celui du couple Zeus/Héra, célèbre par ses mésententes. L’époux impose brutalement ses décisions à l’épouse, qui, quant à elle, ne cesse de comploter contre lui. Elle ne le trahit d’ailleurs jamais aussi bien que lorsqu’elle s’offre à lui. Dans la tradition sanskrite, les couples divins, comme Indra et Śacī, Śiva et Pārvatī, ou Viṣṇu et Lakṣmī, privilégient au contraire la tendresse et l’harmonie. Dutt ne manque pas de se souvenir de cette concorde, à laquelle lui-même aspire sans doute dans sa vie privée, lorsqu’il réécrit le passage de l’Iliade où Héra fait sombrer Zeus dans le sommeil. Il substitue au ménage terrible le couple Pārvatī/Śiva, connu pour son affection mutuelle. Comme Héra, Pārvatī décide de rendre une visite intéressée à son époux. Elle veut gagner ce protecteur de Rāvaṇa à la cause de Rāma, et, pour mettre toutes les chances de son côté, elle souhaite se montrer sous son jour le plus séduisant. Afin de se parer, elle demande alors de l’aide à Ratī, la femme du dieu de l’amour, de même qu’Héra fait appel à Aphrodite. Elle s’assure également le concours de Kāma, le dieu de l’amour pourtant réticent, et balaie ses objections, comme Héra surmonte celles d’Hypnos. Pimpante et parée, elle retrouve ensuite son époux dans le lieu désert où il s’adonne à l’ascèse. De la même façon que Zeus, Śiva pose un certain nombre de questions à sa bien-aimée. Il va même jusqu’à susciter un nuage doré afin de masquer leurs ébats. Mais la similarité avec l’Iliade s’arrête là : Pārvatī ne complote pas contre son époux. Elle lui explique clairement la raison de sa visite. Celui-ci acquiesce à ses arguments et se laisse convaincre. La superposition des récits fait alors apparaître une certaine forme de supériorité indienne : les dieux indiens se montrent bien plus civilisés et courtois que les dieux grecs. La confrontation des textes permet ainsi à Dutt de contester la culture occidentale et la colonisation.

  • 22 Meghanāda rappelle cette appartenance à Lakṣmaṇa au moment où ce dernier l...

  • 23 Dans les Rāmāyana, seul Hanumān se déplace en-dehors du camp ou du champ d...

  • 24 Cf. à ce sujet Evans, John Martin, Milton’s imperial epic: Paradise Lost a...

  • 25 Plusieurs éléments montrent ce rapprochement, comme la satī (immolation su...

12Cette contestation est d’autant plus forte que Rāma et Lakṣmaṇa rappellent la figure du colonisateur à plusieurs égards. Ils sont certes des hindous, indéniablement, ainsi que le démontre leur profonde piété, leur appartenance à la caste des kṣatriya22 ou le soutien des dieux védiques. Mais, comme les Anglais, ils viennent de loin avec un groupe de guerriers étrangers. Ils parcourent aussi des territoires où ils n’ont a priori rien à faire : dans les Rāmāyana originels pourtant, les deux frères quittent uniquement leur camp pour le champ de bataille, un espace intermédiaire où ils ont le droit de circuler23. Cette mobilité pourrait s’expliquer, une fois de plus, par l’inspiration de l’Iliade. Lakṣmaṇa surprenant Meghanāda dans le camp adverse rappelle Ulysse et Diomède qui, au plus noir de la nuit, parviennent à se faufiler entre les lignes ennemies, à assassiner le malheureux Rhésos et à emporter ses précieux chevaux. Toutefois, la liberté de mouvement des deux frères outrepasse celle d’Ulysse et Diomède. Lakṣmaṇa arpente les terres de Lankā à deux reprises : lorsqu’il assassine Meghanāda mais aussi quand il offre des lotus à la déesse Caṇḍī – un épisode inventé par Dutt. Rāma explore quant à lui les enfers aux côtés de Māyā. Cette aptitude à arpenter des territoires les rapproche du Satan de Milton, une figure négative de la colonisation24. La provenance lointaine de Rāma et de son armée, les déplacements des Rāghavas ou la subversion qu’ils subissent ne suffiraient néanmoins pas à les assimiler aux colonisateurs si Dutt n’apparentait pas en même temps les rākṣasa aux Indiens25. L’inscription de la parole de l’Autre dans son récit lui permet alors de déplorer efficacement la fin d’un monde, symbolisé par la brillante Laṅkā.

