Epopée, Recueil Ouvert : Section 2. L'épopée, problèmes de définition I - Traits et caractéristiques

Jean-Pierre Mahé

D’Ourartou au Caucase : gestes épiques et mythologies transculturelles

Résumé

L’épopée tient une place singulière entre écrit et oralité. Rares sont les poètes savants, comme Virgile ou Apollonios de Rhodes, qui parviennent à soustraire la matière épique à la récitation des aèdes, pour composer une œuvre purement littéraire, fixée à la syllabe près, dans une forme métrique.
Au pied du Grand Caucase, les gestes épiques des héros et des dieux renvoient aux époques païennes, où l’écriture – arme de combat et d’extorsion fiscale aux mains d’oppresseurs étrangers – était encore ignorée des populations locales. Essentiellement chrétiennes, les littératures arménienne et géorgienne ne livrent de ces épopées que d’énigmatiques fragments qu’on déchiffre à la lumière des vestiges archéologiques ou des témoignages ethnographiques recueillis aux XIXe-XXe siècles.
Trois exemples seront développés : l’épopée arménienne du Titan reclus sous la roche, le combat de l’archer contre la force aveugle des Géants, le retour à la vie du Bien-aimé de la “Porteuse de collier”. On identifiera de profondes racines mythologiques, procédant sur plusieurs millénaires de strates culturelles qui transgressent les barrières de langues (ourartien, iranien, arménien et géorgien), de croyances (paganisme, zoroastrisme, christianisme) et d’ethnies.

Abstract

English Title - From Urartu to Caucasus : epic narratives and transcultural mythologies
The epic occupies a singular place between written literature and orality. Rare are the learned poets, such as Virgil or Apollonius of Rhodes, who succeed in extracting the epic material from the recitation of the aoidoi, to compose a purely literary work, fixed to the syllable, in a metrical form.
At the foot of the Great Caucasus, the epic deeds of heroes and gods hark back to pagan times, when writing – a weapon of combat and tax extortion at the hands of foreign oppressors – was still unknown to local populations. Essentially Christian, Armenian and Georgian literature only offers enigmatic fragments of these epics, which can be deciphered in the light of archaeological remains or ethnographic testimonies gathered in the 19th-20th centuries.
Three examples will be developed : the Armenian epic of the Titan recluse under the rock, the archer’s battle against the blind force of the Giants, and the return to life of the "Necklace Bearer"’s Beloved. Deep mythological roots are identified, spanning several millennia of cultural strata that transcend barriers of language (Urartian, Iranian, Armenian and Georgian), belief (paganism, Zoroastrianism, Christianity) and ethnicity.

Texte intégral

  • 1 Belli (Oktay), The Anzaf Fortresses and the Gods of Urartu, Istanbul (Arkeo...

  • 2 Mahé (Jean-Pierre), Histoire de l’Arménie, des origines à nos jours, Paris ...

1En 1995, un savant turc, nommé Oktay Belli1, découvrit dans les vestiges de la forteresse ourartienne d’Anzaf, au nord-est de Van, les fragments d’un bouclier en bronze du VIIIe siècle avant notre ère, suspendu au mur intérieur d’un temple de Khaldi, le grand dieu d’Ourartou2 (Fig. 1). Une attaque scythe incendia l’édifice. Le bouclier fondit partiellement. Tout ce qu’on put en restaurer à İstanbul est un fragment de la bordure d’environ 78 cm de long. Mais c’est là une fascinante relique dont il faudrait être à la fois poète et archéologue pour oser donner une description exhaustive. Rappelons-nous que dans l’Iliade, qui est exactement contemporaine du bouclier d’Anzaf, le bouclier d’Achille est la matière d’un chant tout entier. De même, dans l’Énéide, pour le bouclier d’Énée.

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Fig. 1. Khaldi (dépliant hors texte d’Oktay Belli, cité note 1).

2Si le bouclier n’était rien de plus qu’une arme défensive, il se passerait d’ornementation, mais dès lors qu’il devient un objet d’art, son décor fait figure d’évocation épique. Il confère une dimension divine ou cosmique à la vaillance du mortel dont il sauve la vie. Plus que les chants d’Homère et de Virgile, la vue de ce fragment du bouclier d’Anzaf nous confronte directement à une théomachie surhumaine. Elle nous fait assister à l’attaque des dieux d’Ourartou, reconnaissables à leurs montures et à leurs attributs caractéristiques, terrassant les armées assyriennes, qui fuient devant eux dans une déroute éperdue.

