Epopée, Recueil Ouvert : Présentations

Philippe Haugeard

L’intelligence dans l’épopée médiévale européenne. Présentation (2021)

Texte intégral

 

                                                           À la mémoire de Dominique Boutet

 

  • 1 G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction g...

1Parce qu’elle est éminemment guerrière, l’épopée véhicule et célèbre des valeurs qui sont étroitement associées à la guerre, et au premier chef le courage, la vaillance et l’honneur. Ces qualités définissent une élite qui fonde ses privilèges et qui légitime sa domination par son excellence dans une activité guerrière qui la distingue. Si elle ne l’exclut pas, l’importance de la guerre semble devoir ainsi généralement placer l’intelligence en retrait par rapport aux valeurs qui constituent ou construisent un héroïsme. Cependant, comme l’ont montré les travaux de Georges Dumézil pour l’épopée d’origine indo-européenne, l’intelligence est loin d’être absente de l’espace épique où elle remplit notamment une fonction de discrimination ou de qualification1.

2Ce volume est né du constat que la place, la perception ou la représentation de l’intelligence dans l’épopée médiévale occidentale n’a pas été l’objet d’une attention comparable de la part de la critique : il entend réparer en partie ce manque en proposant un ensemble d’études couvrant un espace géographique qui va de la Méditerranée (Espagne et Byzance) au Grand Nord (Islande), l’accent étant quantitativement mis sur le domaine français avec la chanson de geste. Ce volume ne prétend donc pas épuiser un champ de recherche qu’il conviendra d’approfondir et d’élargir : son ambition est d’inaugurer une réflexion nouvelle vers une thématique encore peu explorée.

3L’intelligence dont il est principalement question ici est la faculté intellectuelle en elle-même, celle de concevoir, de comprendre et d’élaborer. Si l’intelligence peut s’exercer de façon spéculative et tournée vers la compréhension du monde, des hommes et des choses, sous la forme des sciences et de la philosophie, elle s’exerce d’abord, aussi et surtout, dans le domaine de l’action. Cette intelligence pratique, c’est la mètis des Grecs, dont Détienne et Vernant ont décrit la nature, les formes, les effets et les domaines d’exercice à travers un vaste corpus de textes qui intègre le mythe, l’épopée et la fable, mais aussi des traités techniques ou scientifiques, faisant ainsi apparaître son importance dans la civilisation grecque – une importance occultée par le prestige de la philosophie et de la pensée spéculative. Comme aptitude à concevoir, comprendre, élaborer, la mètis, ou l’intelligence pratique, se manifeste en effet dans des activités ou des domaines variés :

  • 2 M. Détienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Gre...

Stratagèmes du guerrier quand il opère par surprise, dol ou embuscade, art du pilote dirigeant contre vents et marées, roueries verbales du sophiste qui retourne contre l’adversaire l’argument trop fort dont il s’est servi, ingéniosité du banquier et du commerçant qui, comme des prestidigitateurs, font beaucoup d’argent avec rien, prudence avisée du politique dont le flair sait pressentir à l’avance le cours incertain des événements, tours de main, secrets de métier qui donnent aux artisans prise sur une matière toujours plus ou moins rebelle à leur effort industrieux : la mètis préside à toutes les activités où l’homme doit apprendre à manœuvrer des forces hostiles, trop puissantes pour être directement contrôlées, mais qu’on peut utiliser en dépit d’elles, sans jamais les affronter en face, pour faire aboutir par un biais imprévu le projet qu’on a médité2.

L’intelligence pratique conditionne donc le succès de l’action, quelle que soit la nature de l’action – une action qui ne se limite jamais à l’activité guerrière, même dans l’espace éminemment guerrier de l’épopée, comme le montrent suffisamment les contributions qui sont réunies dans ce volume.

4L’intelligence, dans la variété de ses formes et de ses effets, se perçoit d’abord à travers un vocabulaire et les associations que ce vocabulaire établit entre les domaines auxquels il renvoie. La chanson de geste ne connaît pas le mot ruse, qui réfère dans son acception la plus ancienne aux détours fait par le gibier dans sa fuite, mais dispose d’un riche ensemble de mots – guile, boidie, sens, savoir ou engin – aux emplois parfois concurrents mais dont l’examen révèle de subtiles nuances de sens et de connotation, comme le montre François Suard pour un corpus des XIIe et XIIIe siècles. Corinne Jouanno fait de son côté apparaître de quelles façons, dans le Digénis Akritas (version de Grottaferrata), la construction du héros fait entrer des vertus intellectuelles que le vocabulaire distingue soigneusement, comme phronêsis, « prudence », phronêma, « esprit », sunesis, « compréhension », ou bien sophia, « sagesse ». D’une manière comparable, Patricia Rochwert-Zuili montre comment le héros du Cantar de Mio Cid (1207) et du Cantar de Rodrigo (début du XIVe siècle) est décrit comme un homme de la prudence avisée ou de l’intelligence rusée à travers des adjectifs récurrents comme acordado, membrado ou artero. L’importance des mots et de la nomination est encore mise en valeur par l’étude que propose Ingvil Brügger Budal de la Brennu-Njals saga (XIIIe siècle) où la plupart des personnages sont flanqués de surnoms ou de sobriquets qui les caractérisent ou qui les assignent à des domaines où ils s’illustrent particulièrement, les domaines de l’intelligence, de la sagesse ou de la connaissance rencontrant ou côtoyant facilement ceux de la magie, de la poésie ou de la spiritualité.