  • 26 “For what false step has Providence meted out such punishment upon this hu...

  • 27 Lakṣmaṇa explique: “For the father’s faults, the son shall die.”, (Dutt, M...

  • 28 “and saw, with trepidation, the multitude of the god clan’s charioteers in...

13Le sort de Meghanāda et Rāvaṇa semble, de fait, indubitablement tragique, comme le remarque Ashis Nandy (1988). À cause de son ubris, Rāvaṇa subit la mort de ses alliés, de ses oncles et frères et surtout de ses cent fils : le récit commence par l’annonce du décès de Vīrabāhu et s’achève par les funérailles de Meghanāda, le dernier de ses enfants encore en vie. Du moins certains des enfants de Priam parviennent-ils à survivre selon la tradition post-homérique, comme Hélénos. Cette succession de deuils condamne Rāvaṇa à la solitude du personnage tragique. Pire encore est le destin de Meghanāda. Dans les Rāmāyaṇa, le prince rākṣasa paraît tout aussi responsable que Rāvaṇa de ce qui arrive parce qu’il met lui aussi en péril l’harmonie des trois mondes. Mais chez Dutt, il subit une fatalité qui le réduit à l’impuissance26 du fait de la faute paternelle27. Lors du combat qui l’oppose à Lakṣmaṇa, les dieux lui sont contraires : Māyā crée une illusion qui le paralyse et l’aveugle. Conscient de son implacable défaite, il se laisse alors abattre sans plus bouger28. Son épouse Pramīlā, contrairement à Andromaque, ne manquera pas de le suivre dans la mort. Victime indirecte du destin de son bien-aimé, elle emporte avec elle la joie, la volupté et la beauté de Laṅkā. Or si la fatalité précipite les personnages vers leur mort inéluctable, néanmoins tempérée, dans le cas de Pramīlā et Meghanāda par la promesse d’une vie de délices dans l’au-delà, le tragique, comme le note Ashis Nandy (1988) est un emprunt aux modes narratifs occidentaux. En utilisant cette catégorie inconnue en Inde, Dutt subvertit le modèle colonial et le transforme en une lamentation qui déplore les conséquences de la colonisation.

Vers la naissance d’un tiers espace ?

  • 29 Cf Riddiford, Alexander, Madly after the Muses: Bengali Poet Michael Madhu...

14À d’autres moments pourtant, Dutt parvient à apaiser le conflit entre l’Inde et l’Occident en tirant heureusement parti des invariants qui unissent les textes des deux origines. Il paie ainsi un tribut réussi au comparatisme que les orientalistes n’ont eu de cesse de mettre en oeuvre29. La descente aux enfers de Rāma est à cet égard exemplaire : le monde infernal, auquel on accède par un tunnel, comporte un fleuve (le Vaitaranī), un lac (le Raurava), des ponts, comme dans l’Énéide et comme dans les Puraṇa – Dutt choisit d’ailleurs d’attribuer à ces lieux leur nom puranique. Cette synthèse affecte également les déplacements des personnages. En Inde comme en Grèce, l’univers se répartit en trois niveaux : le monde souterrain, domaine des morts et de créatures hybrides, la terre où vivent les humains, la sphère céleste où évoluent les dieux. Zeus réside tout en haut de l’Olympe, comme Śiva au sommet du Kailāśa. Cependant la demeure de ce dernier reste accessible aux héros et aux ascètes, au contraire du domaine olympien.

  • 30 Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda: A Rāmāyaṇa from Coloni...

