Epopée, Recueil Ouvert : Section 2. L'épopée, problèmes de définition I - Traits et caractéristiques
L’intelligence dans la geste cidienne
Résumé
Fondé sur l’analyse de la Chanson de Mon Cid (1207) et de la Chanson de Rodrigue (début XIVe), cet article permet d’entrevoir les mots et les domaines d’exercice de l’intelligence dans la geste cidienne et montre comment les différences entre les deux poèmes sont révélatrices du contexte dans lequel ils ont été composés.
Abstract
“Intelligence in Cidian gesture”
Drawing from the analysis of Cantar de Mio Cid (1207) and Cantar de Rodrigo (early 14th century), this article seeks to uncover the words and practical fields of intelligence in the Cidian epic, while showing how the differences between the two poems are indicative of the context of their composition.
Texte intégral
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1 Cf. Martínez Diez, Gonzalo dans El Cid histórico, [1999], Madrid, Planeta, ...
1Né au sein d’une société en guerre et vivant pour la guerre, dans les années centrales de la Reconquête, Rodrigue Díaz de Vivar (~ 1048-1099), surnommé le Cid Campeador (“le chef, expert sur le champ de bataille”), ou plus communément le Cid, doit sans conteste son caractère de guerrier invaincu à son génie militaire et à ses grandes qualités de chef des armées sachant, par son ardeur au combat, galvaniser ses troupes. Gonzalo Martínez Diez dit d’ailleurs de l’homme qu’il se distinguait par son intelligence, sa ruse et son courage, mais qu’il fut aussi un fin politique, alliant fermeté, générosité et magnanimité1.
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2 Sur les sources documentaires, historiographiques et poétiques se rapportan...
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3 Au vrai, on ne conserve pour l’Espagne que trois chansons de geste, la troi...
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4 Pour une présentation de la critique cidienne récente, voir ici-même Pablo ...
2Plusieurs sources médiévales, tant chrétiennes que musulmanes, aussi bien historiographiques que poétiques2 ont contribué à façonner cette image. Parmi celles-ci, figurent deux chansons de geste3 qui rapportent les hauts faits du personnage en mêlant éléments historiques et fictifs4.
3La première est celle qui a fait de lui un véritable mythe. Daté de 1207, le texte de la Chanson de Mon Cid conservé à la Bibliothèque Nationale d’Espagne dans un manuscrit du XIVe siècle raconte comment le Cid, banni de Castille par le roi Alphonse VI, enchaîne les victoires en terres andalouses jusqu’à conquérir Valence dont il devient un puissant seigneur. Valorisant auprès du roi le mérite comme moyen de s’enrichir et surtout comme mesure de valeur sociale, notamment grâce à l’enrichissement qu’il engendre, il parvient à recouvrer la grâce royale ainsi que son honneur et à imposer un nouvel ordre, où la seigneurie féodale vient se superposer à la seigneurie naturelle. Ses exploits lui permettent en outre de s’élever en mariant ses filles, d’abord aux fils d’un comte, les infants de Carrión, puis à des fils de rois.
4Dans la deuxième chanson, composée à l’aube du XIVe siècle et conservée dans un manuscrit du XVe siècle de la Chronique de Castille, on suit les aventures du jeune Rodrigue sous le règne du roi Ferdinand Ier, père d’Alphonse VI. Trouvant son origine dans un contexte différent, le poème construit le portrait d’un personnage plus arrogant, qui refuse de baiser la main du roi et brave l’autorité paternelle. Contraint par Ferdinand Ier d’épouser Chimène, fille de comte, afin de réparer le meurtre du père de cette dernière, lui, qui n’est que fils d’infançon, s’impose cinq victoires militaires avant de consommer cette union hypergamique. Rodrigue doit mériter Chimène mais le roi doit aussi mériter que le jeune chevalier lui baise la main. Ainsi le texte valorise-t-il le rôle déterminant des chevaliers et des bonshommes des villes auprès de la royauté, reflétant par là l’action de ceux qui contribuèrent, dans les années 1300, à conforter le pouvoir du roi Ferdinand IV de Castille. À travers le service royal et la démonstration d’une nécessaire réciprocité dans la relation vassalique, Rodrigue montre que le mérite vaut plus que toute considération d’ordre hiérarchique, ce qui lui permet de prendre la tête de l’armée royale et de s’imposer en tant que meilleur conseiller de Ferdinand Ier.
5Or ces deux parcours illustrant l’ascension sociale du héros donnent à voir une série d’actions dont l’issue est liée au déploiement d’une véritable intelligence pratique, ou mètis. Il convient donc de voir quels sont les mots de l’intelligence dans les deux chansons, à quels domaines précis elle s’applique, selon quelles modalités, et comment les manifestations de cette intelligence révèlent, à travers les divergences entre les deux textes, les conditions dans lesquelles ils ont été composés et le propos des jongleurs.
I. Les mots de l’intelligence
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5 Détienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence. La m...
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6 Certains de ces termes sont cités par Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernan...
6Si, comme l’affirment Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, la mètis apparaît toujours plus ou moins ‘en creux’, immergée dans une pratique qui ne se soucie, à aucun moment, alors même qu’elle l’utilise, d’expliciter sa nature ni de justifier sa démarche5, il est néanmoins possible de repérer dans les textes certains termes et expressions traduisant cet ensemble complexe d’attitudes mentales et de comportements intellectuels6 renvoyant à l’intelligence.
7On remarquera d’abord que face à une situation où la survie et la position sociale du héros sont en jeu, la première qualité qui est attribuée au héros dans la Chanson de Mon Cid est la mesure. Tel est le terme qui est employé au début du poème, lorsque le personnage contemple sa maison de Vivar, vidée de ses biens meubles suite à l’ordre royal de bannissement, et qu’il s’en remet à Dieu, non pas pour se plaindre mais en Le prenant à témoin d’une situation où il perçoit déjà l’espoir d’un changement :
7 J’utilise l’édition et traduction de Georges Martin dans Chanson de Mon Cid...
Ffabló Myo Çid bien e tan mesurado :
“¡ Grado a ti, Sennor, Padre que estás en alto !
