Epopée, Recueil Ouvert : Présentations

Nina Soleymani

Épopées d’Asie : du Moyen-Orient à l’Asie centrale (2023)

Texte intégral

  • 1 Le Blanc, Claudine, & Paula, Anna Beatriz (éds.), L’Asie épique I, Revista ...

  • 2 Kesteloot, Lilyan, & Dieng, Bassirou, Les Épopées d’Afrique noire, Paris, K...

1Deux récents volumes intitulés L’Asie épique1 invitent à penser la spécificité de l’épopée en Asie, en se demandant s’il existe une unité ou du moins une proximité des textes épiques dans cette aire géographique, à l’image de la cohérence que l’on a pu reconnaître aux épopées d’Afrique noire. S’il a été possible de constituer un volume sur ces épopées d’Afrique2, la question se pose pour l’Asie, où l’on a souvent tendance à ériger des distinctions nettes entre les régions qui la composent, et à insister sur leurs différences. Pourtant, les échanges ont été nombreux entre elles au cours de l’histoire, faisant de l’Asie un vaste espace de dynamiques interculturelles, et, à ce titre, un terrain d’étude intéressant pour analyser la pratique du genre épique. Pour ce faire, trois régions ont été choisies dans le cadre de ce volume, en raison des liens qu’elles ont pu entretenir les unes avec les autres : le Moyen-Orient, la Sibérie et l’Asie centrale.

  • 3 Caiozzo, Anna, Le Roi glorieux. Les imaginaires de la royauté d’après les e...

  • 4 Voir Elisseeff, Vadime, Marchand, Pascal, & Mennessier, Guy, « Sibérie », E...

2Le développement actuel des études « aréales » encourage en effet à reconsidérer les productions littéraires en fonction de questionnements propres à chaque aire géographico-culturelle considérée. Dans le cas de la littérature moyen-orientale ou centrasiatique, l’approche aréale permet de proposer une lecture qui ne se limite plus à l’approche dumézilienne ou durandienne, mais qui prend en compte les apports récents du post-structuralisme et qui, s’éloignant de ce qu’Anna Caiozzo appelle « l’obsession indo-européenne »3, s’attache davantage au caractère de carrefour des vastes régions que constituent le Moyen-Orient et l’Asie centrale, mais aussi la Sibérie4.

  • 5 Saïd, Edward, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, trad. Catherin...

3Une telle démarche implique de réfléchir en termes d’enjeux généralisants ou particularisants, et conduit par conséquent à questionner l’héritage orientaliste des études sur le Moyen-Orient et sur l’Asie. La caractérisation et la dénonciation de cette approche orientaliste par Edward Saïd5 entraîna une véritable révolution dans la pensée des relations entre les continents concernés, et maints courants issus des pays anciennement rangés sous la catégorie d’« Orient » se saisirent de cette opportunité pour donner à entendre leur voix et recentrer les études, y compris littéraires, sur leur perspective singulière. Pourtant, une quinzaine d’années après la première parution de son livre, et face à sa réception et aux utilisations nationalistes des conclusions auxquelles il avait abouti, Edward Saïd précisa qu’il n’entendait pas encourager les particularismes à s’exacerber (voir la postface à l’édition de 1994 de L’Orientalisme), mais qu’il invitait à adopter un regard critique sur les pratiques à l’œuvre dans les études, depuis un point de vue occidental, d’autres régions du monde.

  • 6 Voir Ducournau, Claire, Leperlier, Tristan, & Sapiro, Gisèle (éds.), La Lit...

4Ces mouvements contradictoires rejoignent certaines des réflexions actuelles sur la littérature mondiale. Deux courants s’opposent dans ce domaine. L’un fait de la littérature mondiale le nouvel universel, et souhaite prendre en compte toutes les œuvres entrées dans un canon globalisé. Cependant, il nous semble qu’il n’échappe pas, sinon à un occidentalo-centrisme, du moins à la mise en valeur de centres qui, dans les divers continents, persistent à laisser de côté les périphéries. L’autre courant tente au contraire d’échapper à un tel universel hégémonique, tout en faisant ressortir la communauté des littératures du monde. Le volume dédié aux travaux de Pascale Casanova sur la notion de République mondiale des lettres se réclame de cette deuxième tendance, dont l’objectif est la prise en compte de toutes les littératures du monde plutôt qu’une uniformisation (selon un modèle en général occidental) de la littérature-monde6. Une telle entreprise nécessite bien sûr de s’interroger continuellement sur le jeu de va-et-vient entre des mouvements de centralisation et, au contraire, de morcellement excessif.

