Epopée, Recueil Ouvert : Section 5. Thèses, travaux en cours
Variations sur L’Ogre aveuglé. Sur quelques avatars littéraires de Polyphème
Résumé
Le conte de Polyphème est attesté dans de multiples cultures et sous de multiples formes. La comparaison entre sept de ces versions, de l’Inde et du Caucase à l’Angleterre médiévale, montre comment les procédés narratifs utilisés pour le raconter l’inscrivent dans des genres littéraires différents – épopée, nouvelle, chant héroïque, conte édifiant, récit historique, etc. – et par suite contribuent à l’investir de contenus idéologiques très divers. L’évocation finale de son traitement dans l’Ulysse de Joyce en donne une ultime illustration dans le roman contemporain.
Abstract
“Variations on the Ogre Blinded. On some literary avatars of the Polyphemus Tale”
The Polyphemus tale can be found across numerous cultures and forms. A comparison of seven versions, originating from India or Caucasus as well as from mediaeval England, shows how the narrative strategies employed in its telling inscribe it in various literary genres (epic, short novel, heroic song, edifying tale, historical story, and so on), thus conferring upon it very different ideological meanings. Last but not least, Joyce’s treatment of the tale in Ulysses shows how it was integrated in the artistic framework of the modernist novel.
Texte intégral
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1 Cet article et le livre où il prendra place développent les thèses qui avai...
Introduction1
Cette étude, ébauche d’un chapitre destiné à un ouvrage en préparation sur les frontières du genre épique, a été présentée devant le Groupe de Recherches sur les Épopées (GREp, Paris 4 Sorbonne) le 15 octobre 2016. Fidèle à son usage, Dominique Boutet présidait la séance avec son amicale et discrète autorité.
[Uryzmæg a entrepris d’aller sur la Montagne Noire enlever un immense troupeau mené, non par un berger, mais par un bélier d’une taille exceptionnelle. Ne parvenant pas à attraper un mouton pour le manger, il suit le troupeau jusque dans une caverne, où arrive alors le Géant Borgne, “un arbre entier sur l’épaule”, qui ferme l’ouverture avec une énorme pierre, puis, pour le souper, fait cuire une brebis dont il lui offre une moitié.]
2 Le Livre des Héros. Légendes sur les Nartes, traduit de l’ossète par Georg...
Au petit matin, le géant dégagea la porte de la caverne, se plaça devant, les jambes écartées, et dit à son bélier :
“Bodzo, emmène le troupeau, fais-le bien paître et, ce soir, ramène-le-moi au complet.”
Il fit passer le troupeau entre ses jambes en comptant les bêtes une à une, l’énorme bélier le premier. Quand tout fut dehors, lui-même sortit et obstrua l’ouverture avec la pierre. Uryzmæg resta prisonnier. Toute la journée, il s’efforça de faire rouler la pierre : elle ne daigna pas même bouger.
Quand vint le soir, le géant rentra avec son troupeau, déplaça la pierre, fit entrer les bêtes et referma.
“L’hôte n’est un hôte que pour une nuit, dit-il à Uryzmæg. Ce soir, c’est ton tour de nous préparer le souper. Que comptes-tu nous servir ?
– Comment te préparerais-je un souper, dit Uryzmæg ? Je n’ai rien.
– C’est donc encore moi qui ferai le souper !” dit le géant. Et prenant une broche à deux pointes qui se tournait d’elle-même, il la passa dans les deux genoux d’Uryzmæg et le mit à rôtir tout vif devant le feu. “Faisons un somme, dit-il, en attendant que mon chachlyk soit à point !”
Et, se couchant sur le dos, il ne fut pas long à ronfler. Le voyant endormi, Uryzmæg appuya un pied sur la pierre du foyer, s’accrocha à la chaîne du chaudron et, avec de grands efforts, s’arracha à la broche, déjà à moitié flambé. Aussitôt il fit rougir la broche au feu et la plongea droit dans l’œil du géant.
Le géant hurla de douleur, se dressa, gesticula pour attraper Uryzmæg, mais celui-ci était déjà loin, caché au milieu des brebis. Le géant s’élança, les mains tendues : ce fut en vain. Tantôt menaçant, tantôt caressant, il l’appela : Uryzmæg se garda bien de répondre. Quand il fut fatigué, il s’arrêta, et dit d’une voix mielleuse :
“C’en est fait de moi. Mais ma force et ma chance sont dans cet anneau. Passe-le à ton doigt, et ma chance et ma force seront à toi.”
Il lança l’anneau par terre. Uryzmæg le ramassa avec joie et se le passa au doigt. Mais aussitôt l’anneau se mit à crier : “Il est ici ! Il est ici !” Le géant bondit, poursuivit Uryzmæg partout où il courait, dans tous les coins de la caverne. Et l’anneau criait toujours : “Il est ici ! Il est ici !”
Mais Dieu est miséricordieux et Uryzmæg aperçut une hache. Il la saisit, mit son doigt sur le billot, abattit la hache – que ton ennemi reçoive un tel coup ! – et le doigt tranché sauta en l’air, pendant qu’Uryzmæg s’échappait de l’autre côté. L’anneau resté au doigt continuait, sans se lasser, de crier : “Il est ici ! Il est ici !” Le géant s’élança, rencontra le billot qui ne fut plus qu’un tas de cendres, attrapa le doigt et, dans sa fureur, l’engloutit dans sa gorge avec l’anneau. Reconnaissant son impuissance, le géant se calma et dit à Uryzmæg :
“Tu n’en es pas moins perdu : pour te sauver, il faudrait que tu me passes entre les jambes.”
Uryzmæg réfléchit et inventa une ruse. Dès que le géant fut endormi, il égorgea le bélier Bodzo et l’écorcha en ayant soin de laisser les cornes plantées dans la peau.
Au petit matin, il s’enveloppa dans la peau du bélier. Quand vint le temps d’envoyer le troupeau au pâturage, le géant ouvrit la caverne, se plaça sur le seuil, les jambes écartées, et dit au bélier :
“Va, mon cher Bodzo, emmène le troupeau paître et ce soir, à l’heure habituelle, ramène-le au complet !”
Enveloppé dans la peau du bélier, Uryzmæg se présenta le premier. Quand il fut près du géant, il souleva les cornes. Du bout des doigts, l’aveugle le toucha sans se douter de rien et Uryzmæg, passant entre ses jambes, se trouva dehors. Le reste du troupeau sortit, une bête après l’autre, sur les pas d’Uryzmæg, tandis que le géant les comptait. Quand tout fut dehors, Uryzmæg rejeta la peau du bélier et cria :
“Appelle ton Bodzo tant que tu voudras, âne aveugle ! Que le reste de ton bien t’échappe comme vient de t’échapper ton troupeau !
Le géant aveugle s’élança. Dans sa colère, il oublia qu’il y avait un précipice devant la caverne ; il y tomba et roula jusqu’en bas2.
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3 Les liens entre l’Odyssée et le folklore ont fait l’objet de nombreuses ét...
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4 Voir par exemple François Dingremont, “L’Odyssée est-elle moins épique que...
1Ce récit offre une ressemblance évidente avec l’un des épisodes les plus célèbres de l’Odyssée. L’histoire du Cyclope est en effet connue par une multitude de versions diverses, sous des formes et dans des genres littéraires tout aussi variés, mais il me paraît intéressant de choisir un point de départ en quelque sorte décentré par rapport à la version que nous aurions tendance à considérer instinctivement comme fondatrice – ce qu’en effet elle n’est pas3. À la différence de la version homérique, qui, quoi qu’on en ait pu dire, relève du genre épique dont elle illustre l’une des orientations possibles4, celle qu’on vient de lire pourrait passer pour un conte populaire – et il en existe une multitude de versions sous une telle forme, enregistrée par Aarne et Thompson sous le code AT 1137 – à deux nuances près peut-être : d’une part l’aventure relatée concerne un personnage récurrent dans les traditions ossètes, et d’une autre l’éditeur a choisi de la qualifier de “légende”. Dans une perspective prioritairement littéraire, ce sont les implications de cette variabilité générique que je souhaite examiner ici.
2Outre l’épisode d’Uryzmæg et de ses démêlés avec le géant borgne, je ferai appel à une demi-douzaine d’exemples choisis quelque peu arbitrairement au hasard de mes rencontres avec diverses traditions narratives. Cette sélection ne représente qu’un infime échantillon du nombre considérable de versions qui ont pu être recueillies, ce qui soulève d’ailleurs une série de questions, aussi bien à propos de l’interprétation que l’on peut donner de ce conte ou de ses différentes versions que des rapports existant entre celles-ci, y compris dans une approche généalogique. Une comparaison sommaire (voir le tableau donné en annexe, où les motifs sont numérotés dans l’ordre de leur apparition dans chaque version, les italiques indiquant les formes atypiques qu’ils prennent dans certaines d’entre elles) montre que ce sont les textes du Livre des Héros (25, dont 2 italiques) et du Dolopathos (25, dont 4 italiques) qui comptent le plus grand nombre d’éléments, suivis de près par le conte gascon (23, dont 2 italiques) et la version du Livre de Dede Korkut (25, dont 7 italiques et un ordre largement modifié). L’aventure de Sindbad et plus encore celle du roi Arthur dans l’Historia Regum Britanniae offrent au contraire les versions les plus éloignées du modèle commun. Je ne saurais enfin laisser de côté la plus récente et sans doute la plus célèbre des variations sur ce thème, celle que James Joyce lui a donnée en 1922.
1. Le Livre des Héros
3Le traitement donné de notre conte permet de retrouver plusieurs thèmes caractéristiques des exploits héroïques prêtés aux Nartes : opposition entre les jeunes gens et l’un des héros, conduisant celui-ci à montrer sa supériorité en accomplissant un exploit dont les jeunes sont incapables ; razzia au terme de laquelle le héros rapporte un troupeau extraordinaire dans le village narte ; expédition qui le conduit dans des pays éloignés à travers un relief constitué essentiellement de montagnes très élevées et d’espaces aquatiques. Ces traits s’accordent à la culture des Ossètes, pour lesquels, comme pour la plupart des peuples du Caucase, la virilité guerrière figure au premier rang des vertus. La pratique des razzias, la violence d’une jeunesse de cavaliers, le culte de l’honneur et le mépris de la mort y ont été cultivés depuis les temps les plus éloignés.
4S’agissant originellement de chants héroïques, le terme d’“épopée narte” qu’utilise fréquemment Georges Dumézil est parfaitement approprié. Cet ensemble de récits raconte des événements ayant eu lieu dans un passé hors de l’histoire, dans un temps où coexistaient héros et divinités ; il célèbre les valeurs de la société traditionnelle ossète, et lui offre ainsi un univers de référence primordial, puisque illustré par un peuple mythique, mais dont le cadre de vie reproduit largement celui de cette société. Il met en scène des héros dont la force, l’endurance, le courage, l’esprit de décision (ainsi lorsque Uryzmæg n’hésite pas à se couper le doigt pour échapper au Géant Borgne) sont autant de modèles pour une société virile. Sans doute la ruse paraît-elle moins bien partagée chez les héros mâles, conformément à l’une des figures indo-européennes du guerrier, le type Héraklès/Thor.
5Il convient de préciser que l’ensemble des traditions relatives aux Nartes concernent une même lignée de héros légendaires, à laquelle appartient Uryzmæg. On a donc affaire à un corpus de légendes qui forment un tout cohérent, jusqu’à l’explication de la disparition de cette race de héros antérieure à celle des hommes ordinaires. Le style, du moins dans la traduction (puisqu’il s’agit de chants héroïques), ne se distingue guère de celui d’un conte populaire : peu de descriptions, récit et dialogue réduits à l’essentiel, présence d’éléments merveilleux : le géant et ses bêtes énormes, la broche qui tourne seule et l’anneau dénonciateur. Mais le contenu et l’inscription dans un espace-temps mythique lui donnent une dimension épique certaine.
6Le motif de l’anneau qui parle est d’ailleurs celui qui distingue le plus cette version de ce qu’on lit dans l’Odyssée, où les conséquences de l’aveuglement du Cyclope se limitent à la poursuite d’Ulysse et de ses derniers compagnons jusqu’à leur navire. Il faut relever aussi qu’Uryzmæg, abandonné par les jeunes, affronte seul le géant, conformément à la thématique du passage qui vise à illustrer sa supériorité sur tous les autres Nartes ; et que le cadre géographique correspond tout à fait à celui du Caucase.
7En ce qui concerne l’énonciation narrative, le récit est pris en charge par un narrateur extérieur, mais dont la vision se fond avec celle du héros. On est ainsi au courant de ses intentions, du moins de celles qui motivent ses actions : “Pour mon souper, se dit Uryzmæg, je vais égorger un mouton d’un an.” En revanche on ignore tout du Géant Borgne jusqu’à l’arrivée de celui-ci, puisque, d’une part, il n’en a jamais été question auparavant, et que, d’une autre, Uryzmæg est pris de peur à son arrivée, signe que lui non plus ne s’y attendait pas ; la narration vise ainsi à créer la surprise : c’est ce qu’on voit lorsqu’il découvre le troupeau : “Il monta – et que vit-il ? Un seul bélier menant tout le troupeau, sans berger, sans cabane de berger !” De même, rien n’est dit de l’anneau magique jusqu’à ce que celui-ci se mette à parler. Il y a là encore une nette parenté avec le conte populaire : très peu d’indications, dans le récit comme dans les discours, qui ne soient pas directement destinées au progrès de l’action ; ainsi la présence de la hache n’est signalée que lorsque Uryzmæg en a besoin. Un tel mode narratif implique pour les personnages une absence d’intériorité véritable, puisque le récit se limite à leurs seuls actes et à leurs motivations immédiates. Enfin l’oralité de la narration demeure sensible : “Il la saisit, mit son doigt sur le billot, abattit la hache – que ton ennemi reçoive un tel coup !” Interpellation du public parente de ce qu’on trouve aussi dans la chanson de geste avec l’expression fréquente Diex le puist cravanter ! ou la formule la veïssiez…, et qui ne détonne donc pas par rapport au style épique, mais que le conte populaire connaît bien lui aussi.