¡ Esto me an vuelto myos enemigos malos !” (v. 7-9)7
Mon Cid parla bien et fut si mesuré :
“Père qui es là-haut, Seigneur, je te rends gré !
Voici ce qu’ont tramé mes ennemis mauvais !”
Dans la Chanson de Rodrigue, un autre mot désigne l’attitude à adopter dans une situation délicate, l’adjectif acordado (avisé). C’est en effet ce terme que Rodrigue emploie pour inciter le roi à suivre ses conseils afin de ne pas se laisser piéger par le pape et l’empereur allemand venus lui demander de s’acquitter du tribut impérial :
8 Pour la Chanson de Rodrigue, je m’appuie sur la transcription du texte que ...
“Señor, en aquesta fabla, sed uós bien acordado :
Ellos fablan muy manso et vós fablat muy brauo ;
Ellos son muy leýdos et andarvos han engañando” (v. 1084-1086)8
“Sire, dans ces conseils, soyez bien avisé :
Ils parlent doucement, parlez avec fierté ;
Ils ont beaucoup de lettres et voudront vous tromper ;”
Si l’adjectif est appliqué ici au roi, il ne fait aucun doute que ce passage souligne surtout, à travers le conseil, la prudence avisée de Rodrigue.
8Cette qualité est d’ailleurs particulièrement mise en évidence dans la Chanson de Mon Cid au moyen d’un autre terme, traduit de la même façon par Georges Martin, traducteur des deux chansons : l’adjectif menbrado, qui apparaît à quatre reprises dans le poème.
9Les deux premières occurrences renvoient à l’épisode du stratagème des coffres remplis de sable que le Cid laisse en gage aux marchands juifs de Burgos, Raquel et Vidas, en leur faisant croire qu’ils contiennent ses richesses et en leur demandant de l’argent en échange pour pouvoir survivre en exil. Dans ce cas, l’adjectif apparaît au sein d’une formule ou épithète épique attribuée à Martín Antolínez, que le Cid a désigné pour mettre en œuvre son stratagème :
Legó Martín Atólinez a guisa de menbrado : (v. 102)
Entra Martin Antolínez, homme fort avisé :
Respuso Martín Antolínez a guisa de menbrado : (v. 131)
Leur dit Martin Antolínez, homme fort avisé :
Tout en donnant du relief au personnage, la répétition de l’épithète montre aussi que le Cid et ses hommes forment un groupe dont les actions sont guidées par l’intelligence, comme on peut le voir à travers la troisième occurrence, se rapportant au moment où le héros s’adresse à ses hommes pour qu’ils se préparent à quitter la Castille :
Sed menbrados commo lo deuedes far :
A la mannana, quando los gallos cantarán,
Non uos tardedes, mandedes ensellar. (v. 315-317)
Avisez, comme le faire on doit :
Demain matin, lorsque le coq chantera,
Ne tardez point, sellez votre cheval.
Enfin, l’adjectif menbrado apparaît au sein de l’épisode de la prise du château d’Alcocer pour qualifier le Cid qui feint d’abandonner le siège de la ville afin que les Maures baissent la garde :
10Quando vio Myo Çid que Alcoçer non se le daua,
Él fizo vn art e non lo detardaua :
Dexa vna tienda fita e las otras leuaua ;
Coió Salón ayuso, la su senna alçada,
Las lorigas vestidas e çintas las espadas,
A guisa de menbrado por sacarlos a çelada. (v. 574-579)
Quand il vit, Mon Cid, qu’Alcocer ne se rendait,
Il fit un artifice et point ne s’attardait :
Plantée laisse une tente et les autres emportait ;
Il prit Jalón aval, son enseigne levée,
Les hauberts revêtus et ceintes les épées,
Pour mieux les prendre au piège, tel un homme avisé.
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9 Voir Détienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence,...
Ce passage est intéressant à plus d’un titre car l’adjectif menbrado est associé à une description précise du stratagème mis en place, lui-même désigné par le terme art renvoyant à l’intelligence rusée dont parlent Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant lorsqu’ils évoquent les pièges consistant à présenter à l’ennemi une situation apparemment sans danger9.
11Toutefois, il n’est point d’intelligence sans connaissance ou expérience. Or ce savoir pratique permettant d’analyser une situation, de la comprendre et de trouver une issue s’exprime dans la geste cidienne au moyen de divers termes ainsi que de phrases proverbiales.
12La Chanson de Mon Cid montre par exemple, en employant le verbe connosçer au sein de l’épisode de Tévar opposant le Cid au comte de Barcelone, comment le héros est à même de juger de l’issue d’un affrontement :
Essora lo connosçe Mio Çid el de Biuar
Que a menos de batalla no.s’ pueden den quitar. (v. 983-984)
À présent il voit bien, Mon Cid de Vivar,
Qu’à moins d’une bataille quittes ne seront pas.
Cette même expertise est également évoquée au moment où les troupes du roi Bucar du Maroc assiègent la ville de Valence récemment conquise, et que le Cid, face à la couardise des infants de Carrión qu’il dispense de combat, fonde sa victoire future sur sa connaissance des Maures et l’aide divine, prouvant une fois de plus sa capacité d’analyse mais aussi sa clairvoyance :
Hyo desseo lides, e uós a Carrión ;
En Valençia folgad a todo uuestro sabor,
Ca d’aquelos moros yo só sabidor.
¡ Arrancármelos treuo con la merçed del Criador ! (v. 2334-2337)
Combats je désire, vous convoitez Carrión ;
Aise ayez à Valence et tout à votre bon,
Car je sais fort bien que faire de ces Maures.
Avec l’aide du Créateur, de les vaincre me fais fort !
Mais c’est aussi sur un savoir populaire que repose l’intelligence du Cid, comme en témoignent les phrases à valeur proverbiale utilisées dans les deux chansons.
13Plusieurs passages au discours direct montrent en effet la façon dont le héros a recours à ce type de formule pour atteindre ses objectifs et remporter l’adhésion de ses interlocuteurs, en s’appuyant sur des vérités qu’ils ne peuvent contester.
14Dans la Chanson de Mon Cid, le discours où le Cid dit à ses hommes qu’il faut quitter Alcocer en invoquant le fait qu’y rester serait préjudiciable est tout à fait édifiant :
“Hya, caualleros, deziruos he la verdad :
Qui en vn logar mora, siempre lo so puede menguar.
