Epopée, Recueil Ouvert : Section 4. État des lieux de la recherche
Force épique et sens tragique dans Grande Sertão : Vereda
Résumé
L’article cherche à démontrer que les références et la tonalité épique de Grande Sertão : Veredas sont au service d’un sens tragique dans la représentation de la matière brésilienne, puisque la composition de Guimarães Rosa fait apparaître l’éternel retour de la violence systémique et le non-dépassement des problèmes de l’expérience sociale.
Abstract
“Epic Forge and Tragic Meaning in Grande Sertão: Veredas”
This article seeks to demonstrate that the references to epic and the epic tone of Grande Sertão: Veredas are at the service of a tragic sense in the representation of Brazilian matter, since Guimarães Rosa’s composition signals the eternal return of systemic violence and the non-overcoming of the problems of social experience.
Texte intégral
Ce texte est la traduction d’un article de la Revista Épicas, revue du Centro Internacional e Multidisciplinar de Estudos Épicos (CIMEEP, Brésil), associé de longue date du Projet Épopée (voir ici-même les présentations par sa directrice, Christina Ramalho, dans Le Recueil ouvert [En ligne], volumes 2018 et 2019.
Traduction du brésilien, finalisée et annotée à partir d’une base DeepL par Camille Thermes, Université Grenoble Alpes, UMR 5316, Litt&Arts ; Inès Cazalas, Université de Paris, URP 441, Cerilac ; Eden Viana Martin, Université de Pau, Alter- Arts/Langages.
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1 [N.d.É. Le titre signifie littéralement “Sentiers dans le Grande Sertão”. L...
Introduction1
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2 [N.d.É. Le terme portugais est “poner em xeque”. D. Corpas fait ici allusio...
1La résonance de la tradition épique dans l’œuvre de Guimarães Rosa est un sujet récurrent dans la critique sur l’auteur, dans Grande Sertão : Veredas en particulier. Dès la première réception du roman de 1956, le thème a été soulevé par Antônio Candido dans “O sertão e o mundo” (republié plus tard sous le titre “O homem dos avessos”) et, de manière plus approfondie, par Manuel Cavalcanti Proença, qui déclare : “S’il faut une classification littéraire pour Grande sertão : veredas, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une épopée” (PROENÇA, 1959, p. 166). Des réflexions pertinentes sur les éléments épiques du récit sont également apparues au début des années 1970 : dans As formas do falso, Walnice Nogueira Galvão a problématisé la “matière imaginaire” de la chevalerie ; José Hildebrando Dacanal a présenté une évaluation tout à fait originale du caractère épique du roman dans “A epopeia de Riobaldo”. Le débat autour de cette question a pris un nouvel élan entre les années 1990 et 2000, lorsque des études ont été publiées qui ont changé le cours des lectures du Grande Sertão. Pour ne citer que quelques travaux qui ont traité plus directement du sujet : Ana Luiza Martins Costa a cartographié les références à Homère dans les notes de l’écrivain ; Davi Arrigucci Jr. a traité du mélange des genres ; Willi Bolle a dénoncé2 la grandiloquence épique du récit.
2On peut comprendre que ce positionnement critique se soit affirmé : après tout, de nombreux éléments épiques sont flagrants dans plusieurs couches de Grande Sertão : Veredas, même si nous prenons en compte des aspects très basiques de la théorie du genre. On y retrouve en effet le recours à la matrice épique à la fois dans l’intrigue – qui conjugue les deux grands thèmes de l’épopée homérique, la guerre et le voyage –, dans les résonances du roman de chevalerie, dans la caractérisation des personnages, dans la reprise de la tradition épique dans la narration qui commence in media res et qui imite la transmission orale, et dans le fait qu’elle se tourne vers le passé. De même, les aventures du héros, trajectoire individuelle, sont interprétées en un sens totalisant, et qui renvoie à l’histoire de toute une collectivité.
3C’est ce dernier aspect épique qui nous intéresse particulièrement ici : le sens donné à une expérience collective à travers la présentation d’un destin singulier, qui prend des airs d’action exemplaire.
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3 Voir ce qu’en dit l’auteur dans ce qu’il appelle une “conversation” avec so...
4Notre point sera que, dans le cas de Grande Sertão : Veredas, et alors même que l’expérience sociale se représente à travers tous les éléments épiques sus-cités, ce destin prend un caractère que nous pouvons appeler tragique. Ou plutôt, le roman est revêtu d’un sens tragique, notamment en raison de l’incorporation de modèles issus de la tradition épique pour forger le récit3.