8Une première analyse montre donc dans ce texte une narration relevant à la fois de l’épopée (univers légendaire et merveilleux, absence d’intériorité, oralité) et du conte (oralité, priorité absolue au récit, effets de surprise ménagés à l’intention du public). La parenté des deux genres est ici patente, ou plus exactement la situation de ce texte sur la frontière qui les sépare, ou qui les unit.
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5 Le Livre de Dede Korkut, Récit de la geste oghuz, traduit et présenté par ...
2. Le Livre de Dede Korkut, “Où l’on voit Basat tuer Depegöz le Cyclope”5
[Depegöz, le Cyclope, est l’enfant monstrueux d’une fée violée par un berger. Très jeune, il se révèle un anthropophage insatiable. Sa mère lui offre en outre un anneau magique qui le rend totalement invulnérable, ni les flèches, ni les épées, ni les lances ne parvenant même à l’égratigner. Ses méfaits toutefois conduisent son père nourricier à le chasser de la société au milieu de laquelle il a été élevé. Il s’installe sur une montagne d’où il continue à prélever sa nourriture sur la population alentour. Il résiste aux guerriers envoyés pour le combattre, déracine un arbre qu’il jette sur eux et en tue d’un coup plus de soixante. Quand les autres veulent s’enfuir, il leur barre la route. Un accord finit par être conclu, au terme duquel on lui livrera chaque jour deux hommes et cinq cents moutons à dévorer, ainsi que deux cuisiniers pour préparer son repas.
C’est alors que revient le héros Basat. Ému par une femme qui a déjà livré un de ses fils au monstre et est invitée à sacrifier le deuxième, il décide d’aller l’affronter, sans se laisser retenir par les prières de son entourage. Dans un premier temps, ses flèches rebondissent sur Depegöz, qui s’empare de lui, le loge au fond de sa botte en demandant aux cuisiniers de le lui préparer, puis s’endort. Mais Basat fend la botte avec son couteau, découvre que l’œil unique est la seule part vulnérable du Cyclope. Il demande alors aux cuisiniers de chauffer la broche au rouge et la lui enfonce dans l’œil, puis se cache parmi les moutons, en tue un dont il se couvre de la dépouille et parvient ainsi à se faufiler entre les jambes du monstre. Découvrant que Basat a réussi à s’échapper, Depegöz lui donne sa bague :]
Depegöz lui dit : “Alors, fils, t’es-tu passé la bague au doigt ?” Basat répondit : “Oui, je me la suis passée.”
Depegöz se rua sur Basat et lui lança un coup de poignard, qui lui fit une coupure. Basat rebondit et se tint en terrain découvert. Il vit que la bague gisait à nouveau sous le pied de Depegöz.
[Celui-ci envoie alors le héros dans sa salle au trésor, sous laquelle il se prépare à l’ensevelir. Mais Basat évoque le nom d’Allah et les portes s’ouvrent d’elles-mêmes. Il ne reste plus à Depegöz qu’à indiquer à Basat la grotte où se trouve la seule épée avec laquelle sa tête pourrait être coupée, nouveau piège dont le héros se tire une fois de plus. Depegöz alors se met à improviser un poème pour exprimer sa douleur d’avoir perdu son œil, pour rappeler ses exploits anthropophagiques et autres, avec ces quatre vers :]
Je me disais : “Que les Beys des puissants Oghuz viennent sur moi !
Que, prenant la fuite, je me réfugie au rocher de Salakhana,
Que je leur lance de grosses pierres avec ma catapulte,
Et que je meure en recevant une grosse pierre sur la tête !” me disais-je.
[Quelques vers encore, et Basat, furieux de ce qu’il entend, le fait agenouiller et le décapite.]
9Le Livre de Dede Korkut est un ensemble de récits épiques célébrant les hauts faits de héros oghuz. Les Oghuz étaient un ensemble de tribus turques apparentés aux Ouïgours, mais qui ont émigré vers l’Ouest. L’une de ces tribus a été à l’origine de la dynastie seldjoukide. L’épisode concernant Depegöz est le huitième de ces récits.
10Il existe deux manuscrits de ce livre, celui du Vatican, intégralement en prose, et celui de Dresde, où alternent prose et vers, la première pour le récit proprement dit, les seconds étant réservés aux discours de quelque importance des personnages, et consistant en développements de ton essentiellement lyrique ou éventuellement didactique. Les passages en prose sont néanmoins caractérisés par une nette tonalité épique, tant en ce qui concerne l’énonciation narrative, analogue à celle du Livre des Héros, que la présence régulière d’expressions formulaires, comme par exemple lorsque Basat, le héros, s’adressant à son père, l’appelle “mon cher père à la barbe blanche” (p. 187), tour récurrent dans l’ensemble de l’ouvrage ; on trouve encore régulièrement, par exemple, “les quarante suivantes à la taille fine” ou “les mécréants à la religion puante”. Les passages proprement poétiques, qui représentent près d’un quart de l’ensemble, jouent aussi sur le registre traditionnel, non seulement par l’emploi de formules, mais souvent en recourant à des effets de répétition qui peuvent tourner à la litanie, avec ce que cela peut avoir d’entêtant.
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6 Motif K 1335 dans Stith Thompson, Motif-Index of Folk-Literature, Blooming...
11Bien qu’issu d’une culture turque et musulmane, a priori très éloignée de celle des Ossètes, et que, d’autre part, il ait été copié au xvie siècle et non recueilli directement auprès des bardes locaux, on y trouve un certain nombre de points communs avec les récits du Livre des Héros, notamment le découpage en épisodes indépendants qui mettent néanmoins en scène un même ensemble de protagonistes, regroupés autour du Khan Bayındır, nom d’une tribu oghuz qui a dominé au xve siècle une vaste zone de territoires entre l’Anatolie orientale et l’Iran avec Tabriz pour capitale. Le contexte religieux y est fondamental, la plupart des épisodes racontant des affrontements entre chrétiens (Géorgiens et Arméniens) et musulmans. Dans l’histoire du Cyclope, Basat se place explicitement sous la protection divine pour affronter Depegöz, et c’est en invoquant le nom du prophète qu’il lui plante la broche dans l’œil. À deux reprises d’ailleurs, il explique l’invulnérabilité dont il a bénéficié en disant “C’est mon Tangrı qui m’a épargné !” Il faut cependant noter que Tangrı est le nom que les Oghuz donnaient à leur dieu avant de se convertir à l’islam. Leur religiosité conserve en effet un certain nombre de traits issus de leur culture turque originelle, comme une consommation conséquente de vin, et plus particulièrement dans le présent épisode l’intervention de fées tout à fait étrangères au surnaturel musulman. La naissance de Depegöz témoigne d’ailleurs d’un merveilleux parfaitement païen et sans doute d’origine très ancienne : un an après avoir violé une fée selon le motif folklorique traditionnel de la fée à la fontaine6, le berger revient sur les lieux de son forfait et y découvre “une masse affalée qui brillait par éclats. La fée vint lui dire : “Berger, viens donc prendre ce que tu m’avais laissé en garde ! Mais sache que tu auras causé bien des ennuis au peuple oghuz !”” On se met à frapper la “chose”, qui grossit à chaque coup, et qui finit par se fendre sous un coup d’éperon. Il en sort alors un garçon “avec un corps humain, mais n’ayant qu’un œil unique au sommet de son crâne”.
12Si le schéma d’ensemble correspond assez bien aux histoires de Cyclopes, on peut néanmoins y relever plusieurs variations intéressantes :
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Dans la majeure partie des versions, le Cyclope est une créature solitaire ; même lorsqu’il vit à proximité de ses semblables, il ne constitue pas avec eux une société7. Ici le monstre a été élevé parmi les humains et a vécu au milieu d’eux, mais en a été chassé à cause de ses méfaits, et d’abord son insatiable gloutonnerie anthropophagique. Dès lors, le héros n’arrive pas auprès de lui dans un état de complète ignorance – même si le texte prend soin de préciser qu’il était absent lors de son apparition, ce qui implique qu’il ne l’a jamais rencontré.
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Le motif de la bague donne lieu à une sorte de dédoublement : d’une part, Depegöz reçoit de sa mère un anneau d’invulnérabilité ; d’autre part, lorsqu’il la donne à Basat, elle ne tient pas à son doigt ; c’est lui-même qui indique où il se trouve et attire ainsi le lancer du poignard qui le blesse, cette coupure étant la seule trace du motif de l’anneau dénonciateur qui contraint ailleurs le héros à se mutiler. Que cette variante soit due à l’intention d’éviter la mutilation ou à une transmission imparfaite du motif, il y a ici une perte de sens qui dénonce le caractère second du récit.
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L’évocation finale par Depegöz de son désir de jeter des pierres sur les Beys, comme peut-être l’arbre sous lequel, au début, il écrase près de soixante guerriers, rappelle le jet de rochers sur le navire d’Ulysse à la fin de l’épisode de Polyphème.
13Cette histoire, bien qu’écrite quatre siècles avant que n’ait été recueillie celle d’Uryzmæg, apparaît composée selon des critères génériques assez voisins, pour autant que les traductions permettent de le percevoir, qu’il s’agisse du point de vue narratif ou du rythme du récit. La seule différence nette au plan de l’expression est dans la présence très importante de passages lyriques. Au niveau proprement diégétique en revanche, la tradition semble avoir subi un certain nombre d’atteintes, comme on le voit avec les modifications maladroites apportées au motif de l’anneau, ou dans un autre ordre d’idées lorsque le récit adapte le jet de rochers, réduit à l’état de simple désir, à une version qui s’achève sur la mort du Cyclope.
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8 Jean-François Bladé, Contes populaires de la Gascogne, collecte choisie et...
3. Contes populaires de Gascogne, “Le Bécut”8
[Deux enfants pauvres, le frère et sa petite sœur, décident, pour soulager la misère de leur mère, d’aller chercher fortune au pays des Bécuts, des géants mangeurs de chrétiens qui n’ont qu’un œil au milieu du front et dont les bœufs et les moutons portent des cornes d’or. Arrivés dans leurs hautes montagnes sauvages et noires, ils remplissent leur sac des précieuses cornes, mais alors qu’ils sont sur le point de repartir un Bécut les attrape et les emporte dans sa caverne, qu’il referme d’une énorme pierre plate. Il les invite à souper et met pour cela un mouton à la broche. Pendant le repas, à sa demande, le garçon lui raconte toutes sortes d’histoires. Le Bécut fait ensuite la même demande à la fille, qui se met à réciter des prières, ce qui le met en fureur : il la couche sur le gril et la fait cuire, proposant même au garçon de la partager avec lui. La fillette cependant serre dans sa main la croix que sa mère lui a donnée au départ et appelle Dieu à son secours. La fureur de l’ogre redouble, et il l’avale toute vive.
Il finit par s’endormir. Le garçon s’approche alors du feu, saisit un tison rouge et pointu et le lui enfonce dans l’œil, puis se cache au milieu du bétail. Aux hurlements du Bécut, ses frères viennent voir ce qui se passe, fouillent la caverne, mais ne trouvent rien et repartent non sans remettre la pierre en place. Pendant trois jours, le garçon reste ainsi caché, tandis que le monstre attend de se trouver en situation de l’attraper ; mais les bêtes commencent à pousser des cris de soif et de faim. Le Bécut s’assied alors à l’entrée, tâtant et comptant tous les animaux au fur et à mesure qu’ils sortent ; couvert de la dépouille du bélier mangé le premier soir, le garçon passe parmi eux, et, bien que le bécut sente que la peau s’ajuste mal, il arrive à s’enfuir à toutes jambes. Or la fillette n’était toujours pas digérée, et finalement le Bécut, pris de malaise, la vomit toute vivante. Le frère alors vient la chercher et s’enfuit avec elle et le sac de cornes d’or.]
14Très conforme dans l’ensemble au schéma commun, cette version se caractérise surtout par les modifications de détail et les simplifications qu’elle lui fait subir :
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Les deux héros sont un garçon et sa petite sœur, et celle-ci est un modèle de fillette chrétienne. D’où le sort qui lui est réservé dans la caverne du Bécut, géant à l’œil unique : alors que le mouton du premier repas a été cuit à la broche, c’est le supplice de saint Laurent qui lui est appliqué ; on devine derrière cette variante le souvenir de récits hagiographiques ou d’images pieuses. Le texte insiste constamment sur le fait que les enfants sont des chrétiens, que les Bécuts mangent les chrétiens, mais que les chrétiens ne se mangent pas entre eux. Ennemis et persécuteurs des chrétiens, les Bécuts sont nécessairement païens, c’est-à-dire polythéistes, d’où l’exclamation “Mille dieux !” que pousse l’ogre sous la douleur lorsque le garçon lui enfonce le tison dans l’œil.
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Le thème général rejoint celui du Petit Poucet : une famille dans la misère, et un enfant qui va trouver la fortune dans la demeure de l’ogre. Ici la fortune prend aussi une forme fréquente dans les contes pour enfants, celle de l’animal extraordinaire produisant de l’or ou dont une partie du corps, ici les cornes, est en or.
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Cette version se caractérise aussi par le fait qu’elle se limite à l’essentiel, notamment en ce qui concerne les détails inutilement sanglants. Ainsi rien ne subsiste du motif de l’anneau dénonciateur, avec la mutilation qu’il implique d’ordinaire : une fois sorti de la caverne, l’enfant est définitivement sauf. Il n’a pas non plus besoin, comme la plupart des héros, d’égorger un mouton pour se glisser sous sa peau : la dépouille de celui qui a été mangé le premier soir suffit. On ne rencontre pas, comme dans le texte ossète et certains autres, un mouton exceptionnel capable de conduire et de ramener le troupeau à la place du berger.
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Enfin, si la petite fille est mangée, elle ne meurt pas et ressort du monstre à la fin. Là encore, cette version euphémise le schéma ordinaire du conte.