  • 7 Philippe Pelletier l’explique très bien : « Le fait que l’expert du Pentago...

  • 8 Picaudou, Nadine, & Signoles, Aude, « Proche et Moyen-Orient contemporain »...

  • 9 Francfort, Henri-Paul, & Grenet, Frantz, « Asie centrale », Encyclopædia Un...

5Cette problématique concerne tout particulièrement l’Asie, et elle n’est pas seulement littéraire. Ainsi, le Moyen-Orient est souvent distingué de l’Asie centrale, de l’Asie du Sud-Est, ou encore de l’Extrême-Orient d’un point de vue politico-économique, sans que cette distinction soit toujours pertinente ni qu’elle soit détachée d’enjeux de pouvoir liés à un intérêt occidental à la fragmentation – symbolique, puis politique – du territoire asiatique7. La justification de l’emploi du terme de Moyen-Orient se situe plutôt dans une « unité de destin » fondée par sa « confrontation avec l’Occident » depuis le XIXe siècle8. On peut en dire autant de l’Asie centrale, dont la définition en tant que zone à part entière a longtemps dépendu du statut de « boulevard des grands empires » qu’on lui attribuait, en particulier dans les études sur l’art centrasiatique, comme l’écrivent Henri-Paul Francfort et Frantz Grenet9, qui montrent ensuite qu’au contraire, outre les influences extérieures indéniables, s’y est développé « un art local créateur qui, loin de se réduire à [une] accumulation successive, [a] su préserver son caractère propre ».

 

6Pour tenter de mettre en évidence les échanges et les spécificités de ces différents espaces, ce volume suit une répartition géographique qui part des régions habituellement appelées moyen-orientales pour se diriger vers l’Asie septentrionale et terminer en Asie centrale. Les articles suivent ainsi un parcours quasi-circulaire prenant sa source au cœur du Caucase puis menant de l’Iran jusqu’aux limites occidentales de la région que l’Europe désigne du nom de Proche-Orient, à savoir Byzance et les lieux de production de l’Ancien testament ; ils se dirigent ensuite vers le nord sibérien pour redescendre vers les pays de langues turques et turciques, en passant par le Kirghizstan, dessinant ainsi un vaste espace d’une partie de l’Asie où les échanges ont eu lieu dans toutes les directions, d’est en ouest, du nord vers le sud et inversement.

7Outre cette répartition géographique, accompagnée de l’étude des influences et contacts entre régions proches ou éloignées, les contributions rassemblées ici s’interrogent toutes sur des modalités différentes de l’épique : les liens entre écrit et oralité, entre texte et image, entre texte épique et texte sacré, entre mythe et épopée, entre épopée et rituel, entre dimension littéraire et usages idéologiques. C’est la preuve, s’il en était besoin, que les multiples questionnements engagés par ce genre littéraire se retrouvent avec une acuité renouvelée dans les épopées d’Asie.

8Les traditions épiques du Caucase sur lesquelles s’ouvre ce volume fournissent un cas exemplaire de transmissions et de reprises à partir d’un substrat mythique, organisé en l’occurrence autour du dieu Khaldi puis du géant Mher. L’article que Jean-Pierre Mahé y consacre part d’un « tarif sacificiel » gravé dans la roche pour aboutir aux recueils de récits oraux réalisés depuis le XIXe siècle en Arménie. Il prouve la continuité que l’on peut établir entre la civilisation antique des Ourartiens, celle des Perses Achéménides qui a suivi, et enfin celle de l’Arménie dont les récits épiques ont perduré jusqu’à nos jours, et ont laissé des traces à la fois dans l’archéologie, l’iconographie, l’épigraphie, mais aussi la littérature orale du pays.