I. la tragédie moderne
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4 Raymond Williams, 1966, Modern Tragedy.
5Il convient de préciser que le terme “tragique”, employé ici à propos d’un récit du XXe siècle, conserve les traces de spécification historique que Raymond Williams a soulignées dans son étude de 1966, Modern Tradgedy.4
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5 “We have to recognize this suffering in a close and immediate experience, a...
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6 “We must try also, positively, to understand and describe not only the trag...
6Williams part de l’écart entre, d’une part, le sens commun de “tragédie” (comme catastrophe, malheur ou incident fatal) et, d’autre part, la théorie de la tragédie cultivée par la tradition érudite depuis la dramaturgie de la Grèce antique. Sa conception de la tragédie moderne est formulée comme une réponse à ce qu’il considère comme un schisme problématique entre ce que serait le sentiment de tragédie dans la pratique, du point de vue de l’homme commun et de l’expérience sociale, et les significations philosophiques diverses et complexes du terme : “Nous devons reconnaître la souffrance dans une expérience immédiate et proche, et non la dissimuler par une recherche de noms et de définitions”5. Ce n’est pas que cette approche ignore la densité philosophique de la théorie de la tragédie, sous ses différents aspects. Au contraire, nous discutons des traits distinctifs de ce qui serait le tragique, selon différentes conceptions qui intègrent une vigoureuse tradition en philosophie et en art, en cherchant à comprendre la corrélation entre les aspects reconnus comme propres à la tragédie à chaque moment et les processus historiques en cours. Distinguer ce qui serait le tragique proprement moderne implique donc de “comprendre et décrire non seulement la théorie tragique, mais aussi l’expérience tragique de notre propre temps”6.
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7 Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (Deutsch-Fra...
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8 “that is the complete loss of humanity and can only redeem itself through t...
7Pour en venir à la dimension tragique de Grande Sertão : Veredas, il suffira de rappeler un des aspects de la théorie de la tragédie que l’auteur examine : le rapport entre ordre et accident, et entre ordre et désordre dans le monde social. Il s’agit d’une composante décisive dans le sens moderne de la tragédie proposé par Williams, à partir d’un passage de Marx dans Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel7. Pour résumer très brièvement la question : ce que fait Raymond Williams, c’est déplacer le centre de gravité du débat sur le tragique vers l’expérience universelle de la souffrance séculaire résultant, selon les termes de Marx, de l’“injustice générale” qui façonne les sociétés capitalistes, l’expérience universelle de la souffrance séculaire résultant de la “perte totale d’humanité qui ne peut être rachetée que par une rédemption totale d’humanité”8. Ainsi, l’un des axes principaux de la définition du tragique moderne qui émerge dans l’étude de Williams est-il ancré dans une condition historique commune, dans l’expérience commune de la privation, de l’iniquité, des divers modes de violence institués et systématiquement reproduits – un désordre ordonné ou systématiquement produit. Le sens politique radical de ces idées de Raymond Williams sur la tragédie a été souligné dans la préface d’Iná Camargo Costa à l’édition brésilienne de son livre : l’auteur développe une remarquable réflexion sur les relations entre ordre, désordre et révolution pour bien démontrer que, dans le système capitaliste, ce qui apparaît comme un ordre est par définition la production méthodique du désordre (inégalité, humiliation, violence, privation, injustice), tandis que le désordre qui sera nécessairement produit par la révolution a pour but la création d’un nouvel ordre. Un autre aspect de la tragédie de notre époque est l’incompréhension de cette dialectique. De ce diagnostic découle une tâche artistique révolutionnaire : l’exposition du véritable trouble.
8C’est à partir de cette approche de la tragédie moderne que je propose de réfléchir à ce qui est tragique (et tragique parce que épique) dans le roman de Guimarães Rosa.
II. Ordre et désordre au Brésil
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9 [N. d. É. Les jagunços, membres de bandes armées, étaient des hommes de mai...
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10 ROSA, João Guimarães. Grande sertão : Veredas. Rio de Janeiro : Nova Front...
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11 Les citations et références portugaises se trouvent dans la version origin...