15Réduit à l’essentiel, sans inscription dans un ensemble héroïque particulier, sans détails inutiles ni développements descriptifs ou lyriques d’aucune sorte, le récit présente cette fois toutes les caractéristiques du conte à la manière de Perrault ou des frères Grimm, avec pour protagonistes deux enfants pauvres, auxquels le narrateur n’éprouve pas même le besoin de donner des noms ou des sobriquets, et qui parviennent à dominer, comme le Petit Poucet, un monstre énorme grâce à leur foi et à leur astuce, et dans le cas de la fillette sa conservation en vie après dans l’estomac du Bécut comme le Petit Chaperon Rouge dans la célèbre version allemande. À la différence des traditions ossète ou oghuz, qui traitent le sujet sur le mode héroïque en mettant en scène des héros récurrents caractérisés par leur force exceptionnelle, et qui, en partie au sens propre, en chantent les exploits, celle que rapporte Bladé se caractérise par un tout autre mode d’énonciation, celui du conte moral pour enfants. Seule la famille est impliquée comme destinataire ; même si la communauté des chrétiens est menacée par les Bécuts, leur salut collectif n’est pas en jeu, le seul que vise le texte est celui de la mère et de ses enfants.
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9 Historia septem sapientium ou Dolopathos de Johannis de Alta Silva, éd. Al...
4. L’Historia Septem Sapientium et Le Roman de Dolopathos, Polyphemus9
[Un voleur raconte que ses compagnons et lui ont décidé de voler les richesses d’un géant, mais que, surpris par ce dernier et neuf de ses pareils, il a été conduit dans son repaire avec neuf autres bandits. Le géant choisit le plus gras, le fait cuire dans un chaudron et le mange, puis inflige successivement le même sort à tous les autres. Seul reste vivant le narrateur, qui a été contraint de partager le repas de l’ogre. Constatant que celui-ci se plaint de douleurs aux yeux, il se prétend médecin et lui propose de le soigner. À cette fin il prépare un collyre en mélangeant les produits les plus corrosifs qu’il fait cuire et qu’il lui verse bouillants sur les yeux. Aveuglé, le géant saisit sa massue pour le tuer. Or la seule issue de la maison est fermée par un solide verrou. Le voleur parvient d’abord à grimper jusqu’à une poutre à laquelle il se suspend, puis il se cache parmi le millier de brebis que le géant compte chaque jour à leur sortie, en retenant la plus grasse pour son repas, et qui chaque soir reviennent en nombre mystérieusement égal à celui du matin. Il décide alors de se cacher sous la peau d’un bélier, mais à sept reprises il est retenu comme étant le plus gras. Alors que l’ogre, finalement lassé, l’a laissé partir, à peine sorti, il se met à l’insulter. Sous couleur de reconnaître sa défaite, l’ogre lui offre un anneau qui, à peine passé à son doigt, se met à crier “Je suis ici !”. Dans l’impossibilité de s’en défaire, le voleur n’a plus d’autre solution pour s’échapper que de se couper le doigt avec les dents.]
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10 Yasmina Foehr-Janssens, Le Temps des fables. Le roman des sept sages ou l...
16L’intitulé, Polyphemus, de la version figurant dans le Dolopathos, aussi bien chez Herbert que chez Jean de Haute-Seille, renvoie explicitement à l’épisode homérique. Mais il est clair que le contenu ne dérive en aucune façon de l’Odyssée, dont à cette époque le texte était ignoré en Occident. C’est essentiellement par l’intermédiaire de l’Énéide que le nom de Polyphème pouvait être connu, et le récit qui en est donné dans le poème de Virgile, s’il se fonde lui-même sur Homère, ne donne aucun moyen de reconstituer l’épisode du Cyclope. Ce titre montre simplement que Jean ou son informateur a reconnu ce que le poète latin évoquait très partiellement dans son deuxième livre. Il n’en est pas moins vrai que cette version présente plusieurs traits qui dénoncent une réécriture non seulement littéraire, mais présentant encore les traits d’une culture savante avec, dans les autres récits du même voleur, des allusions aux Métamorphoses d’Ovide10.
17Pour s’en tenir au conte en lui-même dans ses rapports avec les versions précédentes, on peut faire les observations suivantes :
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On retrouve le motif de l’anneau dénonciateur, situé cette fois après la sortie du repaire de l’ogre. Un autre trait merveilleux est même ajouté, avec le mystérieux remplacement, chaque jour, du mouton qui a servi au repas du géant.
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Les détails horribles ne sont pas épargnés : ici le narrateur s’est vu contraint de participer au repas anthropophagique de son geôlier, et c’est avec les dents qu’il doit se couper le doigt ; l’insistance sur ces détails est visiblement délibérée, puisqu’elle caractérise spécialement l’ensemble des trois récits du voleur, où celui-ci doit régulièrement mettre une partie de son corps en gage pour sauver sa vie11 : “les récits du larron […] ressortissent à un univers sanglant et produisent un monde peuplé de créatures monstrueuses”12.
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Mais d’autres éléments visent à donner au récit une allure plus réaliste : le géant n’est pas un Cyclope, détail qui suffirait à souligner que la source ne peut guère être le poème homérique ; le repaire est une maison, fermée de hauts murs, dont la porte est munie d’un verrou métallique et disposant d’une charpente de bois, puisque dans un premier temps le voleur se suspend à une poutre pour se protéger ; il y est monté au moyen d’une échelle dont la présence dans une maison qui est aussi une étable n’a rien de surprenant, même si le nombre énorme des brebis qu’elle héberge n’est guère vraisemblable, encore qu’elle s’accorde à la taille du propriétaire. Le terme antrum qui la désigne chez Jean de Haute-Seille peut toutefois arrêter l’attention : en latin, il désigne effectivement une grotte et peut ainsi paraître comme le souvenir d’une version plus proche du modèle commun. Il ne fait toutefois aucun doute que le géant habite dans un lieu bâti.
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D’autres détails témoignent d’une adaptation dans le sens du réalisme, par exemple le soin que met l’ogre à choisir ses victimes et le mode de cuisson auquel il recourt. Il y a surtout l’épisode de l’aveuglement, non avec une broche ou un tison, mais au moyen d’une savante décoction de produits corrosifs ; le texte latin et sa traduction y accumulent force détails quasi cliniques, non sans quelque satisfaction morbide, ni peut-être une forme d’humour noir :
13 Historia septem sapientium, op. cit., p. 74.
Mox ille feruenti oleo totas corporis funditus partes decoriatus pelleque tota contracta in rugam neruisque rigentibus illud tantillum lumen quod habere uidebatur amisit13.
Bientôt, sa peau complètement détruite sur toutes les parties de son corps par l’huile bouillante, réduite en se contractant à l’état de ride, et ses nerfs rigidifiés, il perdit ce peu de vision qu’il semblait posséder.
Et sachiés bien que, c’est del mains,
Ne sa por coi jel vos devis,
C’an tot son col n’an tot son vis
Ne remeist an nulle meniere
Ne chair sainne ne peil antiere,
K’elle fuit eschaudee toute,
N’onke puis des eulz ne vit goute (v. 8380-8386).
Et sachez bien, c’est le moins qu’on puisse dire, et je ne sais pas pourquoi je vous le précise, que, sur la toute la surface de son cou et de son visage, il ne resta pas la moindre trace de chair saine ni de peau entière, car elle fut entièrement ébouillantée, et jamais plus il ne vit goutte de ses yeux.
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Cette description rejoint le goût du texte pour les détails atroces.
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Enfin, à la différence des exemples précédents, il n’y a plus ici de dimension morale, qu’elle soit héroïque ou religieuse. L’histoire est racontée par un voleur qui n’a d’autre but que de sauver sa peau. S’il a eu quelque répugnance à partager le repas de l’ogre, il ne l’en a pas moins fait, et ce n’est curieusement que lorsque son tour est sur le point d’arriver qu’il conçoit le subterfuge par lequel il parvient finalement à se tirer d’affaire. Le sentiment de solidarité n’est visiblement pas son premier souci.
18Le récit multiplie ainsi les notations concrètes pour donner l’impression de vécu qui convient à une narration à la première personne, mode d’énonciation qui tranche avec celui des précédents textes examinés. Quant à l’absence de portée morale, elle s’accorde parfaitement avec un récit dont la fin essentielle est le divertissement. Tout cela nous oriente d’autant plus dans le sens du conte littéraire.
19Il n’est pas exclu en revanche que cette version ait une lointaine parenté avec celle des Mille et une Nuits.
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14 Les Mille et une Nuits, traduction d’Antoine Galland, présentée par Jean-...
5. Les Mille et une Nuits, Troisième voyage de Sindbad14
20Ce mode énonciatif est en effet le même que celui de la version rapportée dans les voyages de Sindbad. Il s’agit là aussi d’un ensemble de contes inscrit dans un récit-cadre, et dont la narration a pour objet de retarder une mise à mort. Enfin l’histoire de l’ogre aveuglé y est également inscrite dans un ensemble d’anecdotes racontées par leur protagoniste, donc à l’intérieur d’un second récit-cadre.
[Lors de son troisième voyage, le bateau sur lequel se trouve Sindbad est poussé par le vent vers une île d’où une multitude de singes viennent en dévorer tous les cordages, puis contraignent tous les passagers à descendre sur l’île avant de repousser le bâtiment vers le large. Sindbad et ses compagnons découvrent bientôt un château dans la cour duquel se trouvent, sur une sorte de grande table de pierre, une multitude de broches et d’ustensiles de cuisine, et tout autour quantité d’ossements. Bientôt arrive le maître des lieux, un géant noir et monstrueux, qui les palpe un par un et finit par choisir le capitaine, le plus gras et corpulent ; il lui brise la nuque, l’embroche et le fait rôtir, puis le mange intégralement, après quoi il s’endort en poussant “des ronflements semblables aux râles d’un agneau ou de tout autre animal égorgé”15. Il part le lendemain matin, mais revient le soir et traite un autre naufragé de la même manière. Après une nouvelle nuit, les survivants décident de fabriquer un radeau, mais il leur faut subir un troisième soir et voir dévorer un troisième d’entre eux. Cette fois, dès que l’ogre est endormi, Sindbad et ses compagnons s’emparent de deux broches, les font rougir au feu et l’aveuglent. Le monstre alors sort du château, mais revient bientôt avec “une femelle encore plus grande, plus sauvage et plus hideuse que lui”16, ou “deux géants à peu près de sa grandeur”17, devant lesquels tous s’enfuient, montent sur le radeau et partent vers le large sous les rochers que les géants font pleuvoir sur eux, et qui ne laissent à bord que Sindbad et deux autres survivants.]
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18 Trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, p. 501.
21Au plan du strict contenu, les différences apparaissent immédiatement, dans la mesure où l’histoire est située dans l’univers arabo-musulman du recueil. La navigation à laquelle se livre à sept reprises le marchand Sindbad explique la localisation de l’aventure dans une île, dont la nature de lieu clos rend inutile l’enfermement ; tout, au contraire, y est ouvert, à commencer par le portail du repaire de l’ogre, qui n’est plus une caverne ni une sorte d’immense bergerie, mais un château aux portes d’ébène, indice à la fois de richesse et d’obscurité. L’absence de toute vie à l’intérieur suggère une sorte d’abandon, un lointain passé de magnificence, qui contraste avec les broches et les ossements qu’y découvrent l’équipage et les passagers du bateau. Les moutons aussi ont disparu, avec toute référence à l’univers pastoral qui caractérise la plupart des versions. La seule trace qui en reste est dans quelques comparaisons, notamment lors de la palpation initiale : “Il me tâtait comme fait le boucher d’un mouton égorgé”18. Tout géant et noir qu’il soit, l’ogre a cette fois deux yeux, comme celui du Dolopathos. L’anneau dénonciateur est absent. En revanche, le contexte géographique de l’île favorise le motif des rochers dont les géants bombardent à la fin le radeau des survivants, dans des conditions rappelant la fin de l’épisode de Polyphème. Relevant d’une culture urbaine, le récit de Sindbad ignore pour l’essentiel le contexte rural, moutons et caverne ; il ne connaît pas non plus d’épisode où, comme dans l’Odyssée, le géant cherche à se venger sur le héros en particulier et se fait berner par lui, sans doute parce que, étant un marchand parmi d’autres dans un contexte de conte et non d’épopée, Sindbad assume le rôle de sujet et de narrateur, mais non de héros.
22Les vertus mises en valeurs sont plutôt ici, en effet, celles qu’on attend du marchand. Il s’agit essentiellement du sens pratique au service de l’intérêt personnel bien senti : c’est aussi ce qu’on observe dans la détermination de Sindbad à sauver sa peau sans grande compassion pour ses compagnons que le géant dévore. Le marchand, sur ce point, n’est guère différent du voleur du Dolopathos… On trouve une allusion aux principes de l’islam avec le refus du suicide lorsque certains naufragés proposent de se jeter à la mer plutôt que de se laisser dévorer, mais la dimension religieuse est beaucoup moins présente que dans les récits épiques ou les contes édifiants. Il convient toutefois de resituer cette version dans l’ensemble des voyages de Sindbad, qui propose une morale beaucoup moins aventureuse, tout à la fois hédoniste et altruiste : c’est ce que montre la relation nouée par le marchand avec son homonyme Sindbad le portefaix, lequel témoigne à l’ouverture du récit d’une foi nettement plus fervente.
23Même si elle n’est donc pas dénuée de leçons morales, le récit-cadre inscrit clairement cette histoire dans le genre du conte divertissant, notamment illustré en Europe occidentale par le Décaméron de Boccace ou le Conte des contes de Basile. On est bien ici dans le genre de la réécriture cultivée du conte populaire, un peu comme ce sera le cas aux xviie-xviiie s. avec Perrault, Mme d’Aulnoy et le Cabinet des fées. Jean-Patrick Guillaume présente ce recueil comme l’exemple caractéristique d’une tradition littéraire
19 Jean-Patrick Guillaume, “Y a-t-il une littérature épique en arabe ?”, dan...
que l’on peut appeler “moyenne” en ce sens qu’elle se distingue tout à la fois de la littérature savante et du folklore populaire de tradition orale, tout en combinant des éléments empruntés à l’une et à l’autre. Échappant en partie aux contraintes pesant sur la culture officielle – mais payant cette relative liberté d’un ostracisme et d’une marginalisation qui persistent encore aujourd’hui – cette littérature moyenne a en quelque sorte récupéré ce qu’avait rejeté la littérature savante, et notamment le récit de fiction ou d’imagination19.
