Epopée, Recueil Ouvert : Section 2. L'épopée, problèmes de définition I - Traits et caractéristiques

Julien Bruley

De l’épopée au symbole national, Aperçu des études sur l’épopée de Manas du XIXe siècle à nos jours

Résumé

Manas est une épopée centrasiatique dont la tradition perdure au sein des populations kirghizes. Enregistrée et mise par écrit pour la première fois au milieu du XIXe siècle, Manas n’a cessé, dans le monde universitaire occidental et soviétique, de donner lieu à des réflexions sur la question de la performance épique. L’impact de ces études a été profond, jusqu’à influencer la transformation de cette tradition orale en un monument et une idéologie nationales. Ainsi, l’observation des études sur Manas permet-elle d’avoir un aperçu sur le processus de dissociation entre une tradition orale, un héros éponyme et un faisceau de valeurs élaborées à partir des deux premiers. Ce processus nous invite à élargir et redéfinir considérablement la notion même d’épopée, qui déborde la question d’une tradition orale et/ou écrite, mais aussi de donner une plus grande importance à l’environnement idéologique dans lequel cette tradition est produite : l’épopée devient un espace de co-production entre des bardes considérés comme les conservateurs d’une tradition transmises de génération en génération, et divers acteurs de la sphère politique et culturelle qui font un usage intéressé de cette tradition.

Abstract

English title: From Epic to a National Symbol. Overview of the Studies on the Epic of Manas from the 19th Century to the Present Day
Manas
is a Central Asian epic whose tradition is still present among the Kyrgyz populations. Recorded and transcribed for the first time in the middle of the 19th century, Manas has never ceased to fuel many reflections in Western and Soviet academia on the issue of epic performance. The impact of these studies has been far-reaching, to the point of influencing the transformation of this oral tradition into a national monument and ideology. Thus, the observation of the studies on Manas provides an overview of the process of dissociation between an oral tradition, an eponymous hero and a set of values elaborated on the basis of the first two. This process makes it possible to broaden and to significantly redefine the very notion of epic, no longer reduced to an oral and/or written tradition. It also gives greater importance to the ideological environment in which this tradition is produced: the epic becomes a space of co-production between bards on the one hand, considered as the preservers of a tradition transmitted from generation to generation, and various actors of the political and cultural sphere on the other hand, who make an interested use of this tradition.

Texte intégral

Introduction

  • 1 Dans la suite de cet article, le mot ‘kirghiz’ est invariable au masculin s...

  • 2 Cet usage typographique n’est pas répandu parmi les divers spécialistes de ...

1Manas est en général défini comme “l’épopée kirghize”, parangon de la tradition orale pluriséculaire propre aux Kirghiz1, une ethnie vivant en majorité au Kirghizstan (Asie centrale), mais aussi dans les pays limitrophes (Chine, Ouzbékistan, Tadjikistan – ainsi qu’en Turquie depuis les années 1980). Mais à cette première définition de Manas en tant qu’épopée, s’ajoute un aspect idéologique, faisant de cette tradition orale l’expression de tout un peuple, l’étalon moral régulant la vie des Kirghiz au quotidien. La tradition orale originelle de Manas est ainsi au cœur d’un processus définitoire qui est en jeu depuis les premiers enregistrements de l’épopée au milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours, démultipliant et dépassant largement l’épopée, en lui ajoutant une superstructure socio-idéologique et culturelle, dont le texte est le perpétuel centre de référence, mais dont les enjeux dépassent largement le cadre épique. Ainsi distinguera-t-on typographiquement, au cours de cet article, l’épopée Manas, le héros Manas et le phénomène ‘Manas’, entendu comme la somme de toutes les significations possibles dans la société kirghize, intégrant à la fois les deux premiers mais aussi les utilisations idéologiques, politiques, culturelles et financières de ces deux piliers2.

2Manas a été enregistré pour la première fois en 1856 dans ce qui était alors le Turkestan russe. Cette région, au cours du XXe siècle, va être le théâtre de multiples changements : elle va être divisée en républiques socialistes soviétiques, et les cultures locales vont devenir des cultures nationales, chacune assignée à un territoire. Cette configuration se perpétue de nos jours, où le Kirghizstan a hérité des frontières de la République Socialiste Soviétique (RSS) de Kirghizie, mais aussi d’un certain nombre de symboles construits à cette époque. L’un de ces symboles est l’épopée de Manas qui, elle aussi, a connu une évolution originale, de tradition orale à symbole national. Il existe plusieurs dizaines de versions de l’épopée, enregistrées de la bouche de bardes spécialisés dans la récitation de Manas – les manasčı. Les plus connus sont Sagımbaj Orozbakov (1867-1930) et Sajakbaj Karalaev (1894-1971) au Kirghizstan, et Žusup Mamaj (1918-2014) en Chine.

  • 3 Comme je l’ai écrit dans un autre article (Bruley, 2020), un auditeur conte...

  • 4 À noter cependant que la trilogie épique Manas, Semetej, Sejtek constitue l...

3Au Kirghizstan, on évoque souvent la trilogie épique Manas, Semetej et Sejtek par synecdoque : Manas désigne la trilogie dans son intégralité. On parlera ensuite de volets, de cycles ou d’épisodes pour évoquer chacune des trois parties de la trilogie ainsi que leur organisation interne. L’épopée suit en effet les hauts faits du héros Manas et de sa truste de guerriers, les Quarante Compagnons (kırk čoro) ainsi que leurs guerres incessantes avec les Chinois (Kıtaj) ou les populations mongoles oirat (Kalmak /Kalmuk)3. Après sa victoire sur les Chinois et la prise de Beijin (épisode de la Grande Campagne), Manas est empoisonné et meurt. Sa veuve, Kanıkej, et son fils Semetej doivent alors fuir à Boukhara, pour échapper aux tentatives de meurtre des Quarante Compagnons et de Žakıp, grand-père de Semetej. Semetej reprendra le pouvoir en luttant contre eux, échappant à de multiples trahisons, et s’affirmera khan du peuple kirghiz. Il sera finalement tué, trahi par l’un de ses amis. Il laisse derrière lui son fils unique Sejtek qui, échappant à l’esclavage, va finalement s’imposer comme khan des Kirghiz. Ce cycle achève la trilogie épique par la victoire de l’héritier de Manas et de ses alliés, et ouvre une période de paix pour le peuple kirghiz4.

4L’objet de cet article est de passer brièvement en revue les études sur Manas depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours, dans un espace limité au Kirghizstan dans ses frontières actuelles, en englobant l’ensemble de l’histoire de la critique, des premiers témoignages sur l’épopée jusqu’à aujourd’hui. Cela nous permettra à la fois de comprendre le rôle que l’épopée de Manas a pu jouer dans les réflexions sur la composition épique en performance, d’observer son importance dans l’édification de la culture nationale kirghize à l’époque soviétique, et de comprendre les interprétations contemporaines de l’épopée, qui s’inscrivent en continuité de la période soviétique. Je suivrai l’ordre chronologique, le plus simple et qui ne contrevient pas à l’exposé problématique.

I. Les premiers témoignages sur l’épopée au XIXe siècle (Valikhanov et Radlov)

5Au milieu du XIXe siècle, en raison de la menace que représentaient à la fois le khanat de Kokand, la Chine et les tribus voisines, plusieurs chefs de tribus kirghizes se résignèrent à demander la protection de la Russie. Cette protection se transforma vite en annexion, et la conquête russe des territoires kirghiz s’acheva en 1876.

6Les premiers ethnographes ayant recueilli des vers de l’épopée de Manas ont pu accéder aux territoires du Turkestan après la conquête militaire russe, et commencé à circuler dans la vallée de la Čüj (Tchouï) et sur les berges de l’Issık-Köl, deux régions où les premiers enregistrements de Manas furent réalisés (elles correspondent au Nord/Nord-Est du territoire kirghiz actuel).

  • 5 Né Wilhelm Radloff, 1837-1918. On trouve les deux orthographes – l’allemand...

7Deux hommes se sont distingués dans ces premières collectes, Čokan Valikhanov (1835-1865) et Vassili Radlov5. Ils ont pour point commun d’avoir été sur le terrain – à l’époque le Turkestan russe – d’en être natif (Valikhanov) ou d’en connaître plusieurs dialectes (Radlov). Tous deux sont en même temps pétris de culture européenne, ce qui leur a permis de pouvoir comparer Manas aux modèles épiques de l’Antiquité grecque (Iliade, Odyssée).

  • 6 Daniel Prior, “Patron, Party, Patrimony : Notes on the Cultural History of ...

  • 7 Daniel Prior réussira toutefois à localiser l’endroit de la récitation enre...

8Toutefois, les raisons de leur présence sur place sont très différentes : Valikhanov était en mission militaire dans la région et agrémenta son temps de service de multiples observations personnelles, d’ordre ethnographique, et de croquis des populations et paysages locaux. C’est sans doute par hasard qu’il entendit parler de Manas, même si ce hasard était fortement motivé par sa fascination pour le folklore de sa région natale6. Radlov, célèbre turcologue, est venu spécifiquement en tant qu’ethnographe pour collecter du matériel ethnographique en langue vernaculaire. Le profil est différent. Sa maîtrise de la collecte de textes oraux était sans doute plus fine, facilitée par ses années d’expérience précédentes. À quelques années d’intervalle, tous deux vont enregistrer des épisodes ayant en commun le héros Manas. Notons au passage leur désintérêt pour les conditions matérielles de la transmission : ni l’un ni l’autre n’ont fourni d’information biographique sur les bardes enregistrés, les laissant dans l’anonymat, ni sur les lieux où la récitation fut enregistrée7.

1. Čokan Valikhanov

  • 8 Bailey, Scott C. Matsushita. “A Biography in Motion : Chokan Valikhanov and...

  • 9 Voir Bailey, page 186, McKenzie, Kermit, “Chokan Valikhanov : Kazakh Prince...