15Dans le Rāmāyaṇa, il y a très peu de mouvements entre la sphère céleste et la sphère terrestre. Les dieux semblent doués de la faculté de se déplacer instantanément. Dans l’Iliade au contraire, les déplacements sont multitude : Iris ou Thétis, par exemple, ne cessent d’aller d’une sphère à l’autre. Dutt emprunte beaucoup à ce modèle de représentation. La communication entre de tels espaces nécessite échanges et messagers : par exemple, la déesse Māyā envoie le dieu Songe à Lakṣmana, comme Zeus à Agamemnon. Dutt cite même quasi littéralement l’Iliade, puisqu’à son retour, la déesse se laisse tomber dans la mer, comme la mère d’Achille : “[she] descended, as gold icons sink in lucid waters, bright ”30. Ici, le mouvement est mis en valeur par un sème de brillance présent dans l’Iliade. Dutt parvient toutefois à faire coexister ce modèle de déplacement avec le modèle indien, plus horizontal. Indra va trouver Śiva et Pārvatī sur le Kailāśa, accomplissant un voyage non marqué par la verticalité. Les dieux Śiva, Māyā, ou Caṇḍī apparaissent auprès des protagonistes sans qu’il soit fait mention d’un déplacement quelconque. L’espace du récit et la façon dont les personnages y évoluent matérialise ainsi la dialectique de deux cultures conçues alors sur un pied d’égalité, comme si Dutt avait littéralement bâti son épopée sur le tiers espace de Bhabha.

  • 31 “Before the gates that charioteer caught sight of Fever/ gaunt and frail. ...

  • 32 On retrouve ces maladies dans toutes les traductions, y compris celle de G...

  • 33 Murshid, Ghulam, Lured by Hope A Biography of Michael Madhusudan Dutt, Oxf...

16Cette dialectique est par moment d’autant plus forte que l’auteur parvient aussi à mettre en scène des maux communs aux humains de toute origine en tirant une fois de plus habilement parti du modèle virgilien. Au début de son expédition dans les enfers, Rāma aperçoit différents spectres à la porte de la ville, en une réminiscence des allégories entrevues par Énée aux portes d’Orcus31. Dutt hypertrophie ce passage en consacrant plus d’une page à un détail qui ne faisait que quelques lignes chez Virgile. Ce développement lui permet de mettre en scène les fléaux de son époque, dont certaines des calamités les plus craintes alors, comme le tétanos, la consomption, l’asthme, le choléra ou la folie32. Il offre des descriptions saisissantes de ces maux, privilégiant des détails sordides qui amènent une certaine forme de réalisme dans l’univers épique, pourtant traditionnellement exempt de telles trivialités. Certains de ces maux rappellent certes les sept péchés capitaux comme la Gourmandise, la Colère ou la Luxure et Dutt fait référence à des concepts médicaux forgés en Occident. Il n’en demeure pas moins que plusieurs de ces fléaux sévissaient aussi bien en Angleterre qu’en Inde et que Dutt, compte tenu des descriptions qu’il fait notamment de la fièvre, du choléra, de l’asthme ou de la phtisie semble y avoir été confronté d’une manière ou d’une autre – l’alcoolisme et possiblement la tuberculose précipiteront d’ailleurs son trépas, douze ans plus tard33. En jetant un pont entre les cultures, il parvient donc à dresser un portrait troublant de la condition humaine, si précaire. Cette synthèse constitue sans nul doute la forme la plus aboutie des stratégies de négociation présentes dans le tiers espace. Le dialogue que Dutt a développé tout au long de son œuvre contribue en effet à l’émergence de l’identité culturelle de la modernité indienne.

17Ainsi, Meghanādabadh Kābya manifeste-t-il la complexité de l’inscription de la parole de l’Autre à l’époque coloniale. Dutt écrit une véritable épopée de l’ambivalence, dans laquelle il passe de la célébration à la critique des deux cultures. L’épopée permet d’ordinaire d’exalter l’identité d’un groupe. Dans le cas de Meghanādabadh Kābya, elle met en scène une identité fracturée. Dutt navigue entre deux ports. Il parvient parfois à trouver un havre dans les eaux d’une synthèse paisible. Mais déjà se profile son séjour en Angleterre qui, loin de lui permettre de mûrir cette synthèse, accentuera encore la crise identitaire, somme toute constitutive des débuts de la modernité indienne.