On est donc cette fois dans l’univers de la fiction littéraire assumée comme telle.
24Si l’on s’attache à relever ce qui caractérise spécifiquement le style de cette version, autant que les traductions nous permettent de le saisir, on notera d’abord le souci du détail : dans l’attaque initiale du bateau par les singes, dans la description de l’ogre, dans le recours à des comparaisons (“ses yeux étincelaient ainsi que des tisons ardents” ; rappelons-nous l’évocation déjà signalée des moutons égorgés20), dans l’évocation des sentiments éprouvés par Sindbad et ses compagnons (“Nous n’apercevions personne, ce qui nous jeta dans un grand étonnement”21). On peut encore remarquer la longueur des discours, y compris celui qui rappelle les devoirs religieux des musulmans. Ces traits appartiennent plus en effet à une littérature destinée à un public d’amateurs cultivés, et qui est l’œuvre d’un authentique écrivain plutôt que d’un conteur populaire, d’où le caractère très fleuri du style.
25La traduction Mardrus souligne particulièrement ces caractères :
Le soleil était déjà couché quand un bruit de tonnerre nous fit sursauter et du coup nous réveilla ; et, devant nous, nous vîmes descendre du plafond un être à figure d’homme noir, de la hauteur d’un palmier, qui était plus horrible à voir que tous les singes noirs réunis. Il avait des yeux rouges comme deux tisons enflammés, les dents de devant longues et saillantes comme les défenses d’un cochon, une bouche énorme aussi vaste que l’orifice d’un puits, des lèvres pendantes sur la poitrine, des oreilles sursautantes comme les oreilles de l’éléphant et qui lui couvraient les épaules, et des ongles crochus comme les griffes du lion.
À cette vue, nous commençâmes d’abord par nous convulser de terreur, puis nous devînmes rigides comme des morts. Mais lui vint s’asseoir sur un banc élevé adossé au mur et de là se mit à nous examiner en silence, un à un, de tous ses yeux. Après quoi, il s’avança sur nous, vint droit à moi, de préférence à tous les autres marchands, étendit la main et me saisit par la peau de la nuque, comme on saisit un paquet de chiffons. Il me tourna alors et me retourna dans tous les sens, en me palpant comme fait un boucher pour une tête de mouton. Mais il dut certainement ne point me trouver à sa convenance, liquéfié que j’étais par la terreur, et la graisse de ma peau fondue par les fatigues du voyage et le chagrin.
La différence avec le texte ossète ou, a fortiori, le conte gascon, infiniment plus frustes, plus directs, est caractéristique. Même la version oghuz, dans le récit, ne montre pas ce goût décoratif.
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22 Ibid.
26Les éléments descriptifs sont par ailleurs exploités en vue de créer une tension et une atmosphère. Dans les textes vus précédemment, ou bien la menace est identifiée d’avance, ou bien le géant apparaît brusquement sans que rien ne l’ait réellement annoncé. Ici l’angoisse est présente dès le début, avec les craintes du capitaine, l’attaque par les singes (des sauvages chez Galland), et surtout l’entrée dans le palais, qui joue du contraste entre son apparence extérieure : “C’était un château aux colonnes élevées, aux murailles imposantes. Un portail à deux vantaux fait de bois d’ébène ouvrait sur l’intérieur”22, et ce que les naufragés y découvrent, de longues broches, des braseros, des ossements de grandes dimensions. Avec le mystère qui entoure le château désert, ces indications, loin de nuire à l’effet de surprise, suscitent chez le lecteur une angoisse sourde, d’autant plus que l’ogre n’apparaît pas aussitôt, mais qu’il faut l’attendre encore pendant deux phrases, et, dans le temps de l’histoire, jusqu’au coucher du soleil. En jouant ainsi sur les nerfs de l’auditoire, la narration permet de basculer du simple merveilleux dans l’horreur. Et lors de son arrivée, la description renforce encore ce sentiment.
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23 Ibid., p. 503.
27Cela tient aussi à la narration à la première personne, qui implique de la part du narrateur une double position, celle du protagoniste dans le temps de l’événement, celle du mémorialiste dans le temps de la narration. L’angoisse transmise au public est d’abord la sienne ; si les détails concernant toute la scène sont perçus à hauteur d’homme, ils ne sont pas seulement sélectionnés, comme dans le conte, par la nécessité de faire avancer le récit, mais aussi par la perception même du narrateur. Or ce narrateur occupe une certaine position dans l’histoire : il n’est qu’un parmi d’autres, un passager, donc un participant passif au voyage ; c’est le capitaine qui au début se trouve au premier plan, qui est le premier à parler, à agir en responsable (peu efficace il est vrai), et à être dévoré. Sindbad ne se distingue guère des autres, surtout dans la partie initiale, que par le fait qu’il raconte ; examiné le premier par l’ogre, façon d’accroître le frisson ressenti par l’auditoire, il est aussitôt rejeté dans l’indistinction – et dans l’angoisse – de ceux qui restent provisoirement en vie. Narrateur, il n’est donc pas véritablement héros ; l’ascendant qu’il prend sur ses compagnons lorsqu’il propose la construction de radeaux n’est que temporaire, et son je se fond aussitôt après dans le nous général : “Tous convinrent que mes paroles étaient sensées et ma proposition convenable. Nous étions d’accord et nous nous mîmes au travail”23. Cela contribue à renforcer l’implication du lecteur/auditeur dans le récit. On se trouve alors devant un personnage qui n’est sans doute pas exactement un personnage de roman, mais les procédés utilisés pour le construire s’apparentent à ceux du roman, ou du moins de la nouvelle.
28Selon donc qu’on examine ce texte par rapport aux précédents ou en relation avec la pratique moderne du roman, on va avoir tendance à en identifier différemment l’appartenance générique, entre conte et nouvelle : conte par les traces d’oralité (notamment dans la version Galland) et le merveilleux, nouvelle par le style recherché, le héros et le point de vue narratif, mais aussi le cadre social et géographique proposé : navire marchand et île inquiétante avec son château apparemment désert. Des éléments analogues se retrouveront dans un certain cinéma fantastique des années 30, King Kong ou Les Chasses du comte Zaroff. Du moins toute trace d’épopée a-t-elle ici disparu : plus de héros, plus de légende collective, plus de chant. Nous sommes bien cette fois dans le conte littéraire.
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24 Geoffrey of Monmouth, Historia Regum Britanniae, éd. Neil Wright, a singl...
6. L’Historia Regum Britanniae, § 16524
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25 Voir sur cet épisode voir D. Boutet, Poétiques médiévales de l’entre-deux...
29L’objectif de Geoffroy, dans l’Historia Regum Britanniae, est de faire valoir le passé fondateur de l’Angleterre, alors que la conquête normande a mis fin aux royaumes saxons, de réveiller en quelque sorte le souvenir des précédents occupants et de leur antique grandeur auprès de la nouvelle dynastie, et cela dans un temps où les troubles politiques résultant de la succession du Conquérant suscitent le besoin, chez ses héritiers, de se forger une légitimité qu’il s’agit d’aller chercher dans les origines. Arthur présente en effet dans ce texte, et dans le passage concernant le Géant du Mont-Saint-Michel, les caractéristiques d’un héros civilisateur, et par conséquent d’un roi des origines. Il est à la fois une figure mythique de premier plan et une figure historique25.
[L’épisode qui nous intéresse commence alors que, se trouvant en Petite Bretagne, Arthur apprend qu’un géant originaire d’Espagne a enlevé Hélène, nièce du duc Hoel et l’a conduite sur le futur Mont-Saint-Michel, tuant tous les chevaliers qui ont essayé de la délivrer, bombardant leurs navires avec des rochers, et dévorant les hommes qu’il capture. Accompagné de Kai et Beduer, Arthur quitte secrètement son camp et se rend sur place. Il aperçoit alors deux feux brûlant à des hauteurs différentes. Beduer est envoyé en reconnaissance auprès du moins élevé, et trouve là une vieille femme qui se présente comme la nourrice d’Hélène : elle vient juste d’ensevelir la malheureuse, morte de peur, et comme le géant ne peut plus assouvir ses instincts sur la morte, c’est elle-même qui doit désormais subir ses assauts. Beduer retourne aussitôt faire son rapport à Arthur, qui va alors seul attaquer le monstre. Il le trouve près de l’autre feu, la bouche encore souillée du sang des porcs qu’il dévorait en partie crus tandis qu’il en faisait cuire le reste sur des broches. Le géant s’empare de sa massue, Arthur tire son épée. Le combat s’engage. Après avoir reçu un terrible coup de massue sur son bouclier, “le roi brandit son épée contre le front du géant, qu’il blessa sans le toucher à mort, mais le sang qui coulait sur sa face et ses yeux le rendait aveugle.” Finalement Arthur parvient à lui fendre le crâne. Dans la suite, il compare cette victoire à celle autrefois remportée sur le géant Rithon, lequel voulait se faire un manteau avec les barbes qu’il exigeait de tous les rois en signe d’allégeance. Sur la tombe d’Hélène sera édifiée une basilique, et l’île conservera désormais le nom de Tombe Hélène.]
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26 L. Mathey-Maille, Histoire des rois de Bretagne, op. cit., introduction, ...
30Le souci de Geoffroy est en effet de faire œuvre d’historien. Il s’efforce de donner à son récit tous les caractères d’une véritable histoire et sa préoccupation de “dire vrai” se manifeste surtout par la mention de sources écrites, qui servent de caution, et par le souci de préserver la place du réel dans la trame narrative. L’Historia cite explicitement deux auteurs qui font autorité : Gildas, qui composa vers 547 son De excidio et conquestu Britanniae, une violente diatribe contre les Bretons, et Bède, dont l’Historia ecclesiastica gentis Anglorum rédigée vers 731 connut un grand prestige auprès des historiens du Moyen Âge. De plus, Geoffroy présente tout son livre comme la traduction d’une source bretonne unique, le fameux “Britannici sermonis liber vestustissimus”26.
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27 Sur cette distinction, voir J.-P. Martin, Temps, mémoire, narration (Disc...
31Dans le § 165, les signes d’historicité sont restreints : le duc de Petite Bretagne Hoel, neveu d’Arthur, est lui aussi une figure légendaire, et l’inscription du récit dans l’espace réel du Mont-Saint-Michel et de l’îlot de Tombelaine correspond tout à fait à ce qu’on observe dans les légendes étiologiques. Divers traits caractéristiques du genre historique médiéval en sont absents : référence à une source, datation, brièveté des discours. Outre la rédaction en latin, ce sont essentiellement des indices extérieurs à ce passage qui garantissent son appartenance à ce genre : auto-désignation comme Historia, récit d’une succession de règnes, points de contact chronologiques avec l’histoire sainte et l’histoire romaine. Reste que, sauf pour l’évocation finale du combat contre Rithon, le récit est parfaitement chronologique. On peut aussi voir dans le traitement de la trace (ici l’îlot de Tombelaine) un procédé qui relève plus du vestige (trace du passé que le récit a pour fonction d’élucider) que de la relique (trace du passé qui sert de témoin présent garantissant la véracité de l’histoire racontée)27 – et qui en ce sens appartient à l’histoire plus qu’à l’épopée. Pris isolément, ce passage tient donc autant de la légende locale que du récit historiographique. L’objet visé n’en est pas moins l’écriture de l’histoire, ce que montre notamment le style narratif, avec des traits issus de la tradition rhétorique des écoles, qui constituent en eux-mêmes une garantie de vérité dans la mesure où ils témoignent de la science de l’auteur. C’est ce qu’on peut voir avec le discours de la vieille femme :
“O infelix homo, quod infortunium te in hunc locum subuectat? O inenarrabiles mortis penas passure ! Miseret me tui, miseret, quia tam detestabile monstrum florem iuuentutis tue in hac nocte consumet.”
28 Éd. cit., p. 117-118 ; trad. cit., p. 232.
“Ô homme infortuné, quel malheur t’a conduit dans ce lieu ? Ô tourments indescriptibles de la mort qu’il te faudra subir ! J’ai pitié de toi, j’ai pitié car ce monstre si abominable détruira cette nuit la fleur de ta jeunesse”28…
C’est là un style élevé, très oratoire, comme pouvaient l’être aussi les ouvrages des historiens latins.
32La trame de l’épisode peut cependant paraître assez éloignée du schéma commun aux autres versions. Tout au plus peut-on retenir comme parallèle l’évocation des pratiques anthropophagiques du géant. Or dans l’Historia, l’intrigue est bien présente, mais de façon souvent moins directe. Reprenons les détails du contenu :
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le géant est d’une taille extraordinaire, il vient d’Espagne, ce qui suggère qu’il s’agit d’un Sarrasin, autrement dit d’un survivant du paganisme ancien29 ;
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il dévore les hommes à moitié morts, comble de la sauvagerie, anthropophagie et absence de toute préparation culinaire : sur ce point comme sur le précédent, c’est donc une figure a-sociale, antérieure à la civilisation ; Arthur apparaît au contraire comme civilisateur : il est accompagné de deux dignitaires (il y a donc une hiérarchie) et part à la deuxième heure (il y a donc une structuration du temps) ;
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le mont se trouve à proximité de la mer, et a toutes les caractéristiques d’une île ; on l’aborde d’ailleurs en bateau ;
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le géant écrase les navires sous d’énormes pierres ;
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il est armé d’une massue énorme, comme celui du Dolopathos, alors qu’Arthur est armé d’une épée ;
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le roi blesse le géant au visage, et l’aveugle avec le sang qui lui coule dans les yeux.
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En revanche :
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comme ceux de Sindbad et du Dolopathos, il est pourvu de deux yeux ;
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le géant a fait mourir de terreur la compagne de l’informatrice ; à la différence des autres géants ogres, il ne l’a pas tuée pour la manger ; mais son intention était bel et bien de la violer, trait ordinairement absent des autres versions, qui ne font d’ailleurs qu’exceptionnellement intervenir des personnages féminins dans l’épisode ;
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sa bouche dégouline de sang : il dévore des porcs crus – mais fait aussi rôtir les restes ;
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l’affrontement entre Arthur et lui est direct, et armé : un chevalier doit combattre en face, trait caractéristique de l’idéologie féodale ;
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notons enfin la comparaison avec la bête sauvage que le chasseur tue d’un coup d’épieu : “uelut aper per uenabulum in uenatorem, ita irruit per gladium in regem”30.