9Prince kazakh, et l’un des premiers des premiers à avoir reçu une éducation occidentale, il gravit peu à peu les échelons pour se placer parmi les plus importants orientalistes à l’époque impériale. Sa brève destinée peut se lire de différentes manières : ayant bénéficié d’une éducation remarquable, il participa également au processus de colonisation impériale, objectifs que ses multiples expéditions ethnographiques ne laissaient pas de côté. C’est une figure complexe, “un amalgame de plusieurs dimensions politiques”8, qu’il n’est pas aisé de définir. Après avoir été reconnu comme pair par les principaux orientalistes russes, sa fragile santé l’empêche de se consacrer pleinement à une carrière dans le monde académique impérial. Sa ‘retraite anticipée’ et sa disparition des cercles intellectuels russes ont été interprétées comme une tentative de reconnexion avec ses racines kazakhes et un rejet de sa européanisation : il se maria en 1864, et fit quelques enquêtes ethnographiques de la population kazakhe9. La tuberculose l’emporta en 1835 dans sa vingt-neuvième année.

  • 10 Par le professeur Margulan (1904-1985). A ce propos, voir Hatto, A. T., “T...

10Valikhanov recueillit le premier épisode, l’un des plus fameux composant Manas, le ‘Festin Funèbre de Kökötöj’ (Kökötöjdın ašı), en 1856, lors d’une mission militaire et scientifique. Si ce manuscrit lui-même ne fut redécouvert et publié qu’en 196410, les premières observations de Valikhanov ont été traduites et publiées en anglais relativement tôt, dès 1865, leur offrant un public international :

  • 11 Citation originale en anglais tirée de : The Russians in Central Asia : th...

The Dikokamenni Kirghizes possess a remarkable epic, “the Manas” relating to the Nogai period. The “Manas” is an encyclopaedical collection of all the Kirghiz mythological tales and traditions, brought down to the present period and grouped round one person—the giant Manas. It is a species of Iliad of the Steppe. The Kirghiz mode of life, their morals, geography, religious and medicinal knowledge, as well as their relations with other tribes, all find illustration in this compendious epopee. This poem has evidently undergone recent modifications and additions, and its concentration into one whole, out of prosaic “Djumuks” (tales), may probably be of very modem date. The “Manas” consists of many separate episodes, having the form of a connected relation. Another epos, the “Samyatei” serves as a continuation of the “Manas” and is the Burut Odyssey11.

11Cette première référence à Manas en tant qu’épopée, dans la littérature, démontre deux choses : d’une part, Manas n’est pas une épopée par essence, mais s’est retrouvé intégré dans ce genre littéraire par la comparaison et le rapprochement qu’a fait Valikhanov avec les épopées classiques grecques que sont l’Iliade et l’Odyssée. Dans les langues turciques, il n’y a pas de terme vernaculaire désignant proprement l’épopée. En effet, c’est le mot žomok, que l’on traduit généralement par ‘conte’ qui fait office de prête-nom à un ensemble de textes, que l’on placerait dans divers genres, en termes littéraires. Zomok renvoie en effet à un ensemble de ramifications qui associe le chanteur du ‘conte’ au chamane, à un pouvoir magique ; et le ‘conte’ à un plus vaste ensemble de chansons, poèmes et légendes divers, comme l’explique Karl Reichl :

  • 12 Karl Reichl, Turkish Oral Epic Poetry, Garland Publishing, 1992, p. 62-63....

Kirghiz dzomoq has a number of Turkic parallels with meanings like "tale," "parable," "speech," and "riddle." There is good reason to postulate an etymological relationship with Mongolian domog, "legend," from dom, "magic"; the meaning of Mongolian dom is preserved in Ottoman Turkish yum, "bad omen".12

12D’autre part, on remarquera la division en deux cycles de l’épopée : d’abord Manas puis Semetej (orthographe moderne), ce qui fait remonter l’existence de cette structure à l’époque de Valikhanov. Radlov, lui, rapportera un fragment du troisième cycle, Sejtek.

13Ces quelques lignes ont connu une longue postérité, puisque l’expression “Manas est l’encyclopédie du peuple kirghiz” constitue l’un des principaux leitmotivs à propos de Manas dans les discours contemporains. Elle fut aussi largement utilisée à l’époque soviétique, notamment à partir des années 1960 par l’écrivain kirghiz Čıŋgız Ajtmatov (1928-2008), pour promouvoir Manas au niveau national et international.

2. Vassili Radlov

14Venu dans l’objectif de collecter des matériaux du folklore et des traditions orales des peuplades turques de Sibérie et d’Asie centrale, Radlov a un profil différent. Né à Berlin en 1837, il s’initie très tôt à la linguistique et à la philologie comparées (il est un élève de Franz Bopp). Poursuivant ses études à Saint-Pétersbourg, à partir de 1858, il trouva un emploi de professeur d’allemand et de latin à Barnaul, et passa tous ses étés à organiser des expéditions parmi les populations turcophones de la région (1859-1871). Il devint membre de l’Académie Impériale des Sciences à Saint-Pétersbourg en 1884 et vécut désormais au sein de l’intelligentsia pétersbourgeoise. Enfin, directeur du Musée d’anthropologie et d’ethnographie de l’Académie en 1894, jusqu’à sa mort en 1918, il n’en continua pas moins d’organiser des expéditions, dont les plus importantes restent celle de 1891 qui lui permirent d’étudier les inscriptions de la vallée de l’Orkhon en Mongolie, et celle de 1898 à Turfan (Turkestan chinois). Il s’éteignit en 1918.

  • 13 En allemand, Proben der Volksliteratur der nördlichen türkischen Stämme. U...

  • 14 Les Bügü vivaient près de la rivière Tekes, au nord du lac Issık-Köl, au K...

  • 15 Cette influence entre les deux générations de chercheurs représentées par ...

15Radlov, lui, recueillit plusieurs fragments de Manas qu’il édita en 1885, en allemand et en russe, dans le cinquième volume de ses Échantillons de littérature populaire des tribus turques du Nord13. Collectés en 1862 et 1869 auprès des tribus Bügü, Sarı-Bagiš et Solto14, ces fragments ont donné lieu à des réflexions sur la performance orale des bardes kirghiz qui ont notamment alimenté les travaux pionniers de Milman Parry (1902-1935) et d’Albert Lord (1912-1991) sur la formule épique et la composition orale “en performance”15.

  • 16 “Preface to Volume V : The Dialect of the Kara-Kirgiz” (Translated by Gudr...

  • 17 Sur cette “auralité”, voir ici-même le volume Auralité : changer l'auditoi...

16La rencontre entre Radlov et divers bardes fut en effet particulièrement féconde dans l’élaboration d’une théorie de la création épique en performance. Sa préface (publiée une décennie après ses expéditions), se situe fermement dans le contexte de la “question homérique” et de l’interaction entre écrit et oral dans la création épique. Ses réflexions sont fondées sur un ouvrage de son ancien maître, Steinthal, qui apporte l’idée abstraite d’une épopée comme un tout (Gesamtepos). Radlov précise que cette Gesamtepos émane d’un poète unique qui aurait absorbé suffisamment de matériaux pour pouvoir concevoir cette totalité16. Homère reste ainsi en toile de fond de ces réflexions, avec son statut à cette époque de faiseur d’épopée totale, de poète et d’écrivain – celui qui rassembla des chants ou morceaux épiques antérieurs, dans un moule nouveau et achevé, l’épopée telle que nous la connaissons. D’autre part, il apporte des développements importants sur la question de l’improvisation, sur l’existence d’un style formulaire, et sur l’“auralité” : l’intégration de nouveaux éléments dans le texte épique en fonction du statut du public, ou de ses réactions17.

  • 18 Au Kirghizstan contemporain, on n’accorde à la version enregistrée par Rad...

17Si au Kirghizstan le nom de Radlov n’est pas inconnu, il n’est cependant salué que pour sa publication d’une version de l’épopée, et pour son rôle fondateur dans ce qu’on appellera la turcologie18.

II. Folkloristes, bardes, textes et traducteurs (1920-1950)

18Tout au long des années 1920 jusqu’au milieu des années 1930, plusieurs processus politiques vont transformer la région : établissement de frontières géopolitiques, instauration des langues nationales, définition des cultures nationales. Cette création de nouvelles divisions administratives gérées par le pouvoir central de Moscou s’accompagne des mécanismes qui mènent à la fois à leur différenciation (les uns par rapport aux autres) mais aussi à leur inféodation, avec l’entrée en scène du comité du Parti communiste local, de l’antenne locale de l’Académie des Sciences (années 1940), des journaux locaux, instruments du pouvoir global et local.

  • 19 Vincent Fourniau, Transformations soviétiques et mémoires en Asie centrale...

19Les années 1930 voient la construction progressive du “thème-berceau” de chacune des nouvelles nations centrasiatiques. Selon la définition qu’en donne Vincent Fourniau, les “thèmes-berceaux” désignent une mémoire nationale recomposée à l’époque soviétique, prenant ses racines dans une mémoire historique, pré-soviétique, orientale. Il s’agit d’une glorification des âges classiques et précoloniaux. Cette construction participe non pas d’une opposition nationaliste à l’État central représenté par Moscou, mais est au contraire encadrée par l’État central. Ce panthéon historique se superposait à un panthéon socialiste, et ces deux systèmes restèrent très imbriqués jusqu’en 1991, où l’un fut tout simplement éliminé au profit de l’autre. Ce concept reprend à sa façon l’idéal politique romantique du XIXe siècle européen : à un territoire correspond une langue, un génie national et une épopée nationale19.

  • 20 En kazakh, Абай (Ибраһим) Құнанбайұлы (1845-1904), poète et moraliste kazakh.

  • 21 En turkmène, Magtymguly (1824-ca. 1907), considéré comme l’un des plus gra...