9Cette vaste dynamique d’échanges en diachronie se rencontre dans des régions voisines du Caucase, notamment les larges territoires dominés par les souverains timourides d’Iran, sur lesquels Anna Caiozzo fait porter son analyse. L’examen attentif de la cohérence des illustrations d’un même manuscrit d’époque timouride montre que la grande épopée iranienne du Châhnâmeh [ou Shāh Nāma] a pu être relue et adaptée au goût des souverains ayant régné sur l’Iran quatre siècles plus tard. Composée par Ferdowsi au tournant du Xe et du XIe siècle, cette épopée qui a atteint le statut de monument national n’a cessé d’inspirer poètes et artistes ultérieurs. La thématique de la royauté qui s’y trouve développée a fusionné avec les représentations symboliques du pouvoir apportées par ces descendants des conquérants mongols que furent les Timourides. S’étant épris de culture persane, ils démontrèrent tout le potentiel syncrétique de l’union de cette ancienne poésie épique avec les traditions et l’imagerie qu’ils apportaient avec eux.

10L’article d’Armand Erchadi va dans le même sens, en élargissant la perspective puisqu’il s’attache à examiner la notion même d’épopée et à confronter ses définitions produites à partir de classiques occidentaux, avec des épopées extra-européennes, en se fondant lui aussi sur le Livre des Rois persan. À partir d’une étude minutieuse des termes persans utilisés pour désigner le genre de l’épopée, à la fois chez les critiques iraniens contemporains, et chez Ferdowsi lui-même, Armand Erchadi arrive à la conclusion que l’épopée peut être définie par trois traits caractéristiques : l’oralité, la narration, l’ambition d’une œuvre totale. À partir de l’étude du chapitre du Châhnâmeh dévolu à Alexandre le Grand, il démontre que, loin de n’être qu’une épopée moyen-orientale, le Châhnâmeh prend les dimensions d’une épopée universelle, et trouve ainsi sa pleine inscription dans une littérature-monde redéfinie.

11Les deux articles suivants révèlent que l’on peut aller chercher l’épique là où on ne le cherche pas d’ordinaire, à savoir dans l’Ancien Testament. Philippe Lefebvre exploite pour cela les conclusions auxquelles Florence Goyet avait abouti dans son ouvrage Penser sans concepts concernant le « travail épique » à l’œuvre dans l’Iliade, et prouve que les livres de Samuel de l’Ancien Testament ont non seulement repris des motifs de l’Iliade à l’identique (des métaphores qu’ils lui empruntent, et même des épithètes homériques), mais qu’ils se sont de surcroît inspirés du travail épique de l’épopée homérique. À travers l’histoire de David, il montre en effet que l’Ancien Testament élabore une pensée de la nouveauté pour dépasser la sclérose d’une société prise dans l’immobilisme. Cette nouveauté passe par la naissance d’une figure nouvelle, celle du messie incarné ici par David – un messie non pas isolé voire despotique, mais au contraire coopté par toute une frange de la société ignorée des pouvoirs archaïques en place – serviteurs, femmes, fils du roi, etc.

12Baptiste Sauvage s’attache lui aussi à la manière dont le texte biblique reprend le mouvement du travail épique caractéristique de l’épopée. À partir d’un travail sur le chapitre 14 de l’Exode, il dégage deux tendances du texte : la première élabore une pensée politique non-conceptuelle qui met en parallèle la défaite de Pharaon face au dieu Yhwh, avec ce que l’auteur nomme la « tentation égyptienne » d’un gouvernement militaire fondé sur la force, qui habite le peuple élu depuis sa victoire sur l’Égypte, et qui le conduit à ses défaites futures, notamment le désastre de l’exil à Babylone. La seconde tendance du texte est la forme que prend le renouveau créé par ce travail épique observé dans la première phase : le renouveau n’est pas tant politique que mystique, et il repose sur un fonctionnement métalittéraire qui assimile la « mer des roseaux » traversée par Moïse et les siens, à la mer semée d’embûches du texte, qui se sépare elle aussi en deux branches afin de suggérer la nécessité d’une lecture à plus haut sens.