3Les noms des dieux se lisent à la bordure du bouclier en caractère cunéiformes. Leur succession correspond à leur ordre hiérarchique, qui nous est aussi connu par un tarif sacrificiel gravé près d’un monument ourartien, qu’on appelle aujourd’hui en turc Meher Kapısı “la Porte de Meher”. L’inscription compte 94 lignes énumérant les victimes qui doivent être sacrifiées, par ordre de préséance, à 79 dieux et déesses. On sait ainsi que le premier dieu, celui qui marche en tête, est Khaldi ; le deuxième, juché sur un lion, est Teïsheba, le dieu de la foudre ; le troisième, monté sur un taureau, est Shivini, le dieu solaire, etc.

4L’inscription de Meher Kapısı ne nous indique pas seulement l’ordre hiérarchique et le tarif sacrificiel de chaque divinité, elle détaille aussi ses attributs. Par exemple, au dieu Khaldi reviennent “six agneaux, dix-sept bœufs et trente-quatre moutons”. Mais le texte précise ensuite : “pour la grandeur de Khaldi, une vache et deux moutons (…) ; pour la lumière de Khaldi, une vache et deux moutons ; pour l’arme de Khaldi, une vache et deux moutons”. Regardons le bouclier. Ces trois attributs – grandeur, lumière et arme – sont fidèlement représentés. Khaldi, debout à pied, est nettement plus grand que tous les autres dieux sur leur monture. Son corps rayonne de petites flammes, ainsi que tous les objets qu’il saisit. Son arme, un énorme javelot qu’il s’apprête à lancer, provoque la déroute, comme on le constate en voyant l’autre javelot, qu’il a lancé précédemment.

5La forteresse d’Anzaf, où a été trouvé le bouclier, se situe à moins de 4 km de Meher Kapısı, où est gravé le tarif sacrificiel. Mais que savent de ce lieu les archéologues, et qu’en disent les gens du pays ? Comme le nom l’indique, il s’agit d’une porte de 4 mètres sur 2,60 mètres, taillée à même le roc et précédée d’un escalier monumental. Étrangement, cette porte ne s’ouvre pas. Cela n’est pas prévu, car il n’y a pas de salle par derrière. C’est un simulacre de porte, un simple décor sculpté.

  • 3 Roi d’Ourartou de 828 à 810 avant J.-C. Chronologie des rois d’Ourartou dan...

6À quoi sert-elle ? La réponse est gravée juste à côté : “Ishpuini, fils de Sarduri3 (…) a construit cette porte pour le seigneur Khaldi”. Cette explication laisse deux points en suspens. Quand et comment le dieu Khaldi passe-t-il cette porte toujours fermée ? Pourquoi l’endroit s’appelle-t-il “la porte de Meher”, alors qu’il est en réalité la porte de Khaldi ? Pour répondre à ces questions, il faudrait pouvoir interroger les autochtones. Ce qui est impossible aujourd’hui, puisque les Arméniens, qui vivaient là depuis plus de deux mille ans, ont été déportés ou massacrés en 1915. Mais on a conservé leur témoignage sur les légendes du pays.

   

  • 4 De son nom de naissance Ōhanēs Sandēnc‘, né à Van en 1840 et mort à Constan...

7Il y avait dans la seconde moitié du XIXe siècle, au patriarcat arménien de Constantinople, un hiéromoine qui avait pris pour nom de plume Karekin Sruanjteanc‘4, en mémoire d’un jeune prince arménien, martyrisé au Ve siècle par les Perses sassanides. Sa rusticité déparait un peu le brillant vernis culturel de la métropole impériale. Il s’entendait mal aux langues européennes, ce qui faisait un triste effet dans une ville cosmopolite, où le moindre portefaix savait jurer dans une trentaine d’idiomes ! Pour ne pas l’exposer aux regards étrangers, on décida de le renvoyer à Van, sa province natale, en le chargeant de l’inventaire des bâtiments ecclésiastiques.

  • 5 Sruanjteanc‘ (Garegin), Groc‘ u broc‘(Des lettrés et des rustres), Constant...