20Le thème-berceau kirghiz est une exception dans la région, puisqu’il porte sur une tradition orale épique – Manas –, dont le personnage éponyme est légendaire – alors que les “nations” alentour se référaient à des personnages historiques, et principalement des poètes, comme Abaj Kunanbaev20 au Kazakhstan et Mahtumkuli au Turkménistan21.

21Cette lente construction de l’équation ‘Manas – identité nationale’ fit l’objet de nombreux atermoiements du champ politique, et à leur suite du champ intellectuel. À partir de la fin des années 1950, le thème-berceau ‘Manas’ ne sera plus inquiété et demeurera le socle solide et inébranlable de l’identité kirghize soviétique et souveraine.

1. Les premiers folkloristes de l’époque soviétique

  • 22 Voir à ce propos le récent article de Svetlana Jacquesson, “On Folklore Ar...

22À l’époque soviétique, c’est bien dans ce contexte de création de diverses frontières (géographiques, politiques, linguistiques et culturelles) qu’il faut replacer le travail et la mission des premiers collecteurs de l’épopée : il leur fallait amasser un grand nombre de matériaux oraux pour compenser l’absence de matériaux écrits, et justifier d’une histoire immémoriale. Bien entendu, et d’autant plus au début des années 1920, ce travail n’est pas désintéressé et mêle, dans un système complexe de relations, institutions officielles, collecteurs et porteurs du folklore22.

  • 23 “Мифтаков, Каюм”, In : Manas enciklopedija, Tome II, Biškek, 1995, p. 108....

  • 24 Le djadidisme était à l’époque un mouvement intellectuel et pédagogique né...

23Les premiers chercheurs sur l’épopée de Manas n’étaient pas kirghiz, mais appartenaient à d’autres des ethnies turcophones, elles-mêmes déjà intégrées de longue date à l’Empire russe, comme les Tatars et les Baškir. Ainsi, l’un des premiers folkloristes à faire des collectes sur le terrain fut Kajum Miftakov (1882-1949)23, un Baškir né à Ufa (Russie actuelle, République du Tatarstan), formé à l’école djadid24.

24Contrairement à ce que nous verrons par la suite, ces premières collectes se sont apparemment déroulées sans le soutien du jeune état soviétique.

2. Manas enregistré

  • 25 Manas enciklopedija, Tome II, p. 428-431.

25Les premiers enregistrements de l’épopée commencent en 1922. Cette date ouvre une longue période pendant laquelle Manas sera enregistré de la bouche d’une vingtaine de manasčı jusqu’en 198825. Ces premiers enregistrements et les traductions qui en découlent instaurent un cadre épistémologique et interprétatif de l’épopée tout à fait particulier, qui va être âprement discuté lors de la “conférence de 1952” (voir infra). Les premiers folkloristes vont en effet enregistrer de nombreux épisodes et versions de Manas (au sens de la trilogie épique), mais leur travail d’accumulation de ces versions, ainsi que leurs méthodes et leur origine sociale ou leur formation intellectuelle vont poser des problèmes au moment de la recherche du ‘thème-berceau’ soviétique, dans la mesure où ces premiers enregistrements font montre d’une influence d’idées panturques, et laissent une large place à la religion.

  • 26 Sur les bardes, je me permets de renvoyer à mon article ici-même (voir Bru...

26Les premiers folkloristes vont également accorder de l’importance à la biographie du barde et la consigner. C’est grâce à eux que l’on possède des informations sur la vie de Sagımbaj Orozbakov, premier barde à être enregistré entre 1922 et 1926. Né en 1867, Sagımbaj est à cette époque un homme mûr, aguerri à la récitation de l’épopée. Il maîtrise plusieurs genres folkloriques, fait montre de sa piété musulmane et se révèle très curieux26. Il sait également lire et écrire l’alphabet arabo-persan. C’est en tant que chanteur de Semetej que Sagımbaj était renommé lorsqu’il rencontra Miftakov. Sa santé déclina dans les années 1920 et il s’éteignit en 1930 à Kočkor à l’âge de 63 ans, laissant une version enregistrée de Manas de plus de 180 000 vers.

27D’autres manasčı sont sollicités entre 1925 et 1928 mais, après cette date, d’après le relevé des enregistrements conservés à l’Académie nationale, il n’y aurait eu aucun nouvel enregistrement jusqu’en 1933.

  • 27 Les chiffres utilisés proviennent du relevé bibliographique disponible à l...

28Le graphique suivant montre l’avancée du travail de collecte de la trilogie épique auprès de 10 manasčı différents27 entre 1922 et 1939.

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3. Manas traduit

  • 28 D’après “Podgotovke k izdaniju 'Manas’”, Sovietskaja Kirgizija, 16 février...

29Les premières traductions de l’épopée sont le fait de Russes ou ‘d’Européens’ pour reprendre une terminologie soviétique. Le chantier de traduction et de publication de l’épopée kirghize est inauguré en 1935 par une décision du Commissaire du peuple de RSS de Kirghizie (Sovietskaja Kirgizija, 1935)28 . Comme l’écrit Georgij Nikolaevič Hlypenko (nous traduisons),

  • 29 In : Bajdžiev Mar, Ckazanie o Manase, Semetee, Sejteke poètičeskoe perelož...

Les premières traductions de Manas en russe remontent au milieu des années 1930. Leur apparition a été associée à la mise en œuvre d’un projet à grande échelle – publier dans les cinq ans (1935-1940) en livres et volumes, des épisodes particuliers de la première partie de la trilogie, en deux langues – kirghize et russe. Afin de sélectionner des traducteurs vers le russe, Goskomizdat [le Comité d’État de l’édition, de l’impression et du commerce du livre de l’URSS] a organisé un concours de création dont les gagnants ont été les poètes moscovites Semën Lipkin, Lev Penʹkovskij et Mark Tarlovskij. Ce sont eux, ainsi que d’autres participants au concours (Sergej Klyčkov, Feliks Oŝakevič, Èmilʹ Bekker), qui sont devenus les premiers traducteurs d’extraits de Manas, publiés dans la presse républicaine [RSS] et centrale en 1936-193829.

30Il faut cependant bien distinguer trois mouvements parallèles dans la traduction de Manas. Le premier à avoir porté un intérêt à la traduction de l’épopée est Feliks Romanovič Ošakevič (1913-1940), aussi connu pour ses traductions de poésie dungane. Il laissa des notes préparatoires à la traduction sur la version Orozbakov, mais aussi sur les conteurs eux-mêmes. Il semble qu’il ait été le premier à utiliser, ou du moins à le mentionner dans le titre d’un article, le terme ‘epos’ pour désigner Manas quand cet usage n’était pas encore fixé (on utilisait alors davantage le terme ‘poème’). Cet usage perdurera pour les décennies à suivre.

  • 30 Николай Яковлевич Марр (1865-1934), historien et linguiste russe, puis sov...

31En parallèle au travail précurseur d’Ošakevič et aux autres traductions sous patronage étatique, apparaissent les traductions d’Evguenij Polivanov (1891-1938). Linguiste et polyglotte, Polivanov va fournir entre 1935 et 1937 de nombreuses traductions de Manas, dont le texte original est tiré des récitations d’Orozbakov, et en particulier des traductions du célèbre épisode ‘La Grande Campagne’ (Čon kazat). Il eut des démêlés avec les tenants de la théorie linguistique soviétique de Nicolaj Marr30 et est finalement arrêté en 1937 à Frunze (ancien nom de Biškek), puis exécuté en 1938, et ses travaux ni son nom ne seront plus mentionnés avant les années 1950. Sa démarche individuelle s’inscrit dans le mouvement global des traductions de Manas en russe, sans recevoir un aval officiel des autorités soviétiques.

32Dans un troisième temps, on observe l’arrivée en Kirghizie de poètes russes qui seront officiellement reconnus comme traducteurs de l’épopée pour la presse soviétique. Semën Izrailevič Lipkin (1911-2003) sera l’un des seuls à poursuivre ce travail après les années 1940.

33Les traductions reposent le plus souvent sur le Manas d’Orozbakov. À cette époque, les seules versions de Manas proviennent en grande partie d’Orozbakov, puis de Musulmankulov (1935, épisode ‘La Grande Campagne’), comme le montre le graphique plus haut, et de Sajakbaj Karalaev (1936, épisode de l’enfance de Manas). Le pinacle de la traduction de Manas interviendra en 1946, dans cette période de relative accalmie pour les thèmes-berceaux locaux, lorsqu’une édition de luxe de Manas sera publiée à Moscou.

4. Les premiers commentaires, la glose de l’épopée

34La période 1920-1940 mêle nombre de paradoxes et des changements de ligne politique qui ont eu de nombreuses conséquences sur la production scientifique. Ces années sont le creuset dans lequel vont se dessiner les grandes lignes de la politique culturelle liée à ‘Manas’ et ancrer profondément la patrimonialisation de ce qui n’était auparavant qu’un folklore.

35Après les années 1920, où l’essentiel de l’activité est la collecte, les années 1930, en parallèle à l’activité de traduction des textes épiques en russe, voient les débuts des commentaires et réflexions scientifiques sur l’épopée. Ces réflexions s’ancrent généralement dans un cadre historique où l’on met en parallèle les événements relatés par l’épopée et l’histoire factuelle, étayée par des artefacts archéologiques. Le principal représentant de ce mouvement est Alexandre Bernštam (1910-1956) qui publia entre 1941 et 1947 une série d’articles visant à démontrer le millénaire de l’épopée. Il est à l’origine du millésime des 1100 ans qui sera utilisé dans les années 1940 pour défendre le projet de jubilé de la république socialiste soviétique kirghize.

36À cette époque, ce sont deux versions qui s’imposent à toutes les autres, qui deviennent des ‘classiques’ ainsi que la base de la glose sur l’épopée – celles des bardes Sagımbaj Orozbakov et Sajakbaj Karalaev (1894-1971), ce-dernier se faisant régulièrement enregistrer à partir de 1936. Comme Svetlana Jacquesson (2021) l’a montré, il est intéressant de constater que ces deux versions sont aussi en concurrence. La version Orozbakov est jugée ‘religieuse’ par ses détracteurs, mais ‘véritable’ par ses défenseurs, tandis que la version Karalaev (500 533 vers pour la trilogie épique) est qualifiée soit de ‘verbeuse’, soit, par un effet rhétorique positif, ‘d’épopée la plus longue du monde’ et donc de trésor national.