Notes

1 C’est par exemple le cas dans l’Odyssée avec les différents personnages monstrueux rencontrés par Ulysse, mais aussi dans le Rāmāyana, où la collectivité des singes ressemble assez par ses mœurs à celle des humains, cependant que celle des rākṣasa choque par sa brutalité.

2 Après leur découverte par l’Occident, le Mahābharata et le Rāmāyana ont été intégrés au corpus épique comme en témoigne L’Esthétique de Hegel.

3 Fondé à Calcutta en 1816 afin d’éduquer les Indiens aux langues et aux sciences asiatiques comme occidentales, le Hindu College était rapidement devenu un lieu de rencontres interculturelles. L’un de ses enseignants les plus emblématiques, Henry Derozio, un fin connaisseur de la culture occidentale qui y exerça de 1827 à 1831, remettait en question l’ordre social, littéraire, philosophique et religieux en s’inspirant de l’Europe. Il fit notamment la promotion du christianisme au détriment de l’hindouisme. Le baptême de plusieurs de ses disciples mena d’ailleurs à son renvoi. Voir à ce propos l’Introduction à la traduction de The Slaying of Meghnad faite par Clinton B. Seely.

4 Cf Murshid, Ghulam, The Heart of a Rebel Poet, Letters of Michaël Madhusudan, Oxford: Oxford University Press, 2004.

5 Il participe alors au mouvement de la “Renaissance bengalie”, qui s’étend essentiellement de la deuxième moitié du XIXe siècle à la mort de Tagore en 1941. Ce mouvement désigne une période extrêmement riche de renouvellement culturel, littéraire et intellectuel. Ses représentants exaltent la culture classique hindoue à laquelle ils intègrent les nouveautés introduites par la colonisation en littérature et philosophie mais aussi du point de vue des sciences, de la religion ou de l’organisation sociale. Les auteurs les plus emblématiques de la Renaissance bengalie sont Rām Mohan Roy, Michael Madhusudan Dutt, Ishvar Chandra Vidyasagar, Bankim Chandra Chattopadhyay et Rabindranath Tagore. Voir à ce propos Chaudhuri, Amit, Clearing a Space Reflections on India, Literature and Culture, Oxford : Peter Lang, 2008.

6 Ce vers est le plus utilisé dans la poésie anglaise depuis le XVIe siècle. C’est notamment le vers du Paradis perdu de Milton mais aussi d’un certain nombre de traductions de l’Iliade, de l’Énéide ou de La Divine Comédie. Il ne s’agit pas pour autant du vers épique par excellence puisqu’il est utilisé dans une grande variété de genres poétiques. Dutt l’a très bien compris. Il l’utilise aussi bien pour ses pièces de théâtre que pour ses poèmes lyriques ou narratifs.

7 Le Rāmāyaṇa canonique est attribué au légendaire sage Vālmīki et aurait été composé entre le IVe siècle av. J.C et le IVe siècle de notre ère. Il a subi de nombreuses réécritures et adaptations, en sanskrit ou dans les langues vernaculaires. Celles qui ont inspiré Dutt sont la version bengalie de Kṛttivāsa, que lui lisait sa mère, et la version tamoule de Kamban, qu’il a découverte lors d’un séjour à Madras. Notons que cette version tend à héroïser Rāvaṇa.

8 Les rākṣasa, souvent qualifiés de “démons” dans les traductions occidentales, sont des créatures parfois monstrueuses aux capacités surnaturelles. Dans la littérature hindoue, ils s’en prennent souvent aux hommes, qu’ils dévorent volontiers, mais aussi aux dieux. Avant que ne commence le Rāmāyaṇa, Rāvaṇa a ainsi défait les armées divines avec l’aide de son fils, Meghanāda, rebaptisé Indrajit après sa victoire sur le roi des dieux, Indra. Il s’adonne impunément à ses méfaits et met en péril l’équilibre du monde, ce qui conduit le dieu Viṣṇu à s’incarner sous la forme de Rāma afin de l’arrêter.