  • 6 Sruanjteanc‘ (Garegin), Hamov hotov (Du goûteux et du parfumé), Constantino...

8Le Père Karekin s’acquitta brillamment de sa mission. Parcourant les campagnes, il parlait aux paysans et soupait avec eux. Après plusieurs années de repérages sur le terrain, il envoya son inventaire et publia un livre intitulé Des lettrés et des rustres5 d’un contenu insolite et d’une forme assez scandaleuse. Au lieu d’un honnête recueil ethnographique, on croirait déjà un livre de cuisine, comme celui qu’il publia plus tard, sous le titre Du goûteux et du parfumé6. Les chapitres sont remplacés par des repas. Et quels menus ! En hors-d’œuvre, des énigmes et des proverbes ; des contes en plats de résistance et des chansons pour le dessert ! Mais le plus succulent était réservé pour la fin, l’histoire de Mheri duṙǝ “la porte de Mher” (Meher Kapısı).

9Sachez seulement que Mher, dont le nom signifie Mithra, le dieu du feu de l’ancien Iran, est le quatrième et dernier descendant d’une lignée de géants, qui ne cessent de grandir à chaque génération. Comme Œdipe dans la tragédie grecque, il a combattu contre son père, qu’il a rencontré sur une route sans le reconnaître, et il a bien failli le tuer. Son père l’a maudit, en lui prédisant qu’il ne mourrait jamais et resterait toujours sans descendance. La malédiction s’accomplit.

10Mher vieillit, tout le monde meurt autour de lui. Plus d’amis de son âge, mais non plus, pas d’enfants ni de petits-enfants. Accablé par la vieillesse, les remords, et sa taille gigantesque, il devient si lourd que la terre ne peut plus le porter ; le sol s’enfonce sous ses pas, comme l’eau d’un lac, alors qu’il marche sur la terre ferme. Un jour qu’il chevauche dans les bois, un corbeau le précède, comme pour lui montrer la route. Il se laisse entrainer par l’oiseau de mauvais augure jusqu’à la roche de Van. La roche s’ouvre, le corbeau s’y engouffre, Mher le suit. La roche se referme ; il s’enfonce très profondément sous la terre et y demeure prisonnier.

  • 7 Mahé (Jean-Pierre) 1982, “Le crime d’Artawazd et les K‘aǰk‘ ou le mythe du ...

11Près de lui, la grande roue du temps (telek ou falak) continue de tourner, distribuant la mort et la vie, les misères et la fortune. Peu lui importe, puisqu’il n’est ni mort, ni vivant. Une fois par an, à la fin de l’année, la roue se met à ralentir. On dirait qu’elle s’épuise, qu’il n’y aura pas assez de jours pour finir le cycle des astres. En effet, les douze mois de trente jours du calendrier lunaire sont révolus, et il manque encore cinq jours un quart pour qu’arrive l’an neuf. Dans cette période d’incertitude, la roche s’entrouvre et Mher tente de remonter à la surface. Bien sûr, il n’y parvient pas7.

  • 8 Dikran Tchitouny, Sassounacan, Paris 1942 [en arménien. Rédaction synthétiq...

12Pourtant, certains égarés l’ont vu au fond de sa caverne. On m’apporta un jour un livre qui ne payait pas de mine, imprimé à Paris en 1942, sur un papier journal de vilaine qualité. C’était l’œuvre d’un savant ethnologue, Dikran Tchitouny8, qui avait recueilli sur place d’autres variantes de l’histoire du Père Karekin.

   

13La veille du nouvel an, lisait-on, une jeune fille de la région de Van fut envoyée à l’église, la nuit tombée, pour rapporter à la maison un peu de la sainte lumière de l’autel. Dans l’obscurité, elle aperçoit au loin une maigre lueur, qu’elle prend pour la lampe de l’église. Plus elle s’approche, plus la clarté s’accroît. Elle voit une porte ouverte, et elle entre.

14Mais là, ô stupeur, pas d’autel, pas de cierges, pas d’église ! Une vaste caverne où se dresse un géant immobile. Nul besoin de lampe pour l’éclairer : la lumière radiante sort de son corps et de ses armes, comme sur l’image de Khaldi du bouclier d’Anzaf. Effrayée, la jeune fille veut faire demi-tour. Trop tard ! Le roc vient de se refermer derrière elle. Elle n’a plus qu’à attendre l’an prochain, pour qu’il s’ouvre à nouveau. Pendant tout ce temps, elle ne sent ni froid, ni sommeil, ni fatigue. Le géant ne dit pas un mot, ne bouge pas. Elle se nourrit d’une manne bienfaisante qui découle de ses rayons.