37Une autre caractéristique de cette période est la dissociation entre l’épopée Manas en tant que telle (de la bouche des bardes), et du héros Manas, parangon de valeurs qui seront plus ou moins adaptées selon les circonstances. Un exemple typique de ce mouvement est l’interprétation ‘patriotique’ de Manas, dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale (ou Grande Guerre Patriotique pour l’URSS). Kalim Rahmatullin (1903-1946), littérateur et critique, publie en 1942 et en 1945 deux articles intitulés “Manas – le Grand Patriote” et “L’idée du patriotisme dans la littérature kirghize”. Ainsi, la culture nationale est-elle mise à profit dans une vision historiciste et positiviste correspondant aux besoins du moment, démontrant l’adaptabilité et la malléabilité de la culture locale à des questions contemporaines.

III. Répression et crise épique (1937-38 et 1952)

38La politique stalinienne a frappé par deux fois la recherche sur Manas. Une première fois à l’époque de la Terreur (1937-8), où nombre de chercheurs furent arrêtés, condamnés et exécutés ; et une seconde fois en 1952, lors d’une période très particulière qu’Alexandre Benningsen a appelé ‘la crise des épopées turciques’, qui s’est matérialisée dans une célèbre conférence organisée à Frunze, en août 1952. Ces épreuves ont malmené la recherche épique, en faisant disparaître des membres éminents de l’intelligentsia kirghize, et ont aussi transformé ou influencé la vision de l’épopée, en discutant, en 1952 notamment, de sa véritable nature : folklore ou création des folkloristes ? Au sortir de cette période, et à partir des années 1960, l’épopée sera confirmée dans son rôle de ‘thème-berceau’ kirghiz.

1. La répression de 1937-38

  • 31 Auteur des dictionnaires kirghiz-russe (1940 et 1965) et russe-kirghiz (19...

39En 1937, la plupart des chercheurs ayant eu des activités éditoriales liées à Manas furent exécutés ou disparurent, comme par exemple Kasım Tınıstanov (1901-1938), poète et linguiste kirghiz, ayant travaillé sur la latinisation de l’alphabet kirghiz, et Evgenij Polivanov, orientaliste et linguiste soviétique, ou alors accusés de nationalisme kirghiz, comme Konstantin Judahin (1890-1975)31.

  • 32 Selon Daniel Prior, op. cit., 2000, p. 25.

40Bien que l’intérêt pour l’épopée elle-même, au plus haut niveau du Parti révèle à quel point les traditions orales kirghizes ont pu être portées au pinacle et jouir d’un statut élevé (en particulier comme “potentiel pour la propagande et l’éducation”32), cette vague de purge emporta aussi Törökul Ajtmatov, le père du célèbre écrivain Čıŋgız Ajtmatov. On notera que l’on attaque l’épopée en tant que texte à valeur historique ; on n’attaque pas ceux qui la perpétuent, à savoir les manasčı. Comme le souligne Vincent Fourniau, dès les heures les plus dangereuses de la Grande Terreur,

  • 33 Vincent Fourniau, op. cit., p. 262.

Manas et l’art des akyn, plus généralement, constituent des passerelles qui traversent la période de la répression la plus aigüe, tandis que les acteurs de sa transmission écrite sont sujets à la suspicion et à la répression […].33

  • 34 Lors de la Conférence de 1952, les bases idéologiques de l’analyse littéra...

41Cette situation particulière, cette différence entre ceux qui récitent et sont à l’origine du texte épique (que ce texte soit critiqué dans son contenu ou non) et ceux qui les enregistrent et les traduisent est principalement due à la versatilité du contexte politique du moment et aussi à l’existence de plusieurs théories concurrentes qui, dans le cadre de l’idéologie marxiste, tentent de justifier la production du texte épique. Il faut bien garder à l’esprit que si les bardes ne sont pas les victimes de la répression, le texte épique est potentiellement en soi une source de danger pour ceux qui le manipulent, non pour ceux qui le produisent. En effet, la première catégorie d’acteurs doivent obéir à des impératifs politiques changeants et parfois contradictoires, et travaillent avec un texte qui est lui-même contradictoire. Les bardes, quant à eux, semblent échapper à toute vindicte (bien que Karalaev lui-même, et d’autres bardes, sera personnellement critiqué lors de la conférence de 1952), car leur rôle dans la production du texte épique est subsumé à une question plus importante : qui est le véritable producteur de ce texte ? Le barde en tant qu’individu, le contexte socio-économique dans lequel il vit ? Et qui est à l’origine des possibles “falsifications” de ce même texte ? Le barde, son contexte ou bien tous ceux qui ont enregistré le texte et ont potentiellement introduits des idées étrangères ? Les bardes échappent au débat car ils sont considérés, quelle que soit la théorie considérée, comme des producteurs irresponsables et inconscients de ce texte. Ainsi, le châtiment s’abat-il sur ceux qui ont été piégés par un texte épique à multiples facettes, ou sur ceux qui ont consciemment lardé le texte d’idées étrangères à celui-ci (panturquisme, religiosité, idées bourgeoises)34.

2. 1952 et la crise des épopées turciques en URSS

  • 35 Cette crise toucha non seulement les épopées turques mais aussi les épopée...

42En 1952, une campagne contre le “nationalisme culturel” fut menée dans les républiques à majorité musulmane : les épopées azéries, turkmènes, ouzbèkes, kazakhes et d’autres furent attaquées par le pouvoir central35. Manas reçut le plus fort de l’attaque mais fut aussi le centre d’une résistance farouche de la part des intellectuels kirghiz.

  • 36 Je renvoie mon lecteur aux développements donnés par Alexandre Benningsen,...

  • 37 Benningsen, op. cit., p. 472.

43En juin 1952, après une campagne de presse entre ‘pro-Manas’ et ‘anti-Manas’, une conférence fut organisée à Frunze, rassemblant près de 300 délégués du Parti communiste de l’Académie des Sciences de l’URSS, de la Kirghizie, et des quatre autres républiques d’Asie centrale. Deux camps se dessinèrent mais aucune solution ne fut trouvée au niveau universitaire36. Cette impasse permit néanmoins de préparer une solution politique : Manas fut condamné ad vitam aeternam sous couvert de “panislamisme, nationalisme-bourgeois, aventurisme militaire et dédain pour les masses laborieuses”37.

44Seules la disparition de Staline et la politique de Nikita Khroutchev (1894-1971) permirent la lente réhabilitation des épopées d’URSS.

3. Manas dans les années 1960-1990

  • 38 Voir Vincent Fourniau, op. cit., p. 266.

45L’année 1958 constitue une année pivot et l’une des plus prolifiques en ce qui concerne la production scientifique sur Manas. On peut affirmer qu’à partir de 1958, l’épopée de Manas n’a plus été soumise aux atermoiements politiques. Son rôle s’est affirmé et s’est imposé à la société kirghize tout entière, via un travail mené à la fois par les membres et spécialistes de l’Académie des Sciences, mais aussi d’une manière plus populaire, à travers la presse et d’autres médias. Dans le processus de déstalinisation, les chercheurs condamnés ou disparus sont réhabilités, et les thèmes-berceaux des républiques soviétiques ne sont plus en danger. Au contraire, ils entrent dans une phase de patrimonialisation, les ancrant définitivement dans le panthéon national et soviétique38. À partir des années 1960, l’écrivain Čıŋgız Ajtmatov sera l’un des principaux promoteurs de Manas au sein des frontières nationales mais aussi à l’étranger.

  • 39 Voir Daniel Prior (2000, p. 34). Les traducteurs, on peut le rappeler, son...

46La conférence de 1952 est souvent interprétée par les spécialistes kirghizes comme une ‘victoire’ de facto de Manas, et se traduit d’abord par la publication d’une version – dite ‘harmonisée’ – en quatre tomes, publiés entre 1958 et 1960, fabriquée à partir de différents matériaux de bardes : les épisodes sont reliés par des vers fabriqués par les éditeurs eux-mêmes afin d’établir une cohérence du tout39. On est dans un cas de figure du type Kalevala, où on ignore le nombre exact de versions utilisées et la distinction entre les vers ‘artificiels’, ou d’échafaudage, et les orignaux.

  • 40 Un projet intitulé Semetej – uulu Manası aurait dû voir le jour en 1946, m...

  • 41 Il a été notamment en compétition au Festival International du court métra...

  • 42 D’après le texte en russe “Ne prošloe voskreslet v nas - my otbrasyvaem v ...

47Dans la même période, Manas est adapté au cinéma40. En 1965, par exemple, est tourné Le Manasčı, court-métrage de fiction documentaire produit par les studios Kirghizfilm en 196541. Premier film du cinéaste Bolotbek Šamšiev (1941-2019), l’un des réalisateurs les plus représentatifs de l’âge d’or du cinéma kirghiz, ce film témoigne du statut de Manas dans l’imaginaire des élites intellectuelles kirghizes de l’époque, statut qui reste encore de nos jours hors de toute discussion. Une citation de Romain Rolland en exergue nous plonge dans une méditation sur notre relation au passé (“Même quand nous revenons aux œuvres du passé, ce n’est point le passé qui ressuscite en nous : c’est nous-mêmes qui projetons sur le passé notre ombre - nos désirs, nos problèmes, notre ordre et notre confusion.42). Avec une certaine nostalgie, le film se concentre sur la figure de Sajakbaj Karalaev présenté comme le dernier manasčı, le dernier représentant d’une lignée de conteurs qui, depuis la nuit des temps, transmet l’épopée Manas, le chef-d’œuvre de l’orature kirghize.