9 Il avait déjà tenté une synthèse similaire dans une pièce, Padmābatī Nāṭak (1860), où il mêle le Jugement de Pâris à des mythes hindous.Voir à ce propos Riddiford, Alexander, Madly after the Muses : Bengali Poet Michael Madhusudan Datta and his Reception of the Graeco-Roman Classics, Oxford : Oxford University Press, 2013. p. 62-92.

10 La transculturation désigne la façon dont les groupes marginaux ou dominés sélectionnent des matériaux issus de la culture dominante pour inventer d’autres formes. Voir Pratt, Mary Louise, Imperial Eyes : Travel Writing and Transculturation, Londres : Routledge, 1992.

11 Ne parlant pas le bengali, l’autrice de cet article a, pour travailler sur ce texte, eu recours à trois traductions : deux en anglais (Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda : A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford : Oxford University Press, 2004 ; et Dutt, Michaël Madhusudan, The Poem of the Killing of Meghnād : Meghnādbadh Kābya, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de William Radice, New Delhi : Penguin Books India, 2010.) ainsi qu’une traduction en hindi (Dutt, Michaël Madhusudan, Meghnād Vadha, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali au hindi de Maithilīśaraṇ Gupta [1927], in Gupta, Maithilīśaraṇ, Maithilīśaraṇ Gupta Granthāvalī, khaṇḍa 10, édition de Kṛṣṇadatta Pālivala, New Delhi : Vāṇī Prakāśana, 2008). Les citations viennent de la traduction de Clinton B. Seely.

12 Il est par exemple possible de relever : “chaste woman “, “compassionate one “, “enticer of the universe “ou “mother “(Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda : A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford : Oxford University Press, 2004, p. 71).

13 Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda: A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford: Oxford University Press, 2004, p. 71

14 Le dieu Indra la nomme ainsi “daughter of the Indra of the waters “(Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda: A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford: Oxford University Press, 2004, p. 78). Dans la mythologie hindoue, Kamalā, qui est l’une des formes de la déesse Lakṣmī, sort certes de la mer de lait. Elle est néanmoins considérée comme la fille du ṛṣi Bhṛgu ou de l’être primitif, Prajāpati

15 Rāvaṇa rétorque à son épouse Citrāṅgadā, qui se plaint de la perte de leur fils, qu’il est affligé par la perte de cent fils : “You are consumed by sorrow for one son, O gentlewoman, but my breast is / sundered both day and night from grieving for a hundred sons !”, (Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda : A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford : Oxford University Press, 2004, p. 79). Dans le Rāmāyaṇa, Rāvaṇa ne perd certes pas cent fils, mais il en perd beaucoup.

16 Leurs histoires sont narrées dans le Mahābhārata. Savītrī refuse de laisser partir l’âme de son époux décédé. Elle suit le dieu de la Mort, Yama, dans son voyage et l’impressionne tellement par ses discours qu’il finit par lui accorder la résurrection de son bien-aimé. Yudhiṣṭhira voit les Enfers de son vivant peu de temps avant sa mort, une ultime épreuve envoyée par les dieux pour éprouver sa vertu. Naciketas, un brāhmane, est envoyé aux enfers par son père en l’absence de Yama. Comme celui-ci est incapable d’honorer les lois de l’hospitalité envers un brāhmane du fait de son éloignement, Naciketas menace le dieu. Celui-ci lui accorde alors la faculté de revenir à la vie et de rendre un sacrifice éternel afin d’éviter la deuxième mort (l’oubli). Notons que dans le Rāmāyaṇa de Kṛttīvāsa, Rāma et son frère sont emportés dans le Pātāla par Mahiṛāvaṇa, le fils de Rāvaṇa. Vālmīki, de son côté, raconte comment les fils de Sagara puis leur arrière-petit-neveu Bhagīratha, descendent à l’intérieur de la Terre. Mais chez Vālmīki comme chez Kṛttīvāsa, le Pātāla représente davantage un espace souterrain qu’un site infernal.