9Dans la séquence chronologique des aventures du jagunço9 Riobaldo, les conflits auxquels il a participé commencent par l’action d’un groupe paramilitaire commandé par Zé Bebelo. Ce groupe, arrivé de Goiás, est constitué d’hommes engagés pour combattre les bandes de jagunços dirigées par les colonels qui dominent l’arrière-pays du Minas Gerais. “Le but visé était : d’attaquer de front une bande après l’autre, de les réduire toutes, d’en finir avec elles, de liquider les jagunços jusqu’au dernier, de nettoyer le monde de ce banditisme sauvage”10 (ROSA, LAPOUGE-PETTORELLI, p. 210, ci-dessous “ROSA”11). Cette liquidation violente ouvrirait la voie à la mise en œuvre d’un nouvel ordre, dont le point culminant serait la modernisation du Sertão - c’est du moins ce qu’annonçait Zé Bebelo :
Il disait aussi qu’ensuite, une fois le banditisme aboli, et lui devenu député, alors ce Nord reluirait magnifique, on construirait des ponts, on installerait des usines, il serait remédié à la santé de tous, mis un terme à la pauvreté, inauguré mille écoles. (op. cit., p. 213)
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12 Dans ce passage, le narrateur chevauche aux côtés de Zé Bebelo qui lui “fa...
L’employeur de Zé Bebelo, semble-t-il, est le gouvernement brésilien lui-même, alors responsable des ennemis politiques du groupe d’agriculteurs locaux dirigé par Joca Ramiro. Ce n’est pas un hasard si, dans les discours avec lesquels il cherchait à obtenir le soutien des “municipalités de l’endroit”, Zé Bebelo promettait “moultes choses républicaines”12 ( ROSA, p. 217).
10Le contexte est donc celui de la dispute entre propriétaires terriens, dans le cadre de la vie politique du Brésil de la Première République. À tel point que, bien qu’il annonce que sa mission est de mettre fin au grand banditisme jagunço, Zé Bebelo utilise aussi des jagunços, sauf qu’ils se réunissent par convocation et avec un paiement hebdomadaire. Les jagunços subordonnés à Joca Ramiro, Sô Candelário ou Ricardão sont des résidents de leurs terres : gardiens de troupeau et fermiers occasionnellement convertis en bras armés pour des disputes territoriales et politiques, selon le modèle traditionnel de relation entre les éleveurs et les hommes pauvres du Sertão. Les hommes que dirigeait Zé Bebelo, eux – également pauvres, bien sûr – avaient été engagés spécifiquement pour cette tâche. Dans cette différence entre les gangs, un mouvement de changement conservateur s’annonce dans le Sertão : les relations de travail ne sont plus strictement traditionnelles, elles sont déjà, pour ainsi dire, modernes, régies par une sorte de rationalité d’entreprise – mais elles restent mêlées à la logique archaïque de la loi du plus fort.
11L’épisode le plus emblématique de cette modernisation conservatrice de l’ordre jagunço – cette mutation où le nouveau laisse perdurer l’ancien –, se produit lorsque, après une série de batailles, la bande de Zé Bebelo est vaincue et qu’il est fait prisonnier. C’est le grand tournant dans le déroulement de la guerre, avec l’installation du “tribunal” des jagunços qui juge Zé Bebelo. L’installation du tribunal – la tenue du procès, en fait – subvertit d’abord la coutume, qui consistait simplement à tuer l’ennemi capturé (éventuellement après torture).
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13 Le coronelismo désigne un système politique hérité de la colonisation, qui...
12Mais l’important est que la transformation de l’ordre violent n’est que partielle ou apparente. Il est vrai que le procès de Zé Bebelo semble signaler un progrès de la civilisation, dans la mesure où il met en scène l’institutionnalité de l’État de droit. Mais tout n’est en fait qu’une mise en scène de la légalité institutionnelle, car c’est toujours le pouvoir privé du grand chef Joca Ramiro qui parraine la nouvelle façon de régler les conflits. La persistance de l’autorité patriarcale et patrimoniale, la fusion du pouvoir privé et du pouvoir public, typique du coronelismo13, est évidente au moment où Joca Ramiro proclame la peine d’exil pour Zé Bebelo :
Joca Ramiro allait décider. C’était le moment. Et c’est en s’adressant directement à Zé Bebelo, qu’avec autorité il prit la parole : “Ce jugement est mon fait, la sentence que je prends vaut pour tout ce Nord. Mon peuple m’honore. Je suis l’ami de mes amis politiques, mais je ne suis ni leur laquais, ni à leur solde. La sentence est valable. La décision. Vous la reconnaissez ?” (ROSA, p. 436)
L’échec à surmonter l’état autoritaire et violent des choses devient explicite peu après la dissolution du tribunal, lorsque Hermógenes et Ricardão trahissent Joca Ramiro et le tuent, dégoûtés par la pacification négociée avec le procès. Commence alors une deuxième guerre, qui n’est pas simplement une quête de vengeance, un combat pour l’honneur sur le mode épique, comme le récit de Riobaldo voudrait nous le faire croire la plupart du temps. Il n’est pas difficile de voir qu’il s’agit, là encore, d’une confrontation entre groupes rivaux dans la répartition du pouvoir dans la région. Les colonels fidèles à la mémoire de Joca Ramiro cherchent à maintenir le statu quo, alors que Hermógenes et Ricardão agissent pour réaffirmer le pouvoir dont l’hégémonie de Joca Ramiro les avait dépossédés.