  • 9 T‘addeos Avdalbegyan, “Mihrǝ Hayoc‘ meǰ” (Mithra chez les Arméniens), Hayag...

15La roche s’entrouvre enfin. La jeune fille rentre d’une traite à la maison. Ses parents sont frappés de stupeur ; ils l’accablent de questions et de reproches. Où étais-tu pendant toute une année ? Mais elle a perdu conscience du temps. Elle croit qu’elle n’a fait que l’aller et retour. Ses parents finissent par comprendre qu’elle était derrière la Porte de Mher. On ne saurait exposer ici la mythologie zoroastrienne du temps9, ni expliquer pourquoi le dieu du feu, Mher / Mithra, se cache dans la pierre, jusqu’à l’étincelle eschatologique qui provoquera la conflagration finale, celle que le monde attend depuis neuf mille ans.

  • 10 Sous trois noms différents : Khladi, Mihr / Mher, et Artawazd.

  • 11 Un autre exemple spectaculaire de postsynchronisation, entre l’image (prés...

16Contentons-nous d’un bref rappel chronologique. Avant les Turcs ou les Kurdes d’aujourd’hui, trois peuples se sont succédés sur ces lieux : les Ourartiens du Xe au VIe siècle avant notre ère, les Perses achéménides du VIe au IVe, puis les Arméniens depuis le IVe siècle avant notre ère jusqu’au début du XXe siècle. Ces trois peuples n’avaient pas la même langue, ni la même religion. Et pourtant ils ont conservé le même mythe, la même représentation de Khaldi, qui a traversé trois cultures différentes10. L’avantage est qu’on peut ainsi post-synchroniser les images et le son11. D’un côté, nous avons sous les yeux le bouclier d’Anzaf, de l’autre, les paroles et les chants de l’épopée arménienne.

   

  • 12 Mahé (Annie et Jean-Pierre), Histoire de l’Arménie, des origines à nos jou...

17Au fur et à mesure que les anciens mythes de l’Orient s’acclimatent à l’Arménie, ils s’humanisent et s’intègrent à l’histoire nationale. Ainsi Mihr, qui est un immortel d’origine iranienne, se métamorphose en homme ordinaire – ou presque. Il se fait passer pour Artawazd, l’un des cinq fils du roi d’Arménie, le grand monarque Artašēs, conquérant et civilisateur du IIe siècle avant notre ère12.

  • 13 Mahé (Annie et Jean-Pierre), Moïse de Khorène, Histoire de l’Arménie, Pari...

18Artawazd, brillant commandant en chef des armées royales, se lasse à la longue de la jalousie et des intrigues perpétuelles de ses quatre frères. Il a hâte de devenir roi. Or, Artašēs meurt après 41 ans de règne. Ses funérailles sont fastueuses. On immole sur son bûcher maintes victimes animales et humaines, et l’on y jette tous les trésors du défunt. Pendant ce temps l’héritier Artawazd ne contient plus son impatience. Il interpelle son père : “Tu pars en emportant ton royaume avec toi. / Et sur de tels débris, tu veux que je sois roi ?”. D’outre-tombe, Artašēs lui répond pour le maudire : “Si tu chevauches pour la chasse, / Gravissant le noble Ararat, / Puissent les démons rapaces, / T’entrainant toujours au-delà, / T’enchainer à sa cime altière ! / Ne revois plus jamais la lumière !”13.

19Un jour que le nouveau souverain part pour la chasse, sa monture, effrayée par d’invisibles démons, s’emballe en traversant un pont et tombe dans l’abîme. On dit aussi que les “Braves” (les K‘aǰ), ces princes des ténèbres, qui hantent les pentes brumeuses du Mont Masis, l’Ararat biblique, en célébrant nuit et jour des fêtes démoniaques, l’ont enchainé, là-haut, dans une caverne, où il n’est ni mort ni vivant jusqu’à la fin des siècles. Ses deux chiens de chasse, l’un noir et l’autre blanc, comme les nuits et les jours, ne cessent de ronger ses liens. À la fin de l’année, Artawazd est sur le point de briser sa chaine. Qu’arriverait-il s’il sortait ? Le poids de sa malédiction est tel que le sol ne pourrait le porter. La terre basculerait sous ses pas et ce serait la fin du monde. Mais heureusement, pour le Nouvel An, tous les forgerons d’Arménie frappent à vide sur leurs enclumes, et reforgent invisiblement les liens qui enchainent le roi maudit.