Cras a la mannana penssemos de caualgar ;
Dexat estas posadas e yremos adelant. (v. 947-950)
“Çà, chevaliers, vous parlerai vraiment :
De qui reste en un lieu, les biens peuvent décroître.
Dès demain matin qu’à chevaucher l’on pense ;
Ce campement laissez, et allons de l’avant.”
Outre ce proverbe, relevant du domaine militaire, le jongleur emploie également une phrase qui s’inscrit plutôt dans la sphère politique. En effet, afin de recouvrer sa grâce, le Cid envoie au roi à plusieurs reprises des présents issus de son butin de guerre, selon une stratégie qui consiste à mettre en valeur l’effort guerrier dans la définition de l’honneur. C’est ainsi que lorsqu’il obtient d’Alphonse VI, au cours de la deuxième ambassade de Minaya Álvar Fáñez, son bras droit, l’autorisation de faire venir sa femme et ses filles à Valence, il énonce une phrase qui confirme l’habileté politique dont il a fait preuve : ¡ Qui buen mandadero envía tal deue sperar ! (À moins ne peut s’attendre qui bon messager envoie !).
15On trouve également deux proverbes dans la Chanson de Rodrigue, l’un renvoyant à un contexte guerrier, l’autre à un contexte politique.
16Dans le premier cas, Rodrigue doit affronter le comte Martín González de Navarre lors d’une joute vouée à défendre les intérêts du roi de Castille face à ceux du roi d’Aragon. Or pour répondre aux propos du comte qui se plaint au roi du délai trop long pour la tenue du combat, il défie son adversaire sur un ton moqueur à travers un proverbe révélant sa clairvoyance et destiné à faire montre de son assurance :
Estonçe dixo Rodrigo : “Conde, ¿ por qué vos quexades tanto ?
¡ Que a quien diablos han de tomar, chica es posiesta de mayo !” (v. 563-564)
Rodrigue lui dit alors : “Pourquoi vous lamenter ?
Les jours de mai sont courts quand au diable on est voué !
On retrouve cette audace dans la façon dont il fait valoir le droit des gentilshommes devant Alphonse VI, qui lui ordonne de lui livrer le roi maure Burgos de Ayllón :
Que fidalgo a fidalgo, quando.l’ prende, non deue dessonrrarlo. (v. 497)
Gentilhomme prend gentilhomme, mais ne doit pas le déshonorer.
Si ces deux passages montrent l’audace du héros, ils révèlent aussi l’intelligence du guerrier et du politique fondée sur un savoir pratique.
17Il convient d’ailleurs de souligner que plusieurs des éléments relevés ici figurent parmi les qualités attribuées, dans le dernier tiers du XIIIe siècle, au sein du code juridique des Sept parties composé dans les ateliers du roi Alphonse X le Savant, aux chevaliers et aux conseillers.
18Ainsi par exemple la loi VIII du titre XXI de la Deuxième partie consacré à la chevalerie nous dit-elle pourquoi les chevaliers doivent être à la fois rusés et habiles :
10 Las siete partidas del Rey Don Alfonso el Sabio : cotejadas con varios có...
Arteros et mañosos deben seer los caballeros : et estas son dos cosas que les conviene mucho, porque bien asi como las maneras los facen sabidores de aquello que han de facer por sus manos, otrosi el arteria les face buscar carreras para saber acabar mejor et mas en salvo lo que quieren. Et por ende se acuerdan bien estas dos cosas en uno ; ca las mañas les facen que se sepan amar bien et apuestamiente, et otrosi ayudarse et ferir con toda arma, et seer ligeros et bien cabalgantes ; et el arteria les muestra cómo sepan vencer con pocos à muchos, et cómo estuerzan delos peligros quando en ellos cayeren10.
Les chevaliers doivent être rusés et habiles, deux choses qui leur siéent grandement, car de même que l’habileté leur permet de savoir comment user de leurs mains, de même la ruse leur permet de trouver des moyens de parvenir à leurs fins plus aisément et plus sûrement. Et ce sont deux choses qui s’accordent bien l’une avec l’autre ; car l’habileté leur permet de savoir bien s’armer et avec les armes qui conviennent, de se défendre et de blesser avec n’importe quelle arme, d’être rapides et de bien monter à cheval ; et la ruse leur montre comment vaincre une grande armée avec peu d’hommes et comment se sortir des situations périlleuses dans lesquelles ils se trouvent.
Du reste, la ruse n’est pas seulement associée ici à l’habileté mais aussi à ce savoir pratique que l’on a évoqué précédemment.
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11 Les termes employés dans le texte sont arte et uso (cf. ibid. p. 234 et 65...
19C’est également le cas des chefs qui, selon la loi VIII du titre X de la Deuxième partie, doivent allier ruse et expérience, de même que les conseillers, d’après la loi II du titre XXI de la Troisième partie11.
20Les termes relevés dans les deux chansons montrent donc que l’intelligence occupe une place importante dans la geste cidienne et qu’elle contribue à faire du Cid un parfait stratège dans les domaines militaire et politique, ce dont témoignent aussi les moyens auxquels il a recours pour atteindre ses objectifs.
II. Les stratagèmes du guerrier et du politique
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12 Détienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence, op....
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13 Vignaux, Georges, Les jeux des ruses. Petit traité d’intelligence pratique...
21Comme le rappellent Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, dans les domaines d’exercice de la mètis, l’action est toujours déterminée par le but visé12. Or ce but visé ou ce parcours présenté comme souhaitable induit par le recours à la ruse, pour reprendre les propos de Georges Vignaux13, est clairement énoncé dans les deux chansons.
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14 Les articles consacrés au sens du vers 20 sont nombreux. On en retiendra i...
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15 Sur la façon dont le Cid impose subtilement au roi la seigneurie personnel...