17 Rāma se confronte ainsi à des personnages qui, bien qu’Indiens, évoquent les habitants de l’enfer virgilien. L’un des séides de Yama rappelle Charon puisqu’il tente de le faire reculer. Comme la sibylle brandissant le rameau d’or, la déesse Māyā obtient alors le passage en interposant son trident doré. Elle guide ensuite Rāma à travers des contrées où celui-ci, à l’exemple d’Énée, croise ses alliés et ses ennemis morts, puis finit par trouver son père dans la Vaitaranī, miroir du Léthé au bord duquel repose Anchise.

18 Riddiford, Alexander, Madly after the Muses: Bengali Poet Michael Madhusudan Datta and his Reception of the Graeco-Roman Classics, Oxford: Oxford University Press, 2013.

19 “It is my ambition to engraft the exquisite graces of the Greek mythology on our own; in the present poem, I mean to give free scope to my inventing Powers (such as they are) and to borrow as little as I can from Valmiki. (...) You shan’t have to complain against the un-Hindu character of the Poem. I shall not borrow Greek stories but write, rather try to write, as a Greek would have done. “Letter 57 datée de juin 1860, in Murshid, Ghulam, The Heart of a Rebel Poet, Letters of Michaël Madhusudan, Oxford : Oxford University Press, 2004 p. 125.

20 Cf. sur ce sujet BOSE, 2004. L’intelligentsia bengalie mettait également en cause la façon dont Rāma abandonnait Sītā, enceinte de ses jumeaux, sur la foi de rumeurs.

21 “Though as a jolly Christian youth I didn’t care a pin’s head for Hinduism, I love the grand mythology of our ancestors. It is full of poetry. A fellow with an inventive head can manufacture the most beautiful things out of it (...) What a vast field does our country now present for literary enterprise ! “, Letter 56 datée du 15 mai 1860, in Murshid, Ghulam, The Heart of a Rebel Poet, Letters of Michaël Madhusudan, Oxford : Oxford University Press, 2004, p. 122.

22 Meghanāda rappelle cette appartenance à Lakṣmaṇa au moment où ce dernier lui refuse d’aller chercher des armes : “You are a blemish on the brotherhood of Kṣatriyas”, (Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda : A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford : Oxford University Press, 2004, p. 168).

23 Dans les Rāmāyana, seul Hanumān se déplace en-dehors du camp ou du champ de bataille. Il va à Lankā ou dans les montagnes himalayennes. Chez Kṛttivāsa, Rāma accomplit l’offrande de lotus bleus à la Déesse dans son camp. Les deux frères sont certes capturés par Mahīrāvaṇa, le fils de leur adversaire, et emmenés sous terre, mais ce déplacement n’a rien de volontaire. Les Rāghavas n’ont de cesse de se libérer et de retrouver la surface, ce qui différencie fortement ce séjour de la visite volontaire que Rāma fait du Naraka.

24 Cf. à ce sujet Evans, John Martin, Milton’s imperial epic: Paradise Lost and the discourse of colonialism, Ithaca: Cornell University Press, 1996.

25 Plusieurs éléments montrent ce rapprochement, comme la satī (immolation sur le bûcher de l’époux) accomplie par Pramīlā, l’épouse de Meghanāda, une pratique tombée en désuétude mais que les Bengalis se sont réappropriés en signe de résistance après son interdiction par les Anglais, en 1829. Dans un présage envoyé par une déesse, Dutt associe aussi les rākṣasa au paon, motif récurrent associé à Indra, Kṛṣṇa ou encore au pouvoir moghol, dont les souverains occupaient le fameux trône du paon. Lorsque Dutt écrit son texte, le dernier empereur moghol, Bahadur Shah, vient d’ailleurs d’être détrôné et exilé par les Occidentaux, en guise de représailles pour la Révolte des Cipayes (1857).

26 “For what false step has Providence meted out such punishment upon this humble servant – shall I ever understand?” (Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda : A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford : Oxford University Press, 2004, p. 172). Malgré ses questions rhétoriques, le père sait pourquoi il est puni. L’incompréhension du fils est sincère et justifiée.

27 Lakṣmaṇa explique: “For the father’s faults, the son shall die.”, (Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda: A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford: Oxford University Press, 2004, p. 117).