  • 14 Ibidem, p. 151.

20D’autres cycles épiques de l’Arménie païenne nous sont connus par de splendides fragments poétiques. Dans quel ensemble entrait la naissance de l’Héraklès arménien, Vahagn, aux yeux flamboyants comme le soleil, issu d’un roseau brûlant dans une mer de pourpre14 ? On pourrait supposer un long poème évoquant l’origine céleste du dieu dans le feu de l’éther, ses amours avec Astłik-Aphrodite, l’étoile du matin, ses exploits entre ciel et terre, si utiles à l’humanité.

21Par exemple le meurtre du dragon de l’orage et de la sécheresse. Les dragons, comme toute espèce de serpents, sont immortels tant qu’on ne les tue pas par des moyens appropriés, au moment voulu. Comme ils incarnent les ténèbres, ils ne peuvent mourir qu’au soleil levant. Quand l’un d’eux atteint l’âge de mille ans, ses dimensions sont telles qu’il pourrait avaler d’un seul coup toute l’eau du lac de Van ou assécher une région entière.

22Pour prévenir cette catastrophe écologique, les anges descendent du ciel à point nommé, enchaînent le dragon et l’entraînent vers le haut pour le brûler dans le soleil ou dans le cratère de quelque volcan. L’archange Gabriel, qui commande l’armée céleste en cette occasion, a sûrement pris la place, à l’époque chrétienne, de quelque divinité païenne de l’orage.

  • 15 Mahé (Jean-Pierre), “Un dieu guerrier à la campagne : l’exemple du Vahagn ...

23Quelle est cette divinité ? Ce ne peut être que Vahagn, “l’arracheur de dragons”15. Il “cueille” les monstres en les arrachant au sol, juste au bon moment, tout comme on récolte ou arrache des légumes quand ils sont à point. Pour les entraîner vers le ciel, il dispose d’un char à bœufs : “Si le dragon vient à s’élever dans l’air, dit un prédicateur, ce n’est point à l’aide de certains animaux appelés bœufs, mais sur l’ordre de Dieu, par la vertu de certaine force cachée”. À l’époque pré-arménienne, Tešub, le dieu hourrite de l’orage, traversait le ciel sur un char tiré par un taureau.

  • 16 En turc saman yolu “le chemin de la paille”, sans mention du voleur. Exami...

24L’autre exploit spécifiquement attribué à Vahagn consiste dans le vol de la paille de Baršamin, le Seigneur des cieux. C’est ainsi que fut balisée la Voie Lactée, appelée en arménien “Trace du voleur de paille”16. Elle ouvre un chemin lumineux à travers le ciel noir de la longue nuit d’hiver. La paille que dérobe Vahagn est un symbole de cette lumière blanche. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un dieu igné, né comme Vahagn d’un roseau enflammé dans la mer empourprée du ciel, sous la forme d’un jeune homme à barbe et à chevelure de flamme, aux yeux lumineux comme des soleils, soit justement surpris à emporter ce feu céleste.

  • 17 Notons qu’en arménien, le même mot apur désigne à la fois le fourrage des ...

25La trace lumineuse que le voleur laisse derrière lui dans le ciel nocturne revêt aussi une dimension temporelle. Elle figure une sorte de passage à travers l’interminable saison froide, comme une embellie qui permet de reprendre souffle et de jouir d’un répit momentané. Si Vahagn n’intervenait pas en coupant ou en écourtant la mauvaise saison, le fourrage viendrait à manquer, bêtes et gens périraient tous ensemble17. La paille lumineuse céleste, c’est-à-dire l’accalmie, équivaut donc nécessairement, au plan matériel, à un surcroît de fourrage et de vie, ou à une possibilité d’épargne, procurés par l’intervention du dieu.