5L’intelligence pratique s’incarne prioritairement dans la ruse, qui a ses champions, dans le monde animal comme dans le monde humain. À partir d’un riche échantillon d’exemples, François Suard établit ainsi une typologie de la ruse dans la chanson de geste, où elle a principalement une finalité tactique et militaire ; elle y est souvent langagière, et introduit une dimension ludique à sa fonction pratique ; elle a ses spécialistes, comme les femmes, ou des personnages de magicien ; elle est au service parfois de mauvaises intentions et elle apparaît de toute façon seconde par rapport à la prouesse, qui est incontestablement la valeur dominante. Jean-Charles Herbin se livre lui aussi à une enquête qui entend se montrer totalisante sur la question de l’intelligence et du savoir dans la Geste des Loherains, vaste cycle épique composé à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècles ; l’intelligence s’y rencontre dans de nombreux domaines : nécessaire à l’ingénieur, mais aussi à l’homme de lettres ou au savant, elle se manifeste principalement dans le domaine militaire, politique ou diplomatique. Dans la chanson de geste, la ruse est aussi volontiers associée à la féminité, comme le rappellent François Suard et Jean-Charles Herbin. Bernard Ribémont consacre justement toute son étude à la place de la mètis dans la représentation des « femmes épiques ». Si l’intelligence rusée prêtée aux femmes s’exprime particulièrement dans le domaine auquel elles sont traditionnellement associées, celui de l’amour et du mariage, Bernard Ribémont montre aussi que nombre de personnages féminins se distinguent par une capacité à anticiper l’avenir et à dire le droit dans des situations complexes ou de tension, ce qui n’était pas vraiment attendu eu égard à leur état de dépendance par rapport au pouvoir masculin (Erembourg dans Jourdain de Blaye, Blanchefleur dans Garin le Loherenc ou Hermanjart dans les Narbonnais).

6Une autre figure de l’intelligence est régulièrement représentée dans la chanson de geste, à travers ce que l’on doit considérer, par sa fréquence, comme un motif : il s’agit du conseiller dans le cadre de la scène de conseil – motif et figure que Dorothea Kullmann étudie plus spécifiquement dans sa contribution : partant de la Chanson de Roland et de l’image particulièrement positive de Naimes, elle s’intéresse ensuite à des personnages de conseiller dans la production épique en langue d’oc, à savoir dans Girart de Roussillon, Aigar et Maurin, le Fierebras occitan, le Ronsasvals et la partie épique du Roman d’Arles. L’intelligence du conseiller est d’abord et avant tout une intelligence politique (dans les différents sens possibles de l’adjectif), ce qui n’exclut pas la prise en compte d’une éthique, conforme au bon fonctionnement de l’ordre féodo-vassalique, à l’intérêt supérieur du pouvoir souverain et à certains principes religieux – cette intelligence politique est parfaitement incarnée par Naimes dans la Chanson de Roland, qui n’est pas un personnage de la ruse, contrairement à Ganelon. Ce dernier personnage illustre de son côté toute l’ambiguïté de l’intelligence rusée, dont la perception dépend étroitement de ses finalités et de ses contextes d’exercice. La ruse en effet caractérise le traître ou le félon, et c’est à cette négativité potentielle de l’intelligence pratique que s’intéresse Philippe Haugeard à travers le portrait de ce même Ganelon et de deux autres personnages à la réputation particulièrement douteuse : Bernard de Naisil dans Garin le Loherenc et Girart de Fraite dans Aspremont. Dans ces textes, l’intelligence rusée caractérise des personnages dont le comportement porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte à l’ordre politique et/ou social : elle apparaît l’attribut d’une négativité qui est moins éthique qu’idéologique.

7L’intelligence participe enfin à la construction du héros. C’est particulièrement le cas de Garin le Lorrain, qui se distingue au sein du personnel épique par une formation savante qui caractérise plutôt les clercs (Jean-Charles Herbin), mais aussi de Digénis Akritas et du Cid dans les épopées qui les célèbrent : il s’agit de guerriers dont les qualités intellectuelles les désignent et les légitiment aussi comme chefs, c’est-à-dire comme dépositaires d’un pouvoir de nature politique (Corinne Jouanno et Patricia Rochwert-Zuili). Les textes expriment en effet une réflexion sur l’importance de l’intelligence, ou des qualités afférentes à l’intelligence (prudence avisée, perspicacité et compréhension, sagesse et connaissance) dans l’exercice du pouvoir, et c’est parfois même cette intelligence, servie par une maîtrise supérieure de la parole, qui confère d’abord le pouvoir, détenu en bien ou en mal, comme dans la saga islandaise (Ingvil Brügger Budal). La construction du héros, dans Garin le Loherenc, le Digénis Akritas ou les poèmes du Cid, sert visiblement un idéal du pouvoir en grande partie travaillé par une conception cléricale : un dialogue s’instaure entre l’idéologie chevaleresque et cette conception cléricale (Jean-Charles Herbin), ou bien plus résolument, c’est un idéal religieux qui apparaît prégnant dans la représentation d’un pouvoir impensable sans intelligence (Corinne Jouanno et Patricia Rochwert-Zuili).