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31 Voir Laurent Alibert, Le Roman de Jaufré et le Narty Kaddžytæ, Paris, Cha...
33Les points communs avec l’histoire de l’ogre aveuglé sont repérables, mais en quelque sorte dispersés, et les divergences ne sont pas toutes ponctuelles. On constate, d’une part, l’adaptation du passage à la culture de l’époque, et d’une autre des différences beaucoup plus notables que dans les exemples précédents dans l’organisation narrative des motifs communs à l’ensemble du corpus : le jet de rochers précède l’aveuglement, qui lui-même n’est qu’occasionnel et en quelque sorte métaphorique ; les compagnons du héros sont épargnés : l’anthropophagie du personnage est seulement évoquée dans le passage ; les motifs qui subsistent ne suivent que partiellement l’ordre habituel dans les autres récits. Hormis l’existence même du géant, tous les traits merveilleux ont été évacués. Et d’un autre côté, son caractère de géant violeur le rattache plutôt aux autres figures de géants des romans médiévaux : Harpin dans Le Chevalier au lion, les trois géants du Bel Inconnu, les lépreux énormes du Roman de Jaufré31, etc. Presque plus que la structure narrative, ce sont des allusions occasionnelles qui rappellent le conte. Bien que, comme Jean de Haute-Seille un siècle plus tard, Geoffroy ne connaisse d’Homère que le nom, il perçoit fort bien cependant la parenté de son histoire avec celle de Polyphème. Edmond Faral a ainsi relevé trois emprunts textuels à l’épisode, dans l’Énéide, de la rencontre des Troyens avec Achéménide, survivant des compagnons d’Ulysse oublié sur l’île du Cyclope :
32 Edmond Faral, La Légende arthurienne, études et documents, Première parti...
La massue du géant, ces cris qu’il pousse, cette comparaison, quand il tombe frappé à mort, avec un chêne abattu, ce sont autant de traits que suggéraient les vers où Énée raconte à Didon comment il avait quitté la terre des cyclopes, prison d’Achéménide : un pin dépouillé de ses rameaux guidait la main et assurait les pas de Polyphème ; un cri immense, jailli de sa poitrine, faisait frémir et la terre et la mer32.
L’objurgation de la nourrice à Beduer, “Fuge, dilecte mi, fuge”33, évoque clairement, comme l’a montré Edmond Faral34, le vers 630 du deuxième livre de l’Énéide : “Sed fugite, o miseri, fugite…”. Geoffroy emprunte même au vers 625 de Virgile le terme rare tabus pour désigner le sang qui dégoutte de la bouche du géant.
34Le sens général de l’épisode renvoie clairement au thème du héros civilisateur : Arthur use de l’épée contre la massue, il donne à Hélène une sépulture chrétienne et fonde une basilique, etc. Contre l’image pré-chrétienne du géant (venu d’Espagne !), il représente l’incarnation du héros chrétien. Il diffère toutefois de ce qu’il deviendra dans la littérature arthurienne postérieure, la figure du roi courtois : il est ici guerrier, combattant. Il conserve lui-même divers traits mythologiques, notamment d’avoir vu le jour dans des conditions analogues à celles de la naissance d’Héraclès. Dans le projet de Geoffroy, il s’agit bien de situer Arthur, à travers les actions accomplies lors de son règne, comme une figure de référence pour ses successeurs, mais dans une perspective historiographique et non épique.
7. Homère, L’Odyssée
35Le texte est trop connu pour qu’il soit nécessaire ici de le raconter. Il suffira de rappeler les points de désaccord entre la version homérique et ce sur quoi les autres tendent à s’accorder au moins en partie. Le motif de l’anneau dénonciateur, par exemple, en est totalement absent. En revanche, dans plusieurs passages, Homère apporte des détails originaux : Ulysse est le seul à se présenter au Cyclope sous le nom de Personne, avec les effets comiques qui en résultent ; il est aussi le seul qui ait besoin de l’enivrer pour le faire dormir. Dans aucun autre récit il n’est nécessaire de fabriquer l’objet avec lequel le géant est aveuglé ; on peut d’ailleurs s’étonner qu’Ulysse et ses compagnons aient besoin de recourir au morceau de bois d’olivier encore vert qui se trouve dans la caverne au lieu d’employer leurs épée. L’explication est sans doute dans le texte grec, qui désigne cet objet du nom de ῥόπαλον “massue” (chant IX, v. 319) : on a sans doute affaire ici à la trace de l’emploi de cette arme par la plupart des autres géants. La localisation de l’épisode s’explique aisément à la fois par le contexte du retour d’Ulysse et la part que les îles occupent dans l’espace grec : on a pu voir que tous les textes adaptent le lieu de l’aventure au terroir dont ils sont issus. Quant à la sortie de la caverne, si Ulysse doit faire échapper aussi ses quelques compagnons survivants, et donc faire appel à plusieurs moutons, la solution qui consiste à s’accrocher sous leur toison est tout à fait isolée. Sinon, de l’intrusion dans la caverne au bombardement de rochers, si autonome que soit le récit, il suit très fidèlement le schéma de l’ensemble des versions.
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35 Erich Auerbach, “La cicatrice d’Ulysse”, dans Id., Mimésis. La représenta...
36C’est évidemment dans le traitement littéraire que le texte homérique se singularise le plus. Il n’est pas sans intérêt à ce sujet de relire ce qu’Erich Auerbach, dans le but de comparer le style épique de l’Odyssée et celui de la Bible, écrit à propos d’une autre scène du poème, celle de l’origine de la cicatrice d’Ulysse insérée dans l’épisode du bain de pieds que lui donne sa vieille nourrice lors de son retour à Ithaque35. J’en retiens les observations suivantes :
371. Homère ne connaît pas d’arrière-plan36 : tout est raconté chez lui en pleine lumière, qu’il s’agisse de l’épisode en cours ou des rétrospections. C’est ce qu’on peut ici observer avec l’outre de vin qui servira à enivrer le Cyclope. Son évocation et celle des conditions dans lesquelles Ulysse l’a obtenue se substitue pour un temps au récit principal, avec autant de détails, autant de précisions, notamment d’ordre œnologique, qui ne sont guère utiles ni au déroulement du récit, ni au maintien de la tension. Même chose avec les comparaisons “homériques”, qui, le temps qu’on les développe, prennent la place du récit principal, ainsi lorsque Ulysse et ses compagnons crèvent l’œil du Cyclope37 :
Vous avez déjà vu percer à la tarière des poutres de navire, et les hommes tirer et rendre la courroie, et l’un peser d’en haut, et la mèche virer, toujours en même place ! C’est ainsi qu’en son œil, nous tenions et tournions notre pointe de feu, et le sang bouillonnait autour du pieu brûlant.
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38 Cf. Rhys Carpenter, Folk Tale, Fiction, and Saga in the Homeric Epics, op...
38Une autre comparaison caractéristique de ce qu’il y a de concret, de profondément ancré dans la vie quotidienne dans l’art homérique est la manière dont le Cyclope tue ses deux premières victimes : “il en prend deux ensemble et, comme petits chiens, il les rompt contre terre” (p. 171). Il y a là un net souvenir de la façon dont on se débarrassait autrefois d’une portée trop abondante de chiots ou de chatons38.
392. Tout y est présentifié, extériorisé ; rien n’est laissé dans le vague. Même les détails les plus infimes doivent être mis en lumière : “Il en résulte un flux ininterrompu et rythmé de phénomènes, où n’apparaît nulle part une forme restée à l’état de fragment ou seulement à demi éclairée, ou une lacune, ou une disparate qui conduirait le regard dans des profondeurs insondées”39. Cela se remarque en particulier avec les observations d’Ulysse après le discours où Polyphème lui dit ne pas craindre les dieux, et lui annonce le sort qui les attend, ses compagnons et lui : “Il voulait me tâter [au sens de “s’informer à mon sujet”] ; mais j’en savais trop long et, pour lui répliquer, je lui fis cette histoire”40.
40Comme la précédente, cette observation peut éclairer la comparaison entre le récit homérique et les autres. L’absence d’arrière-plan, d’une certaine manière, se reconnaît aussi dans la plupart des autres versions, mais pour une raison différente : les légendes et les contes s’en tiennent à l’immédiatement utile, alors qu’Homère précise les choses avec minutie. En revanche, les détails qu’il développe ne sont pas, comme dans le cas de Sindbad, au service d’une tension, et donc du récit pour lui-même. Le récit épique d’Homère a en effet ceci de particulier qu’il s’attache au même titre à l’essentiel et au secondaire, parce qu’il traite les éléments de la diégèse sur le mode du chant, de la célébration, et non de la pure narration informative. Il n’y a rien à faire découvrir à l’auditoire. L’épopée, surtout l’épopée traditionnelle, orale, ce qu’est originellement l’Odyssée, est toujours répétition d’une histoire partagée par le chanteur et son public, et dès lors il n’y a pas de nécessité à mettre certains éléments en valeur par rapport à d’autres. En ce sens, Homère se distingue du chanteur ossète ou du conteur oghuz, qui conserve les effets de surprise, même s’il ne cherche pas particulièrement à les dramatiser. L’Odyssée au contraire les escamote systématiquement : dès avant la rencontre de Polyphème, Ulysse annonce qu’il arrive au pays des Cyclopes et le présente à son auditoire.
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41 Erich Auerbach, Mimésis, op. cit., p. 27.
413. Le monde homérique est un monde clos, sur lequel le temps n’agit pas41 :
Les héros homériques nous sont si peu montrés dans ce qu’ils deviennent et sont devenus, que le plus souvent – Nestor, Agamemnon, Achille – ils apparaissent avec un âge déterminé dès le début. Même Ulysse à qui ses longues aventures offraient tant de possibilités de développement personnel, ne révèle presque rien de semblable.
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42 “Histoire et société”, dans Jamel Eddine Bencheikh, Claude Bremond, André...
Sur ce point, les différents textes ne semblent guère se distinguer. Sindbad non seulement ne vieillit pas d’un voyage à l’autre, mais ses aventures passées ne semblent rien lui avoir enseigné puisqu’il repart régulièrement en voyage, du moins jusqu’au septième. C’est seulement en tant que narrateur de ses aventures que nous pouvons voir en lui quelqu’un sur qui l’expérience a fait effet, comme le fait observer André Miquel – mais il s’agit alors en quelque sorte d’un autre Sindbad : le bon musulman soucieux de secourir les pauvres, non plus l’aventurier cupide et sans scrupules42. Quant à Uryzmæg, si sa vieillesse est évoquée dans une des branches, c’est seulement pour montrer que, même quand sa force se perd et qu’il demande aux jeunes gens de le jeter à la mer dans un coffre, sa qualité de meilleur des Nartes n’en est pas affectée : simplement, la ruse prend la relève de la force. On retrouve ici une des caractéristiques du conte populaire, que partage aussi le roman grec : le temps de la fiction ou de la légende est extérieur au temps chronique. Même quand il s’inscrit dans une période identifiée de l’Histoire, il y ouvre une sorte de parenthèse. Et lorsque la légende prend une allure biographique, comme dans le cycle d’Uryzmæg, le vieillissement du personnage se fait par à-coups : il est successivement, mais sans réelle transition, enfant, adulte, vieillard.
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43 Homère, Odyssée, trad. cit., p. 174.
42Le statut du héros éponyme, Odysseus/Ulysse, est plus voisin de celui d’Uryzmæg que de celui de Sindbad : il s’inscrit dans une communauté, parmi un ensemble d’autres héros récurrents, que ce soit dans d’autres poèmes (à commencer par l’Iliade) ou dans l’ensemble de la littérature grecque. Il occupe dans le récit la première place, étant le chef de sa troupe, prend les décisions, organise l’action : “J’avais saisi le pieu ; je l’avais mis chauffer sous le monceau des cendres ; je parlais à mes gens pour les encourager : si l’un d’eux, pris de peur, m’avait abandonné !…”43. Il assume éventuellement ses erreurs : “Mais, aussitôt entrés, mes gens n’ont de paroles que pour me supplier […] de vider les enclos et de nous en aller […] retrouver l’onde amère. C’est moi qui refusai ; ah ! qu’il eût mieux valu !…” (p. 169). Et les compagnons qu’il emmène avec lui restent anonymes, indifférenciés.
43Mais, comme dans le cas de Sindbad ou du voleur du Dolopathos, c’est au contraire de lui que procède la narration, puisque pendant les quatre chants qui racontent l’essentiel de sa navigation, l’Odyssée consiste en un récit rétrospectif effectué par le héros lui-même à la cour des Phéaciens. Héros navigateur, comme le marchand des Nuits, qui raconte ses tribulations au terme (ou presque) de son voyage. La focalisation interne a évidemment pour effet de nous mettre au fait de ses intentions et de ses sentiments, mais sans pourtant qu’il en résulte un effet analogue à celui du récit de Sindbad : Ulysse n’est jamais réellement témoin ; même lorsque Polyphème dévore ses compagnons, il observe la scène en chef de troupe mesurant le prix à payer pour la victoire, et capable de l’intégrer à sa propre stratégie : “Cyclope, un coup de vin sur les viandes humaines que tu viens de manger : tu verras la boisson que nous avons à bord !” (p. 173). La seule intériorité que lui prête le texte est celle de la machination en vue de trouver la ruse susceptible de le tirer d’affaire, et lorsque cette ruse réussit, il réagit par le rire : ““et qui me tue ? Personne !” […] À ces mots, ils s’en vont, et je riais tout bas” (p. 175) ; et par le sarcasme vengeur : “Cyclope, auprès de toi, si quelqu’un des mortels vient savoir le malheur qui t’a privé de l’œil, dis-lui qui t’aveugla : c’est le fils de Laerte, oui ! le pilleur de Troie, l’homme d’Ithaque, Ulysse” (p. 178). Le recours à la narration à la première personne est ici essentiellement le moyen du récit rétrospectif qui permet d’enchâsser le temps long des aventures dans le temps relativement bref du retour ; le moyen aussi de mettre le héros-narrateur sous un verre grossissant tout en réduisant la taille des comparses – y compris celle du Cyclope lui-même.