22On connaît la valeur programmatique du vers 2014 de la Chanson de Mon Cid (¡ Dios, qué buen vassallo, sí ouiesse buen sennor !” / “Dieu, quel bon vassal ! S’il avait un seigneur bon !”) certes exprimée par les habitants de Burgos mais qui se concrétise à travers le parcours du Cid dans l’œuvre. En effet, pour faire d’Alphonse VI un bon seigneur féodal, Rodrigue Díaz de Vivar procède par étapes, lui envoyant plusieurs présents issus des gains de ses batailles afin de recouvrer sa grâce tout en le plaçant progressivement dans une relation de réciprocité. Ainsi, c’est en tant que seigneur féodal qu’il invite le roi à marier ses filles aux infants de Carrión et c’est aussi en tant que tel qu’il lui demande réparation pour l’affront que ses gendres lui ont fait subir en abandonnant leurs épouses15.
23À cette stratégie politique parfaitement orchestrée s’ajoute une stratégie guerrière tout aussi détaillée, se rapportant à diverses formes de manœuvres, telles que la chevauchée, le siège ou la bataille rangée, et où s’affirme l’image d’un parfait chef des armées faisant preuve d’une véritable intelligence pratique.
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16 Voir par exemple v. 429-433 a todos cómo querié trasnochar. / Vassallos ta...
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17 Le choix et la préparation du terrain étaient en effet déterminant, comme ...
24On voit notamment le Cid demander à ses hommes d’avancer la nuit pour ne pas se faire repérer par l’ennemi16. En bon stratège, il sait aussi préparer le terrain pour pouvoir vaincre l’adversaire17, comme lorsqu’il décide de créer un fossé autour de son campement lors du siège d’Alcocer :
Derredor del otero, bien çerca del agua,
A todos sus varones mandó fazer vna cárcaua
Que de día nin de noch non les diessen arebata ;
¡ Que sopiessen que Myo Çid allí auié fincança ! (v. 560-563)
À l’entour de ce tertre, bien près du rivage,
De creuser un fossé à ses barons commande
Pour le jour et la nuit se garder des attaques ;
Et qu’on sût que Mon Cid faisait là résidence !
De même, c’est toujours au moment opportun que le Cid décide de quitter une place forte, comme dans le cas du château de Castejón :
Asmó Myo Çid con toda su conpanna
Que en el castiello no ý aurié morada
E que serié retenedor mas non ý aurié agua : (v. 524-526)
Mon Cid songea, et ceux qui l’accompagnent,
Que dans le château demeure ne pourrait prendre,
Qu’il en serait le détenteur mais d’eau connaîtrait manque :
25Par ailleurs, en matière de défense d’une place forte, le texte établit une nette distinction entre les Maures qui abandonnent systématiquement les châteaux en les laissant sans surveillance, et le Cid qui, en chef avisé, prend toujours soin d’y placer des gardes. C’est ce que l’on voit dans le cas d’Alcocer, que les Maures avaient abandonné pensant que le Cid avait levé le siège, et où il désigne deux hommes pour garder les portes :
Fablaua Myo Çid commo odredes contar :
“Todos yscamos fuera, que nadi non raste
Sinon dos peones solos por la puerta guardar […]” (v. 684-686)
18 On peut citer aussi l’exemple de Valence, que le Cid refuse de laisser san...
Comme l’orrez conter Mon Cid ainsi parla :
“Sortons tous au-dehors, que nul ne reste là
Sinon deux piétons seuls qui la porte nous gardent […]”18
Les hommes de l’entourage de Rodrigue Díaz de Vivar possèdent aussi cette intelligence pratique qui les mène à remporter des batailles, tel que c’est le cas de son bras droit Minaya lorsqu’il conçoit un stratagème pour vaincre les troupes maures venues attaquer Murviedro, remporté depuis peu par la troupe cidienne :
A mí dedes C caualleros, que non uos pido más ;
Vós con los otros firádeslos delant.
Bien los ferredes, que dubda non y aurá ;
Yo con los çiento entraré del otra part.
Commo fío por Dios, el campo nuestro será (v. 1129-1133)
Donnez-moi cent chevaliers, je n’en veux davantage ;
Vous et les autres, frappez-les par-devant.
Bien les frapperez, car doute il n’y aura ;
Avec mes cent hommes je les prendrai de l’autre part.
Je me fie en Dieu : le champ nôtre sera.
La précision du plan énoncé par Minaya est sans aucun doute le reflet de son intelligence pratique, à laquelle s’ajoute une croyance indéfectible en l’aide de Dieu.
26Si la Chanson de Rodrigue n’est pas aussi profuse en détails, l’intelligence de Rodrigue en matière de stratégie militaire n’en est pas moins soulignée. Voyons, à titre d’exemple, le passage où il conçoit un plan pour aider Ferdinand Ier à échapper au tribut impérial en lui proposant d’entrer dans Paris avec les troupes castillanes :
Estonçe dixo Rodrigo : “¡Por ende sea Dios loado !
Ca vos enbían pedir don ; vós deuedes otorgarlo.
Aun non vos enbía pedir tributo, mas enbíavos dar algo ;
Mostrarvos he yo aqueste aver ganarlo.
Apellydat vuestros regnos desde los puertos de Aspa fasta en Santiago,
Sobre lo suyo lo ayamos, lo nuestro esté quedado.
¡Sy non llego fasta París, non deuía ser nado !” (v. 780-785)
Rodrigue lui a dit : “Le Seigneur soit loué !
On vous demande un don ; ce don, vous le ferez.
Loin de payer tribut, du bien vous donnerez ;
Comment gagner ce bien ? Je vous le montrerai.
D’Aspe jusqu’à Saint-Jacques vos royaumes appelez,
Notre avoir garderons ; sur le leur prendrez.
Si dans Paris je n’entre, pourquoi serai-je né ?”
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19 Sur ce point, voir l’analyse de Georges Martin dans Chansons de geste espa...
La mention de la naissance joue ici un rôle essentiel car pour sceller son union avec Chimène et accepter de baiser la main du roi, le jeune Rodrigue s’est imposé de remporter cinq batailles, montrant ainsi que seul le mérite détermine la réussite sociale et politique, mais aussi que c’est sur des hommes tels que lui – des chevaliers – que la royauté doit s’appuyer19 :
Rodrigo respondió muy sañudo contra el rey castellano :
“Señor, vós me despossastes más a mi pessar que de grado,
Mas prométolo a Christus que vos non besse la mano,
Nyn me vea con ella en yermo nin en poblado
Ffasta que venza çinco lides en buena lid en canpo”. (v. 437-441)
Courroucé contre le roi, Rodrigue a ainsi parlé :
“Vous m’avez épousé, Sire, plus de forcé que de gré ;
Mais au Christ je fais promesse que vos mains ne baiserai
Ni ne verrai mon épouse en lieu désert ni peuplé
Avant d’emporter cinq victoires en bonne bataille rangée !