13La pluralité des modèles exploités par un même poème épique apporte une preuve de plus de l’intrication des traditions épiques anciennement catégorisées comme étant soit orientales soit occidentales. Maximilian Lau expose la manière dont un poète, byzantin cette fois, Prodrome, écrivant depuis un empire situé à la frontière des zones traditionnellement délimitées comme relevant de l’Orient et de l’Occident, s’est inspiré à la fois du modèle homérique grec et du modèle vétéro-testamentaire ayant essaimé depuis le Proche-Orient. Le Deutéronome a en effet pu fournir un substrat épique sur lequel s’est appuyé Prodrome pour galvaniser les troupes byzantines en route pour l’Anatolie sous les ordres de Jean II Comnène, assimilées au nouveau peuple élu de Dieu, à l’image de leurs prédécesseurs bibliques. Le poème de Prodrome présente en outre un cas frappant d’usage de l’épique sous forme de déclamation orale lors d’une campagne militaire, avec pour visée une efficace immédiate. Maximilian Lau et Giulia Paoletti nous font l’honneur de publier ici la première traduction intégrale du poème, que l’on trouvera en fin d’article.

  • 10 Travail publié dans le dossier « L’épopée, un outil pour penser les transf...

14L’ensemble des productions épiques moyen-orientales étudiées ici ont donc entretenu de multiples liens les unes avec les autres. C’est également le cas des épopées sibériennes étudiées par Jean-Luc Lambert. Dans son article, Jean-Luc Lambert plaide en effet pour un désenclavement de ces dernières, et encourage à les replacer dans un vaste espace asiatique s’étendant « du Levant à l’Extrême-Orient ». Il se fonde pour cela sur la co-existence de traits autochtones et de traits empruntés dans les épopées du nord-ouest sibérien (épopées ob-ougriennes d’une part, et épopées nord-samoyèdes d’autre part – chez les Nénètses, les Énètses et les Nganassanes), dans les épopées du sud sibérien (notamment les épopées bouriates, chor et altaïennes), et enfin dans l’épopée iakoute. En s’appuyant sur la notion d’«  popée dispersée », proposée en 2014 dans un travail en commun avec le Projet Épopée10, il démontre que l’épopée en Sibérie peut revêtir une dimension rituelle dans certains contextes, et se substituer alors au chamanisme. Mais elle revêt aussi une autre caractéristique qui la rapproche des épopées précédemment étudiées, à savoir sa capacité à fournir un moyen d’appréhension des changements et des bouleversements des sociétés dans lesquelles elle est composée et récitée.

15Par les liens fonctionnels que l’épopée sibérienne entretient avec les autres épopées d’Asie, et par les échanges dont elle témoigne avec des régions limitrophes, en particulier mongoles ou tibétaines, elle permet précisément de dresser un pont avec les épopées d’une autre région d’Asie, celles de l’Asie centrale. Comme Karl Reichl le souligne dans l’étude d’envergure qu’il fournit des épopées turciques, certaines d’entre elles viennent de Sibérie, notamment l’épopée iakoute et altaïenne, tandis que d’autres comme l’épopée kirghize de Manas prennent aussi place dans sa nomenclature aux côtés des Kazakhs, des Karakalpaks, des Ouzbeks ou encore des Ouïghours. Les autres groupes qu’il répertorie vont des Turkmènes et des Azéris jusqu’à la Turquie, aux monts Oural, à la Crimée et au Nord du Causase. À partir de cette répartition, il nous offre une synthèse qui récapitule tous les traits génériques des épopées écrites et orales des pays de langues turques ou apparentées. Le travail terminologique considérable dont il l’accompagne recourt aussi bien aux acceptions dérivées de la poésie ottomane, arabe et persane (hikâye et dastan), que des langues occidentales dans lesquelles l’épopée a été théorisée à partir du modèle grec – anglais, français, allemand entre autres. Karl Reichl propose ainsi un travail de fond de classification des épopées turciques, autour de distinctions métriques et parfois musicales d’une part, et de distinctions de contenu et de tonalité d’autre part (épopées historiques vs épopées lyriques), en aboutissant à la conclusion – si fréquente, comme il le rappelle – qu’il est vain de vouloir établir des distinctions génériques fermes et imperméables.