48Ce court-métrage se caractérise par la manière dont est présenté l’art oral du manasčı : c’est sans surprise qu’on insiste davantage sur le talent du conteur à improviser et sur son impressionnante mémoire que sur l’origine surnaturelle de son art. On suit Sajakbaj dans son activité de conteur, mais aussi à la ville et au bord de l’Issık-köl, le lac emblématique du Kirghizstan. Entremêlant les destinées du peuple, du pays et de son épopée dans un même tourbillon, Le Manasčı est une preuve d’attachement – par le cinéma – d’une nouvelle génération de Kirghiz à ses valeurs nationales.

  • 43 Parmi les précurseurs de ces travaux, signalons, dès 1958, l'“Introduction...

49De nombreuses études scientifiques et de nombreux commentaires seront également publiés à cette période43. Des idées maîtresses vont apparaître et ancrer définitivement Manas dans la mentalité kirghize : on parle alors de phénomène ‘Manas’ et d’héritage. Si l’épopée est encore étudiée sous l’angle de la poétique, c’est l’histoire qui semble imposer son analyse. Rajsa Kıdırbaeva (née en 1930), philologue et spécialiste de Manas, par exemple, commence sa carrière en 1967 avec la publication “Sur les problèmes de la tradition et de l’individualité dans l’épopée de Manas”. Cet ouvrage s’interroge sur le rôle du conteur en tant qu’individu, dans la création et la transmission de l’œuvre collective qu’est l’épopée Manas. C’est aussi la direction suivie par Imel Moldobaev (1946-2005), historien et ethnographe qui, dans ses nombreuses publications, articule les champs historique et ethnographique pour donner à l’épopée une assise solide.

50Jusqu’à la fin des années 1980, l’attention est ainsi centrée sur l’ancrage historique de Manas d’une part, et les problèmes philologiques que posent les versions canoniques d’Orozbakov et Karalaev.

IV. Continuités et transformations des études sur Manas après 1991

51Le Kirghizstan devient indépendant le 31 août 1991, ouvrant alors ses frontières à diverses influences étrangères, qui se traduisent sous la forme d’aide internationale ou de prosélytisme religieux. Cette ouverture physique a permis à de nombreux chercheurs étrangers de pouvoir arpenter un terrain jusque-là difficile ou impossible d’accès. Cet accès physique se décline en plusieurs aspects : pouvoir faire de la recherche sur le terrain, mener des entretiens et fouiller les archives.

52Avec l’ouverture des frontières, c’est aussi la découverte que Manas est bien plus qu’une épopée et est devenu un emblème national – ‘Manas’ – dont la construction sous l’URSS n’est plus à démontrer mais dont la continuité se défait de cette origine soviétique.

53Pour les écoles comparatistes européennes (anglaise, américaine ou allemande), Manas se résumait à une épopée, dans le sens de genre littéraire, associée peu ou prou à l’ethnie kirghize. L’ouverture du pays se matérialise par un changement radical dans l’appréhension de Manas : aux approches comparatistes ou littéraires, succède le travail ethnographique.

54En ce qui concerne les études kirghizes, la dimension politique de ‘Manas’ semble aller de soi, elle n’est pas discutée ou remise en question. L’adéquation est telle qu’il n’y a pas lieu même de la discuter. Les festivités du millénaire supposé de l’épopée Manas en 1995 s’inscrivent de fait dans la continuité des processus commencés à l’époque soviétique, époque à laquelle cette idée fut forgée.

1. Les continuités dans les discours sur Manas

  • 44 Manasologie, terme traduisant le russe manasovedenie et le kirghiz manasta...

55Ce consensus peut se résumer par l’acceptation et l’intégration, pleine et entière, des transformations qu’a connues l’épopée lors de l’époque soviétique, c’est-à-dire, l’édification de Manas comme figure du panthéon national. Ces transformations et l’époque à laquelle elles se sont produites sont lavées de tout soupçon idéologique, dans le sens de manipulation politique ou autre : désormais, c’est comme si Manas avait été porté naturellement à cette évolution. Cette idée est résumée par Kurmanbek Abakirov, chercheur en manasologie44, et qui défendit, en novembre 2017, ce qu’on a présenté comme la première thèse dans ce secteur de la recherche scientifique kirghize (nous traduisons) :

  • 45 Nous suivons la typographie du texte original.

  • 46 Abakirov, Kurmanbek, Ctanovlenie i razvitie nauki manasovedenija, Avtorefe...

La sensibilisation au patrimoine épique de la culture kirghize, et en particulier à l’épopée ‘Manas’45, en tant que phénomène exceptionnel unique en son genre, repose sur son rôle dans la conscience publique nationale pendant des siècles. Une nouvelle étape de cette prise de conscience se forma, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, en tant que dominante socioculturelle durable de la civilisation [kirghize] (et pas uniquement à l’intérieur du territoire national). [Cette étape] dénote un processus, ainsi qu’une approche professionnelle et scientifique de l’étude de la richesse du monument épique. Au cours du XXe siècle, l’épopée sort progressivement du cadre de la littérature et, en particulier du cadre folklorique, pour devenir un objet d’étude pour l’histoire, la philosophie […]. En même temps, l’énergie créatrice de l’épopée vient englober différents types d’art et d’activités créatives comme le théâtre, l’opéra et le ballet, la musique, la fiction, les arts décoratifs nationaux, le jeu d’acteurs, la sculpture et le cinéma. Enfin, elle fait partie intégrante de la vie culturelle, sociale et spirituelle de la société, ainsi que la mise en œuvre artistique du contenu vital des rites et traditions populaires, un instrument qui a une influence puissante sur l’idéologie nationale, la politique et même sur le système politique46.

56Dans ce paragraphe à la mécanique bien huilée, on observe que le processus de patrimonialisation commencé sous l’URSS se perpétue sous le Kirghizstan indépendant. Les mécanismes d’association entre l’épopée, son peuple, sa culture, sa langue et son territoire sont actés. L’héritage est accepté par la génération suivante, celle du Kirghizstan indépendant.

57Cela traduit la continuité entre la période soviétique et la période post-soviétique. À un niveau sociologique, le personnel universitaire n’a pas été remplacé d’une période à l’autre, les acteurs sont restés les mêmes, et la transition entre les deux périodes a pu s’effectuer dans la douceur, et des discours perdurer. Certes, mais il faut bien remarquer qu’il n’y a dans ce texte (de production récente, mais aux idées ‘datées’ – de l’époque soviétique) aucune critique du régime passé. C’est même une réinterprétation, dans un sens à la fois positiviste et spirituel, du destin de Manas au cours de la période soviétique : c’est bien Manas qui aurait influencé la politique et non l’inverse ; c’est bien Manas qui se trouverait à la base de la mentalité kirghize et qui s’est adapté aux changements de la société : il n’a pas été adapté à cette société. Évolution vue comme positive, car c’est une évolution toujours vers le mieux qui anime Manas ; évolution spirituelle car Manas fait figure à la fois d’alpha et d’oméga pour la société, et fait appel à des liens indissolubles, et sans doute irrationnels, entre l’épopée et les Kirghiz.

58En définitive, la posture dominante des universitaires kirghiz contemporains revient à conserver les acquis des idées, méthodes et discours soviétiques – une posture conservatrice qui est généralement incarnée par les chercheurs ayant vécu et travaillé à l’époque soviétique. Cette posture a été transmise aux chercheurs kirghiz contemporains, et il est très rare de rencontrer un universitaire ne partageant pas cette vision.

  • 47 L’un des réalisateurs les plus représentatifs de l’âge d’or du cinéma kirg...

59C’est en tout cas ce qui m’a semblé ressortir des diverses communications que j’ai pu entendre au World Epic Fest, 5e édition, en juin 2019, où quelques jeunes chercheurs Kirghiz ont pu exposer leurs travaux. Dans l’ensemble, il s’agissait d’exploiter le corpus de manuscrits liés à Manas de façon comparative : on reste dans le cadre de l’analyse de texte et de la philologie. Outre les habituels propos et leitmotivs (“Manas est notre épopée nationale”, par exemple), absolument rien ne transpire sur des questions que j’estime plus actuelles – la perception par les Kirghiz de leur propre épopée, la fameuse connivence public-manasčı lors des récitations, et pourquoi les récitations de Manas n’attirent en fait pas les foules. Cette connivence entre l’épopée et son peuple fut représentée de manière onirique par la fiction de Bolotbek Šamšiev47, mais la réalité – contemporaine – ne lui correspond pas.

2. Ouverture sociologique : de nouveaux acteurs

60Les années 1990 et surtout les décennies 2000 et 2010 témoignent d’une ouverture, que l’on pourrait qualifier de “sociologique”. De nouveaux acteurs, qui appartiennent à la sphère de la culture – poètes, journalistes ou chercheurs indépendants plus souvent qu’universitaires – vont s’emparer de ‘Manas’. L’ouverture est aussi en direction d’une population plus diverse, principalement jeune, où l’on retrouve pêle-mêle les jeunes manasčı contemporains, mais aussi ceux qui appartiennent à leur entourage : sociologiquement, la part des femmes dans cette nouvelle population est importante.

61Cependant, si cette ouverture permet d’élargir le corps des ‘chercheurs’ et des ‘spécialistes’ de Manas, elle ne correspond pas à une révolution radicale des canons jusque-là en vigueur : il n’y a pas de solution de continuité dans la promotion de ‘Manas’. L’ensemble des acteurs considère en somme que “Manas n’existe pas sans son peuple”, et inversement “les Kirghiz ne peuvent s’estimer pleinement kirghiz sans connaître Manas” : ces tendances ethno-centrées sont aujourd’hui communes et partagées par l’ensemble des acteurs gravitant dans les discours sur ‘Manas’.

62D’autre part, cette ouverture opère également une mise en concurrence de ces mêmes acteurs au sein de leur champ de recherche, c’est-à-dire qu’étant d’accord sur ce tronc commun d’idées, ils sont en conflit sur des questions d’autorité (statut social, position universitaire ou non) et se différencient par l’adoption de discours plus ou moins partisans et engagés sur ‘Manas’ caractérisés par des interprétations très personnelles, subjectives et spirituelles de ce phénomène.