8On le voit donc, l’épopée médiévale européenne, à l’instar du corpus grec étudié par Détienne et Vernant, tient elle aussi un discours de l’intelligence, par des voies ou selon des modalités diverses qu’il s’agissait de définir, et en vertu de finalités idéologiques qu’il convenait de faire apparaître : elle exprime un point de vue, qui peut être multiple et varié, sur une faculté globalement positive mais qui n’est pas toujours sans ambiguïté, qu’elle associe ou non à ses héros, ou à des groupes d’individus en raison de leurs fonctions ou de leurs conditions, de façon inventive parfois mais le plus souvent en conformité avec un imaginaire social ou collectif, quand ce n’est pas selon une conception proprement cléricale ; en cela, elle participe activement à la création ou la mise en place d’un système de représentation, sans en être pour autant l’élément le plus voyant.

 

9Nous dédions en guise d’hommage à sa mémoire ce volume à Dominique Boutet, décédé au cours du mois d’août de cette année. Plusieurs des contributeurs de ce volume sont des membres anciens et réguliers du Groupe de Recherche sur l’Épique (GREp) qu’il dirigeait depuis de nombreuses années : ils savent quel vide immense laisse sa disparition, non pas seulement sur un plan scientifique et intellectuel, mais aussi humain. Dominique Boutet était un grand savant, d’une remarquable ouverture d’esprit et d’une hauteur de vue incomparable – ce que tout spécialiste de la littérature médiévale sait parfaitement bien – mais c’était aussi un homme charmant, foncièrement bienveillant, particulièrement avec les jeunes docteurs à qui il réservait une place de choix dans le programme annuel du GREp, et toujours heureux d’être en compagnie de ses semblables, avec qui il aimait partager des moments de convivialité. Grièvement malade depuis longtemps, Dominique Boutet luttait contre la maladie avec un optimisme volontaire et une foi constante dans la médecine et dans son propre pouvoir de résistance, qu’il affirmait à travers un travail scientifique qu’il a continué à mener jusqu’au dernier moment. C’était un homme digne d’admiration, tout simplement.

 

10Cette livraison du Recueil ouvert contient également, comme à l’accoutumée, des articles hors-dossier voués à poursuivre l’état des lieux de la recherche épique et la présentation des thèses ou travaux en cours sur l’épopée.

État des lieux de la recherche (section 4) : Giulio Martire présente le deuxième volet de sa vaste étude consacrée à la critique italienne sur l’épopée romane : après avoir décrit dans la précédente livraison les tendances de la recherche italienne à partir des Congrès de la Société Internationale Rencesvals des années 1950 au congrès de 2015, l’auteur s’arrête particulièrement sur le Congrès de Rome de 2015, qui fut fondamental à plus d’un titre, à quoi il ajoute un examen des axes de recherche sur la chanson de geste à partir des thèses soutenues en Italie sur la chanson de geste depuis une dizaine d’années.

Thèses, travaux en cours : dans le cadre d’un ouvrage en cours de rédaction sur les frontières de l’épique, Jean-Pierre Martin propose une contribution, vouée à en devenir un chapitre, intitulée « Variations sur L’Ogre aveuglé. Sur quelques avatars littéraires de Polyphème ». Dans une approche comparative et en partie structuraliste, l’auteur étudie les variations du même motif dans l’Odyssée, Historia Regum Britanniae, le Dolopathos, le Dede Korbut, Le Becut et le Livre des Héros (Légendes nartes) ou encore l’Ulysse de Joyce ; il montre que le potentiel de signification du motif est moins dans le récit lui-même que dans la relation que les textes établissent entre une matière, un narrateur et un destinataire.

11Le volume 2022 sera dirigé par Nina Soleymani-Majd et portera sur les épopées moyen-orientales.

Notes

1 G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Paris, PUF, 1969.

2 M. Détienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, p. 56-57.

Pour citer ce document

Philippe Haugeard, «L’intelligence dans l’épopée médiévale européenne. Présentation (2021)», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 29/10/2023, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/371-l-intelligence-dans-l-epopee-medievale-europeenne-presentation

Quelques mots à propos de :  Philippe  Haugeard

Université d’Orléans, Laboratoire POLEN EA 4710
Philippe Haugeard est professeur à l’Université d’Orléans où il enseigne la langue et la littérature française du Moyen Âge. Ses travaux de recherche portent sur la littérature narrative des XIIe et XIIIe siècle, et plus particulièrement la chanson de geste, qu’il étudie à travers une approche sociohistorique et anthropologique. Il est l’auteur de Du Roman de Thèbes à Renaut de Montauban. Une genèse sociale des représentations familiales, Paris, PUF, 2002, et de Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, 2013.