13Cette logique des intérêts des grands propriétaires terriens est explicitée même pendant le procès de Zé Bebelo, avec le discours de Ricardão, un personnage qui exprime le raisonnement politico-financier qui détermine les actions des bandes. Lorsqu’il plaide en faveur de l’exécution du prisonnier, il rappelle que le groupe réuni là avait une “responsabilité” envers d’autres alliés, qui ont subi des pertes matérielles dans ce conflit : “Ceux-là endurent la persécution du gouvernement, ils ont dû quitter leurs terres et leurs fazendas, ce qui a entraîné de grandes faillites, tout part à vau-l’eau...” (ROSA, 1986, p. 233-234). L’action de Ricardão et Hermógenes vise à rétablir l’ordre traditionnel du Sertão. Avec le meurtre de Joca Ramiro, l’accord non-violent conclu par le biais du tribunal engendre une nouvelle guerre, encore plus brutale que la première. Après plusieurs batailles et changements de commandement, les Ramiros finissent par vaincre leurs ennemis sous la direction de Riobaldo, et un nouvel ordre semble enfin établi dans le Sertão. Le narrateur s’en vante dans les dernières pages du livre : “que je sois venu, courageusement, renverser Hermógenes et nettoyer ces Hautes-Terres du banditisme jagunço”. (ROSA, p. 493).
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14 Jagunça utilisé plus haut au féminin (“a ordem jagunça”) est un adjectif s...
14En réalité, la logique de la jagunçagem14 continue à couver même dans le présent de la narration, dans les temps plus paisibles dans lesquels le vieux Riobaldo se souvient de son histoire. Lui insiste plus d’une fois pour souligner l’arrivée du changement, la transformation de l’ordre général du monde du Sertão :
Les temps s’en sont allés, les coutumes ont changé. Pratiquement, de légitime authentique, il reste peu de choses, il ne reste même plus rien. (ROSA, p. 51)
Sans aucun doute, des changements se sont produits dans ces années où a vécu le jagunço Riobaldo. Mais il s’agit de changements limités et contradictoires. Transformation sans dépassement, reconfiguration de l’ordre qui reproduit le désordre.
15Le sort de Zé Bebelo illustre bien ce processus. Lorsqu’il était employé par le gouvernement, il aspirait à devenir député, et il montre en fait qu’il a quelques atouts pour cette carrière – il sait en tout cas faire des discours démagogiques qui enthousiasment la population locale. Même après sa défaite, lorsqu’il change de camp et commence à diriger les jagunços pour venger le meurtre de son bienfaiteur Joca Ramiro, Zé Bebelo ne renonce pas à ses ambitions politiques – qui, dans une certaine mesure, continuent à signifier un pari sur la validité de l’institutionnalité en lieu et place de la loi du plus fort. Mais Zé Bebelo termine le roman en tant que commerçant de bétail, “gagnant beaucoup d’argent” et avec des plans pour aller à la capitale pour “se lancer dans le commerce, étudier pour être avocat” (ROSA, p. 915-916). Tout son discours “très national” (p. 915-916), toute la grandiloquence des promesses pour le progrès du Sertão tombent à plat - ce qui compte vraiment, c’est de “gagner beaucoup d’argent”. Il est également curieux que, jusqu’à la fin, la valeur qu’il accorde à la civilité urbaine ne soit pas incompatible avec l’action d’un tyran. Au contraire : très pragmatique, il calcule qu’il serait avantageux pour ses affaires de publier ses actes de chef de jagunço dans les journaux de la capitale.