16Monire Akbarpouran, elle, se focalise sur un cas particulier tiré de ce corpus turc, à savoir les multiples versions qui existent de l’épopée de Köroğlu, résultant des nombreuses circulations que cette épopée a connues. Monire Akbarpouran illustre la façon dont le cycle de Köroğlu a évolué en fonction des contextes dans lesquels il était repris. À partir d’un même motif, celui du fils adoptif révolté, les variantes occidentales (c’est-à-dire celles qui se sont répandues du Caucase jusqu’en Crimée et en Bulgarie, en passant par l’Anatolie) traitent en filigrane de la rébellion des Turcomans contre leurs maîtres ottomans puis safavides, sur le mode du travail épique – en rencontrant à l’occasion des récits issus d’autres traditions épiques sur leur route, comme celui de Rostam et Sohrâb issu du Châhnâmeh iranien. Les variantes orientales, quant à elles (de la version ouïghoure à la version tadjike ou encore afghane), présentent une version plus mystique de l’histoire de Köroğlu et de son fils adoptif. La comparaison entre ce cycle épique et son ancêtre, Dede Korkut, qui au contraire châtiait la rébellion, permet de confirmer que l’épopée répond à chacune de ses époques de production et aux problèmes politiques qu’elle rencontre.

  • 11 Sur ce sujet, voir aussi la Table ronde publiée en 2022 dans le volume 8 d...

17Un second exemple tiré du groupe des épopées turciques est développé par Julien Bruley dans l’article suivant, qui opère une vaste synthèse de la réception de l’épopée kirghize de Manas, depuis le XIXe siècle et ses premières mises par écrit, jusqu’à nos jours où le modèle de la récitation itinérante est soit menacé de disparition, soit profondément transformé11. La réflexion générique qu’il mène autour du terme vernaculaire žomok, utilisé pour désigner Manas mais aussi des contes et d’autres types de textes, témoigne une fois de plus de la plasticité du genre de l’épopée. Surtout, l’histoire de la réception des différentes traditions orales et écrites qui se sont constituées autour du « thème-berceau » de Manas prouve que le caractère national d’une épopée n’est pas toujours, ni même peut-être jamais, un donné, mais qu’il est construit, voire reconstruit a posteriori, à l’exemple des aléas qu’a connus Manas au XIXe siècle, puis à l’époque soviétique et post-soviétique.

18L’article de Danielle Buschinger, présentation d’un travail en cours qui clôt ce dossier, analyse deux poèmes épiques européens, le Parzival et le Willehalm de Wolfram von Eschenbach, pour montrer comment les pays que l’on rangeait sous la catégorie d’Orient y sont représentés. Elle montre que, contre toute attente dans un genre où l’ennemi sarrasin est censé être l’antagoniste irréductible, Wolfram réussit dans le Parzival à placer chevalerie orientale et occidentale sur un même pied d’égalité, toutes deux étant mises au service d’une chevalerie supérieure – celle du Graal. Il va encore plus loin dans le Willehalm, où il n’a plus la contrainte de préserver un modèle arthurien. Cette réécriture de la Chanson des Aliscans trouve son point culminant dans le discours pour la tolérance et la miséricorde envers les musulmans prononcé par Gyburg, l’épouse de Willehalm. Danielle Buschinger s’appuie dresse à partir de là un parallèle entre la Renaissance du XIIe siècle, la politique de Frédéric II au XIIIe siècle, et enfin les Lumières du XVIIIe siècle, des époques ayant chacune à leur manière cherché à dépasser l’antagonisme entre Orient et Occident.

 

  • 12 À l’image des aires géographiques représentées lors de la journée d’étude ...

19De même que ce volume prend la suite de ceux qui l’ont précédé sur l’Asie épique, de même, il aspire à être suivi par d’autres sur la thématique des épopées d’Asie. Le foisonnement du genre épique sur ce continent nous a en effet contrainte à restreindre le champ des contributions à certaines aires culturelles, sans non plus bien sûr les couvrir entièrement – ainsi manque-t-il, par exemple, les épopées de langue arabe ou géorgienne, pour ne citer que celles-ci. Nous souhaitons vivement que l’étude se poursuive en complétant les aires déjà présentes dans notre dossier, ou bien en étendant la réflexion à l’Asie du Sud-Est ou à l’Extrême-Orient notamment12.