   

26Demandons-nous pourquoi tous les projets d’épopées, envisagés par nos grands écrivains français des XVIe-XVIIIe siècles ont été décevants, depuis Ronsard, avec sa Franciade, jusqu’à Voltaire, avec sa Henriade ? Parce que, malgré l’illustre exemple d’Homère et de sa postérité hellénistique et romaine, l’épopée est indissociable de l’oralité.

27Dans les pays où l’écriture est apparue tardivement, l’oralité est restée vivace. L’alphabet arménien date de 401 de notre ère, quelque six siècles avant l’écriture cyrillique, mais beaucoup plus tard que l’alphabet grec et les premiers alphabets sémitiques. L’écart, qui atteint deux millénaires pour les systèmes alphabétiques, serait encore plus étendu si l’on prenait en compte les hiéroglyphes et les syllabaires. De plus, dans les campagnes arméniennes, les contes et les mythes anciens sont restés gravés dans la mémoire populaire.

  • 18 Jacques Santrot, Arménie. Trésors de l’Arménie ancienne, des origines au I...

  • 19 Affluent de la rive gauche de l’Araxe, issu du lac Sévan.

28S’interroger sur l’origine et l’essence de l’épopée exige donc de remonter aux époques lointaines où l’écriture n’existait pas encore. Il y a deux voies d’accès : l’archéologie et l’ethnologie. Aux époques les plus anciennes, l’archéologie nous apporte l’image, mais non le son ! Par exemple, le gobelet de K‘arašamb18, découvert en Arménie, sur le cours moyen du Hrazdan19 dans un tumulus funéraire des XXIe-XXe siècles avant notre ère, relate sur six registres superposés une épopée guerrière dans un environnement d’animaux sauvages, caractéristique du décor des chasses royales (Fig. 2a. 2b.).

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Fig. 2a. 2b.

Fig. 2a. 2b. Gobelet de K‘arašamb ; cf. Jacques Santrot (cité note 18).

29Dès que l’écriture existe, nous avons le son et l’image, comme sur le bouclier d’Anzaf. Les noms des dieux, écrits en caractères cunéiformes, nous sont précieux ; mais ils ne nous permettent pas de comprendre toutes les implications de l’image. Pour aller plus loin, nous avons besoin de l’historiographie médiévale et de l’oralité recueillie par les ethnologues.

30On parvient ainsi à une sorte de synchronisation paradoxale, où l’on juxtapose un son et des images, séparés par plusieurs millénaires. Et pourtant l’exercice n’est pas vain. Ce que les poètes disent avec les mots, les artisans le font comprendre à travers l’image. Il faut avoir à la fois l’œil vif et l’oreille fine pour déceler des corrélations pertinentes.

Notes

1 Belli (Oktay), The Anzaf Fortresses and the Gods of Urartu, Istanbul (Arkeoloji ve sanat yayınları) 1999.

2 Mahé (Jean-Pierre), Histoire de l’Arménie, des origines à nos jours, Paris (Perrin) 2012, p. 21-25.

3 Roi d’Ourartou de 828 à 810 avant J.-C. Chronologie des rois d’Ourartou dans Lang (David M.), Armenia, Cradle of Civilization, Londres (George Allen and Unwin) 1970, p. 95. Sur l'histoire du règne d’Ishpuini voir Burney (Charles), Lang (David M.), The Peoples of the Hills, Ancient Ararat and Caucasus, Londres (Weidenfeld and Nicolson) 1971, p. 132-134.

4 De son nom de naissance Ōhanēs Sandēnc‘, né à Van en 1840 et mort à Constantinople en 1892. Cf. Sruanjteanc‘ / Srvanjtyanc‘ (Garegin), Erker (Œuvres), 2 vol., Erévan (Académie) 1978 [en arménien] ; voir la préface d’Aram Łanalanyan, t. 1, p. 7-26.

5 Sruanjteanc‘ (Garegin), Groc‘ u broc‘(Des lettrés et des rustres), Constantinople 1874 [en arménien], réimpression dans Œuvres, t. 1, Érévan 1978, p. 27-116.

6 Sruanjteanc‘ (Garegin), Hamov hotov (Du goûteux et du parfumé), Constantinople 1884 [en arménien], réimpression dans Œuvres, t. 1, Érévan 1978, p. 365-616.