63Le monde universitaire reste cependant dans une position dominante dans ce débat, représenté par l’Académie des Sciences d’une part et la manasologie d’autre part. En-dehors de l’Académie, on peut observer l’apparition de plusieurs ONG ou associations culturelles diverses qui ont su se faire une place dans les études sur Manas. On peut citer comme exemple le Centre de Recherches Culturelles Aigine48 qui est une ONG kirghize fondée en mai 2004, ayant à sa tête l’anthropologue Gulnara Ajtpaeva. Sa mission est d’étendre la recherche et l’éducation aux aspects les moins connus de la culture et de l’héritage naturel kirghiz ; cette recherche intègre les épistémologies locales et nationales dans le domaine de la culture, de la biologie et de la diversité ethnique. Les activités du groupe sont donc assez variées, allant de l’organisation et l’enregistrement d’une récitation complète de la trilogie épique, à l’inventaire (commencé en 2005 et toujours en cours) des sites sacrés (mazar) du Kirghizstan. Cette organisation et sa directrice ont notamment encadré le travail préparatoire pour l’inscription de la trilogie épique à l’Unesco49. C’est aussi l’une des organisations les plus connues et influentes au Kirghizstan, fonctionnant grâce à des sponsors étrangers, au même titre que la Fondation Christensen ou Soros50.

  • 51 On consultera, avec intérêt, l’article de Gulnara Aitpaeva, “Kyrgyzchylyk ...

64Le travail d’Aigine avec Manas est assez important et diversifié : son champ d’action lui fait prendre en compte les paramètres de la spiritualité et son lien avec l’épopée, et développer un intérêt pour la transmission orale entre maître et élève dans l’éducation des manasčı. D’autre part, Aigine a développé une niche particulière, entremêlant adroitement méthode scientifique et découvertes spirituelles dans sa construction de la ‘kirghizité’ (kırgızčılık)51. Cette volonté de prouver, par une méthode positive, la spécificité spirituelle et culturelle des Kirghiz, oblige l’organisation à prendre quelque fois un parti. En ce qui concerne Manas, l’accent est ostensiblement porté sur une divergence voire une opposition entre valeurs ‘kirghizes’ (comme Manas) à d’autres perçues comme ‘étrangères’ (par exemple l’Islam).

65D’autres organisations ou fondations sont apparues dans les années 2000 et 2010 et se partagent le monde de Manas. Elles se caractérisent par trois aspects : une position tranchée sur la question de la spiritualité et de ses liens avec Manas et le fait que Manas doit être diffusée à la population, et par l’organisation de récitations de l’épopée (Manas ajtuu). Ces organisations peuvent être classées de la sorte :

  • Manas est associé aux figures du panthéon préislamique Teŋir et Umaj ene. Dans ce cas, l’épopée est perçue comme une énergie. Ce groupe est notamment représenté par l’organisation Ajköl kutu Umaj nuru Koomduk Birikmesi (Organisation sociale ‘Force du Généreux, Lumière d’Umaj’). Elle est à l’origine des récitations de Manas en 30 jours ;

  • Une autre position, proche d’intérêts politiques, et ne mentionnant pas l’Islam, est celle du groupe Manas eli (‘le Peuple de Manas’), qui organise principalement la récitation des 18 jours ;

  • Une position intermédiaire, prenant à la fois en compte le passé préislamique kirghiz et reconnaissant l’influence de l’Islam. Cette forme hybride se retrouve principalement dans le cadre des récitations de sept jours et sept nuits de la fondation Sajakbaj Manasčı.

66La plupart de ces organisations se partagent un même public, composé de ‘voyants’, ‘clairvoyants’ et autres adeptes de perception extrasensorielle – qui, selon les récitations et celui qui l’organise, vont se montrer plus ou moins nombreux. Je devrais toutefois décliner ces étiquettes au féminin, puisque ce public est principalement formé de femmes, invoquant une connexion personnelle et spirituelle à Manas.

3. Manas n’est plus une épopée mais une énergie

67Les exemples ici exposés ne sont qu’une petite partie de l’éventail des interprétations contemporaines de l’épopée. Ces interprétations ont pour point commun de ne pas considérer Manas comme un texte que l’on déclame au cours d’une récitation ou d’un spectacle. Au contraire, ces interprétations insistent toutes sur la spiritualité immanente de l’épopée. Pour elles, le barde n’improvise pas, il ne fait que recevoir un ‘texte’ du monde de Manas. L’improvisation disparaît et laisse la place à une action plus ou moins passive du barde : il est investi par une force extérieure, et devient un véritable médium entre deux mondes. Il est celui qui délivre ce texte, non celui qui le produit.

68Cette position a pour désavantage d’écarter toute investigation en profondeur de la part des chercheurs étrangers, par exemple, qui reçoivent une définition péremptoire de l’épopée, de son origine et de sa transmission, mais aussi de la part des chercheurs kirghiz qui n’interrogent pas le manasčı, et n’assistent pas à des récitations in situ. Le barde est le grand oublié des travaux universitaires : ne reste que ‘Manas’, l’idéal abstrait.

69Un exemple récent de cette dichotomie est la performance réalisée par le manasčı Döölöt Sıdıkov (né en 1983) sur la place Ala-Too, au centre-ville de Biškek, les 12 et 13 novembre 2020. Devant une foule d’une centaine de spectateurs, et le flot incessant de la circulation automobile, il récita 14 heures d’affilées Manas afin d’établir un record authentifié par le Guiness Book52. Si la performance est mise en avant, que dire du contenu récité ? Manas semble être davantage défini aujourd’hui par des impératifs quantitatifs plutôt que qualitatifs : on donne plus d’importance au nombre de vers, aux heures de récitation continues, qu’à l’étude et l’analyse du texte récité à ce moment, et au processus cognitif en œuvre permettant de maintenir une récitation continue pendant plusieurs heures53.

Conclusion

70Ce rapide coup d’œil aux études sur l’épopée Manas permet d’observer les processus complexes qui ont transformé l’épopée entre le milieu du XIXe siècle et aujourd’hui. Le texte épique a été pris comme base pour des réflexions plus larges (historique, idéologique, patriotique, spirituelle) qui en ont changé la portée : Manas, suivant les interprétations, dépasse largement le cadre épique pour devenir une source d’histoire factuelle et devenir ‘Manas’. À l’époque soviétique il est peu à peu devenu le symbole de la nation kirghize, et l’est resté : c’est là en effet une des continuités que l’on note entre les périodes soviétique et post-soviétique. Toutefois, les études après 1991, et particulièrement à partir des années 2000 et 2010, insistent sur une autre connexion entre les Kirghiz et ‘Manas’ – la spiritualité. Cette nouvelle tendance serait intéressante à étudier sur le long terme, en termes d’évolution dans les études universitaires et scientifiques kirghizes, et d’utilisation dans la construction d’une vision ethno-nationaliste ayant ‘Manas’ pour alpha et oméga.

Notes

1 Dans la suite de cet article, le mot ‘kirghiz’ est invariable au masculin singulier et pluriel ; variable au féminin singulier et pluriel.

2 Cet usage typographique n’est pas répandu parmi les divers spécialistes de l’épique qui ont été confrontés à une épopée et un personnage éponyme et à leur différenciation. Par exemple, Hamayon (2004, 2014, 2017) fait la distinction entre “l'épopée de Geser” et “la figure de Geser” ou “Geser” pour parler du personnage, mais sans utiliser de typographique particulière pour distinguer ces deux éléments.
Nathalie Gauthard (2011) emploie “l’épopée de Gesar” ou “Gesar” pour parler de l’épopée mais aussi du personnage, sans que des italiques viennent aider le lecteur.
Nienke van der Heide, la première universitaire occidentale à avoir écrit une monographie sur Manas, ne procède également à aucune distinction typographique pour différencier le texte du héros et des utilisations politiques des deux premiers.
Au Kirghizstan, la typographie “Manas”, avec guillemets (simples ou doubles) et sans italique désigne explicitement le texte épique, tandis que Manas (sans aucune ponctuation) se réfère uniquement au personnage. Toutefois, l’acceptation d’autres significations, telles que la philosophie ou l’idéologie représentée par le texte et/ou le héros, ou ancrée en eux, crée parfois une incertitude quant à l’identité recouverte par le mot “Manas” : le héros, l’épopée ou ces deux éléments ensemble associés à d’autres concepts. Cela est clairement visible dans le dernier projet de loi Manas (2020).
L’usage de ce mot aujourd’hui, au Kirghizstan, renvoie à plusieurs réalités : l’épopée nationale Manas, le héros éponyme Manas, dont l’épopée relate les exploits, et aussi ce que je qualifierais de phénomène ‘Manas’, c’est-à-dire l’ensemble des produits dérivés dont l’épopée et le héros forment la base (adaptations artistiques ; statues ; villages au nom du héros ; discours politiques ; et usages intéressés de la tradition épique) et qui rendent caduque une simple comparaison sur le plan du genre littéraire entre Manas et les épopées de la Grèce Antique. Dans la suite de cet article, j’emploierai tour à tour ces différentes graphies afin d’orienter mon lecteur.

3 Comme je l’ai écrit dans un autre article (Bruley, 2020), un auditeur contemporain de l’épopée comprendra ‘Kitaj’ comme ‘Chinois’ au sens de ‘citoyen de la République Populaire de Chine’, alors que cet ethnonyme recouvre une réalité historique plus complexe pour les auditeurs kirghiz du XIXe siècle par exemple.