Le but visé est donc, là aussi, clairement exprimé, quoique de façon plus directe et insolente que dans la Chanson de Mon Cid, Rodrigue menant un bras de fer avec le roi révélateur des mutations de la société castillane au moment de la composition du texte.
III. Intelligence et arrogance : de la frontière à la cour
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20 Sur cet aspect du personnage, vid. Peña Pérez, F. Javier, “El Cid, un pers...
27Guerrier rusé et fin stratège politique, le héros de la Chanson de Mon Cid prône un modèle social qui trouve sa source dans le contexte de la Reconquête qui est celui de l’Espagne depuis le VIIIe siècle. Le Cid représente ces hommes de la frontière plongés dans un monde où il convient de lutter pour survivre et trouver sa place, et où la relation féodale est une garantie de récompense pour ceux qui se distinguent par leur effort guerrier. Aussi l’intelligence joue-t-elle un rôle important dans le texte, révélant les diverses facettes de ce “personnage transfrontalier”20 qu’est Rodrigue Díaz de Vivar. On en voudra pour preuve un passage qui met précisément en évidence la façon dont le Cid navigue entre deux mondes, en envoyant, d’une part, Minaya Álvar Fáñez en Castille pour obtenir la grâce du roi et en négociant, d’autre part, la vente du château d’Alcocer pour assurer la survie de sa “mesnie” en terres andalouses :
“¿ Hýdesuos, Mynaya, a Castiella la gentil ?
A nuestros amigos bien les podedes dezir :
‘¡ Dios nos valió e vençiemos la [lid] !’
A la tornada, si nos falláredes aquí,
Si non, do sopiéredes que somos yndos conseguir.
Por lanças e por espadas auemos de guarir,
Si non, en esta tierra angosta non podriemos biuir.”
Ya es aguisado ;mañana.s’ fue Minaya
E el Campeador con su mesnada.
La tierra es angosta e sobeiana de mala.
Todos los días a Myo Çid aguardauan
Moros de las fronteras e vnas yentes estrannas.
Sanó el rey Fáriz ; con él se conseiauan.
Entre los de Techa e los de Teruel la casa
E los de Calatayut, que es más ondrada,
Así lo an asmado e metudo en carta :
Vendido les á Alcoçer por tres mil marchos de plata. (v. 829-845)
“Vous allez, Minaya, en la noble Castille ?
À nos amis vous pouvez bien leur dire :
‘Dieu nous aida et le combat vainquîmes !’
Au retour, nous trouverez peut-être ici ;
Sinon, où saurez que nous sommes venez à notre suite !
Par lances et par épées devons nous maintenir,
Sinon, en cette terre pauvre nous ne saurions point vivre.”
Tout est prêt ; au matin partit Minaya
Et le Campéador, sa mesnie l’accompagne.
La terre est bien pauvre et mauvaise en outrance ;
Tous les jours, Mon Cid est sous la garde
Des Maures de la frontière et d’une gent étrange.
Le roi Fariz guérit ; son conseil on fut prendre.
Les gens d’Ateca et ceux de Teruel s’assemblent,
Et ceux de Calatayud, la plus honorable.
Ainsi l’ont estimé et ils en ont fait charte :
Pour trois mille marcs d’argent Alcocer put leur vendre.
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21 Ces commentaires sont fondés sur les conclusions auxquels parvient Georges...
À travers le message que le Campéador envoie en Castille par l’intermédiaire de son ambassadeur, il s’agit de montrer au roi et aux nobles de cour, désignés de façon ironique par le terme “amis”, la primauté du mérite sur la naissance dans la définition de l’honneur. En effet, le Cid n’est pas uniquement désireux de recouvrer la grâce d’Alphonse VI ; il veut aussi instaurer, à travers la valorisation de son excellence chevaleresque et de son butin, dont il décide d’offrir une partie au roi lors de chaque ambassade, ce nouveau lien de dépendance personnelle basé sur la réciprocité entre vassal et seigneur et qui, dans les faits, permit notamment aux hommes qui participèrent à l’effort de la Reconquête de s’élever. L’insistance sur la pauvreté des lieux aux vers 835 et 838 souligne, par ailleurs, la bonne connaissance qu’a le personnage du terrain et sa capacité à analyser une situation en parfait chef de guerre. Enfin, les deux moyens auxquels le héros a recours – les armes et la négociation –, mettent clairement en relief le caractère approprié des décisions et de l’action de ce “conquérant de la frontière”, et dévoilent, en filigrane, certaines des problématiques de la société castillane du XIIIe siècle21.
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22 Sur le soutien que les hommes des villes apportèrent au jeune Ferdinand IV...
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23 Telles sont les conclusions de Georges Martin, notamment dans Les juges de...
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24 La lexie fijodalgo caractérise une catégorie sociologique vaste regroupant...
28Composée au début du XIVe siècle, la Chanson de Rodrigue s’inscrit, quant à elle, dans un contexte où le mouvement de la Reconquête est pratiquement achevé, dans une société marquée par le règne d’un roi mineur qui, face aux factions de la haute noblesse, doit l’affirmation de son pouvoir au soutien des chevaliers et des bonshommes des villes22 ; des hommes en pleine ascension qui, au tournant des XIIIe et XIVe siècles, mirent tout en œuvre pour trouver une place de choix dans l’entourage du roi23. De fait, le propos du texte est de valoriser, à travers les exploits militaires et le service royal, les droits des fijosdalgo (gentilshommes), terme désignant précisément l’aristocratie sans considération d’ordre hiérarchique24, en une période où s’impose précisément le majorat.