  • 13 À l’exemple de la démarche adoptée par d’autres volumes qui l’ont précédé,...

20L’ensemble de ces contributions témoigne en tout cas du foisonnement et de la diversité irréductible du genre littéraire de l’épopée, qui, même au sein d’aires géographico-culturelles précises, fait preuve d’une incroyable variété. Il met également en lumière le caractère justifié et fécond de rapprochements à plus grande échelle entre ces épopées d’Asie et des épopées d’autres régions du continent, voire d’autres régions du monde13. Ce volume illustre ainsi la manière dont peut être pleinement conservée et appréhendée la diversité, sans pour autant céder à un universalisme utopique ni, à l’inverse, créer d’antagonisme insurmontable avec les développements du genre dans d’autres contrées. Il y réussit en plaçant ces traditions sur un même plan synchronique horizontal, plutôt que dans un réseau diachronique d’influences supposant une source et des dérivés. Ce schéma rhizomatique déploie la véritable richesse du genre épique, qui réside non pas tant dans son universalité que dans sa capacité de renouvellement infinie.

 

21Comme dans chaque livraison désormais, ce volume du Recueil ouvert présente des articles de critique brésilienne sur des sujets touchant à l’épopée, en général publiés par le CIMEEP, Centro Internacional e Multidisciplinar de Estudos Épicos, avec lequel le Projet Épopée entretient des rapports étroits depuis ses débuts.

22Avec « À propos du ‘sujet’ épique : héros, héroïnes et ‘anachronisme’ », Christina Ramalho, directrice du CIMEEP, dont le Recueil ouvert a déjà publié plusieurs contributions, repart de la notion d’« anachronisme » développée par Alain Montandon et Saulo Neiva au sein de l’équipe CELIS de Clermont-Ferrand – dont C. Ramalho avait partagé les travaux lors d’un séjour de recherches. Elle en montre les implications pour l’épopée, en particulier dans la place qu’elle accorde aux femmes, héroïnes mais aussi autrices, et sur l’évolution historique du genre de l’épopée dans le monde moderne et contemporain.

23Dans « La Pierre et le Sabre, roman épique japonais », Isotani Mina, elle, repart des réflexions de Helen Craig McCullough sur les rapports entre gunki monogatari (« récits guerriers », le terme japonais pour désigner les textes épiques médiévaux) et l’épopée telle que conçue en Occident. Après avoir rappelé ce débat classique, Isotani réfléchit à la dimension épique que l’on peut déceler dans le roman historique japonais contemporain. La Pierre et le Sabre, d’Eiji Yoshikawa 宮本武蔵』(1935-1939). Elle étend ensuite le propos à la dimension mythique de l’œuvre en s’appuyant sur The Hero of a Thousand Faces (1949), de Joseph Campbell.

 

24Le volume 2024 du Recueil ouvert sera dirigé par Cécile Chapon (Université de Tours) et portera sur la Caraïbe.

Notes

1 Le Blanc, Claudine, & Paula, Anna Beatriz (éds.), L’Asie épique I, Revista Épicas, n° 5, 2019 ; eaed., L’Asie épique II, Revista Épicas, n° 10, 2021.

2 Kesteloot, Lilyan, & Dieng, Bassirou, Les Épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala, 2009.

3 Caiozzo, Anna, Le Roi glorieux. Les imaginaires de la royauté d’après les enluminures du Shāh nāma de Firdawsī aux époques timouride et turkmène, Paris, Geuthner, 2018, p. 16.

4 Voir Elisseeff, Vadime, Marchand, Pascal, & Mennessier, Guy, « Sibérie », Encyclopædia Universalis, consulté le 21 juin 2023 [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/siberie/].

5 Saïd, Edward, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, trad. Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 2005.

6 Voir Ducournau, Claire, Leperlier, Tristan, & Sapiro, Gisèle (éds.), La Littérature au-delà des nations : Hommage à Pascale Casanova, Contextes, n° 28, 2020.