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44 James Joyce, Ulysses, Paris, Shakespeare and Company, 1922, p. 280-330 ; ...
8. James Joyce, Ulysse, “Le Cyclope”44
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45 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, “Poétique”, 1982, p. 237 et 323.
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46 Dans sa correspondance et ses notes de travail : J. Joyce, Ulysse, trad. ...
44On passe cette fois-ci dans le domaine de l’imitation, ou plutôt de l’hypertexte (au sens de Genette) délibéré, du genre transposition, et du type transmodalisation (changement de genre, de l’épopée au roman)45. Les dix ans d’errance maritime d’Ulysse se transforment en déambulation de Léopold Bloom à travers Dublin le 16 juin 1904, entre 8 h du matin et 3 h du matin suivant. Des épisodes inspirés des 24 chants de l’Odyssée se trouvent repris dans 18 chapitres auxquels Joyce donnait des noms tout à fait explicites46 : Télémaque, Nestor, Protée, Calypso, Les Lotophages, etc. ; et dans le désordre (Télémaque et Calypso précédant les aventures en mer). De là toute une série de correspondances :
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personnages : Ulysse et Bloom, Télémaque et Dedalus, Pénélope et Molly, etc. – et particulièrement ici Polyphème réincarné dans le Citoyen ;
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espaces : le cimetière et la rencontre avec les âmes des morts, la rédaction du journal et l’île flottante d’Eole, le bordel et la demeure de Circé, etc. ;
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thèmes : le journalisme s’identifie au vent, la naissance au péché originel du meurtre des bœufs d’Apollon, etc.
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47 Jean Paris, Joyce par lui-même, Paris, Seuil, “Écrivains de toujours”, 19...
45Joyce conçoit un projet littéraire total : non seulement reprendre et transposer l’Odyssée, mais rassembler dans l’œuvre la totalité du savoir comme la totalité des possibilités du langage, d’une part son aptitude à dire à la fois l’intérieur et l’extérieur, ce que les personnages ressentent (jeu avec le procédé du monologue intérieur), ce qu’ils font et ce qui se passe autour d’eux (récit naturaliste), avec en outre des jeux de correspondances métaphysiques ; et d’autre part toutes les formes que peut prendre le langage littéraire, en l’adaptant symboliquement aux caractéristiques de l’épisode raconté (fugue chez les sirènes, figures de rhétorique chez les journalistes, histoire/gestation de la langue anglaise dans la maternité à travers une série de pastiches de textes de diverses époques ; d’une autre encore, il s’agit, à travers le langage, de faire parler les éléments, de dire la permanence de l’être et la mobilité du monde47. Et Bloom lui-même, “l’homme moyen sensuel”, “homme total” :
48 Conversation de Joyce avec Budgen : Frank Budgen, James Joyce et la créat...
‒ Votre homme complet dans la littérature c’est, je suppose, Ulysse ?
‒ Oui, dit Joyce, Faust sans âge n’est pas un homme. Mais vous avez parlé d’Hamlet. Hamlet est un être humain, mais il n’est qu’un fils. Ulysse est le fils de Laërte, mais il est aussi le père de Télémaque, le mari de Pénélope, l’amant de Calypso, le compagnon d’armes des guerriers grecs autour de Troie, et le roi d’Ithaque. Il a eu à subir de nombreuses épreuves, mais il les a surmontées toutes avec sagesse et courage. N’oubliez pas qu’il fut un fin renard qui tenta d’éviter d’accomplir le service militaire en simulant la folie. Il aurait très bien pu ne jamais prendre les armes ni aller à Troie, mais le sergent recruteur grec fut plus malin que lui. Tandis qu’Ulysse labourait les sables, il plaça le jeune Télémaque devant le soc de la charrue. Cependant, à la guerre, l’objecteur de conscience devint un jusqu’au-boutiste. Lorsque les autres voulurent abandonner le siège, il tint à rester jusqu’à ce que Troie fût tombée. […] L’histoire d’Ulysse ne s’est pas terminée avec la fin de la guerre de Troie. Elle a même commencé à l’instant précis où les autres héros grecs s’en retournèrent chez eux pour vivre en paix le reste de leurs jours. Et puis – Joyce rit – il fut le premier gentleman d’Europe. Lorsqu’il s’avança, nu, à la rencontre de la jeune princesse, il prit soin de cacher aux yeux chastes de celle-ci les parties intéressantes de son corps mouillé d’embruns et couvert de bernacles. C’était un inventeur aussi. Le tank est sa création. Cheval de bois ou boîte en fer, peu importe. Ce sont, l’un comme l’autre, des carapaces qui renferment des guerriers armés48.
46Joyce revisite l’Odyssée comme un mythe, et la réinterprète à la lumière d’autres mythes : Bloom, fils d’un Juif et d’une non juive, et par conséquent non juif aux yeux de la loi mosaïque, est aussi le Juif errant. En même temps il se livre à un détournement satirique : la séparation d’Ulysse et Pénélope, deux fois dix ans, se traduit en absence de relations sexuelles depuis dix ans entre Bloom et Molly, Bloom qui retarde son retour pour laisser le champ libre à l’amant de sa femme. Mais la satire vise encore l’Irlande et Dublin, à l’époque des plus violents affrontements entre factions irlandaises dans la perspective de l’indépendance : Dublin, labyrinthe, patrie de Dedalus, est un lieu d’enfermement (notamment dans un catholicisme étouffant) qui se repaît de ses querelles internes (la trahison dont a été victime Parnell, le seul véritable patriote irlandais aux yeux de Joyce, qui voit dans les nationalistes des brutes et des hâbleurs) – et où lui-même ne remettra plus les pieds après sa trentième année, 1912, deux ans avant la mise en chantier d’Ulysse, quatre ans avant le soulèvement de Pâques 1916 qui débouchera sur une série d’exécutions.
47Ces différents éléments se retrouvent dans le chapitre consacré au Cyclope :
I was just passing the time of day with old Troy of the D. M. P. at the corner of Arbour hill there and be damned but a bloody sweep came along and he near drove his gear into my eye. I turned around to let him have the weight of my tongue when who should I see dodging along Stony Batter only Joe Hynes.
49 Ulysses, p. 280 ; Ulysse, trad. cit., p. 364, premier paragraphe : j’appu...
J’étais là, peinard, en train de tuer le temps avec le vieux Troy de la Police Métropolitaine de Dublin au coin d’Arbour Hill quand voilà-t’y pas qu’un connard de ramoneur est arrivé et qu’il m’a pratiquement foutu son attirail dans l’œil. J’ai fait un demi tour pour lui montrer de quel bois je me chauffe quand qui c’est que je vois qui traînasse le long de Stony Batter, Joe Hynes himself49.
Le récit à la première personne pourrait rappeler Ulysse, mais dans un style ostensiblement familier ; et dès le début est évoqué le pieu dans l’œil – comme si c’était au contraire Polyphème lui-même qui racontait l’épisode. On verra pourtant que ce narrateur reste non identifié dans la suite. Et dès le début, le dialogue montre l’antisémitisme affiché du personnage, figure de discoureur irlandais :
‒ What are you doing round those parts? says Joe.
‒ Devil a much, says I. There is bloody big foxy thief beyond by the garrison church at the corner of Chicken Lane – old Troy was just giving me a wrinkle about him – lifted any God’s quantity of tea and sugar to pay three bob a week said he had a farm in the county Down off a hop of my thumb by the name of Moses Herzog over there near Heytesbury street.
‒ Circumcised! says Joe.
‒ Ay, says I. A bit off the top. An old plumber named Geraghty. I’m hanging on to his taw now for the past fortnight and I can’t get a penny out of him.
50 Ulysses, p. 280 ; Ulysse, fin de la p. 364.
‒ Qu’est-ce que tu trafiques dans le coin ? fait Joe.
‒ Pas des masses, je dis. Y a un voleur, un sacré finaud là derrière, près de la chapelle de la caserne au coin de Chicken Lane – le vieux Troy était justement en train de me filer un tuyau sur lui – il a piqué des tonnes de thé et de sucre à payer trois balles par semaine, il a une ferme dans le comté de Down, qu’il dit, à un type même pas grand comme mon pouce qui s’appelle Moïse Herzog qu’il dit, par là dans les environs d’Heytesbury street.
‒ Un circoncis ! fait Joe.
‒ Ouais, je dis. Lui en manque un bout. Un vieux plombier qui s’appelle Geraghty. Je lui cours sur le râble depuis maintenant une quinzaine et j’ai pas pu lui faire cracher un sou50.
Discoureur de café du commerce, on va le voir bientôt.
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51 Ulysse, p. 366-368 ; Ulysses, p. 282 : “holy Michan”, “the peerless princ...
48Et tout à coup on passe à un morceau de style délibérément épique, avec épithètes homériques : “Michan le vénéré”, “les princes sans pairs de la libre Munster”, “O’Connell Fitzsimon, chef descendant de chefs”, évocation des héros du temps passé. Morceau, qui après les énumérations d’arbres et de fruits et légumes en vient aux “troupeaux innombrables de moutons à clochettes et de brebis pleines, de béliers à leur première tonte, d’agneaux, d’oies gavées, de bouvillons, de juments hennissantes, de veaux écornés, de moutons à poil long et de moutons d’élevage”, etc.51 : on est bien alors dans l’antre du Cyclope, avec les différents enclos repérés par Ulysse et la multitude des ovins qui s’y trouvent.
49C’est alors qu’on va rencontrer Polyphème, alias le Citoyen, sur la suggestion de l’interlocuteur, dans une taverne appelée caverne à la page suivante (paronymie possible en anglais comme en français, encore que le texte anglais, qui écrit cavernous et cave, n’y ait pas directement recours), avec détournement et charge burlesque :
The figure seated on a large boulder at the foot of a round tower was that of a broodshouldered deepchested stronglimbed frankeyed redhaired freely freckled shaggybearded widemouthed largenosed longheaded deepvoiced barekneed brawnyhanded hairylegged ruddyfaced, sinewyarmed hero. From shoulder to shoulder he measured several ells and his rocklike mountainous knees were covered, as was likewise the rest of his body wherever visible, with a strong growth of tawny prickly hair in hue and toughness similar to the mountain gorse (Ulex Europeus). The widewinged nostrils, from which bristles of the same tawny hue projected, were of such capaciousness that within their cavernous obscurity the fieldlark might easily have lodged her nest. The eyes in which a tear and a smile strove ever for the mastery were of the dimensions of a goodsized cauliflower. A powerful current of warm breath issued at regular intervals from the profound cavity of his mouth while in rhythmic resonance the loud strong hale reverberations of his formidable heart thundered rumbingly causing the ground, the summit of the lofty tower and the still loftier walls of the cave to vibrate and tremble.
He wore a long unsleeved garment of recently flayed oxhide reaching to the knees in a loose kilt and this was bound about the middle by a girdle of plaited straw and rushes. Beneath this he wore trews of deerskin, roughly stitched with gut. His nether extremities were encased in high Balbriggan buskins dyed in lichen purple, the feet being shod with brogues of salted cowhide laced with the windpipe of the same beast.
52 Ulysses, p. 284 ; Ulysse, p. 369-370.
Le personnage assis sur un bloc de bonne taille au pied d’une tour ronde était un héros large d’épaules à la poitrine vaste aux membres robustes aux yeux francs aux cheveux roux aux éphélides nombreuses à la barbe broussailleuse à la bouche énorme au gros nez à la tête longue à la voix profonde aux genoux nus aux mains musculeuses aux jambes poilues à la face rubiconde aux bras musclés. D’une épaule à l’autre il mesurait plusieurs aunes et ses genoux pareils à des montagnes rocheuses étaient couverts, comme l’étaient toutes les parties visibles de son corps, d’une épaisse végétation de poils drus et fauves semblables par la teinte et la rudesse à des ajoncs de montagne (Ulex Europeus). Ses baibéantes narines, qui se hérissaient de poils de la même teinte fauve, étaient d’une telle ampleur que dans leur obscurité caverneuse l’alouette agreste eût facilement établi son nid. Ses yeux dans lesquels une larme et un sourire luttaient sans cesse pour la suprématie avaient la taille d’un choufleur de bonne dimension. Un jet puissant d’haleine chaude sortait à intervalles réguliers de la profonde cavité de sa bouche tandis que dans un rythme retentissant les réverbérations bruyantes et puissantes de son formidable cœur grondaient comme le tonnerre et faisaient que le sol, le sommet de la tour altière et les murs encore plus altiers de la caverne vibraient et s’ébranlaient.
Il portait une longue tunique sans manches faite de la peau d’un bœuf récemment écorché qui lui descendait jusqu’aux genoux comme un kilt large et attaché en son milieu par une ceinture de paille et d’ajoncs tressés. En dessous il portait une étroite culotte de daim, grossièrement cousue avec un boyau. Ses extrémités inférieures étaient enfermées dans des hauts-de-chausses de Balbriggan teintes avec du lichen pourpre et ses pieds étaient chaussés dans des brogues en cuir de vache séché dans le sel attachées avec la trachée de la même bête52.
50Jouant sur l’accumulation d’adjectifs composés qui produisent dans le texte anglais un effet d’archaïsme stylistique que le français ne rend que par des compléments de qualité, le portrait du Citoyen-Cyclope associe procédés épiques, allusions à l’Odyssée et souvenirs de géants littéraires médiévaux : figure caractéristique d’Irlandais (cheveux roux, nombreuses taches de son) ; animalité (poils drus et fauves) ; gigantisme (plusieurs aunes d’une épaule à l’autre, narines où des alouettes auraient pu faire leur nid) ; énorme bruit de respiration ; tunique de peau de bœuf fraîchement écorché. On pense au vilain du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes :
“Je m’aprochai vers le vilain,
Si vi qu’il ot grosse la teste
Plus que roncins ne autre beste,
Chevos meschiez et front pelé,
S’ot plus de deus espanz de lé,
Oroilles mossues et granz,
Autés come a uns olifanz,
Les sorciz granz et le vis plat,
Iauz de çuëte et nes de chat,
Boche fandue come los,
Danz de sangler, aguz et ros,
Barbe noire, grenons tortiz,
Et le manton aers au piz,
Longue eschine, torte et boçue.