29Face à un roi dont le jongleur souligne les faiblesses, Rodrigue s’impose à la cour par une arrogance doublée d’intelligence. À preuve, ce passage où il propose son aide à Ferdinand Ier, critiquant la peine exprimée par le roi, qui n’a trouvé personne dans son entourage pour affronter son homologue aragonais :
Vio estar al rey muy triste, ante él fue parado.
Sonrrisando se yva, e de la boca fablando :
“Rey que manda a Castilla e a León non deue ser desconortado ;
Rey, ¿quién vos fizo pessar o cómmo fue d’ello ossado ?
¡De presso o de muerto, non vos saldrá de la mano !”. (v. 540-544)
Voyant le roi si triste, devant lui s’est arrêté ;
En souriant au roi, de sa bouche il a parlé :
“Roi de Castille et de León, rien ne saurait l’affliger ;
Roi, qui vous fit cette peine ? Comment a-t-il osé ?
Fût-il captif ou mort en vos mains je le mettrai !”
Affichant sa force pour montrer au roi l’attitude qu’il doit avoir en tant que tel, il le soutient même au point de le prendre littéralement par la main, comme on peut le voir au sein d’un autre passage :
Assomaron los poderes del buen rey don Fernando ;
A reçebirlos sale Ruy Díaz, et tomó al rrey por la mano :
“¡Adelante ! –dixo– señor, el buen rrey don Fernando,
¡El más honrrado señor que en España fue nado !
¡Ya querrían auer en graçia los que vos llaman tributario !
Agora sanaré del dolor que andaua coytado.
Tan seguro andat por aquí commo sy oviésedes entrado.
Yo lidiaré con éstos, estad quedado”.
Allý dixo el rey : “Ruy Díaz el castellano,
¡Commo tú ordenares mis reynos en tanto seré folgado !”.
Allý fincó Ruy Díaz la tienda del buen rey don Fernando,
Con las suyas cuerdas mezcladas, a derredor de los castellanos ;
Abuelta con estremadanos,
La costanera aragonesses, navarros, con leonesses, con asturyanos ;
Por mantener la çaga portogalesses con galizianos. (v. 1054-1068)
Du bon roi Ferdinand parurent les armées ;
Ruy Díaz reçoit le roi, sa main lui a donnée :
“Par ici, dit-il, sire ! Roi Ferdinand, venez,
Oncques fut en Espagne seigneur plus honoré !
Qui vous dit tributaire vos grâces voudrait gagner !
De ce mal qui m’afflige, enfin je guérirai.
Ce lieu est aussi sûr que si teniez la cité.
Soyez-y en repos ; moi je les combattrai.”
“Ruy Díaz le Castillan”, dit le roi couronné,
“Ordonne mes royaumes, je pourrai reposer !”
La tente de Ferdinand, c’est Ruy Díaz qui l’a plantée,
Ses cordes mêlées aux siennes, des Castillans entourée ;
Avec l’Estrémadure, [l’avant-garde ils ont formée] ;
L’Aragon et le León sur les flancs furent placés ;
Le Portugal et la Galice les arrières ont gardé.
On remarquera en outre, dans cet extrait, la bonne connaissance du terrain dont Rodrigue fait preuve, la façon dont il agence le campement en plantant lui-même la tente de Ferdinand et celle dont il organise les troupes pour mener une bataille rangée.
30Grâce à son aide militaire et à ses conseils, Rodrigue devient donc l’unique homme sur lequel le roi peut compter, ce qui lui vaut de prendre la tête des armées des cinq royaumes d’Espagne, lui, le fils d’infançon, comme le rappelle le texte en évoquant son ascendance :
Allý dixo el rey a Ruy Díaz :
“Ffijo eres de Diego Laýnez et nieto de Laýn Caluo,
¡Cabdiella bien los reynos desque cantare el gallo !”.
Essas oras dixo Ruy Díaz : “Que me plaze de grado.
Cabdillaré las azes ante del aluor quebrado,
Commo estén las azes paradas enante del sol rrayado”. (v. 1126-1131)
À Ruy Díaz [le Castillan], il a ainsi parlé :
“Petit-fils de Laín Calvo, que Diègue a engendré,
Prends la tête des royaumes quand le coq aura chanté !”
Ruy Díaz lui dit alors : “Je le ferai de gré.
Je serai à leur tête avant l’aube éclairée
Pourvu qu’avant le jour les rangs soient ordonnés !”
Quoique peu expérimenté au regard du personnage de la Chanson de Mon Cid, le jeune Rodrigue a gagné cette place grâce à son mérite au combat mais aussi et surtout à un véritable sens politique, venu compenser les déficiences du roi et des représentants de la haute noblesse.
Conclusion
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25 Je reprends ici l’expression employée dans une étude récente consacrée à l...
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26 Une étude récente, réalisée à partir de la Chanson de Mon Cid, met l’accen...
31Mesurado (mesuré), menbrado (avisé), acordado (avisé), sabidor (expert), arte (artífice), tels sont les termes renvoyant à la mètis dans la geste cidienne, et en particulier, dans la Chanson de Mon Cid. À ces mots s’ajoutent des phrases proverbiales relevant d’un savoir pratique sur lequel s’appuie le Cid pour mettre en œuvre ses stratagèmes, notamment lors des batailles et des entrevues avec la royauté. Ces éléments dévoilent la psychologie d’un personnage plongé dans un monde mouvant et qui, grâce à son intelligence et sa capacité d’adaptation, tire parti des situations pour parvenir à ses fins. Chef de guerre exemplaire et politique habile dans la Chanson de Mon Cid, jeune chevalier doué, arrogant et conseiller avisé dans la Chanson de Rodrigue, il prend les traits d’un “hybride militaire et politique”25 mais aussi d’un leader26, au sein d’un portrait façonné par les changements qui marquent la société castillane des XIIIe et XIVe siècles.
Notes
1 Cf. Martínez Diez, Gonzalo dans El Cid histórico, [1999], Madrid, Planeta, 5e éd., 2000, p. 432-436.
2 Sur les sources documentaires, historiographiques et poétiques se rapportant à Rodrigue Díaz de Vivar, voir notamment Martin, Georges, Chansons de geste espagnoles. Chanson de Mon Cid / Chanson de Rodrigue, Paris, Flammarion, 2005, “Présentation”, p. 7-72, où l’on trouve une analyse fine et précise de la matière cidienne et de son contexte de composition, dont les principales conclusions seront reprises ici pour expliquer les différences entre les textes.