7 Philippe Pelletier l’explique très bien : « Le fait que l’expert du Pentagone Samuel Huntington ait découpé l’Asie en pas moins de cinq civilisations (musulmane, hindouiste, sinisée, bouddhiste et japonaise), alors qu’il attribue généreusement une seule civilisation (l’occidentale) à l’Europe et à l’Amérique du Nord, confirme l’attitude encore dominante de l’Occident. Bien qu’on puisse croire qu’il s’agit d’une reconnaissance de la diversité socioculturelle asiatique, cette division révèle bien, en dépit de l’hétérogénéité des critères et des appellations retenus, une volonté d’émietter l’Asie à des fins géopolitiques. Car la crainte proclamée de cet expert comme de ses épigones repose sur l’hypothèse d’une alliance future entre les pays musulmans du Moyen-Orient et la Chine au détriment des États-Unis et de l’Occident. C’est donc la place de l’Asie et sa structuration interne qu’il faut interroger dans la nouvelle régionalisation du monde. » Pelletier, Philippe, « Asie (Géographie humaine et régionale) – Espaces et sociétés », Encyclopædia Universalis, consulté le 21 juin 2023 [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/asie-geographie-humaine-et-regionale-espaces-et-societes/]. Voir aussi Pelletier, Philippe, Géopolitique de l’Asie, Paris, Nathan, 2006.

8 Picaudou, Nadine, & Signoles, Aude, « Proche et Moyen-Orient contemporain », Encyclopædia Universalis, consulté le 21 juin 2023 [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/proche-et-moyen-orient-contemporain/].

9 Francfort, Henri-Paul, & Grenet, Frantz, « Asie centrale », Encyclopædia Universalis, consulté le 21 juin 2023 [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/asie-centrale/].

10 Travail publié dans le dossier « L’épopée, un outil pour penser les transformations de la société » in Études mongoles & sibériennes, centrasiatiques & tibétaines, numéro 45 (http://emscat.revues.org/2265). Voir aussi ici même le volume Changer d’auditoire, changer d’épopée, Le Recueil ouvert, volume 3 (2017).

11 Sur ce sujet, voir aussi la Table ronde publiée en 2022 dans le volume 8 du Recueil ouvert : Comment l’épopée orale rencontre le public contemporain.

12 À l’image des aires géographiques représentées lors de la journée d’étude où plusieurs des contributeurs à ce volume sont venus présenter leurs travaux : « Imaginaires épiques des mondes anciens à aujourd’hui du Levant à l’Extrême-Orient », co-org. Anna Caiozzo (PoLeN) & Nina Soleymani (CERC), Université d’Orléans, 18 novembre 2022 : https://www.univ-orleans.fr/fr/polen/news/imaginaires-epiques-des-mondes-anciens-aujourdhui-du-levant-lextreme-orient.

13 À l’exemple de la démarche adoptée par d’autres volumes qui l’ont précédé, comme, ici même, Altérités épiques : les œuvres extra-européennes face aux modèles venus d’Europe, dirigé par Cyril Vettorato en 2019, à propos de l’épique au XXe siècle, ainsi qu’antérieurement : Labarthe, Judith (éd.), Formes modernes de la poésie épique. Nouvelles approches, Peter Lang, 2004 ; Feuillebois-Pierunek, Ève, (éd.), Épopées du monde: Pour un panorama (presque) général, Paris, Garnier, 2011.

Pour citer ce document

Nina Soleymani, «Épopées d’Asie : du Moyen-Orient à l’Asie centrale (2023)», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 30/10/2023, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/405-epopees-d-asie-du-moyen-orient-a-l-asie-centrale-2023

Quelques mots à propos de :  Nina  Soleymani

Nina Soleymani est maîtresse de conférences en littératures comparées à l’université de la Sorbonne Nouvelle. Ses recherches concernent les personnages féminins de l’épopée médiévale et contemporaine. Sa thèse de doctorat, à paraître aux éditions Honoré Champion, a porté sur les chansons de geste du Cycle de Guillaume d’Orange, le Digénis Akritas byzantin, et le Livre des Rois persan.