28 “and saw, with trepidation, the multitude of the god clan’s charioteers in their / vehicles from heaven. Dejected, the hero sighed and / stood there enervated, ah me, like the moon when swallowed / up by Rāhu or like the lion caught within a snare. (…) the eye was dazzled by light from its broad blade. Alas, the / conqueror of foes, hero Indrajit, struck by that falchion fell upon the ground drenched with blood.”, (Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda : A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford : Oxford University Press, 2004, p. 171).

29 Cf Riddiford, Alexander, Madly after the Muses: Bengali Poet Michael Madhusudan Datta and his Reception of the Graeco-Roman Classics, Oxford: Oxford University Press, 2013..

30 Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda: A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford: Oxford University Press, 2004., p. 92;

31 “Before the gates that charioteer caught sight of Fever/ gaunt and frail. (…) Beside this malady sat Gluttony, gross of belly, regurgitating half-digested food (…) Near him Inebriation grinned (...) Next to him was nasty Prurience, body putrid as a corpse (…) There beside sat Consumption spitting blood and hacking,/ coughing night and day. Asthma wheezed and gasped, in gripping pain./ Cholera, his eyes lackluster, waved of blood from mouth and/ anus spewed like streams of purest water – in the form of thirst,/ this foe attacks repeatedly. There stood that frightful/ messenger of Yama, spasmodic Tetanus by name (...) Nearby, beside that sickness, sat Insanity. (...) At the chariot’s prow stood Wrath (…) He noticed Murder”, SM, p. 202- 203. Ce passage fait écho à l’Énéide : “Avant la cour elle-même, dans les premiers passages de l’Orcus, les Deuils et les Soucis vengeurs ont installé leur lit ; les pâles Maladies y habitent et la triste Vieillesse, et la Peur, et la Faim, mauvaise conseillère, et l’affreuse Misère, larves terribles à voir, et le Trépas et la Peine ; ”, Virgile, Énéide, Paris : Les Belles Lettres, 1977, trad de Jacques Perret, p. 194

32 On retrouve ces maladies dans toutes les traductions, y compris celle de Gupta. Ce dernier rend en effet “consomption” par le mot yakṣma, “choléra” par le sanskritisme viṣūcikā, et “tétanos” par le terme angagrah, (Dutt, Michaël Madhusudan, Meghnād Vadha, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali au hindi de Maithilīśaraṇ Gupta [1927], in Gupta, Maithilīśaraṇ, Maithilīśaraṇ Gupta Granthāvalī, khaṇḍa 10, édition de Kṛṣṇadatta Pālivala, New Delhi : Vāṇī Prakāśana, 2008, p. 299). Ce sont tous des composés sanskrits relativement récents, ce qui démontre la modernité de ces allégories.

33 Murshid, Ghulam, Lured by Hope A Biography of Michael Madhusudan Dutt, Oxford: Oxford University Press, 2003

Bibliographie

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Dutt, Michaël Madhusudan, The Slaying of Meghanāda : A Rāmāyaṇa from Colonial Bengal, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de Clinton B. Seely, Oxford : Oxford University Press, 2004.

Dutt, Michaël Madhusudan, The Poem of the Killing of Meghnād : Meghnādbadh Kābya, [Meghnādbadh Kābya, 1861], traduction du bengali à l’anglais de William Radice, New Delhi : Penguin Books India, 2010.

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Virgile, L’Énéide, traduit du latin par Jacques Perret, Paris : Gallimard, 1991, Coll. “Folio Classique”.

Pour citer ce document

Elena Langlais, «L’épopée de l’ambivalence : Meghanādabadh Kābya de M. M. Dutt», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 29/10/2023, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/322-l-epopee-de-l-ambivalence-meghana-dabadh-ka-bya-de-m-m-dutt

Quelques mots à propos de :  Elena  Langlais

Elena Langlais est titulaire d’une licence de hindi et agrégée de Lettres Modernes. Elle a soutenu une thèse de Littérature Comparée portant sur les transformations et les réécritures des modèles épiques indiens et occidentaux. Ses axes de recherche portent notamment sur la poétique de l’épopée ainsi que sur la réécriture des grands mythes indiens, du Mahâbhârata ou du Râmâyana.