16Ainsi, en somme, si “les mœurs ont changé”, comme le dit Riobaldo, il n’est pas vrai qu’“il ne reste rien” de l’ancien monde du Sertão Si le flux des guerres a conduit à un nouvel ordre, le principe de la violence reste latent. Au cœur de la modernisation du Brésil du milieu des années 1950, lorsque le livre a été publié, la forme du roman de Rosa semble signaler l’éternel retour de la violence systémique qui maintient la société brésilienne divisée. Il semble signaler le non dépassement des problèmes avec lesquels nous continuons à lutter.
17Nous continuons à lutter, au moment-même où j’écris. Dans la page malheureuse de notre histoire que nous traversons aujourd’hui, nous assistons une fois de plus à l’éternel retour de la violence systémique dans la société brésilienne. Aujourd’hui, sous un gouvernement de factions, de connivence avec les forces paramilitaires, sous l’influence du fondamentalisme religieux, d’intérêts financiers des plus prédateurs, voire morbides, et de manœuvres législatives, judiciaires et médiatiques qui montrent clairement la fragilité des principes républicains au Brésil, dans cette société qui, pendant des siècles, a été organisée selon les termes de la mentalité esclavagiste et de l’autoritarisme patriarcal.
III. Auto-justification épique
18Au regard du Brésil d’aujourd’hui, Grande Sertão : Veredas est, malheureusement, d’une actualité impressionnante. Guimarães Rosa a dit un jour, dans une interview avec Günter Lorenz, que Riobaldo “n’est rien d’autre que le Brésil” (LORENZ, 1994, p. 60). L’histoire de Riobaldo est, entre autres, l’histoire de pauvres gens impliqués dans la reconfiguration de l’ordre fondé sur une mentalité esclavagiste, l’autoritarisme patriarcal. Entre autres choses, Grande Sertão : Veredas est une histoire de jagunços, racontée par quelqu’un qui était un jagunço, était un patron de jagunços et, avec cela, s’est élevé dans l’échelle sociale, devenant un propriétaire terrien. Telle est la situation du protagoniste-narrateur Riobaldo : dans le présent de la narration, il est propriétaire terrien dans l’arrière-pays du Minas Gerais.
19La condition de classe ambiguë que Guimarães Rosa forge pour le protagoniste-narrateur de son roman contribue à la dimension épique du récit, mais en même temps elle soumet au soupçon la positivité de ce destin “exemplaire”, et la trajectoire qui mène un ex-jagunço à devenir cet “homme humain” dont parle le finale (ROSA, p. 918). La positivité de la traversée de Riobaldo est mise en échec car le régime de lecture instauré par la composition unique de ce roman nous force à voir que l’épique ne sert qu’à l’autojustification de ce héros ambigu.
20Après tout, qui est Riobaldo, ce personnage qui n’est “rien d’autre que le Brésil” ? On sait que le héros de Grande Sertão : Veredas, fils bâtard du fermier Selorico Mendes, est né d’une mère pauvre et solitaire. A la mort de sa mère, il est allé vivre en laboureur chez celui qui se présente comme son parrain, qui l’a fait étudier et lui a appris à tirer. Il se distingue alors comme un bon tireur dans les conflits entre des hommes pauvres sous le commandement des propriétaires terriens qui se partagent le pouvoir politique, la terre et d’autres privilèges dans le Brésil de la fin de la Première République. En tant que tel, il est le témoin, comme nous l’avons vu, du moment où les airs modernisateurs du progrès technique et de l’institutionnalité juridique commencent à s’installer dans le sertão, de manière balbutiante et incohérente. Notre héros atteint le poste de chef de la bande victorieuse des jagunços et, grâce à ce prestige, s’assure à la fois le mariage avec la fille d’un fermier et l’héritage de son parrain. Le vieux Riobaldo, capable de faire une plongée épique dans la mémoire et de réfléchir sur le sens de son expérience, est un homme riche, qui continue à compter sur la loyauté de certains anciens compagnons de jagunçagem – des hommes pauvres du Sertão qui, dans le présent de la narration, sont des métayers sur ses terres. Cette situation privilégiée, reste garantie par la force des armes même en temps de paix. C’est un système fondé sur la faveur, ce qui est présenté dès le début de l’histoire :