4 À noter cependant que la trilogie épique Manas, Semetej, Sejtek constitue le canon épique au Kirghizstan, tandis qu’en Chine, le barde Žusup Mamaj (1918-2014) ajoute 5 générations / cycles après Sejtek. Cette différence de contenu mais aussi de développements est à l’origine d’un différend entre les deux pays, pour ne pas dire les deux communautés kirghizes, vivant en Chine et au Kirghizstan, et fut en quelque sorte officialisé par l’Unesco en 2009 pour la Chine et 2013 pour le Kirghizstan (voir infra). Il semble que le Kirghizstan depuis lors essaye de digérer cette tentative de vol de propriété intellectuelle, d’une part, mais aussi de compenser un écart quantitatif avec la tradition ‘chinoise’ de Manas, en faisant valoir l’existence chez Karalaev (1894-1971) de trois générations après Sejtek, et en jouant non plus sur le texte mais sur l’habilité, le talent et la force des bardes kirghizes à pouvoir chanter sans discontinuer sur de très longues périodes. Voir le record du manasčı Döölöt Sıdıkov (né en 1983) de 14h27min en novembre 2021, de 111 heures réparties sur 5 jours en 2022, et le récent record de Rıspaj Isakov (né en 1975) à l’occasion des World Nomad Games à Bursa en Turquie. L’attention portée sur la voix et la performance orale live des bardes kirghiz du Kirghizstan tend à souligner le caractère littéraire, voire livresque, attribué à la tradition ‘chinoise’. Voir Bruley (2018, 2019, 2021) Jacquesson (2021), Plumtree (2021).

5 Né Wilhelm Radloff, 1837-1918. On trouve les deux orthographes – l’allemande et la russe. Je conserve l’orthographe russe (Radlov) dans la suite du texte.

6 Daniel Prior, “Patron, Party, Patrimony : Notes on the Cultural History of the Kirgiz Epic Tradition”, Bloomington, Indiana University Research Institute for inner Asian Studies, Papers on Inner Asia, n°33 (2000), p. 6.

7 Daniel Prior réussira toutefois à localiser l’endroit de la récitation enregistrée par Valikhanov. Voir son “Bok-murun's Itinerary Ridden : Report on an Expedition Through Kirghiz Epic Geography”, Central Asiatic Journal, vol. 42, n° 2 (1998), p. 272-6. Le barde en question fut identifié comme étant Nazar Bolot uulu par les chercheurs Kirghiz de l’époque soviétique. Voir Daniel Prior, The Twilight Age of the Kirghiz Epic Tradition, Unpublished dissertation, Indiana University, 2002, p. 61-2.

8 Bailey, Scott C. Matsushita. “A Biography in Motion : Chokan Valikhanov and His Travels in Central Eurasia.” Ab Imperio, vol. 2009 n° 1, 2009, p. 167.

9 Voir Bailey, page 186, McKenzie, Kermit, “Chokan Valikhanov : Kazakh Princeling and scholar”, Central Asian Survey. Volume 8, No.3, 1998, pages 20&21.

10 Par le professeur Margulan (1904-1985). A ce propos, voir Hatto, A. T., “The Kirgiz original of Kukotay found”, Bulletin of the School of Oriental and African Studies, Volume 34, Issue 2, June 1971, p. 379-386.

11 Citation originale en anglais tirée de : The Russians in Central Asia : their occupation of the Kirgiz steppe and the line of the Syr-Daria : their political relations with Khiva, Bokhara, and Kokan : also descriptions of Chinese Turkestan and Dzungaria. By Capt. Valikhanof, M. Veniukof, and other Russian travellers. Translated from Russian by John and Robert Michell. London : Edward Stanford, 6 Charing Cross, 1865 (p. 100-101). L’orthographe de certains mots, ainsi que l’italique du mot epos et les guillemets sont conservés. Le texte original en russe ne fut publié qu’en 1904 dans Sočinenija Čokana Čingisoviča Valihanova. (Zapiski Imperatorskogo Russkogo Geografičeskogo Obŝestva po otdeleniju ètnografii, tom XXIX. SPb, 1904.
Le nom ‘Nogai’ se réfère historiquement à un arrière-petit-fils de Gengis Khan, Nogay Khan (mort vers 1300), régnant sur la Grande Horde, et étendant son autorité sur les rives Nord et Nord-Est de la mer Noire. Le nom passa dans la tradition orale kirghize et finit par désigner des héros légendaires, dont les faits guerriers sont estimés. Voir Hatto, The Memorial Feast for Kökötöy-Khan (Kökötöydün ašı), Oxford University Press, 1977, p. 90 et 272.
‘Burut’ est un mot d’origine sino-kalmuk désignant les Kirghiz. Voir Hatto, The Manas of Wilhelm Radloff, Harrsowitz, 1990, p. 498.

12 Karl Reichl, Turkish Oral Epic Poetry, Garland Publishing, 1992, p. 62-63. Voir aussi Rémy Dor, Parlons kirghiz, Harmattan, Paris, 2004, p. 107 et 326-327. Sur ce sujet, voir ici même l'article de Monire Akbarpouran : “Le destan turc est-il une épopée ? Premiers débats et prolongements actuels”, Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2017 – Auralité : changer l’auditoire, changer l’épopée.

13 En allemand, Proben der Volksliteratur der nördlichen türkischen Stämme. Une édition russe fut publiée en même temps à Saint-Pétersbourg. C’est cette dernière qui contient le texte en kirghiz (transcrite en orthographe latinisée).

14 Les Bügü vivaient près de la rivière Tekes, au nord du lac Issık-Köl, au Kazakhstan actuel. Les Sarı-Bagiš étaient installés à l’ouest du lac, et les Solto à l’est et au sud de la ville de Tokmok. Radlov emploie le terme de “Kara-Kirgisen (schwarzen Kirgisen) ”, dans son édition allemande, et “Kara-kyrgyz” dans son édition russe. Il ajoute : “this Turkic people, the only one which still calls itself “Kyrgys”… ”, Preface, p. 74. Dans la suite du texte, je ne parlerai, sauf exception, que de ‘Kirghiz’ et non de ‘Kara-Kirghiz’.

15 Cette influence entre les deux générations de chercheurs représentées par Radlov d’une part et Parry et Lord a été possible grâce au Slovène Matija Murko (1861-1952), universitaire connu pour ses travaux sur les épopées serbes, qui a vécu à Saint-Pétersbourg et a notamment fréquenté Radlov. Truchement entre les milieux intellectuels européen et russe, il rencontra Parry en 1929 en France. Voir l’article d’Aaron Phillip Tate, “Matija Murko, Wilhelm Radloff, and Oral Epic Studies”, In : Oral Tradition, 26/2 (2011).

16 “Preface to Volume V : The Dialect of the Kara-Kirgiz” (Translated by Gudrun Böttcher Sherman, with Adam Brooke Davis) In : Oral Tradition, 5/1 (1990) : p. 73-90 et 87

17 Sur cette “auralité”, voir ici-même le volume Auralité : changer l'auditoire, changer l'épopée (Florence Goyet et Jean-Luc Lambert, éds.), Recueil ouvert, vol. 3 (2017).

18 Au Kirghizstan contemporain, on n’accorde à la version enregistrée par Radlov qu’une certaine originalité, non un statut similaire aux versions canoniques (et recueillies par des Kirghiz) ultérieures. En ce qui concerne Valikhanov, au contraire, c’est tout un processus de récupération qui fut mis en place dès l’époque soviétique. Associé assez tôt au panthéon des Kazakhs illustres, il a une statue à son effigie à Almatı, en face de l’Institut d’Histoire et d’Ethnologie. Récemment encore, en 2017, une exposition, en collaboration avec le Smithsonian Institute de Washington lui a été consacrée. Source : https://astanatimes.com/2017/07/smithsonian-institution-presents-online-exhibition-of-famous-kazakh-geographer-and-ethnographer.

19 Vincent Fourniau, Transformations soviétiques et mémoires en Asie centrale de l’indigénisation à l’indépendance, Les Indes savantes, Paris, 2019. Voir pages 215-217 pour la définition du thème-berceau.

20 En kazakh, Абай (Ибраһим) Құнанбайұлы (1845-1904), poète et moraliste kazakh.

21 En turkmène, Magtymguly (1824-ca. 1907), considéré comme l’un des plus grands poètes turkmènes.

22 Voir à ce propos le récent article de Svetlana Jacquesson, “On Folklore Archives and Heritage Claims : the Manas Epic in Kyrgyzstan”, Journal of the Economic and Social History of the Orient, 64(4), 2021, p. 425-454.

23 “Мифтаков, Каюм”, In : Manas enciklopedija, Tome II, Biškek, 1995, p. 108. Selon cette biographie, il était professeur et collectait déjà des matériaux folkloriques au Kazakhstan, entre 1911 et 1919. On dit qu’il fut le premier à opérer une classification du folklore kirghiz en genres. Il organisa en 1922 une expédition folkloriste de six mois dans la région de Narın, au cours de laquelle il enregistra des manasčı, dont Sagımbaj Orozbakov (1867-1930) et Togolok Moldo (1860-1942).

24 Le djadidisme était à l’époque un mouvement intellectuel et pédagogique né en Crimée sous l’égide d’Ismaïl Gasprinskii (1851-1914), qui s’étendit rapidement à l’Empire russe, et fut propagé en Asie centrale par les Tatars de la Volga, au tournant du XXe siècle. On le nomme aussi “réformisme musulman”, tous les aspects de la vie sociale étant touchés : alphabétisation, éducation des filles, etc. Ce mouvement prit une ampleur politique et nationaliste par la suite. Voir, par exemple, Stéphane Dudoignon, “Djadidisme, mirasisme, islamisme”. In : Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants, vol. 37, n°1-2, Janvier-juin 1996. p. 13-40. Et Adeeb Khalid, The politics of Muslim cultural reform : Jadidism in Central Asia. London : University of California Press, Ltd, 1998.

25 Manas enciklopedija, Tome II, p. 428-431.

26 Sur les bardes, je me permets de renvoyer à mon article ici-même (voir Bruley, 2018). Sur l'importance de la persona des bardes, y compris contemporains, voir dans le présent volume l'article de Monire Akbarpouran (2017), ainsi que son livre Koroğlu du XXIe siècle et les aşiq iraniens, Les éditions ISIS, Istanbul, 2021, http://www.theisispress.org/book-b630.htm.