Apoiiez fus sor sa maçue,
Vestuz de robe si estrange,
Qu’il n’i avoit ne lin ne lange,
Ainz ot a son col atachiez
Deus cuirs de novel escorchiez
De deus toriaus ou de deus bués.
53 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. Wendelin Foerster, trad. Mi...
Je m’approchai du rustre ; je vis qu’il avait une tête énorme, plus grosse que celle d’un roncin ou d’une autre bête, des cheveux en mèches, un front pelé, qui avait plus de deux mains de large, des oreilles moussues et immenses, comme celles d’un éléphant, des sourcils énormes, un visage plat, des yeux de chouette, un nez de chat, une bouche fendue comme un loup, des dents de sanglier, pointues et rousses, une barbe noire, des moustaches en broussaille, et le menton soudé à la poitrine, une échine longue, tordue et bossue. Il était appuyé sur sa massue, habillé d’un vêtement extraordinaire, où n’entrait ni lin ni laine ; c’était deux peaux de taureau ou de bœuf, nouvellement écorchées, qu’il avait attachées à son cou53.
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54 Ulysse, p. 393 ; Ulysses, p. 303 : “the man that made the Gaelic sports r...
Il est en outre porteur, sur des galets pendant à sa ceinture, de toutes les figures héroïques de l’antique Irlande, accumulées sur une page entière dans une liste bouffonne qui combine figures mythiques (Cuchulin, Conn, saint Brendan, Balor le Mauvais œil), personnages sans rapport avec l’Irlande et/ou sans particulière qualité héroïque (le Dernier des Mohicans, Napoléon Bonaparte, Cléopâtre, sir Thomas Lipton, Guillaume Tell, Mahomet, la Fiancée de Lammermoor, Thomas Cook et fils, etc.). Mais il sera aussi, par la suite, “l’homme qui a ressuscité les sports gaéliques. […] L’homme qui a fait évader James Stephens. Le champion d’Irlande du lancer de poids”54.
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55 Ulysses, p. 287; Ulysse, p. 373.
51Toujours sur le mode épique, on trouve un peu plus loin un écho au couplet d’Ulysse sur le vin, lorsqu’il s’emploie à endormir Polyphème. Mais Bloom est un Ulysse dublinois, et si l’écho conserve la tonalité épique, il n’en est pas moins clairement irlandais55 :
Terence O’Ryan […] straightway brought him a crystal cup full of the foaming ebon ale which the noble twin brothers Bungiveagh and Bungardilaun brew ever in their divine alevats, cunning as the sons of deathless Leda. For they garner the succulent berries of the hop and mass and sift and bruise and brew them and they mix therewith sour juice and bring the must to the sacred fire and cease not night or day from their toil, those cunning brothers, lords of the vat.
Terence O’Ryan […] lui apporta aussitôt la coupe de cristal emplie de la mousse d’ébène écumeuse que les nobles frères jumeaux Bieriveagh et Bierardilaun ont toujours brassée dans leurs divins fûts, aussi rusés que les fils de l’immortelle Léda. Car ils engrangent les baies succulentes du houblon, ils les rassemblent et les trient, les pressent et les brassent et ils y mélangent les aigres jus puis apportent le moût au feu sacré et ils n’interrompent leur labeur ni le jour ni la nuit, ces frères rusés, rois des fûts.
Le passage joue sur le contraste entre les deux styles, familier ou épique, bas et haut, sous le signe du gigantisme : énormité des personnages, énormité boursouflée de leurs discours. D’Homère, il reprend, en la développant encore, l’attention aux détails secondaires, ici la fabrication de la bière, dont toutes les phases sont rapportées avec une accumulation de verbes, comme ailleurs de qualificatifs, coordonnés par and ; de même Ulysse, dans l’Odyssée, pour raconter comment l’œil du Cyclope avait été crevé, évoquait des charpentiers de marine en train de percer des poutres de bateau ; et dans une sorte de mouvement de retour à l’univers homérique, Joyce ajoute au passage une comparaison grotesque qui fait des brasseurs la réincarnation de Castor et Pollux.
52Bloom n’arrive qu’à la page 376 et n’entre qu’à la page 377 ; il refuse de boire, alors que tous sont persuadés qu’il a gagné aux courses et attendent qu’il paye une tournée (à la différence d’Ulysse, qui fait boire Polyphème), et (p. 378) se contente d’allumer un cigare, bâton de chaise au bout incandescent, nouvelle évocation du pieu durci au feu après l’attirail de ramoneur qui avait failli éborgner le narrateur au début du chapitre. Il engage ensuite une controverse avec le Citoyen sur l’érection des pendus, controverse dans laquelle il tient le discours de la science, avec citations en latin, sous le nom de Herr Professor Luitpold Blumenduft (“parfum de fleur”), et plus loin se met à discourir sur les sports irlandais (p. 393). Peu à peu le discours du Citoyen se fait plus clairement xénophobe, et orienté contre Bloom qui refuse de s’associer aux diatribes contre l’Angleterre (p. 401 sqq.), et il finit par le chasser en lui jetant une boîte à biscuits à la tête (p. 423-424) – provoquant ainsi un tremblement de terre d’intensité cinq sur l’échelle de Mercalli (p. 425). Après avoir porté sur l’ivresse de Polyphème et le pieu qui l’aveugle, la dérision de Joyce s’attache à l’évasion d’Ulysse, avec le souvenir des rochers jetés par le Cyclope sur lui et ses compagnons. Bloom alors, partant en fiacre, connaît une assomption parmi les anges – sous le signe de l’Ascension, le rituel catholique étant aussi une des multiples clefs de l’œuvre (p. 426-427)
53Ce qui est en jeu ici, c’est la récupération d’un mythe plusieurs fois millénaire au profit d’une tentative d’écriture, et d’écriture burlesque. Avec un texte précisément contemporain de la Recherche du temps perdu (Joyce assiste aux obsèques de Proust le 18 novembre 1921), est ici posée la question même de l’écriture et du roman comme forme totale de la littérature : multiplication des styles, des voix, des points de vue, des sujets jusqu’à y évoquer critique littéraire, théologie, sciences, et plus particulièrement ici politique. L’idée de totalité du savoir dont l’Antiquité créditait le genre épique, passe désormais dans quelque chose qui se dit roman, mais fait en même temps éclater de partout les limites du roman – quitte à y réintroduire le registre épique sur le mode de la dérision. Le mythe, qui dans l’épopée contribuait à cimenter l’unité d’une communauté, est mis au service d’un projet de révolution littéraire, dans lequel la littérature est elle-même sa propre matière et vise néanmoins à renfermer la totalité du monde.
54C’est encore une épopée, si l’on songe à l’énormité du projet, à sa volonté d’embrasser une totalité identitaire, celle de l’Irlande/de Dublin – de dire Dublin dans son histoire, sa sociologie et sa géographie. En ce sens il y a bien réappropriation épique du mythe homérique. Mais épopée dérisoire dès lors qu’on considère les personnages et les enjeux de leurs actions, leurs motivations, leur médiocrité : on rejoint alors le style des parodies qui ont pu fleurir en d’autres temps, comme le Lutrin de Boileau ou la Batrachomyomachie. Joyce traduit l’Odyssée en irlandais, en bouffonnerie irlandaise, mais dans une bouffonnerie qui ne vise pas à dégrader son modèle : il n’écrit pas une Odyssée travestie. Il bat en quelque sorte les éléments traduits, style, épisodes, personnages, comme un jeu de cartes pour les redistribuer différemment. On pourrait penser à Céline dans le choix délibéré de mettre en scène une humanité médiocre, à la fois hâbleuse et veule. Roman alors, si le roman se caractérise par la représentation d’une humanité ordinaire ; s’il tient à une forme de narration ouverte, susceptible d’intégrer tous les styles, de combiner descriptions, narrations et discours de toutes sortes, de jouer avec la temporalité du récit comme avec les voix narratives.
Conclusion
55La première conclusion qu’on peut tirer de cette promenade à travers les textes, c’est qu’il n’y a pas réellement d’histoires spécifiquement épiques ou romanesques. La même histoire se reconnaît ici dans le conte comme dans l’histoire, dans l’épopée comme dans la nouvelle. On a pu voir comment la mise en œuvre, ou plutôt faudrait-il dire la mise en verbe, est essentielle pour définir le statut d’un texte. C’est dans la relation entre un espace, un public et une parole qu’un objet littéraire prend sens. Réduit à sa trame narrative, l’épisode homérique du Cyclope, même si sa plus ancienne attestation appartient au genre épique, présente d’abord toutes les caractéristiques du conte populaire. Comme tel, dans la plupart des versions, il se suffit à lui-même, avec une situation initiale (le héros s’aventure dans une région inconnue), l’irruption d’un adversaire monstrueux, un combat dont il sort vainqueur et finalement le retour vers son pays d’origine. Mais chaque version l’adapte à un contexte particulier, à la fois culturel et générique : épique, maritime et mythologique dans l’Odyssée, montagnarde et plus légendaire que véritablement épique (bien que la forme originelle en soit plus ou moins directement celle de chants épiques) dans les traditions ossète ou oghuz, montagnard aussi et édifiant dans le conte gascon, pseudo-historique dans la légende arthurienne ; clairement maritime mais marchande, elle prend place explicitement dans un ensemble de contes merveilleux dans les Mille et une nuits, où, comme dans le Dolopathos, elle s’intègre à une complexe stratégie d’écriture où un jeu de miroirs s’institue entre le conte et le méga-conte (ou méta-conte ?) qui donne à l’ensemble unité et sens. Pour Joyce enfin, l’histoire du Cyclope n’est plus un morceau détachable d’une rhapsodie légendaire ou merveilleuse, mais un épisode emblématique de l’œuvre source qu’il entreprend de démarquer et de subvertir pour en faire l’exercice d’écriture totale que tend à devenir le roman moderne – ou faudrait-il dire dans la volonté d’expérience scripturaire qui a caractérisé sous le nom de roman toute une part de la production littéraire du xxe siècle, de Proust à Butor en passant par Gide et Pérec. En cela, le roman apparaît bien comme issu de l’épopée, moins toutefois en tant que genre que comme matériau narratif. Il n’est d’ailleurs pas indifférent d’observer que c’est l’Odyssée, récit épique de voyage et d’aventures, que Joyce transforme en roman. Au-delà toutefois du strict exercice d’écriture, et de réécriture, auquel il se livre, Joyce conserve quelques-uns des traits définitoires de l’épopée : le projet de totalité, le grossissement stylistique et l’inscription dans un espace identitaire. Mais, pour en revenir plus strictement à l’épisode du Cyclope, ce que montrent les textes qui viennent d’être évoqués, c’est combien le conte merveilleux est aisément susceptible de s’intégrer à l’épopée, à deux conditions, l’une formelle : qu’il se transfigure en poésie et en chant ; l’autre énonciative : qu’il s’inscrive dans le passé national héroïque d’une collectivité dont il contribue à cimenter l’identité autour des valeurs qu’il célèbre.
56Ces observations nous ramènent à ce qui a été envisagé d’abord : c’est dans le statut d’un récit, dans le type de relation qu’il établit entre une matière, un narrateur et un public destinataire, que réside son potentiel de signification. Plutôt que de chercher ici une nouvelle interprétation qui aurait visé à rendre intégralement compte de l’ensemble des récits, il a paru plus fécond d’examiner chacun d’entre eux dans ses conditions de production et de transmission. Sans doute a-t-on affaire à une même histoire, du moins lorsqu’on en examine les différents éléments dans la structure qui les organise et non en les comptabilisant séparément. Mais le choix de les énoncer de telle ou telle manière – c’est-à-dire de les inscrire dans ce que nous appelons un genre, un mode particulier de narration, contribue très largement à charger chaque version d’un sens qui lui est propre. La quête d’une signification mythique originelle demeure évidemment légitime, mais cette signification ne saurait être imposée uniformément à toutes les versions qui en résultent dans la diversité des cultures et des genres. La pluralité des modes génériques dans lesquels l’intrigue de l’ogre aveuglé s’est trouvée exploitée a eu pour corollaire une multiplication d’investissements sémantiques, depuis les mythes d’initiation qu’y ont identifiés Rhys Carpenter ou Gabriel Germain jusqu’à l’anecdote chrétienne édifiante pour enfants, à l’histoire mythique de l’Angleterre Plantegenêt ou à la satire politique du nationalisme irlandais. Le traitement de l’épisode chez Joyce, où se retrouvent la plupart des éléments, mais dans un très savant désordre, en fournit une dernière illustration.
Notes
1 Cet article et le livre où il prendra place développent les thèses qui avaient été exposées ici-même dans l'article “Le paradoxe de l’épopée médiévale : construire la vérité sur le passé avec les outils du conte populaire”, Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2015 – Journée d’études du REARE.
2 Le Livre des Héros. Légendes sur les Nartes, traduit de l’ossète par Georges Dumézil, Paris, Gallimard, “Caucase”, 1965, p. 55-59, “Uryzmæg et le géant borgne”, d’après un recueil publié en 1946 à Ordjonikidzé/Vladikavkaz.
3 Les liens entre l’Odyssée et le folklore ont fait l’objet de nombreuses études, parmi lesquelles il faut plus particulièrement citer celles de Rhys Carpenter, Folk Tale, Fiction, and Saga in the Homeric Epics, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1946, p. 181, et de Gabriel Germain, Genèse de l’Odyssée. Le fantastique et le sacré, Paris, Presses Universitaires de France, 1954.
4 Voir par exemple François Dingremont, “L’Odyssée est-elle moins épique que l’Iliade ?”, Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2015 – Journée d’études du REARE.
5 Le Livre de Dede Korkut, Récit de la geste oghuz, traduit et présenté par Louis Bazin et Altan Gokalp, Paris, Gallimard, coll. L’aube des peuples, 1998, p. 181-192, “Où l’on voit Basat tuer Depegöz le Cyclope”. Sur ce texte, voir l'article en français de Monire Akbarpouran : “Vers l’étude du ‘travail épique’ dans le Livre de Dede Korkut”,Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines [En ligne], 45 | 2014, http://journals.openedition.org/emscat/2340. Sur la tradition critique turque sur l'épique – en particulier sur ce texte – voir ici même sa présentation dans notre section “État des lieux de la critique” : Akbarpouran, Monire, “Le destan turc est-il une épopée ? Premiers débats et prolongements actuels”, Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2017 – Auralité : changer l’auditoire, changer l’épopée.