Mais aujourd’hui, que j’ai réfléchi, et que je pense d’affilée, ce n’est pas pour autant non, que je donne pour nulle ma compétence, dans une charge au fer et au fusil. Faut voir. Qu’ils s’amènent et viennent ici me faire la guerre, en mauvaise part, avec d’autres lois, ou des regards trop insistants, qu’ils s’amènent, qu’ils s’amènent ! Je tiens encore le pari de mettre à feu tout ce canton, autour, au cas où, au cas où… Au fusil lebel : au tac-atac-tacatac… Et je ne suis pas tout seul, attention ! Pour éviter ça, je me suis entouré de mes gens. Voyez plutôt : ici, attenant, au bout du chemin, Paspe – mon métayer- c’est mon homme. Une lieue plus loin, en comptant large, il y a Acaouã, et il y a le père Cyril et ses trois fils, je sais que je peux compter dessus. De ce côté, Alaripe (…) Et je serais pas une puissance ? Je leur laisse une terre, ce qui est à moi est à eux, on s’est mis d’accord comme des frères. Pourquoi je voudrais amasser de la richesse ? Ils sont là, leurs armes fin prêtes. Si l’ennemi arrive, on se passe le mot, on se rassemble : c’est le moment d’une bonne fusillade pacifique, histoire de leur faire voir. “ (ROSA, p. 51)
Au niveau de la conscience du héros du roman, le problème est que, pour s’élever à la condition de “propriétaire terrien établi”, pour gagner la guerre et obtenir ainsi les biens et la position sociale qui l’ont sauvé des affres de la misère, il a peut-être vendu son âme au Diable, s’engageant sans espoir dans le Mal. Le problème, comme il le raconte, est que c’est après avoir demandé l’aide du Diable qu’il a remporté la victoire, dans la même bataille où Diadorim, son grand amour, est mort – alors que lui, le chef, est resté à l’écart du corps à corps avec l’ennemi.
21En somme, c’est le désir d’auto-justification qui motive la fabrication du récit de Grande Sertão : Veredas . L’histoire de Riobaldo, avec tous ses doutes et ses impasses métaphysiques sur le Bien et le Mal universels, sur la Justice et sur l’équité de ses actions passées, converge vers une tentative d’assurer l’adhésion à son point de vue, de favoriser l’émoi et d’obtenir l’empathie du sujet à qui il raconte son histoire : un auditeur cultivé et urbain, un “docteur” en visite au Sertão, dont la parole est éclipsée dans le texte, de sorte que cet interlocuteur fantasmatique est délimité comme une projection du lecteur inscrit dans le cadre dramatique du roman.
22Un effet de cette architecture du roman qui offre une place au lecteur a fait l’objet d’un commentaire très éclairant d’Antônio Candido, qu’il est bon de rappeler ici car il permet de réfléchir à une fonction assumée par les résonances épiques.9
23Dans la revue qui a salué la sortie de Grande Sertão : Veredas en 1956, Candido a noté que le résultat du haut niveau esthétique atteint par l’inventivité de l’écrivain mineiro est tributaire de la découverte des “lois mentales et sociales du monde qu’il décrit” (CANDIDO, 2002, p. 191). Au début, pour le sujet instruit et urbain qu’est le lecteur de Rosa, il serait difficile de comprendre efficacement les lois mentales et sociales du monde du Sertão dans lequel vivait Riobaldo. Mais la distance qui sépare le lecteur de cet univers semble abolie par l’ingéniosité esthétique du romancier, qui mène le “docteur” à épouser la vision du jagunço. Il s’agit d’une perception importante que Candido a formulée de manière plus complète dix ans plus tard dans l’essai “Jagunços mineiros de Claudio a Guimarães Rosa” :
Du point de vue du style, être un jagunço et voir comme un jagunço est donc une sorte de subterfuge, ou de malice du romancier. Subterfuge pour donner à voir le monde brutal du Sertão à travers la conscience des agents mêmes de la brutalité ; malice qui établit un engagement et presque une complicité, selon laquelle le lecteur épouse la vision du jagunço parce qu’elle offre une clé adéquate pour entrer dans le monde du sertão. Mais surtout parce qu’à travers la voix du narrateur, c’est comme si le lecteur lui-même dominait le monde, plus de façon plus complète que ses habitudes mentales ne le lui permettraient. (CANDIDO, 2004, p. 120-121 ; D. Corpas souligne).