3 Au vrai, on ne conserve pour l’Espagne que trois chansons de geste, la troisième étant d’ailleurs fondée sur la matière carolingienne puisqu’il s’agit d’une centaine de vers d’une Chanson de Roncevaux.
4 Pour une présentation de la critique cidienne récente, voir ici-même Pablo Justel, “Les études actuelles sur l’épopée hispanique médiévale”, Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2016 – Extension de la pensée épique.
5 Détienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, [1974], Paris, Flammarion, 2018, p. 12-13.
6 Certains de ces termes sont cités par Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant (cf. op. cit.), p. 13 : “La mètis est bien une forme d’intelligence et de pensée, un mode du connaître ; elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux”.
7 J’utilise l’édition et traduction de Georges Martin dans Chanson de Mon Cid / Cantar de Mio Cid, Paris, Aubier, 1996.
8 Pour la Chanson de Rodrigue, je m’appuie sur la transcription du texte que j’ai réalisée à partir du manuscrit Espagnol 12 de la Chronique de Castille qui est conservé à la Bibliothèque Nationale de France. La traduction de la chanson provient, quant à elle, de Martin, Georges, Chansons de geste espagnoles. Chanson de mon Cid / Chanson de Rodrigue, op. cit.
9 Voir Détienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence, op. cit., p. 44 : “Intelligence rusée, la mètis possède enfin la ruse la plus rare : la « duplicité » du piège qui se donne toujours pour autre que ce qu’il est, et qui dissimule sa réalité meurtrière sous des apparences rassurantes”.
10 Las siete partidas del Rey Don Alfonso el Sabio : cotejadas con varios códices antiguos por la Real Academia de la Historia, Madrid, Imprenta real, 1807, tome 2, p. 203.
11 Les termes employés dans le texte sont arte et uso (cf. ibid. p. 234 et 654 respectivement).
12 Détienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence, op. cit., p. 425 (erreur sur la page).
13 Vignaux, Georges, Les jeux des ruses. Petit traité d’intelligence pratique, Paris, Seuil, 2001, p. 37.
14 Les articles consacrés au sens du vers 20 sont nombreux. On en retiendra ici quelques-uns : Armand, Octavio, “El verso 20 del Cantar de Mio Cid”, Cuadernos Hispanoamericanos, n° 269 (1972), p. 339-348 ; Badía, Margarit Antonio, “Sobre las interpretaciones del verso 20 del Cantar de Mio Cid”, Archivum, n° IV (1954), p. 149-165 ; Ridruejo, Emilio, “Otra vez sobre el verso 20 del Cantar de Mio Cid”, Philologica Hispaniensia in honorem Manuel Alvar, II. Lingüística, Madrid, Gredos, 1985, p. 589-601 ; Riquer, Martín de, “¡Dios, que buen vassallo, si oviesse buen señor!”, Revista Bibliográfica y Documental, n° III (1949), p. 257-259 ; Spitzer, Leo, “¡Dios, qué buen vassallo si oviesse buen señor!”, Revista de Filología Hispánica, n° VIII (1946), p. 132-135.
15 Sur la façon dont le Cid impose subtilement au roi la seigneurie personnelle, voir Georges Martin dans Chansons de geste espagnoles, op. cit., p. 38.
16 Voir par exemple v. 429-433 a todos cómo querié trasnochar. / Vassallos tan buenos por coraçón lo an ; / Mandado de so sennor todo lo han a far. / Ante que anochesca piensan de caualgar ; Por tal fizo Myo Çid que no lo ventasse nadi. ” (“Il leur dit à tous que de nuit voulait marcher. / À cœur ont de le faire des vassaux si parfaits ; / L’ordre de leur seigneur, ils sauront s’y plier. / Avant que nuit ne soit songent de chevaucher ; / Ainsi le fit Mon Cid pour n’être pas éventé.”).
17 Le choix et la préparation du terrain étaient en effet déterminant, comme le montre Carlos J. Rodríguez Casillas en donnant l’exemple de l’ingéniosité dont certains chefs de guerre médiévaux firent preuve pour sortir vainqueurs des batailles rangées (cf. Rodríguez Casillas, Carlos J., La batalla campal en la Edad Media, Madrid, La Ergástula, coll. SINE QVA NON, 4, 2018, p. 86-90).
18 On peut citer aussi l’exemple de Valence, que le Cid refuse de laisser sans surveillance pour aller accueillir sa famille qui revient de Castille, v. 1564-1567 : “Dozientos caualleros mandó exir priuado / Que reçiban a Myanaya e a las duenas fijas d’algo. / Él sedié en Valençia, curiando e guardando, / Ca bien sabe que Álbar Fánez trahe todo recabdo.” (“Il fit sortir en hâte deux cents chevaliers / Qui ces dames nobles et Minaya recevraient. / Lui restait dans Valence, à veiller et garder, / Car il sait qu’Alvare Fáñez met soin en ce qu’il fait.”).
19 Sur ce point, voir l’analyse de Georges Martin dans Chansons de geste espagnoles, op. cit., p. 56-60.
20 Sur cet aspect du personnage, vid. Peña Pérez, F. Javier, “El Cid, un personaje transfronterizo”, Studia histórica, Historia Medieval, vol. 23 (2005), p. 207-217.
21 Ces commentaires sont fondés sur les conclusions auxquels parvient Georges Martin dans Chansons de geste espagnoles, p. 40-41 : “Au XIIIe siècle, tandis qu’outre-Pyrénées se met progressivement en place le système de la monarchie féodale, les rapports du modèle naturel et du modèle vassalique de la dépendance deviennent un thème majeur de la réflexion politique en Castille. […] La Chanson de Mon Cid représente un moment et une modalité de la cohabitation tendue des deux modèles. […] De la seigneurie naturelle seule à une seigneurie naturelle tempérée et régénérée par le vasselage, des héritiers de l’intérieur aux conquérants de la frontière, de la pauvreté des héritages à la splendeur de la fortune monétaire : tel est le parcours que la Chanson de mon Cid propose à l’‘amour’ du roi, et tel est le basculement que son destinateur impose à la définition de l’‘honneur’”.