6 Motif K 1335 dans Stith Thompson, Motif-Index of Folk-Literature, Bloomington, Indiana University Press, 1955-1958, 6 vol., en ligne sur http://www.ualberta.ca/~urban/Projects/English/Motif_Index.htm : “seduction (or wooing) by stealing clothes of bathing girl (swan maiden)”. Ce motif est un élément essentiel du conte AT 400, L’Homme à la recherche de son épouse disparue : voir Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, Le Conte populaire français, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002 (édition en un seul volume reprenant les quatre tomes publiés entre 1976 et 1985), II, p. 17-24.
7 Pierre Carlier, Homère, Paris, Fayard, 1999, p. 278-279.
8 Jean-François Bladé, Contes populaires de la Gascogne, collecte choisie et présentée par Françoise Morvan, Rennes, Éditions Ouest-France, 2004, p. 69-77.
9 Historia septem sapientium ou Dolopathos de Johannis de Alta Silva, éd. Alphons Hilka, Heidelberg, Carl Winter, 1913, II, p. 73-75, et Herbert, Le Roman de Dolopathos, éd. Jean-Luc Leclanche, Paris, Champion, “Classiques Français du Moyen Âge”, 1997, t. II, p. 323-333, v. 8251-8592.
10 Yasmina Foehr-Janssens, Le Temps des fables. Le roman des sept sages ou l’autre voie du roman, Paris, Champion, “Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge”, 1994, p. 243-244.
11 Ibid., p. 241.
12 Ibid., p. 240.
13 Historia septem sapientium, op. cit., p. 74.
14 Les Mille et une Nuits, traduction d’Antoine Galland, présentée par Jean-Paul Sermain et Aboubakr Chraïbi, Paris, GF Flammarion, 2004, I, p. 246-255 ; Les Mille et une Nuits, traduction de Joseph-Charles Mardrus [1980 ; Fasquelle, 1899 à 1904], Paris, Robert Laffont, “Bouquins”, 1995, I, p. 708-715 ; Les Mille et une Nuits, traduction de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Paris, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 2005-2006, t. II, p. 499-510.
15 Trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, p. 502.
16 Ibid., p. 504.
17 Trad. A. Galland, I, p. 250.
18 Trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, p. 501.
19 Jean-Patrick Guillaume, “Y a-t-il une littérature épique en arabe ?”, dans L’Épopée : mythe, histoire, société, dir. J.-P. Martin et F. Suard, Littérales, 19, 1996, p. 91-107, citation p. 95.
20 Trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, p. 501 et 502.
21 Ibid., p. 501.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 503.
24 Geoffrey of Monmouth, Historia Regum Britanniae, éd. Neil Wright, a single manuscript edition from Bern, Bürgerbibliothek, ms 568, Cambridge, D. S. Brewer, 1985 ; traduction par Laurence Mathey-Maille : Geoffroy de Monmouth, Histoire des Rois de Bretagne, Paris, Les Belles Lettres, “La Roue à livres”, 1992, p. 231-235. Merci à Emmanuelle Poulain-Gautret d’avoir attiré mon attention sur ce passage.
25 Voir sur cet épisode voir D. Boutet, Poétiques médiévales de l’entre-deux, ou le désir d’ambiguïté, Paris, Champion, 2017, p. 259-262.
26 L. Mathey-Maille, Histoire des rois de Bretagne, op. cit., introduction, p. 13.
27 Sur cette distinction, voir J.-P. Martin, Temps, mémoire, narration (Discours de l’épopée médiévale 2), Paris, Champion, 2020, p. 61-62.
28 Éd. cit., p. 117-118 ; trad. cit., p. 232.
29 Voir J.-P. Martin, Temps, mémoire, narration, op. cit., p. 105-122.
30 Éd. cit., p. 118 ; trad. cit., p. 234 : “comme le sanglier se précipite sur le chasseur en dépit de l’épieu, de même il se rua sur le roi et son épée”.
31 Voir Laurent Alibert, Le Roman de Jaufré et le Narty Kaddžytæ, Paris, Champion, “Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge”, 2015, p. 228-235 ; l’antre des lépreux y est précisément rapproché de la caverne de Polyphème et de celle du Géant Borgne, mais les éléments en sont en quelque sorte masqués : “l’auteur joue perpétuellement avec ses sources qu’il réécrit consciemment et camoufle pour leur répondre. Ainsi, le géant prend l’aspect d’un lépreux qui n’est ni borgne ni berger. Il n’est aucunement question d’une caverne” (p. 229), le lépreux habitant dans une maison ; les enfants qu’il tient enfermés seraient selon Laurent Alibert l’équivalent romanesque des moutons du Cyclope.
32 Edmond Faral, La Légende arthurienne, études et documents, Première partie : les plus anciens textes [1969], t. II, Paris, Champion, 1993, p. 286.
33 Éd. cit., p. 118.
34 Edmond Faral, La Légende arthurienne, op. cit., p. 287.
35 Erich Auerbach, “La cicatrice d’Ulysse”, dans Id., Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornélius Heim [1968], Gallimard, “Tel”, 1977, p. 11-34.
36 Ibid., p. 12-13.
37 Homère, Odyssée, trad. Victor Bérard, Paris, Librairie Générale Française, “Le livre de poche classique”, 1960, p. 174.
38 Cf. Rhys Carpenter, Folk Tale, Fiction, and Saga in the Homeric Epics, op. cit., p. 181.
39 Erich Auerbach, Mimésis, op. cit., p. 15.
40 Homère, Odyssée, trad. cit., p. 171.
41 Erich Auerbach, Mimésis, op. cit., p. 27.
42 “Histoire et société”, dans Jamel Eddine Bencheikh, Claude Bremond, André Miquel, Mille et un contes de la nuit, Paris, Gallimard, “Bibliothèque des idées”, 1991, p. 9-78, plus précisément p. 54.
43 Homère, Odyssée, trad. cit., p. 174.
44 James Joyce, Ulysses, Paris, Shakespeare and Company, 1922, p. 280-330 ; Ulysse, trad. dir. Jacques Aubert, Paris, Gallimard, “Du monde entier”, 2004, p. 364-427.
45 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, “Poétique”, 1982, p. 237 et 323.
46 Dans sa correspondance et ses notes de travail : J. Joyce, Ulysse, trad. cit., p. 981.
47 Jean Paris, Joyce par lui-même, Paris, Seuil, “Écrivains de toujours”, 1957, p. 131.
48 Conversation de Joyce avec Budgen : Frank Budgen, James Joyce et la création d’Ulysse, traduit par E. Fournier, Les Lettres Nouvelles, Paris, 1975, p. 16-18, cité par Jean-Michel Rabaté, James Joyce, Paris, Hachette Supérieur, 1993, p. 245-246.
49 Ulysses, p. 280 ; Ulysse, trad. cit., p. 364, premier paragraphe : j’appuie mon commentaire prioritairement sur la traduction, qui offre en quelque sorte une première exégèse du texte anglais, dont la complexité et la densité risquent d’échapper au lecteur français, comme déjà ici.
50 Ulysses, p. 280 ; Ulysse, fin de la p. 364.
51 Ulysse, p. 366-368 ; Ulysses, p. 282 : “holy Michan”, “the peerless princes of unfettered Munster”, “O’Connell Fitzsimon […] a chieftain descended from chieftains” ; “the herds innumerable of bellwethers and flushed ewes and shearling rams and lambs and stubble geese and medium steers and roaring mares and polled calves and longwools and storesheep…”
52 Ulysses, p. 284 ; Ulysse, p. 369-370.
53 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. Wendelin Foerster, trad. Michel Rousse, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 56-57, v. 294-303. Des procédés de description analogues étaient déjà appliqués par Sindbad à l’ogre de son troisième voyage.
54 Ulysse, p. 393 ; Ulysses, p. 303 : “the man that made the Gaelic sports revival. […] The man that got away James Stephens. The champion of all Ireland at putting the sixteen pound shot.”
55 Ulysses, p. 287; Ulysse, p. 373.
Annexes
Motif |
Odyssée |
Hist. Regum Britanniae |
Dolopathos |
Sindbad |
Dede Korkut |
Le Bécut |
Légendes nartes, Livre des Héros |
Cause |
1. hasard |
3. Expédition |
1. Vol de richesses |
1. Hasard |
7. Expédition |
1. Quête de richesses |
1. Razzia de troupeau |
Lieu |
2. Île |
4. Mont-Saint-Michel |
2. Solitudinem (lat.), forêt (fr.) |
2. Île |
3. Montagne |
3. Isolé, montagne |
2. Montagne Noire |
Compagnons |
3. Douze |
5. Kai et Beduer pour approche préalable |
5. Nouem/neuf |
3. Équipage et passagers |
8. Seul |
2. Petite sœur |
3. Seul |
Repaire |
4. Caverne |
– |
3. Antrum, domus (lat.), maison forte (fr.) |
4. château |
13. Caverne |
7. Caverne |
6. Caverne |
Œil unique |
14 |
– |
– |
– |
1 |
4 |
7 |
Moutons |
5 |
7. Porcs (mangés crus) |
17 |
– |
14 |
5. Moutons et bœufs |
4 |
Fermeture |
6. Rocher |
– |
13. Murs, verrous lat.), hauts murs, entrée très bien fermée (fr.) |
– |
6. Empêche la fuite des captifs |
8. Pierre plate |
9. Rocher |
Dialogue |
7 |
– |
6 |
– |
10 |
10. Contes |
10 |
Anthropophagie : |
– |
– |
7. Quem pinguiorem uidit (lat.), les plus grans (fr.) |
5 |
– |
– |
– |
2. Outillage |
– |
8. Broches |
8. Marmite |
6. Broche |
9. Broche |
11. Gril |
14. Broche |
3. Dévoration |
8. Crus |
2. À moitié morts |
9. Coctos (lat.), cuisson (fr.) |
7. Cuisson |
4. Crus ou cuits |
12. Sœur cuite |
13. Cuisson |
4. Partage |
– |
– |
10 |
– |
– |
9. Mouton 13. Proposition |
11. Mouton |
Fausse identité |
10. Personne |
– |
11. Medicum (lat.), mires (fr.) |
– |
– |
– |
– |
Sommeil |
11. Ivresse |
– |
– |
8 |
11 |
14. Ivresse et ronflements |
15. ronflements |
Détails bestiaux |
12. Vomissures, rots |
6. Bouche sanglante |
– |
9. Ronflements, râle d’animal égorgé |
– |
22. Régurgite la sœur à la fin |
– |
Aveuglement |
13. Pieu |
10. Sang de blessure |
12. Collirium (lat.), collyre (fr.) |
10. Broches |
12. Broche |
15. Tison pointu |
16. Broche |
Motif |
Odyssée |
Hist. Regum Britanniae |
Dolopathos |
Sindbad |
Dede Korkut |
Le Bécut |
Légendes nartes, Livre des Héros |
Massue |
9 |
9 |
14 |
– |
– |
– |
8. Arbre, changé d’un coup en petit bois |
Poursuite |
– |
11. Géant tué |
16 |
11 |
25. Cyclope tué |
16 |
17 24. Chute mortelle |
Caché parmi les brebis |
– |
– |
15 |
– |
15 |
17 |
18 |
Autres ogres |
15 |
– |
4 |
12. Deux autres (Galland) ; ogresse (Mardrus et Bencheikh-Miquel) |
– |
18 |
– |
Bélier chef de troupeau |
18. Bélier d’Ulysse |
– |
18. Sponte sua (lat.), enchantement (fr.) |
– |
17. Répondent aux ordres |
– |
5. Bélier Bodzo |
Sortie |
16. Sous moutons |
– |
20. Sous peau de bélier |
13. Radeau |
18. Sous peau de bélier |
19. Sous peau de bélier |
22. Sous peau du bélier Bodzo |
Décompte des moutons |
17. Contrôle sans décompte |
– |
19. Cottidie (lat.), chaque jour (fr.) |
– |
16. Contrôle sans décompte |
20 |
12 |
Stratagème éventé |
– |
– |
21. Retenu comme mouton gras |
– |
19 |
21 |
– |
Anneau offert |
– |
– |
23 |
– |
20 |
– |
19 |
Anneau magique |
– |
– |
24. Dénonciateur |
– |
2. Invincibilité |
– |
20. Dénonciateur |
Automutilation |
– |
– |
25 |
– |
21. Coup de poignard, coupure, chute de l’anneau |
– |
21 |
Sarcasmes après la sortie |
20 |
– |
22 |
– |
23. Poème annonçant la mort |
– |
23 |
Jet de rochers |
21 |
1. Au début |
– |
14 |
5. Arbre 24. Désir énoncé |
– |
|
Butin |
19. Moutons |
– |
Projeté = 1 |
– |
22. Possible : salle au trésor |
6. Cornes d’or 23. Cornes d’or |
25. Troupeau |
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Jean-Pierre Martin
Jean-Pierre Martin est professeur émérite de l’Université d’Artois en langue et littérature françaises du Moyen Âge, et spécialiste de l’épopée. À ce titre, il a participé à la fondation du Réseau Euro-Africain de Recherches sur l’Épopée (REARE), consacré à la comparaison entre épopées africaines et européennes, qu’il a présidé de 2006 à 2016. Il a édité et traduit deux chansons de geste, et il prépare actuellement un ouvrage comparant le traitement de divers épisodes selon qu’ils figurent dans des poèmes épiques ou dans d’autres genres littéraires.
Publications récentes : Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et utilisation (Discours de l’épopée médiévale 1), nouvelle édition revue et mise à jour, Paris, Champion, collection « Essais sur le Moyen Âge », 2017, 416 pages. Temps, mémoire, narration (Discours de l’épopée médiévale 2), Paris, Champion, 2020, collection « Essais sur le Moyen Âge », 390 pages.