24La présence, dans Grande Sertão : Veredas, d’éléments liés à la tradition fondée avec l’épopée participe à cette médiation entre le lecteur de romans et l’univers des habitants pauvres du Sertão. La tonalité épique de l’histoire du paysan Riobaldo forge une perspective qui est familière au lecteur cultivé, contribuant à son impression que la distance sociale abyssale qui le sépare de l’expérience de l’habitant du Sertão est raccourcie. On peut dire, en reprenant les termes de Candido, que le recours de l’écrivain à la tradition épique est une sorte de subterfuge qui aboutit à la mythification des sources de la brutalité. Racontées sur un mode épique, ses actions sont considérées, dans l’ensemble, comme justifiées. Au point que Riobaldo dit à son interlocuteur dans le dernier paragraphe du livre : “Vous m’avez écouté bien aimable, vous avez confirmé mon idée : que le Diable n’existe pas. N’est-ce pas ?” (ROSA, p. 918). La brutalité à laquelle il a participé et dont il a bénéficié doit paraître moins brutale au médecin éclairé pour s’être présentée, avec une ampleur épique, comme un moyen d’atteindre des fins supposées justes – soit “nettoyer ces Gerais du jagunçagem”, soit rechercher la vérité sur le bien et le mal.
25Cependant, même si le héros, lorsqu’il raconte son histoire, affirme son engagement éthique – faisant preuve d’un effort émouvant pour distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste – dans la pratique, son voyage est réalisé comme une ascension sociale individualiste, par la force des balles et de l’asservissement de ses pairs. C’est cette progression de l’intrigue qui est occultée par la mythification épique qui imprègne le récit. Comme le note Walnice Nogueira Galvão dans As formas do falso, l’imaginaire épique de la chevalerie, réemployée dans le roman de Rosa, constitue
une véritable “cellule idéologique” dans le tissu de la tradition littéraire brésilienne, qui dans les études, les chroniques, l’histoire et la fiction, pratique l’analogie entre jagunço et chevalier errant, latifúndio et fief, colonel et seigneur féodal, Sertão et monde médiéval. Il s’agit d’une vieille tradition dans notre littérature, qui force une noble similitude et minimise la nécessité d’étudier les aspects spécifiques du phénomène. (GALVÃO, 1972, p. 52)
Conclusion
26La médiation entre l’univers du Sertão et le lecteur, forgée avec des éléments épiques, devient un point critique des plus pertinents si l’on considère le but d’autojustification du narrateur et sa trajectoire (de garçon pauvre et jagunço superficiel à propriétaire de fermes héritées). Le vieux Riobaldo dignifie sa propre traversée, l’ascension arriviste dans laquelle il a agi comme un agent de brutalité, bénéficiant de la soumission des pauvres du Sertão et de l’état de violence, qui restent en vigueur dans le présent de la narration, bien que de manière moins explicite. Dans la mesure où le lecteur adhère à la perspective du paysan qui dignifie son propre passé, il reste détaché de la réalité de cet autre social que sont les jagunços, les pauvres du Sertão – et ce même s’il a l’impression de comprendre cet univers. C’est l’effet de l’ambiguïté de la condition de classe de Riobaldo, soutenue elle-même par la création linguistique qui absorbe le discours et l’imagerie populaires dans la composition érudite. L’enchantement de la narration dense , qui nous ravit presque hypnotiquement par son lyrisme et l’élévation épique de l’action, semble adoucir la dureté des problèmes du Sertão – ou du Brésil – qui se perpétuent, inconscients de l’annonce de temps nouveaux promis par les hérauts de la transformation de l’état des choses, toujours peu concluants.
27C’est pourquoi l’intention épique forgée dans le roman de Guimarães Rosa résonne de façon tragique. La mythification de l’action de Riobaldo, la pseudo-dignité donnée à l’ascension sociale du jagunço devenu propriétaire-terrien résonne tragiquement. C’est qu’elle participe à la reconfiguration de l’impasse insoluble dans laquelle se constitue une expérience collective qui ne connaît pas le dépassement de la souffrance promue par une violence systémique, une violence structurelle de l’ordre social, qui se reproduit continuellement, même à travers des processus qui prétendent la combattre.
Notes
1 [N.d.É. Le titre signifie littéralement “Sentiers dans le Grande Sertão”. La traduction française s’intitule Diadorim, du nom d’un des personnages.] Article paru sous le titre “Forja épica e sentido trágico de Grande Sertão : Veredas”, par Danielle CORPAS, dans : Revista Épicas. Année 4, N. 8, déc 2020, p. 21-32 ; url : https://www.revistaepicas.com/n %C3 %BAmero-8. Ce texte avait été présenté au 13e Congrès allemand des lusitanistes (Université d’Augsbourg, 2019).