22 Sur le soutien que les hommes des villes apportèrent au jeune Ferdinand IV, et en particulier à la reine et régente Marie de Molina, voir notamment González Mínguez, César, Fernando IV (1295-1312), Palencia, La Olmeda, 1995, p. 279-284.
23 Telles sont les conclusions de Georges Martin, notamment dans Les juges de Castille. Mentalités et discours historique dans l’Espagne médiévale, Paris, Annexes des Cahiers de Linguistique Hispanique Médiévale, vol. 6 (1992), où il montre en particulier que la Chanson de Rodrigue porte les traces du parcours social et des aspirations de la chevalerie municipale. On reproduira ici un extrait des propos du chercheur, qui met parfaitement en valeur la stratégie de ce groupe social, telle qu’on l’entrevoit dans la Chanson de Rodrigue (désignée par le terme Enfances) : “[…] la chevalerie municipale dont le destin concentre dans un engagement univoque toutes les données qui gouvernent le fond de la représentation idéologique des Enfances – politiques (soutien à la royauté défaillante), sociales (promotion par la compétence) et familiales (annexion des ancêtres à la valeur personnelle) – , paraît tout à fait qualifiée pour avoir proféré ce manifeste indépendant” (p. 579).
24 La lexie fijodalgo caractérise une catégorie sociologique vaste regroupant tous les nobles quelle que soit leur position hiérarchique sous un critère commun : l’état naturel. Là-dessus, voir Martin, Georges, Les juges de Castille., op. cit., p. 363-364.
25 Je reprends ici l’expression employée dans une étude récente consacrée à la figure historique et mythique du personnage (Porrinas González, David, El Cid. Historia y mito de un señor de la guerra, [2019], Madrid, Desperta Ferro ediciones, 2020, “Introducción”, p. XXI).
26 Une étude récente, réalisée à partir de la Chanson de Mon Cid, met l’accent sur le leadership de Rodrigue et le présente comme un modèle pour les hommes du XXIe siècle (cf. López-Herranz, María, Liderazgo Campeador, Madrid, Kolima, 2021).
Bibliographie
Armand, Octavio, “El verso 20 del Cantar de Mio Cid”, Cuadernos Hispanoamericanos, n° 269 (1972), p. 339-348.
Badía, Margarit Antonio, “Sobre las interpretaciones del verso 20 del Cantar de Mio Cid”, Archivum, n° IV (1954), p. 149-165.
Détienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, [1974], Paris, Flammarion, 2018.
González Mínguez, César, Fernando IV (1295-1312), Palencia, La Olmeda, 1995.
Las siete partidas del Rey Don Alfonso el Sabio : cotejadas con varios códices antiguos por la Real Academia de la Historia, Madrid, Imprenta real, 1807, tome 2.
López-Herranz, María, Liderazgo Campeador, Madrid, Kolima, 2021.
Martin, Georges, Les juges de Castille. Mentalités et discours historique dans l’Espagne médiévale, Paris, Annexes des Cahiers de Linguistique Hispanique Médiévale, vol. 6, 1992
—, Chanson de Mon Cid / Cantar de Mio Cid, Paris, Aubier, 1996.
—, Chansons de geste espagnoles. Chanson de Mon Cid / Chanson de Rodrigue, Paris, Flammarion, 2005.
Martínez Diez, Gonzalo dans El Cid histórico, [1999], Madrid, Planeta, 5e éd., 2000.
Peña Pérez, F. Javier, “El Cid, un personaje transfronterizo”, Studia histórica, Historia Medieval, vol. 23 (2005), p. 207-217.
Porrinas González, David, El Cid. Historia y mito de un señor de la guerra, [2019], Madrid, Desperta Ferro ediciones, 2020
Ridruejo, Emilio, “Otra vez sobre el verso 20 del Cantar de Mio Cid”, Philologica Hispaniensia in honorem Manuel Alvar, II. Lingüística, Madrid, Gredos, 1985, p. 589-601.
Riquer, Martín de, “¡Dios, que buen vassallo, si oviesse buen señor !”, Revista Bibliográfica y Documental, n° III (1949), p. 257-259.
Rodríguez Casillas, Carlos J., La batalla campal en la Edad Media, Madrid, La Ergástula, coll. SINE QVA NON, 4, 2018.
Spitzer, Leo, “¡Dios, qué buen vassallo si oviesse buen señor !”, Revista de Filología Hispánica, n° VIII (1946), p. 132-135.
Vignaux, Georges, Les jeux des ruses. Petit traité d’intelligence pratique, Paris, Seuil, 2001.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Patricia Rochwert-Zuili
Université d’Artois, Textes & Cultures (UR 4028)
Professeure de littérature et de civilisation de l’Espagne médiévale à l’Université d’Artois depuis 2010, Patricia Rochwert-Zuili a soutenu en 1998 une thèse sur la mise en prose de la Chanson de Mon Cid dans l’historiographie alphonsine et néo-alphonsine, dont elle est spécialiste. Ces travaux l’ont amenée à s’intéresser à la représentation des élites dans l’historiographie royale castillane, et plus particulièrement, à l’expression de la voix de l’aristocratie chevaleresque dans les textes. Elle a consacré plusieurs études à la matière cidienne et à l’image de la chevalerie qu’elle véhicule.
Parmi ses publications sur l’épique :
- Du poème à l’histoire. La geste cidienne dans l’historiographie alphonsine et néo-alphonsine (XIIIe-XIVe siècles), thèse de doctorat soutenue le 16 janvier 1998 à l’Université Paris 13 sous la direction du Professeur Georges Martin, http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00130804.
- “La construction d’une mémoire familiale mythique : le Cid et les lignages ascendants de la noblesse castillane dans la Chronique de Castille”, in Bertrand, Michel (éd.), Pouvoirs des familles. Familles de pouvoir, Toulouse, niversité de Toulouse le Mirail, collection “Méridiennes”, 2005, p. 331-342, http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00129770.
- “La temporalité dans la geste cidienne : aspects poétiques et socio-politiques”, in Le Blanc, Claudine et Martin, Jean-Pierre (dir.), Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018, 21 p., http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=328.