27 Les chiffres utilisés proviennent du relevé bibliographique disponible à la fin du Tome II de la Manas Enciklopedija (1995). Celui-ci renseigne sur l’année, le cycle (Manas, Semetej ou Sejtek) et le barde enregistré. Parfois des précisions sont données sur l’épisode recueilli au cours d’une récitation, sur le folkloriste qui a procédé à l’enregistrement, et enfin des détails sur les dimensions du texte manuscrit (nombre de vers ou de pages).

28 D’après “Podgotovke k izdaniju 'Manas’”, Sovietskaja Kirgizija, 16 février 1935.

29 In : Bajdžiev Mar, Ckazanie o Manase, Semetee, Sejteke poètičeskoe pereloženie trilogii kyrgyzskogo èposa “Manas”, Bishkek, KRSU, 2011, p. 8.

30 Николай Яковлевич Марр (1865-1934), historien et linguiste russe, puis soviétique. Il développa la théorie des langues japhétiques, supposant une origine commune à toutes les langues du Caucase, puis à toutes les langues du monde. Ses théories furent en vogue sous Staline, jusqu’à constituer une doctrine linguistique officielle marxiste. Si Polivanov fut persécuté par les tenants de cette théorie, d’autres linguistes ou spécialistes de Manas le furent aussi, comme, plus tard, Viktor Žirmunskij (1891-1971).

31 Auteur des dictionnaires kirghiz-russe (1940 et 1965) et russe-kirghiz (1944 et 1959).

32 Selon Daniel Prior, op. cit., 2000, p. 25.

33 Vincent Fourniau, op. cit., p. 262.

34 Lors de la Conférence de 1952, les bases idéologiques de l’analyse littéraire furent très importantes pour pouvoir juger et critiquer sereinement l’épopée de Manas. Trois théories se partageaient le terrain : les vues d’Aleksandr Nikolaevič Veselovskij (1838-1906), théoricien de la littérature dont les idées furent condamnées dans les années 1940 en URSS ; celles de Nikolaï Iakovlevitch Marr (1865-1934), dont les théories linguistiques ont reçu l’aval des autorités jusqu’en 1950, date à laquelle Staline les discrédita personnellement ; et celles de Vissarion Belinski (1811-1848), critique littéraire russe du XIXe russe, particulièrement mis en avant par les défenseurs de Manas lors de cette conférence.
Pour les deux premières, l’épopée est un produit déterminé par le développement de la société dans laquelle elle est créée, mais par des processus qui sont universaux, chaque société progressant par plusieurs étapes successives. Le problème de cette construction est de lire l’épopée comme un produit involontaire, et donc sujets aux influences de la société dans laquelle elle apparaît.
À l’inverse, les idées de Vissarion Belinski sont utilisées pour justifier une action créatrice concrète du peuple, et par le peuple, de son épopée : une œuvre populaire, consciemment construite, non un texte en proie aux intérêts des classes dominantes ou le résultat de dynamiques abstraites de la poésie.
La conférence de 1952 doit décider si Manas est en effet une œuvre populaire ou non, si elle reflète des valeurs féodales passées, c’est-à-dire des classes dominantes bourgeoises et antipopulaire, et s’il est possible de découvrir les véritables racines, ou une sorte de version originale de Manas, non polluée par les influences et les intérêts de chaque époque et classe. Dans tous les cas, le barde, en tant qu’individu, même si ‘son’ texte épique est critiqué, reste plongé dans un flou idéologique : il n’est pas totalement ‘responsable’ de ce qu’il récite.

35 Cette crise toucha non seulement les épopées turques mais aussi les épopées mongoles. Voir : Roberte Hamayon, “The dynamics of the epic genre in Buryat culture” in : Epic Adventures : heroic narrative in the oral performance traditions of four continents, ed. JHM Jansen. Münster : LIT, 2004, p. 61.

36 Je renvoie mon lecteur aux développements donnés par Alexandre Benningsen, “The Crisis of the Turkic National Epics, 1951-1952 : Local Nationalism or Internationalism?”, Canadian Slavonic Papers / Revue Canadienne des Slavistes, Vol. 17, No. 2/3, Russian and Soviet Central Asia (Summer and Fall, 1975), p. 463-474. Cet article est la référence majeure pour cette période. Il est cité et repris par Rémy Dor, Daniel Prior et van der Heide. Dernièrement, l’intervention de Svetlana Jacquesson à la CESS 2021 (octobre 2021) a renouvelé le regard sur cette conférence de 1952 et ses enjeux.

37 Benningsen, op. cit., p. 472.

38 Voir Vincent Fourniau, op. cit., p. 266.

39 Voir Daniel Prior (2000, p. 34). Les traducteurs, on peut le rappeler, sont des poètes. En anglais et français, c’est le terme harmonized, ou harmonisé, qui est utilisé dans la littérature pour désigner cette version de Manas (voir par exemple Rémy Dor, Parlons kirghiz, 2004, p. 370).

40 Un projet intitulé Semetej – uulu Manası aurait dû voir le jour en 1946, mais resta lettre morte. Un film portant le même titre fut réalisé en 2022 au Kirghizstan.

41 Il a été notamment en compétition au Festival International du court métrage d’Oberhausen en 1966. Le film est disponible sur YouTube (en russe avec sous-titres en anglais) : https ://www.youtube.com/watch?v=kXjB5gGKdCs

42 D’après le texte en russe “Ne prošloe voskreslet v nas - my otbrasyvaem v prošloe svoju tenʹ - naši želanija, naši vorposy, naš porjadok i naše smjatenie”. La citation se trouve dans Romain Rolland, Beethoven : les grandes époques créatrices – Volume 2, Gœthe et Beethoven, Paris, Albin Michel, 1929, p. 157.

43 Parmi les précurseurs de ces travaux, signalons, dès 1958, l'“Introduction à l’étude de Manas” de Žirmunskij, premier article d’une longue série qu'il consacrera à l’épopée kirghize.

44 Manasologie, terme traduisant le russe manasovedenie et le kirghiz manastaanuu (ou Manas taanuu). On trouve une page wikipedia en anglais (traduite du russe) consacrée à cette spécialité (https ://ru.wikipedia.org/wiki/Манасоведение). Toutefois, il faut insister sur le fait que cette page ne prend absolument pas en compte les changements récents de cette discipline, née à l’époque soviétique, et qui a vu apparaître un département de manasologie dans la plupart des universités de Biškek. Enfin, la manasologie en tant qu’institution à part entière ne fut établie qu’en 2011, ayant son siège à l’Université Arabaev ; et fut suivie de la création de nombreux départements de manasologie dans les diverses universités kirghizes du pays.

45 Nous suivons la typographie du texte original.

46 Abakirov, Kurmanbek, Ctanovlenie i razvitie nauki manasovedenija, Avtoreferat dissertacii na soiskanie učenoj stepeni, Biškek, 2017, p. 3.

47 L’un des réalisateurs les plus représentatifs de l’âge d’or du cinéma kirghiz, qui réalisa le classique Le manasčı en 1965 (voir supra).

48 Aigine – kulʹturno-issledovatelʹskij centr, CRC Aigine en anglais, et ici Ajgine dans la suite du texte.

49 Source : https ://ichcourier.ichcap.org/article/aigine-cultural-research-center-kyrgyzstan/

50 Source : http ://www.aigine.kg/en/

51 On consultera, avec intérêt, l’article de Gulnara Aitpaeva, “Kyrgyzchylyk Searching New Paradigms for Ancient Practices”, Anthropological Journal of European Cultures vol. 17, 2008 : p. 66-83.

52 Voir entre autres : https ://24.kg/english/172889_New_record_Manaschi_recited_epic_continuously_for_14_hours_27_minutes/

53 En 2021, Döölöt réitéra une telle performance en récitant Manas pendant un total de 111 heures réparties sur 5 jours (120 heures). Son record fut semble-t-il battu par un autre manasčı, Rıspaj Isakov, à Bursa (Turquie), en octobre 2022, récitant Manas pendant 124 heures (voir :  : https://24.kg/obschestvo/247300_pereskazat_manas_za124chasa_ryisbay_isakov_rasskazal_ovyistuplenii_vturtsii/ )

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Pour citer ce document

Julien Bruley, «De l’épopée au symbole national, Aperçu des études sur l’épopée de Manas du XIXe siècle à nos jours», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/11/2023, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/423-de-l-epopee-au-symbole-national-apercu-des-etudes-sur-l-epopee-de-manas-du-xixe-siecle-a-nos-jours

Quelques mots à propos de :  Julien  Bruley

Julien Bruley, docteur en anthropologie sociale de l’Université de Lille (Clerse, Sesam), s’est intéressé à l’épopée kirghize Manas dès 2016 et en a fait le sujet de sa thèse de doctorat en anthropologie sociale : L’épopée de Manas : étude historique, patrimoniale et ethnographique, (2019). Depuis 2020, il est Assistant Professor de First Year Seminar à la Technical School of Innovation (TSI-AUCA) de Biškek au Kirghizstan. Il poursuit ses recherches sur l’épopée Manas et sur d’autres aspects de la culture orale kirghize. L’ouvrage tiré de sa thèse est à paraître en 2023. Il en avait donné une présentation pour le Projet Épopée : « Manas aytuu – anthropologie d’une récitation de l’épopée de Manas », Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2018 – Épopées et guerres coloniales : histoires connectées. Il a publié également une discussion sur l’épopée et les relations sino-kirghizes (Working Paper de l’IFEAC, n° 36), et une étude sur une géographie évolutive dans Manas (Revista Épicas du CIMEEP, Universidade Federal de Sergipe, Brésil, n° 10, 2021, http://dx.doi.org/10.47044/2527-080X.2021v10.3044).