2 [N.d.É. Le terme portugais est “poner em xeque”. D. Corpas fait ici allusion à des thèses de Willi Bolle proches de celles du présent article : la “grandiloquence épique” est présente dans Grande Sertão : Veredas, mais c’est pour mieux être dénoncée par le dispositif. Voir l’interview accessible en ligne en anglais : https://revistapesquisa.fapesp.br/en/guimaraes-rosa/ où il dit, sub fine : “Grande Sertão is the grandiloquent speech of the eternal holders of power and the Veredas [c’est-à-dire “les chemins, les chemins de traverse” N. d. É.] are the place where the common people speak. Rosa’s great achievement is that, instead of writing about the backcountryman, he lets the backcountryman speak for himself and he incorporates his speech into the construction of the language. If this potential of the work were to be activated on a large-scale, as is indeed already happening, this country will become unshackled. Because it will speak for the first time in non-colonial language”. Sur ce sujet, voir ici-même l’article de Tereza Virgínia Ribeiro Barbosa : “Uma nação se faz com literatura”].
3 Voir ce qu’en dit l’auteur dans ce qu’il appelle une “conversation” avec son interlocuteur fictionnel (ROSA, p. 686).
4 Raymond Williams, 1966, Modern Tragedy.
5 “We have to recognize this suffering in a close and immediate experience, and not cover it with names. But we”, WILLIAMS, 2013. Dans l’édition portugaise de 2002, la citation est p. 114.
6 “We must try also, positively, to understand and describe not only the tragic theory but also the tragic experience of our time”, op. cit., 2002, p. 87.
7 Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (Deutsch-Französische Jahrbücher, Hrsg. von A. Ruge und K. Marx, Paris, 1844)
8 “that is the complete loss of humanity and can only redeem itself through the total redemption of humanity ”, op. cit., p. 94.
9 [N. d. É. Les jagunços, membres de bandes armées, étaient des hommes de main à la solde des grands propriétaires de l’intérieur du Brésil. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ces bandes “se sont livré de véritables combats, et adonnées à des expéditions punitives, qui dégénérèrent en mises à sac, destructions, et massacres sanglants et meurtriers. (…) Une dimension quasi-utopiste n’était pas absente de certaines de ces formations (…) Selon le sentiment que lui-même a de son ‘office’, le jagunço peut tout aussi bien être le pire brigand ou l’homme preux, et parfois même, au gré des circonstances, l’un et l’autre à la fois”. Note de la traductrice dans João Guimarães Rosa, Diadorim, trad. du portugais (Brésil) par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, Paris, Albin Michel, Le livre de poche, 2006, p. 923.
10 ROSA, João Guimarães. Grande sertão : Veredas. Rio de Janeiro : Nova Fronteira, 1986 [1956].
11 Les citations et références portugaises se trouvent dans la version originale de l’article, accessible sur https://www.revistaepicas.com/n %C3 %BAmero-8
12 Dans ce passage, le narrateur chevauche aux côtés de Zé Bebelo qui lui “fait part de ses projets” (p. 210). Les paroles rapportées sont celles de Zé Bebelo, engagé par le gouvernement pour mettre fin au système des jagunços dans le Sertão. Ce chef se définit comme un représentant de la loi et de la République, ce qui ne l’empêche pas d’engager des jagunços (avec cependant le fonctionnement différent décrit ici).
13 Le coronelismo désigne un système politique hérité de la colonisation, qui s’est établi sous ce nom dans les régions rurales du Brésil et notamment dans le Sertão sous la Première République brésilienne (Republica Velha, 1889–1930). Le pouvoir était confié à quelques grands propriétaires terriens, qui dirigeaient la région en échange de services rendus à la population (notamment la protection, via les milices armées privées, constitués de jagunços). Ces oligarques étaient appelés coronéis.
14 Jagunça utilisé plus haut au féminin (“a ordem jagunça”) est un adjectif signifiant “brut, stupide, mal dégrossi, inculte”. Jagunçagem est le nom féminin désignant une bande de brigands, de jagunços.
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Danielle Corpas
Danielle Corpas, docteure en théorie littéraire de l’ Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ, 2006), est Professeure au département des sciences de la littérature de l’UFRJ. Elle est l’auteure de deux ouvrages sur Guimarães Rosa : O jagunço somos nós : Visões do Brasil na crítica de Grande Sertão : Veredas (Campinas : Mercado de Letras, 2015) et Armas & Letras - e outros ensaios sobre Guimarães Rosa (Rio de Janeiro : Desalinho, 2019). daniellecorpas@letras.ufrj.br