7 Mahé (Jean-Pierre) 1982, “Le crime d’Artawazd et les K‘aǰk‘ ou le mythe du temps profané”, Revue des études arméniennes 16, p. 175-206 (spécialement p. 188-192).

8 Dikran Tchitouny, Sassounacan, Paris 1942 [en arménien. Rédaction synthétique de l’épopée des Trompe-la-mort du Sasun]. Une autre rédaction du texte, moins complète, établie par Iosif Orbeli, a été traduite en français par Frédéric Feydit, David de Sassoun, Épopée en vers, Paris (Gallimard / Unesco) 1964.

9 T‘addeos Avdalbegyan, “Mihrǝ Hayoc‘ meǰ” (Mithra chez les Arméniens), Hayagitakan hetazotut‘yunner (Recherches arménologiques), Érévan 1969, p. 13-147.

10 Sous trois noms différents : Khladi, Mihr / Mher, et Artawazd.

11 Un autre exemple spectaculaire de postsynchronisation, entre l’image (préservée par une coupe d’argent bactrienne des IVe-Ve s.), et le son (recueilli indirectement dans les réécritures moyen-iraniennes de la tragédie d’Œdipe) a été brillamment exposé par Anca Dan, et Frantz Grenet, “Oedipus and Jocasta on a ‘Bactrian’ Silver Bowl in the Hermitage c. 350-500”, Journal Asiatique 310/1, 2022, p. 55-79.

12 Mahé (Annie et Jean-Pierre), Histoire de l’Arménie, des origines à nos jours, Paris (Perrin) 2012, p. 41-48.

13 Mahé (Annie et Jean-Pierre), Moïse de Khorène, Histoire de l’Arménie, Paris (Gallimard) 1993, p. 213-214.

14 Ibidem, p. 151.

15 Mahé (Jean-Pierre), “Un dieu guerrier à la campagne : l’exemple du Vahagn arménien”, Paris, Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1994, p. 779-804.

16 En turc saman yolu “le chemin de la paille”, sans mention du voleur. Examinant, dans l’ensemble des langues turciques toutes les locutions désignant la Voie lactée, le maître des études turcologiques Louis Bazin supposait que la référence à la paille dans les langues turciques “remonte à une tradition persane antérieure au VIIe siècle en arménien, mais plus tardive d’un demi-millénaire environ en turc (où l’acculturation persane est liée à l’islamisation, qui commence vers l’an mil)”, dans Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1994, p. 800. J’observe pour ma part que le “chemin de la paille” est mentionné en copte comme signifiant la Voie lactée : pimôit nte pitoh ; cf. Crum (W. E.) 1939 (1962), A Coptic Dictionary, Oxford (Clarendon), p. 453. Il est possible que cette locution copte ait eu un équivalent hiératique ou démotique, ce qui dénoterait une tradition très ancienne du Proche Orient, commune à l’Égypte et à l’Iran.

17 Notons qu’en arménien, le même mot apur désigne à la fois le fourrage des bêtes et la soupe des gens ; le bétail est appelé aprank‘, c’est-à-dire “moyens de vivre”. L’étymologie de ces mots est révélatrice : tous deux dérivent du radical aprel “vivre”.

18 Jacques Santrot, Arménie. Trésors de l’Arménie ancienne, des origines au IVe siècle, Paris (Somogy) 1996, N° 34, p. 65-67

19 Affluent de la rive gauche de l’Araxe, issu du lac Sévan.

Pour citer ce document

Jean-Pierre Mahé, «D’Ourartou au Caucase : gestes épiques et mythologies transculturelles», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/11/2023, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/410-d-ourartou-au-caucase-gestes-epiques-et-mythologies-transculturelles

Quelques mots à propos de :  Jean-Pierre  Mahé

Membre de l’Institut, Jean-Pierre Mahé est spécialiste d’une multitude de disciplines liées à l’Arménie et au Caucase : caucasologie, arménologie, histoire des religions (mythologie caucasienne, hermétisme, gnose et littérature apocryphe), patristique (Tertullien) et histoire du christianisme oriental, histoire et civilisations de l’Arménie et de la Géorgie, philologie et littérature arménienne et géorgienne, historiographie arménienne, études coptes (manuscrits de Nag Hammadi), linguistique, archéologie (Armawir, Ani). Il a notamment publié une Histoire de l’Arménie des origines à nos jours en collaboration avec Annie Mahé en 2012.